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Carnet de la création
Traduction

Basculement

Pièce en trois actes, 1922. Extrait de l’acte II, La décision de l’Empereur
Hjalmar Söderberg
Traduction de Elena Balzamo
p. 117-130
Référence(s) :

Hjalmar Söderberg, Basculement (Pièce en trois actes), traduction sous la direction d’Elena Balzamo, L’Harmattan, « Théâtre des cinq continents », 2013. ISBN : 978-2-343-01296-4.

Notes de la rédaction

Traduction collective sous la direction d’Elena Balzamo
Ophélie Alegre, Carine Bruy, Johanna Chatellard-Toinet Schapira, Romuald Dalodière, Benoît Fourcroy, Élisabeth Hadstedt, Marianne Hoang, Randi Ilari, Magdalena Jarvin, Anne Karila, Anna Marek, Laurence Mennerich, Aude Pasquier, Sophie Refle, Anne Sée, Esther Sermage

Texte intégral

Personnages présents ou mentionnés dans l’extrait :
L’Empereur Félix III, empereur de Taurie
Cassius, le conseiller d’État
richard anker, chancelier
Édouard Troilsky, ministre des Affaires étrangères
Trotke, maréchal
Époque : à la veille d’une grande guerre
Lieu : la capitale de l’empire de Taurie, dont le territoire s’étend de la mer Baltique à l’Adriatique, de la Mer du Nord aux Carpates, des frontières galliques à la Tsaroslavie et à la péninsule des Balkans. L’Acte II se déroule au château de l’Empereur.

Le château
Une pièce octogonale située dans une tour. Cinq murs apparents : le mur du fond, deux murs avec des portes, deux murs latéraux comprenant chacun une fenêtre. Sur le mur du fond, un grand portrait de cavalier de la fin du
xviie siècle. Juste en-dessous, une commode richement décorée, avec une pendule et deux candélabres. Près de la fenêtre à gauche, le bureau de l’Empereur (perpendiculaire à la fenêtre) recouvert de photographies encadrées. Une chaise à haut dossier ; à côté du bureau, un fauteuil plus petit. À gauche, sur le devant de la scène, un grand globe terrestre en argent, une pièce rare datant du xviie siècle. À droite, au premier plan, près de la fenêtre, un magnifique lutrin sculpté en chêne noirci, sur lequel repose, ouverte, une Bible somptueuse ; au-dessus du pupitre, une lanterne à vitraux de style médiéval. Au milieu, au premier plan, un guéridon de fumeur oriental et une paire de fauteuils américains en cuir de buffle. La lanterne au-dessus du pupitre est allumée (lumière électrique). Sinon, la pièce est plongée dans une semi-obscurité.

L’Empereur en uniforme des « Hussards Noirs » se tient debout, penché sur la Bible. La lanterne éclaire un grand front dégarni encadré aux tempes par des cheveux sombres, et un visage long, grave, orné d’une petite moustache.

C’est un homme d’une quarantaine d’années.

[…]

L’Empereur
Ah, tant de souvenirs me reviennent en mémoire quand vous prononcez le mot histoire avec cette insistance qui n’appartient qu’à vous, mon cher maître. L’histoire, – c’était ma matière préférée dans mes jeunes années. Grâce à vous. Nul autre n’aurait pu me faire sentir avec une telle acuité les mécanismes qui président aux destinées des peuples et des empires. Et l’histoire m’est restée chère au fil des ans, même si mes nombreuses obligations ne m’ont pas laissé le temps d’en poursuivre l’étude davantage qu’à titre de loisir.

Cassius
C’est un objet d’étude qui ne se prête pas au loisir.

L’Empereur lui lance un regard intimidé.

Et qui n’est pas l’affaire du souverain.

L’Empereur
Que voulez-vous dire ?

Cassius
Le rôle du souverain est de faire l’histoire.

L’Empereur
Faire l’histoire. Bien sûr.
Mais plus d’une fois, j’ai eu le sentiment qu’il faut être doué d’une clairvoyance surhumaine pour faire le bon choix. Je me trouve face à un dilemme. Des voix influentes au sein de la nation s’élèvent depuis longtemps déjà contre la politique pacifiste menée par mon chancelier en parfait accord avec moi jusqu’aux récents événements. Vous connaissez la situation. Que me conseillez-vous ? La guerre ou la paix ?

Cassius
La guerre.

L’Empereur
Vraiment ?

Cassius
Aussi sûrement que je chéris la paix plus que la guerre, aussi sûrement je vous dis : la guerre !

L’Empereur
Je viens de m’entretenir avec le vieux Maréchal. Il ne partage pas votre avis.

Cassius
Cela ne m’étonne pas. J’ai parlé un moment avec lui pendant que nous attendions d’être reçus. Il m’a raconté de vieilles histoires que je connais par cœur. C’est un homme d’honneur, il a du mérite. Enfin, tout cela date maintenant. Il n’est plus que l’ombre de lui-même. Pas beaucoup plus âgé que moi, et déjà un fantôme. Un triste fantôme. Il appartient au passé.

L’Empereur
Peut-être. Il a cependant accompli de grandes choses en son temps, à la grande époque. Et il a peut-être du mal à imaginer que puisse advenir une époque plus grandiose que la sienne.

Cassius
C’est humain, trop humain. Mais ce qui a été entrepris à cette époque doit être mené à son terme, tant que possible.

L’Empereur
Je ne vous cacherais pas avoir été sensible à ses propos. Il s’est lui-même qualifié de chanceux aux jeux de hasard. Mais qui peut prétendre maîtriser la fortune ?

Cassius
L’histoire n’est pas faite de hasards. N’en croyez rien ! L’histoire ignore les coups du sort ! Trotke et ses semblables ne sont que les serviteurs de l’histoire, ses instruments. Ils n’ont jamais eu la moindre idée de ses mécanismes ni de son dessein !

Il se lève.

Félix, mon élève, mon fils spirituel, Votre Majesté l’Empereur de Taurie ! C’est peut-être la dernière fois que tu entends ma voix : alors souviens-toi de ce que je vais te dire ! Et oublie que c’est moi qui te le dis, moi, un frêle vieillard au bord de la tombe. Écoute-moi comme tu écouterais la voix d’un être immatériel, hors du temps, une voix venue du ciel, de Dieu !

L’Empereur est effondré dans son fauteuil,
Cassius poursuit en arpentant la pièce :

Dans les temps primitifs, après des milliers d’années de luttes effroyables entre les bêtes, une espèce a finalement triomphé : l’homme. Nu et désarmé parmi les animaux sauvages, il ne possédait ni les griffes du lion, ni les cornes du taureau, ni les crochets à venin du serpent, pas non plus la cuirasse du crocodile ou la rapidité de la gazelle. Aucun animal n’était plus sûrement promis à la disparition que l’homme – à supposer que celui-ci ait été un simple animal. N’est-ce pas ?

L’Empereur
Remarquable, sans aucun doute. Presque un miracle.

Cassius
Non, il ne s’agit pas du tout d’un miracle.
Pour qui sait voir, les miracles et les lois naturelles sont une seule et même chose. L’évolution du monde est à la fois grand miracle et marche logique de la nature !
Comment se fait-il que l’homme l’ait emporté sur tous les animaux de la terre ? Qu’il soit devenu leur maître et celui de la nature ? C’est simple : inconsciemment le Chaos tend vers l’ordre, et parmi toutes les bêtes, seul l’homme avait une étincelle de génie – de ce génie qui ordonne le Chaos !

L’Empereur, pensif.
« Dieu a créé l’homme à son image. »

Cassius, avec une légère moue.
C’est une façon de voir les choses, au sens figuré. Si l’on considère cela au sens propre, force est de reconnaître que Notre Seigneur est tombé dans caricature. Mais la loi éternelle exigeait qu’une seule espèce régnât sur la terre : l’espèce humaine. Ce fut la première station sur le long et terrible chemin qui a fait sortir l’humanité des ténèbres sanglantes du Chaos originel. Ce fut le début de l’Histoire.
Or les hommes qui avaient vaincu les bêtes sauvages étaient eux-mêmes des bêtes sauvages et le sont toujours. Les peuples et les races continuent de s’opposer, et il n’y aura pas de paix…

Il frappe le globe en d’argent

…pas de paix sur cette terre tant qu’un peuple n’y règnera pas en maître !

L’Empereur, se passe la main sur le front.
Est-ce un songe, ou suis-je éveillé ? Tout ce que vous dites, je l’ai moi-même pensé. J’ai l’impression de vivre un rêve que j’ai fait.

Cassius
Un seul peuple doit régner sur la terre ! Et lequel, sinon celui de Taurie ! Dans les temps anciens, on nous appelait les Goths, autrement dit le peuple des dieux. À présent, nous, les Tauriens, sommes supérieurs à tous les peu­ples du monde, dans tous les domaines ! L’Histoire ne connaît pas de peuple égal au nôtre. Louée soit la Providence qui a guidé son destin et l’a l’élevé au dessus de tous les autres, si bien qu’il ne connaît plus de limites à sa puissance, à sa volonté, à sa force ! Nous sommes supérieurs par notre culture et nos techniques, nos institutions, en science, en poésie et dans les arts – et même pour une chose aussi triviale que le goût. Nous, les Tauriens, sommes le sel de la terre !
Et tout cela n’aurait aucun sens si nous n’étions pas supérieurs dans l’art et la technique de la guerre ! Car qui fait l’agneau finit dans la gueule du loup !

L’Empereur, se lève, pose les deux mains sur les épaules de Cassius.
Nous ne finirons pas dans la gueule du loup ! Je te le promets, mon cher maître. Dieu parle à travers toi !

Il fait quelques pas.

Le monde va avoir quelques petites surprises. L’Europe dort. Nous allons la réveiller !

Cassius
Majesté ! J’adore la paix, et la guerre me répugne, tu le sais. Peut-être en partie parce que je ne suis pas né pour être guerrier, ma faible cons­ti­tution physique m’en ayant interdit la carrière. Mais n’écoute pas les généraux quand ils veulent vous faire croire que la guerre vaut mieux que la paix. La guerre ne doit jamais être une fin en soi. Mais quand on veut parvenir à ses fins, il faut en passer par le sang et la boue. C’est ce que nous devons faire.
Je tiens à graver une chose dans ton cœur : n’oublie jamais que les généraux sont des serviteurs. Tes serviteurs, et ceux de l’histoire ! Tiens-leur la bride haute, agis en maître !

L’Empereur
C’est le cadet de mes soucis. Jusqu’à présent, mes généraux ne m’ont jamais contrarié.

En baissant la voix :

Parmi mes serviteurs se trouve aussi un certain Anker, qui attend dehors d’être reçu. C’est un homme honnête, même s’il n’a pas des vues aussi éle­vées que les vôtres. Depuis un certain temps, j’ai le sentiment qu’il n’est pas celui qu’exige la situation. Cependant, il jouit d’une grande considération, plutôt fondée, et nos affaires prendraient mauvaise tournure s’il s’en allait.

Cassius
Ce genre de détails ne m’intéresse pas. Je ne m’en suis jamais mêlé.
S’il s’en allait, dis-tu ? Un fonctionnaire de Taurie ne quitte pas son poste quand l’Empereur lui ordonne de faire son devoir !

L’Empereur
Et s’il a une autre conception de son devoir ?

Cassius
Alors c’est un traître à l’Empereur et à l’empire, et les traîtres, on les fusille.

L’Empereur
Pure folie, en l’occurrence. Sans parler du fait que cela me serait désagréable.

Cassius
Agréable ou pas, là n’est pas le propos. Quant à savoir si ce serait de la folie… Laissons la raison aux petites gens.
Je ne souhaite pas voir couler le sang du chancelier. Mieux vaudrait lui faire entendre raison, c’est sûr.

L’Empereur
Ce ne sera pas facile.

Cassius
Les grandes entreprises le sont rarement. Mais le souverain, celui que l’histoire et son sang ont élu, incline le cœur des hommes comme un ruisseau et non en faisant appel à une chose aussi mesquine que la raison, précisément parce qu’il est l’élu !

L’Empereur, s’affaisse sur son fauteuil.
L’élu…

Cassius
Tu es l’élu, Félix ! Je connais tes faiblesses, mais tu portes le signe sur ton front ! Je l’ai vu et compris dès le premier instant, quand je suis devenu ton précepteur, il y a trente ans de cela.
Il ne m’a pas été donné d’accomplir de grandes choses. Chaque fois que je m’y suis efforcé, des puissances invisibles m’ont barré la voie. Dès que l’on m’a confié ton éducation, j’ai compris ma mission : réaliser des prouesses à travers toi, tout en demeurant invisible ! Cela ne sera toutefois possible que si toi-même comprends ta mission. Tu es l’élu, le souverain de Taurie, et si un nain veut se mettre en travers de ton chemin – en estimant de surcroît, par présomption, que c’est son devoir ! – écrase-le, sans te soucier qu’il soit chancelier ou non.

L’Empereur, prend une brochure sur son bureau.
Je suppose que toi aussi, tu as lu ça ? « L’heure de vérité pour la Taurie » ?

Cassius
Oui, le manuscrit comme les épreuves.

L’Empereur
Tu connais donc l’auteur ?

Cassius
Oui, dans la mesure où je me connais moi-même.

L’Empereur
Alors c’est toi… ? Dire que l’on avançait les noms de trois ou quatre généraux ! Il révèle un grand sens de la stratégie militaire.

Cassius
C’est moi qui l’ai écrit. Cependant, il n’est pas destiné à l’Empereur, mais au peuple.
Les hommes sont des enfants qui doivent être conduits comme tels. Il faut les mener par la crainte et l’espoir, sachant que la première est plus effi­cace que le second. La diriger sur un objet, en leur désignant une menace. Quitte, au besoin, à en créer une, qui ne leur laisse aucun choix !
Mais tenir ce discours au peuple serait vain. Non, ce serait pure folie. Peu le comprendraient, moins encore seraient disposés à agir en consé­quen­ce. Combien parmi ces millions d’âmes mesquines seraient-elles prêtes à sacrifier une once de leur confort – sans parler de leur vie – pour un projet si lointain ?
Mais dis au peuple : les Philistins sont sur toi, Samson ! Tes ennemis, ces scélérats, se sont ligués contre toi et ont soif de ton sang ! Alors Samson se lèvera dans toute sa puissance et c’en sera fait des Philistins !
C’est donc cela que j’ai dit au peuple de Taurie. Ce n’est peut-être pas vrai au sens strict, mais ça l’est dans une perspective plus noble !
Car la vérité n’existe pas. Rien n’est vrai que la vérité qui te sert ! Tout ce qui est conforme à tes intérêts est permis ! Et la vérité la plus élevée est celle qui sert le but le plus noble !

L’Empereur
Une partie de ton propos m’échappe peut-être, mais je sens que tu as raison.

Cassius
Tu le sens – cela suffit. Comprendre n’est pas tout. Cela fait déjà plu­sieurs siècles que le monde vénère une idole baptisée « raison ». Les idoles ne sont pas toujours inutiles, et la raison peut se révéler un génie du foyer pratique au quotidien, une aide efficace dans les affaires sans importance. Mais lorsqu’il retourne de grandes entreprises, nous obéissons à une loi intérieure, pour laquelle la langue ne dispose pas encore de mot.
Que ta raison soit ta servante, non ton maître. La raison comme maître ! Un président issu de la plèbe dans une république petite-bourgeoise ! Diantre !

L’Empereur
Comme c’est étrange ! Mon vieux précepteur et ami – pourquoi n’ai-je pas songé à solliciter tes conseils plus tôt ? C’est toi qui aurais dû être mon chancelier. Il n’est peut-être pas trop tard ?

Cassius
Il est trop tard, Majesté. Tout vieillard que je suis, je pourrais m’acquitter de cette fonction aussi bien que n’importe qui. Mais ce n’est pas pour moi. Donne-la à Troilsky, il ne la refusera sûrement pas.
Du reste, la place n’est pas encore libre. Anker attend dehors.

L’Empereur
Si seulement je pouvais éviter de lui parler.

Cassius
Qui veut convertir un païen se doit de lui parler.
Votre Majesté !

L’Empereur, se lève et lui prend les mains.
Vénérable sage ! Tu m’as ouvert les yeux. Je tâtonnais dans les ténèbres – à présent, je vois !

Cassius
Que l’Inconnu, qui préside aux destinées des mondes et des peuples, t’accompagne et te prête force ! Tu pataugeras dans le sang et la boue, mais ta cause éclairera ta route. Souviens-toi que tu es l’Empereur : tu es l’héritier de César dont tu portes le titre ! Pour toi et tes compagnons d’armes, les mesures et lois humaines ne valent pas ! Sois dur – par mansuétude ! Sois cruel – par bonté ! Montre-toi dur comme César et cruel comme Auguste – par mansuétude pour tes descendants, par bonté pour l’avenir de la Taurie – et du monde !

Il sort par la droite

L’Empereur, resté seul, s’avance vers le globe, le saisit, se penche et l’embrasse.

Troilsky, entre.
Votre Majesté… ?

L’Empereur, fait quelques pas en silence, s’installe à son bureau, feuillette des papiers pour reprendre contenance et gagner du temps, puis lève les yeux.
Les événements vous donnent raison en fin de compte, Édouard. Nous sommes cernés et devons briser l’encerclement avant qu’il ne soit trop tard.
Cassius… Quel tempérament de feu ! Je vous le dis : Quel tempérament de feu !
Faites entrer Anker.

Troilsky ouvre la porte de droite.

Anker, entre.
Votre Majesté !

L’Empereur, feint de lire un document, le repose et lève les yeux :
Excusez-moi de vous avoir fait attendre. Comme vous l’avez constaté, j’avais la visite de deux vieux messieurs. Leur âge – rien d’autre, je vous l’assure – leur ont donné priorité sur vous. Asseyez-vous, je vous en prie.

Anker s’installe dans le fauteuil près du bureau. Troilsky s’éloigne vers la droite et se place dos au lutrin où repose la Bible.

Pause

L’Empereur, désigne le guéridon à tabac.
Vous fumez ?

Anker
Non, merci.

Troilsky
Avec plaisir.

Il prend une cigarette et l’allume.

L’Empereur
Troilsky m’a décrit l’accueil que vous avez réservé à la délégation des provinces. Je préfère y voir une désinvolture pardonnable.

Anker
Il ne me serait pas venu à l’esprit de manquer d’égards aux représentants légitimes d’une volonté populaire. Dans le cas présent, c’est de la mani­pu­la­tion. Je ne plierais peut-être pas devant l’expression d’une volonté populaire authentique, mais du moins j’aurais fait preuve de courtoisie.

L’Empereur
Authentique et spontanée ou non, peu m’importe ! Le peuple est un grand enfant, qui doit être conduit vers une fin bien au-delà de l’horizon qui est le sien. On ne guide pas l’opinion populaire en la froissant. … Enfin, ceci n’est qu’une bagatelle et je vous ai déjà accordé mon absolution.

Anker
Merci, Votre Majesté. Je m’en réjouis d’autant plus que je ne l’ai pas sollicitée.

L’Empereur, pianote sur le bord du bureau, puis se reprend.
Non, vous ne sollicitez jamais rien… Venons-en aux faits. Nous devons prendre une décision. Vous vous opposez toujours à notre ultimatum à la Sturie ?

Anker
Oui, résolument. Je m’y suis opposé il y a trois semaines, quand il pouvait encore paraître justifié. J’y suis d’autant plus hostile maintenant : aujour­d’hui, le monde entier aura compris que nous cherchons un prétexte à provoquer un conflit. Une guerre entre grandes puissances serait alors iné­vitable – le ministre des Affaires étrangères s’accorde avec moi sur ce point.

Troilsky
Excusez-moi… Je n’ai jamais dit ça ! Certes, j’estimais une guerre entre grandes puissances inévitable. Mais je ne vois pas pourquoi elle découlerait forcément de cet ultimatum – que je considère comme une question d’hon­neur pour nous – et je ne crois pas que ce sera le cas. L’issue dépend de la Tsaroslavie.

L’Empereur
C’est vrai. Et la Tsaroslavie n’est plus à un affront près.

Anker
La politique de notre voisin oriental est imprévisible, j’en conviens. Elle fluctue au gré des illuminations qu’un homme de Dieu suprêmement débauché reçoit du ciel. Impossible de prédire quelle sera la prochaine révélation de cet ivrogne. Sans doute sera-t-elle conforme à la politique traditionnelle de la tsarie : voler au secours de ses petits frères slaves.

L’Empereur
La Tsaroslavie est peu armée, comme le reste du monde, à part nous.

Anker
Cela, l’homme de Dieu l’ignore. Et pourquoi n’aurait-il pas, lui aussi, un certain sens de l’honneur ? Une morale de bandit ? Ou une forme de com­passion pour ses frères slaves ?
Pour notre ministre des Affaires étrangères, humilier et écraser la Sturie est une « question d’honneur ». Pour l’empire du tsar et de l’ivrogne, voler à son secours représente bien plus : c’est une nécessité. Tolérer un affront aussi cinglant coûterait son trône à l’un et son ascendant à l’autre.

Se tourne vers Troilsky :

Monsieur le ministre, qui connaît si bien les affaires slaves, peut-il ima­gi­ner un seul instant que la Tsaroslavie, dans son humilité toute chrétien­ne, s’accommoderait de notre ultimatum à la Sturie ?

Troilsky
Je ne me prétends pas prophète, mais nous sommes prêts à toutes les éventualités.

Anker
Merci ! Voilà une réponse sans doute plus franche que vous n’en aviez l’intention.
Votre Majesté, vous venez de le dire : le monde entier est mal armé, à part nous ! Mais là n’est pas la question. À notre époque, une guerre entre grandes puissances coûterait plus au vainqueur que ne lui rapporterait la vic­toire. Ce n’est pas une vue de l’esprit, mais un jugement pondéré, dont l’évidence s’impose de plus en plus, surtout dans les pays qui seraient nos adversaires. Je ne partage donc pas l’opinion de Monsieur le ministre selon laquelle une guerre entre grandes puissances est inévitable. Si personne ne commence, il ne se passera rien ! Et personne n’osera commencer – per­sonne, sauf l’empereur de la Taurie, s’il suit les conseils de son ministre et non les miens.

L’Empereur se lève, fait quelques pas. Anker se lève aussi.

L’Empereur
Je vous en prie, asseyez-vous ! Je réfléchis mieux en marchant. Asseyez-vous !

Anker s’assied.

L’Empereur, ouvre la fenêtre de droite.
Quelle chaleur ! C’est irrespirable !

À Anker

Dieu m’en est témoin, je chéris la paix. Mais il faut être aveugle pour ne pas le voir : l’Europe s’est liguée contre nous. Et l’Europe va le regretter ! La meilleure défense, c’est l’attaque.

Anker, se lève.
Allons donc ! Et l’idée que notre ultimatum à la Sturie aurait un autre objectif que la guerre ? Aux oubliettes ?
Qui initie un conflit ne peut que miser sur la victoire. Je ne me pro­non­ce­rai pas sur nos chances de gagner une guerre entre grandes puissances, puisque Votre Majesté n’écoute que ses conseillers militaires dans ce domaine. Il y a des succès qui empoisonnent l’âme du peuple. Nous en avons des exemples dans notre propre histoire.
Et si nous devions perdre une telle guerre – je dis si, car tout est possible – alors la victoire sur laquelle nous aurions tout misé – et qui serait celle de nos ennemis – prendrait l’aspect d’une Gorgone. Cela ne serait-il pas pire que tout ?
Qu’avons-nous à gagner ? Des batailles aussi héroïques que vaines !
Des conquêtes ? Nous avons déjà trop conquis, pour notre malheur !
De plus, quel que soit le vainqueur, le genre humain en sort perdant et par là-même, nous aussi.

L’Empereur
Verbiage que tout cela ! Vos intentions sont bonnes. Mais vous êtes aveugle, vous vous voilez la face. Un homme d’État doit s’en tenir aux réalités. L’humanité ! Verbiage !

Anker
Je crois justement m’en tenir aux réalités. Au cours des dernières décennies de paix, notre nation a accompli d’immenses progrès en matière de commerce, d’industrie et de technique. Nous sommes en passe de conquérir le monde avec les armes de la paix. Une guerre remettrait tout cela en jeu – voilà, à mon sens, la réalité !

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Pour citer cet article

Référence papier

Hjalmar Söderberg, « Basculement »Skén&graphie, 1 | 2013, 117-130.

Référence électronique

Hjalmar Söderberg, « Basculement »Skén&graphie [En ligne], 1 | Automne 2013, mis en ligne le 30 novembre 2016, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/skenegraphie/1085 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/skenegraphie.1085

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