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Carnet critique

Paul Claudel au contact du plateau

Interrogations poétique, esthétique et axiologique
Pascal Lécroart
p. 72-89

Texte intégral

Paul Claudel au Japon en 1926 tenant une marionnette de Bunraku d’Osaka sur ses genoux

Paul Claudel au Japon en 1926 tenant une marionnette de Bunraku d’Osaka sur ses genoux

© Indivision Paul Claudel

1De même que toutes les attitudes révolutionnaires et avant-gardistes en art ont toujours besoin, pour s’expliquer et se justifier, de la caution de pré­curseurs géniaux ou de génies oubliés, les nouvelles catégories critiques, qui se constituent pour s’adapter à de nouveaux modes d’expression, n’échap­pent pas à des mises en perspective qui relativisent leur absolue nou­veauté. Pour aborder les choses différemment, on peut dire que les caté­go­ries critiques nouvelles, conçues pour appréhender le temps présent, obligent, avec bonheur, à voir autrement tel ou tel continent de notre passé qui paraissait enfoui sous des catégories définitives et closes : il ne s’agit pas de nier la nouveauté – ni, inversement, l’ancienneté dans son caractère intrinsèquement révolu – mais tout simplement de reconnaître que le passé, dans la perception que nous en avons, ne cesse d’être redéfini, renouvelé en fonction des pratiques ou des théories qui émergent de l’actualité, ce qui est la condition même de sa survie dans et malgré son altérité.

  • 1 Il serait très intéressant de mener un examen précis des différentes variantes du texte intitulé «  (...)
  • 2 Bruno Tackels, Rodrigo García : Écrivains de plateau IV, Besançon, Les Solitaires Intem­pestifs, 20 (...)
  • 3 Ibid., p. 21 ; souligné par l’auteur.

2La notion d’« écrivains de plateau » n’échappe pas à cette règle. Bruno Tackels l’a proposée comme sous-titre à une série de portraits d’artistes de la scène contemporaine parue aux éditions des Solitaires intempestifs : Les Castelluci, 2005 ; François Tanguy et le Théâtre du Radeau, 2005 ; Anatoli Vassiliev, 2006 ; Rodrigo García, 2007 ; Pippo Delbono, 2009. Dans le texte qui introduit chacun de ces volumes et qu’il a sans cesse repris et adapté, il s’est efforcé de la définir1. Il ne fait aucun doute que ce concept permet de dire un usage contemporain de la scène qui lui est propre, où « le travail [des] artistes émane très concrètement du plateau, et de son contexte collec­tif – et non de la solitude d’un bureau »2, où « le texte provient de la scène, et non du livre »3, comme le précise Bruno Tackels dans l’introduction de son étude consacrée à Rodrigo Garcia.

  • 4 Ibid., p. 14.

Aucune doctrine ni dogme identifiant, aucun point commun sur le plan des contenus esthétiques. Juste une manière d’être (et pas simplement de produire) au plateau – manière qui consiste en un rapport étroit entre le poème et l’acteur, entre l’écriture et la scène4.

3Il est incontestable, en effet, que la posture traditionnelle de l’écrivain dramaturge est concurrencée par d’autres attitudes qu’Artaud, génie pré­cur­seur, avait envisagées dès les années trente :

  • 5 « Théâtre oriental et théâtre occidental », 1935, in Le Théâtre et son double, Folio, « Essais », r (...)

il faut considérer la mise en scène, non comme le reflet d’un texte écrit et de toute cette projection de doubles physiques qui se dégage de l’écrit mais comme la projection brûlante de tout ce qui peut être tiré de conséquences objectives d’un geste, d’un mot, d’un son, d’une musique et de leurs combinaisons entre eux. Cette projection active ne peut se faire que sur la scène et ses conséquences trouvées devant la scène et sur la scène ; et l’auteur qui use exclusivement de mots écrits n’a que faire et doit céder la place à des spécialistes de cette sorcellerie objective et animée5.

4Contre l’image traditionnelle du théâtre soumis à un texte préalable qui serait l’élément central de la représentation, Bruno Tackels rappelle que la scène est bien au point de départ du théâtre :

  • 6 Bruno Tackels, op. cit., p. 14.

La scène est première et engendre une matière protéiforme, qui devient notam­ment le texte de théâtre, dont on peut recueillir les traces et envisager ensuite qu’il devienne un livre – une pièce cristallisée dans un livre. Mais il ne faut jamais oublier que dans l’histoire du théâtre la scène prime le livre, et non l’inverse6.

5Bruno Tackels semble ainsi réactiver une querelle déjà ancienne, propre à l’Université française : celle du théâtre considéré comme genre littéraire et intégré aux études de lettres contre le théâtre vu dans son essence comme une pratique scénique et progressivement appréhendé, depuis les années soi­xante, dans les départements d’arts du spectacle. Il est évident qu’une large partie de la production contemporaine, en lien avec l’élargissement des pra­tiques théâtrales vers les arts plastiques, la musique, la danse, le cirque, sans oublier la part aujourd’hui dévolue aux nouvelles technologies dans le domaine du son et surtout de l’image, a renforcé cette vision incontestable du théâtre comme art de la scène. Mais Bruno Tackels n’affaiblit-il pas lui-même sa thèse lorsqu’il affirme de manière provocatrice :

  • 7 Ibid., p. 15.

Il est vrai que le xxe siècle n’a pas donné beaucoup d’importance à cette posture d’écriture de plateau. C’est le moins que l’on puisse dire. Au point que l’écrivain de théâtre (rabattu sous le terme pour le moins restrictif d’« auteur dramatique ») semble devoir se constituer dans la solitude de sa table de travail. Certains vont plus loin encore, allant jusqu’à penser que le théâtre peut exister et se lire dans le seul espace du fauteuil !7

6Ce n’est pas au xxe siècle que Bruno Tackels nous reporte, mais bien plutôt au xixe siècle, et encore, à une caricature du xixe siècle qui retient Musset contre les praticiens de la scène qu’étaient au même moment Dumas ou Hugo – jusqu’aux Burgraves. Il est vrai que Bruno Tackels nuance quelque peu ensuite ce point de vue dans cette quatrième version de sa préface. Après avoir cité un courriel que Michel Corvin lui avait adressé suite à la lecture d’une version antérieure de sa préface, il concède :

  • 8 Ibid., p. 16-17.

Oui, il y a donc une graphie, une trace profonde, une écriture qui part du plateau, et cette écriture est très ancienne, elle n’est pas une réalité proprement moderne ou avant-gardiste, en rupture avec la tradition théâtrale […] Oui, le texte de théâtre est depuis bien longtemps bousculé par les inventions de la scène, qu’il n’a cessé d’intégrer : c’est même elle, la scène, qui a permis toutes les avancées dramaturgiques, de Molière à Rodrigo García8.

7Mais il reste très flou sur les jalons de cette histoire, et sa volonté de situer sa notion comme capable de relayer, de manière cette fois positive, la notion de théâtre post-dramatique de Hans-Thies Lehmann réaffirme, pour conclure, la rupture avec le passé :

  • 9 Ibid., p. 21-22.

Les écrivains de plateau produisent un texte non dramatique (et en réalité non exclusivement textuel, selon les cas), construit pour la scène, et à partir de la scène […]. On peut même dire que les écritures les plus inventives du moment en passent par ce qui se forme, performe et se transforme à partir du geste initial des acteurs9.

Il évoque même une« révolution copernicienne » dans la place que prend désormais l’acteur.

  • 10 Rappelons la parole toujours vivifiante d’Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre, tome II, L’École du (...)
  • 11 « Notre tradition française, particulièrement « texto-centrée », avait en effet largement occulté l (...)

8Certes, une forme institutionnalisée du théâtre occidental, confortée par l’éducation10, a pu imposer l’image d’un texto-centrisme fondamental11, la représentation devant être au service du texte préexistant. C’est de cette manière d’ailleurs que Bruno Tackels défend la nouveauté de la notion d’écrivains de plateau dans la mesure où le développement de la mise en scène, facteur le plus décisif de la révolution théâtrale du xxe siècle, était largement resté tributaire de l’idée du texte antérieur, support de la re­présentation – même si, dans bien des cas, on a pu reprocher à tel ou tel met­teur en scène de se servir des textes, plutôt que de se mettre au service des textes. Mais le théâtre a-t-il un jour oublié qu’il était d’abord repré­sen­tation ? Les dramaturges ont-ils jamais écrit un texte de théâtre sans se projeter dans une réalisation scénique ? Même les textes de théâtre que l’on considérera comme relevant du « spectacle dans un fauteuil », conceptualisé par Musset, ont-ils vraiment abandonné la scène comme horizon ? Le para­doxe serait bien plutôt de voir se développer, depuis plusieurs décennies, des formes d’écriture théâtrale qui paraissent oublier le jeu traditionnel de l’écriture dramatique circonscrivant précisément, en vue de la repré­sen­tation, le dialogue d’un côté et les didascalies de l’autre, brouillant ainsi leur rapport traditionnel plus immédiat avec le plateau.

  • 12 Dans la préface du 3e volume, Anatoli Vassiliev, de 2006, Bruno Tackels renvoie, p. 22, à un articl (...)

9L’histoire du théâtre a toujours été tissée de fils divers, contradictoires, et ce qui paraît plutôt historiquement se jouer, ce sont, au sein de tels ou tels groupes sociaux, intellectuels, des redéfinitions de paradigmes : ainsi ce qui relevait du spectacle au théâtre a longtemps été considéré comme appar­te­nant à une simple forme de divertissement populaire, contre une forme noble, artistiquement supérieure, qui ne pouvait que valoriser le texte à la fois dans sa composante dramatique et poétique. Depuis, il est évident que ces formes populaires ont été à la fois réappropriées, détournées et réinter­prétées, ce qui leur a apporté de nouvelles légitimités. Néanmoins, n’est-il pas intéressant de voir que, même à l’âge de la multiplication des captures vidéos, c’est la notion d’écriture que Tackels met au centre de son concept, et c’est par un travail d’écriture qu’il rend compte de ces pratiques scéni­ques nouvelles ? Est-ce un dernier vestige face à une civilisation de l’audio-visuel prête à engloutir la civilisation de l’écrit ? Et pourtant, nul n’ignore à quel point internet manifeste la puissance de l’écrit12.

10Cette introduction n’est là que pour aiguiser l’appétit face à une notion intellectuellement stimulante parce qu’elle suscite la discussion et permet de croiser perspectives historique, poétique, esthétique et, au moins de manière sous-jacente, axiologique. Il ne s’agira pas de polémiquer ici sur cette notion mais de s’interroger sur le présupposé historique qui la constitue au moins pour partie dans la rupture qu’elle affirme : dans quelle mesure a-t-il fallu attendre aujourd’hui pour remettre en cause la figure du dramaturge écri­vant dans la solitude de son cabinet de travail ? Quel(s) lien(s) fondai(en)t auparavant le rapport entre le dramaturge et la scène ? Une figure focalisera notre interrogation : celle de Paul Claudel.

Contexte et paradoxe

  • 13 Georges Casella et Ernest Gaubert, La Nouvelle Littérature 1895-1905, Sansot, 1906, p. 210-211.

11Choisir Paul Claudel (1868-1955) peut apparaître comme une provo­ca­tion : dans le large éventail des idées reçues qui accompagnent l’évocation de cet auteur que Bruno Tackels, dans les différentes versions de sa préface, ne cite pas, figure en bonne place celle d’un théâtre poétique, conçu pour la lecture et non pour la scène. La thèse est ancienne : en 1906, dans l’ouvrage La Nouvelle Littérature 1895-1905 de Georges Casella et Ernest Gaubert, Claudel avait droit à une page dans la catégorie du « Théâtre satirique et philosophique », c’est-à-dire le « théâtre dit injouable »13. La même époque voit le triomphe d’auteurs plus jeunes que lui de quelques années comme Henry Bernstein (1876-1953) ou Sacha Guitry (1885-1957). Eux appar­tien­nent vraiment à la vie théâtrale de leur époque : ils sont abondamment joués, sont eux-mêmes metteurs en scène et directeurs de théâtre. Guitry est également un acteur d’exception. Si l’on joue de l’anachronisme avec notre époque, il s’agit de véritables écrivains de plateau qui conçoivent leurs drames en fonction des acteurs qu’ils connaissent, des conditions de jeu et de représentation qu’ils maîtrisent totalement. Simplement, la façon de con­cevoir le plateau à l’époque n’a guère à voir avec la nôtre, et la perspective générale est bien différente : travaillant dans le cadre de théâtres privés, leur but est d’abord de plaire à un large public, essentiellement bourgeois. Ce « théâtre de boulevard », qui fonctionne sur le principe d’une mimésis don­nant la priorité à l’intrigue et à la peinture psychologique et sociale des per­sonnages, fondée sur le texte dialogué, n’a donc rien à voir avec un théâtre actuel dit post-dramatique, anti-aristotélicien dans son principe, critique à l’égard de tout texte préexistant qu’il s’agirait simplement de mettre en scène, obéissant d’abord à des présupposés artistiques et esthé­tiques, mais aussi, selon les cas, polémiques, éthiques, politiques ou ontologiques.

  • 14 Paul Claudel, Théâtre, tome I, éd. Didier Alexandre et Michel Autrand, Paris, Gallimard, « Biblioth (...)

12Cette redéfinition complète des principes mêmes de la vie théâtrale en l’espace d’à peine un siècle amène à formuler le paradoxe suivant : le théâtre conçu autrefois à l’écart du plateau annonce bien plus les écritures du pla­teau actuelles que le théâtre conçu expressément pour la scène à l’épo­que. On sait bien que la révolution théâtrale qu’a connue le xxe siècle trouve sa source dans le théâtre symboliste, théâtre fait de méfiance à l’égard de la scène, précisément parce qu’il ne pouvait se satisfaire de la scène de son épo­que, écrasée sous le poids des conventions et des recettes éculées, et qui a précisément obligé à repenser totalement la scène. Tête d’Or est sans doute le drame de Claudel qui manifeste le mieux cette volonté de rupture à bien des égards prophétique. Conçu, dans une première version, en 1889, il sera retravaillé et en partie épuré quelques années plus tard dans une seconde version, sans remettre en cause les principales audaces du texte. Il suffit de penser à certains gestes scéniques particulièrement forts : ainsi, le premier acte voit Simon Agnel enterrer son ancienne compagne et, à cette occasion « se répand[re] de la terre sur la tête »14. Plus tard, dans le pacte de protection qui se noue avec Cébès, c’est son propre sang qu’il répand :

  • 15 Ibid., p. 46.

Simon. — Tu t’es agenouillé devant moi, quelle pitié !
Tu as eu tort, car tu ne dois pas croire
Que je sois rien d’autre que toi. Cependant, puisque
tu es ainsi,
Reste, et que je serve d’autel !
Approche et appuie ta tête sur le creux de ma poitrine.
Cébès. — Je te prie et te salue.
Simon. — Toi qui as souffert, tu m’étreins.
Cébès. — Ah !
Cette liqueur brûlante qui coule sur mes cheveux…
Simon. — C’est mon sang. Ainsi l’homme, bien qu’il n’ait pas de mamelles, saura répandre son lait !15

  • 16 Ibid., p. 421.

13Dans la deuxième partie, Simon Agnel, devenu le chef d’armée Tête d’Or après avoir repoussé une invasion étrangère, tue l’empereur sur scène et, dans la deuxième version, se « barbouille de sang »16 la figure. Le comble de l’audace est cependant atteint dans la troisième partie : on voit la prin­ces­se se faire clouer les mains à un arbre par un déserteur. Plus tard, Tête d’Or, agonisant après s’être battu à la tête de son armée, parviendra, to­ta­lement nu, à la délivrer en arrachant les clous à l’aide de ses dents. Bien sûr, cette forme d’outrance scénique s’inspire très clairement de Shakespeare et du théâtre élisabéthain, modèles avoués du jeune Claudel. Mais n’est-ce pas davantage à une sorte de précurseur de Jan Fabre que l’on penserait aujourd’hui ?

14S’il est toujours intéressant de tenir une forme de raisonnement para­doxal pour renouveler la lecture et l’interprétation données à des textes anciens, comparaison n’est pas raison. D’ailleurs, si Tête d’Or a su inspirer les metteurs en scène, de Jean-Louis Barrault créant le drame en 1959, puis le reprenant en 1968, avec le couple vedette formé par Alain Cuny et Laurent Terzieff, à Anne Delbée au Théâtre du Vieux-Colombier en 2006, en pas­sant notamment par Denis Llorca (1971), Daniel Mesguich (1980), Aurélien Recoing (1988) et Claude Buchvald (2001), le drame garde une position marginale quelque peu monstrueuse. Si Barrault pensait qu’il avait vraiment trouvé son public idéal lors de la reprise en 1968, il n’a pu s’imposer de manière définitive dans le répertoire théâtral des pièces de Claudel les plus jouées. Chaque mise en scène de Tête d’Or fait certes événement, mais c’est la conséquence de sa rareté.

15L’image d’un Claudel écrivant loin de la scène un théâtre provocateur à l’égard du plateau et annonciateur de certaines formes du théâtre actuel doit être, si ce n’est contredite, du moins contrebalancée par celle d’un auteur directement en phase avec la scène de son époque. Très vite d’ailleurs s’est imposée l’idée d’une coupure nette au sein de son théâtre, directement perçue par les contemporains, et confirmée par Claudel lui-même, autour de l’écriture de L’Otage, publié dans la NRF en trois livraison entre 1910 et 1911, puis de L’Annonce faite à Marie (1912). Ce seront d’ailleurs les premiers drames de Claudel représentés presque aussitôt sur une scène de théâtre : le second à la fin de l’année 1912, le premier en juin 1914, tous les deux dans une mise en scène de Lugné-Poe ; s’il est vrai que Jacques Copeau a mis de son côté en scène L’Échange, écrit en 1894-95, dès janvier 1914, L’Otage et L’Annonce faite à Marie resteront les drames les plus joués et les plus célèbres de Claudel pendant de longues années, L’Otage étant également le premier drame de Claudel à être accueilli, en 1933, à la Comédie-Française.

  • 17 Ibid., p. 1596.
  • 18 La Table ronde, n° 88, avril 1955, p. 67.

16Dans ses notes de la nouvelle édition du Théâtre de Claudel dans la « Bi­bliothèque de la Pléiade », Didier Alexandre réaffirme cette rupture : « Avec ce drame s’ouvre la seconde période de l’écriture dramatique de Claudel »17. Il insiste notamment sur la portée de l’« affaire du théâtre d’Art » : en 1909, Claudel avait renoncé à laisser porter sur la scène La Jeune Fille Violaine, à la fois pour ne pas nuire à sa carrière diplomatique et parce que l’œuvre ne lui paraissait pas capable d’affronter l’épreuve de la scène ; c’est ainsi qu’il va reprendre son texte, transposé dans un Moyen Âge de convention, pour en faire L’Annonce faite à Marie. Comme pour s’excuser, il déclarait dans une lettre à l’actrice Marie Kalff du 20 février 1909 : « Rien ne me serait plus précieux au point où j’en suis parvenu que le contrôle de mes yeux et de mes oreilles. Actuellement, je suis comme un musicien sourd »18.

  • 19 Paul Claudel, Théâtre, tome I, op. cit., p. XXVIII.

17Pourtant, ce schéma chronologique, certes pratique, est bien grossier. Didier Alexandre en convient lui-même puisque, dans sa préface générale, il délimite cinq périodes, L’Otage se situant cette fois en début de troisième période19. La rupture autour de L’Otage n’est pas si brutale : déjà Partage de midi, publié en 1906, offrait une densité dramatique qui la rendait propre à la représentation, malgré le flux lyrique du discours : c’est pour des raisons strictement personnelles et intimes que Claudel gardera ce drame à l’écart de la scène jusqu’à 1948. De plus, comme le poète le reconnaissait, la dra­maturgie de Partage avec ses quatre personnages découle étroitement de celle de L’Échange conçu, on l’a dit, dès 1893-94. Certes, en 1948 pour Partage, en 1952 pour L’Échange, Claudel ressentira le besoin de réécrire ces deux drames lorsque Barrault voudra les mettre en scène. Il n’empêche qu’aujour­d’hui, Partage de Midi et surtout L’Échange sont les drames de Claudel les plus joués, plutôt dans leur version originelle que dans leurs réécritures tardives, et bien plus joués que L’Annonce et, surtout, L’Otage… Retombe-t-on alors dans le paradoxe d’un théâtre conçu à l’écart de la scène et qui se révèle finalement aujourd’hui – gardons-nous d’anticiper l’avenir – plus propre à la scène que celui écrit spécifiquement pour elle ?

  • 20 Paul Claudel, Théâtre, tome II, op. cit., p. 1439.

18Affinons la réflexion en nous positionnant cette fois en aval du tournant dramatique que marquerait L’Otage : si Claudel se plaignait, en 1909, d’être « comme un musicien sourd », faute d’avoir encore entendu ses textes sur scène, il faut noter que L’Otage et L’Annonce faite à Marie sont conçus avant même que Claudel ait pu développer un contact étroit avec la scène. La vraie rupture a eu lieu à partir des répétitions de L’Annonce faite à Marie à l’au­tomne 1912, avant celle de L’Échange et de L’Otage : Claudel écrit, pour le programme de la création de L’Annonce, un texte important, « Mes idées sur la manière générale de jouer mes drames » qui restera un texte de réfé­ren­ce ; en 1948, à l’occasion d’une nouvelle mise en scène de L’Annonce, Claudel précise : « Toutes informes et confuses qu[e ces réflexions sur la mise en scène] se présentassent alors, une longue expérience ne les a pas démenties »20.

19Ce Claudel metteur en scène ou, au moins, acteur dans les mises en scène de ses drames a fait l’objet de nombreuses études au sein de la recher­che claudélienne. Une anthologie, constituée par Jacques Petit et Jean-Pierre Kempf, intitulée Mes idées sur le théâtre et parue en 1966 chez Gallimard dans la collection « Pratique du théâtre », offre un panorama incomparable de toute la réflexion claudélienne issue de ce contact avec la scène. On en mesure encore aujourd’hui la richesse, inséparable de tensions et parfois de contradictions. Pour la réalisation scénique d’une même œuvre, Claudel peut ainsi passer du dépouillement à la profusion, de la valorisation du texte à celle du corps et du geste, le désir de renouvellement et d’expérimentation l’emportant toujours sur les satisfactions ponctuellement ressenties. D’ailleurs, le tournant plus dramatique qui s’affirmait dans les écritures de L’Otage et de L’Annonce faite à Marie pourra, à l’occasion, être contredit par des écritures à nouveau beaucoup plus lyriques, comme celle du Père humilié en 1915-16.

20Parmi la critique, après le travail fondateur de Michel Lioure dans son Esthétique dramatique de Paul Claudel, plusieurs chercheurs ont valorisé le rapport étroit à la scène : Yehouda Moraly, après une thèse sur le chœur dans le théâtre de Paul Claudel, a publié en 1998 Claudel metteur en scène : La frontière entre les deux mondes aux Presses universitaires franc-comtoises ; deux ans plus tard, chez le même éditeur, Alain Beretta a publié Claudel et la mise en scène : Autour de L’Annonce faite à Marie (1912-1955) ; de mon côté, j’ai étudié, dans Paul Claudel et la rénovation du drame musical, les collaborations dramatiques et musicales de Claudel allant de la musique de scène au quasi opéra. Enfin, dans Paul Claudel et les spectacles populaires : Le paradoxe du pantin, publié chez Garnier en 2012, Raphaèle Fleury a synthétisé – dans un ouvrage somme de près de 900 pages ! – tout ce que le théâtre de Claudel doit au théâtre populaire. Un des intérêts majeurs de cet ouvrage est de renouveler l’approche chronologique du théâtre de Claudel : l’auteure n’oppose pas simplement un Claudel d’abord poète dramaturge, écrivant à l’écart de la scène, puis un dramaturge de la scène, mais montre comment Claudel, dès ses jeunes années, puis lors de ses études parisiennes et lors de son séjour en Chine, a fréquenté différentes formes de théâtres populaires qui ont nourri très vite son écriture, même s’il faudra attendre L’Ours et la lune, drame pour marionnettes conçu en 1917 au Brésil, pour voir cette tendance s’affirmer de manière autonome.

21Ces travaux ont permis de mesurer la passion éprouvée par le drama­turge pour le monde de la scène dès sa rencontre avec Lugné-Poe en 1912. Il a participé aux mises en scène de ses pièces, en a même organisées, en colla­bo­ration, certaines – notamment L’Annonce, d’abord en 1913, au théâtre d’Hellerau en Allemagne, puis, à l’autre bout de sa carrière, en 1955, à la Comédie-Française. Il a collaboré étroitement avec les compositeurs chargés des musiques de scène, mais aussi avec les décorateurs. Son écriture dra­ma­ti­que a largement tiré parti de cette expérience : outre de nombreuses réé­cri­tures, partielles ou totales, de ses œuvres en vue de représentations, il a conçu tout un ensemble d’ouvrages où les préoccupations scéniques passent au premier plan. Yehouda Moraly a notamment contribué à mettre l’accent sur des réalisations jusque-là peu valorisées du dramaturge, comme le ballet L’Homme et son désir (1917), les mimodrames La Femme et son ombre (1922), Le Peuple des hommes cassés (1926) et Le Chemin de croix n° 2 (1952), l’oratorio La Parabole du Festin (1924-25), le scénario inclassable Au quatrième toc dans sa dernière version (1945), la tentative de réécriture inachevée de Tête d’Or (1949), etc.

  • 21 Voir la notice de Shinobu Chujo, in Paul Claudel, Théâtre, op. cit., tome II, p. 1611.

22On aurait certes du mal à se départir de l’image traditionnelle du dra­ma­turge écrivant à sa table de travail : le contact avec la scène a souvent donné l’impulsion qui a entraîné l’écriture ou la conception de ces œuvres. Il serait précisément anachronique d’imaginer Claudel concevant directe­ment un spectacle à l’épreuve du plateau, entouré de collaborateurs et de comédiens. Signe révélateur : la plupart de ces ouvrages sont restés méconnus et, même quand ils ont été représentés, c’est souvent à l’issue de péripéties multiples : L’Homme et son désir conçu pour Nijinski après l’avoir vu interpréter L’Après-midi d’un faune au Brésil a été refusé par les Ballets russes et n’a été repré­senté qu’en 1921 par Jean Borlin et les Ballets suédois. Néanmoins, c’est précisément en pensant à tel ou tel artiste et collaborateur que Claudel a écrit ces textes, cherchant constamment à s’ajuster au mieux avec cette contrainte quitte à multiplier les versions de textes : on a par exemple deux états différents de La Femme et son ombre, mimodrame conçu pour la scène japonaise. La première, terminée en septembre 1922, était dénuée de dialo­gue. La seconde comprend des chants et, lorsqu’il fut décidé de la repré­sen­ter au Théâtre impérial de Tokyo, en japonais, Claudel a encore repris son texte21. Si l’on ajoute que La Femme et son ombre peut être comprise comme une réécriture en diptyque de L’Homme et son désir, on voit comment, comme souvent chez Claudel, les œuvres construisent de véritables réseaux d’écri­tures et de réécritures : de véritables works in progress.

23Si l’on approfondit l’image de l’écriture de plateau en pensant à une œuvre écrite dans le contact direct avec la scène, quelques exemples précis s’imposent. Dans un article paru dans la revue en ligne T&M n° 7, Bruno Tackels précisait :

Joël Pommerat […] est un écrivain de plateau, à tel point que son écriture est en mouvement jusqu’à la fin des répétitions. Rien ne vient la « fixer », si ce n’est la première représentation. J’ai assisté à certaines de ses répétitions, et j’ai été frappé de voir à quel point son travail s’apparente à celui d’un musicien im­pro­vi­sateur. Il développe une incroyable « plasticité » avec sa propre écriture. Justement parce qu’elle n’est pas « préalable » aux répétitions. Je l’ai vu à quelques jours d’une première en train de faire, défaire, ajouter à son texte... Les acteurs sont donc dans l’incertitude jusqu’au dernier moment. Il dit tou­jours : « Je n’écris pas des pièces, j’écris des spectacles ». Ce qui est une autre façon de dire ce que j’essaye de formuler en parlant d’« écriture de plateau »22.

24L’assimilation entre Claudel et un auteur actuel comme Joël Pommerat ne sera certes pas possible jusqu’au bout, notamment dans l’écriture non « préalable » aux répétitions ou dans l’idée d’écrire simplement « des spectacles » et non des pièces. Néanmoins, dans son travail avec Barrault, on trouve bien des anecdotes qui vont dans le sens d’un texte jamais fixé, âprement discuté avant même les représentations et constamment repensé ensuite dans son contact avec la scène et les acteurs. L’exemple le plus révé­lateur est sans doute celui de Partage de midi monté par Barrault en 1948. La correspondance échangée entre les deux hommes, à défaut d’en­re­gis­tre­ment au moment des répétitions, révèle le marchandage constant qui est fait entre l’auteur et le metteur en scène, ce dernier se montrant éminemment conservateur à l’égard des constants « tripatouillages » voulus à présent par le dramaturge. Alors même que le texte a déjà subi de multiples transfor­ma­tions avant le début du travail sur scène, Michel Lioure rapporte :

  • 23 Jean-Louis Barrault, Nouvelles Réflexions sur le théâtre, Paris, Flammarion, 1959, p. 230.
  • 24 Paul Claudel, Journal, tome  II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 664.
  • 25 Barrault, op. cit., p. 203-231. L’ensemble de cette citation provient de l’introduction de Michel L (...)

Vint le moment des répétitions, que Claudel suivait « presque quotidien­nement ». Les derniers jours, « l’énervement se fit sentir »23. Tandis que le metteur en scène éprouvait légitimement la nécessité de « fixer » définitivement le texte et le jeu, l’auteur persistait à proposer « un tas de modifications » qui, précise-t-il, « ne sont pas acceptées »24. Un jour, « à bout de nerfs », Barrault refuse de poursuivre et arrête la répétition. « Long silence. » Puis « une voix triste, d’enfant qu’on punit » : « Vous me mettez à la porte. – Euh !, non, Maître ! Pas à ce point-là. – Enfin, vous voulez que je m’en aille ? – Eh bien, oui, là, je préférerais. » Claudel, « penaud », se retire, et le lendemain fait demander à Barrault « s’il peut revenir tantôt »25.

25L’affaire ne s’arrêtera d’ailleurs pas là puisque Claudel, au moment des répétions, achèvera une nouvelle version de son texte, dite « nouvelle ver­sion », publiée en 1949 : en deux ans – puisque Claudel, jusqu’à présent, avait limité les éditions publiques –, c’est donc la troisième édition de ce texte qui paraissait, Gallimard ayant édité, en 1948, le texte joué par Barrault.

26On peut également faire sa place à un concept directement claudélien : celui de « théâtre à l’état naissant ». Si l’on en trouve, rétrospectivement, les prémices dès Le Soulier de satin, écrit entre 1919 et 1925, et surtout Le Livre de Christophe Colomb, rédigé en 1927, c’est dans sa préface au Ravissement de Scapin (1949), où il se réapproprie librement Les Fourberies de Scapin de Molière, qu’il précise sa pensée :

  • 26 Claudel, Théâtre, op. cit., tome II, p. 969-970.

Tout dans la vie se réduit à des situations. Quel parti à en tirer […] ! Il n’y a plus d’auteur ! C’est nous l’auteur ! […] Chaque mot qu’ils disent, vous entendez ? ces espèces de gens sur la scène, c’est nous qui les leur soufflons et qu’ils nous soufflent […] !
Et c’est précisément ce que j’ai voulu montrer dans la petite pièce que vous allez entendre. Il y a un tas d’acteurs en disponibilité au cabaret, tous en train de faire je ne sais quoi, boire, fumer, bâiller, se disputer, jouer aux cartes…. Et tout à coup on apporte un grand panier plein de costumes et de perruques. C’est comme une secousse électrique : Chacun instantanément a pris son rôle. La pièce se fait devant nous toute seule !26

  • 27 Lettre à Jean-Louis Barrault du 2 septembre 1950, ibid., p. 1474.

27Des situations sur le plateau qui suscitent une action en interaction avec le public ; une pièce sans auteur qui s’écrit par elle-même : voici bien à nouveau, des éléments qui consonnent avec la pratique des écritures de plateau contemporaines, d’autant que, s’il y a bien un texte préexistant, Les Fourberies de Scapin de Molière, il va se réduire à quelques scènes, presque déconnectées de l’intrigue initiale. De même, Claudel tentera d’adapter son propre Tête d’Or sous la forme d’« un drame à l’état naissant. Naissant sous les yeux du public »27. Mais l’impression à susciter n’empêche pas l’auteur d’exprimer et d’afficher sa volonté propre, autonome : « c’est précisément ce que j’ai voulu montrer ». Le jeu est truqué, mais l’est-il moins que dans certaines productions contemporaines qui feignent de jouer sur l’impro­vi­sation en direct ?

Axiologie du plateau

28Au point où nous en sommes de notre réflexion, il serait tentant d’en arriver à la conclusion d’un Claudel dramaturge de génie qui anticipe sur le théâtre actuel en se positionnant déjà comme un écrivain de plateau – écrivain au sens propre et au sens figuré. On pourrait entonner le refrain bien connu de l’auteur mal compris de son époque – et de Barrault lui-même – alors que seul le bel aujourd’hui aurait été en mesure de lui faire sa place. Je me garderai bien d’entrer dans ces vues anachroniques et falla­cieuses qui auraient déjà pour tort de faire d’une incontestable pratique nouvelle de notre époque la référence pour juger du passé.

  • 28 Concernant Claudel et Brecht, on peut citer, parmi les premières analyses, l’annexe de l’ouvrage de (...)
  • 29 Si la publication de Au quatrième toc est posthume, La Parabole du festin a été publiée en revue et (...)
  • 30 Jacques Benoist-Méchin, alors connu comme compositeur, laissera La Parabole en jachère et Darius Mi (...)

29Il est indéniable que le contact de la scène a amené Claudel à une diver­si­fication de ses formes d’écriture jusqu’à des réflexions et des œuvres pro­fondément audacieuses que la critique a assurément raison de rapprocher des deux piliers de la réflexion théorique sur le théâtre au xxe siècle : Bertolt Brecht d’un côté, Antonin Artaud de l’autre28. Il est indéniable aussi que, contre l’image que la postérité a souvent retenue d’un Claudel plus poète que dramaturge, la critique claudélienne s’est efforcée de souligner, à juste titre, les aspects les plus « modernes » de sa personnalité artistique, en parti­culier dans la gestion du plateau et de toutes les possibilités qu’il recèle, dans le domaine de l’expressivité corporelle, dans l’usage architectural de la scène – avec une prédilection pour la scène à étages héritée d’Hellerau et d’Adolphe Appia –, dans l’utilisation du cinéma et des projections sur la scène ou dans celle de la musique, voire dans une exploitation non mimé­tique et anti-aristotélicienne de la scène : contre le primat accordé à l’« histoire » – le « muthos » aristotélicien –, Claudel ose, avec des œuvres comme La Parabole du festin ou Au quatrième toc, des évocations totalement libres qui dépassent les usages théâtraux de cette époque, ce qui explique, au moins pour partie, le silence qui les a entourées, même lorsqu’elles ont été publiées29. Les collaborateurs pressentis ne l’ont d’ailleurs pas suivi sur ces terrains30.

30Il est clair qu’un des rôles de la critique universitaire est de remettre en cause certaines injustices de la postérité. Là où Artaud est célébré pour la modernité de ses vues sur le théâtre et la scène, les perspectives de Claudel sont trop souvent méconnues ou ignorées, victimes de l’engagement catho­li­que et du positionnement social et politique conservateur de leur auteur : comment un ambassadeur de France, membre – tardif – de l’Académie française, pourrait-il lutter face au réprouvé de la société ? Comment éviter l’antagonisme sommaire que tout examen quelque peu attentif oblige à remettre en cause, comme s’y est efforcé le travail de Yehouda Moraly ?

  • 31 Voir Alain Beretta, Claudel et la mise en scène : Autour de L’Annonce faite à Marie (1912-1955), op (...)
  • 32 Voir Alain Beretta, op. cit., p. 143-154.
  • 33 Voir la notice de Shinobu Chujo dans Claudel, Théâtre, tome II, op. cit., p. 1613.
  • 34 Outre la correspondance avec Barrault, déjà citée, voir celle avec Aurélien Lugné-Poe, éd. Pierre M (...)
  • 35 Voir Raphaëlle Fleury, Paul Claudel et les spectacles populaires : Le paradoxe du pantin, Paris, Ga (...)

31Pour autant, on peut envisager la perspective autrement et revenir au paradoxe soulevé au début de l’article : c’est finalement plus par les œuvres conçues loin du plateau que Claudel est présent aujourd’hui sur les scènes nationales et internationales : pratiquement à chaque fois qu’il a voulu écrire très précisément en fonction de tel ou tel théâtre ou qu’il s’est étroitement mêlé de mise en scène, les projets ont échoué ou se sont révélés décevants. On a raison, par exemple, de célébrer la modernité de ses vues proposées à travers sa mise en scène de L’Annonce faite à Marie au théâtre d’Hellerau en 191331 : décor unique à trois niveaux, animé simplement par les éclairages d’Alexandre Salzmann, jouant sur l’épure contre tout usage décoratif de la scène. Pourtant, les avis ont été globalement négatifs, voire sarcastiques32. Plus tard, Claudel a été très fier d’être accueilli au Théâtre impérial de Tokyo pour les représentations de La Femme et son ombre en 1923. Si lui-même s’en est montré très satisfait, la critique nipponne a été en revanche presque assassine33. Quant à la mise en scène de L’Annonce faite à Marie à la Comédie française au début de 1955, dans un esthétique totalement con­traire à celle d’Hellerau en 1912 – même si paraissent avoir subsisté le goût des attitudes figées des acteurs et une déclamation tendant à la mélopée – on sait qu’elle fut reçue extrêmement froidement par la critique. Ce n’est pas le lieu de revenir également sur les multiples démêlés de Claudel avec les met­teurs en scène : les volumes de correspondances accessibles en témoignent34. Si l’on a fait, à juste titre, de la rencontre avec Barrault un épisode majeur et fondateur où le dramaturge trouvait enfin le metteur en scène souhaité, il ne faut pas négliger les multiples frictions qui ont surgi au cours de leurs collaborations, comme le souligne bien Raphaëlle Fleury35. Claudel se veut au service de la scène et modifie, en particulier pour Partage de Midi et L’Échange, son texte afin de le rendre, pense-t-il, mieux adapté à la représentation, là où Barrault, à l’inverse, se serait, la plupart du temps, satisfait des versions antérieures. Quand, déçu par la représentation, à Marigny, des Fourberies de Scapin que joue Jean-Louis Barrault dans une mise en scène de Louis Jouvet, Claudel écrit son Ravissement de Scapin, Barrault ne s’y intéresse guère et ne montera jamais le texte. Faut-il alors considérer Claudel comme « plus moderne » que son metteur en scène ?

32Concluons : il ne s’agit pas, on l’aura compris, de mettre en cause la pertinence et l’actualité du concept d’« écrivain de plateau » ; mais la con­frontation de ce concept avec des pratiques plus anciennes est intéressante en ce qu’elle contraint plus étroitement à mesurer et à préciser sa nouveauté. De plus, il est évident que, dans une perspective axiologique, elle oblige à relativiser une tendance contemporaine qui est de faire de l’ici et maintenant de la scène l’alpha et l’oméga du théâtre. Il est clair qu’un schéma dialec­ti­que tend à s’imposer dans un certain discours théâtral contemporain : il vise à faire croire que l’on est historiquement passé d’un texto-centrisme asser­vissant la représentation au triomphe, au xxe siècle, de la mise en scène s’imposant sur le texte, même si elle en fait toujours le cœur de la repré­sen­tation. Ce cheminement conduirait ainsi à une écriture du spectacle directement sur la scène, attitude neuve qui maintiendrait le discours des avant-gardes et le culte du renouveau à tout prix.

  • 36 Claudel, Théâtre, tome II, p. 257.

33S’il est permis de penser que le passé peut offrir, si ce n’est des leçons, au moins de quoi enrichir la réflexion, l’exemple de Claudel montre que, dans le siècle précédent, le choix de prendre en considération les possibilités multiples du plateau n’a pas été nécessairement récompensé : la modernité conceptuelle et théorique n’est pas, pour le théâtre, en correspondance directe avec la pratique. Imputer les échecs ou les déconvenues de Claudel en ce domaine au poids des traditions ou des habitudes de l’époque ne suffi­rait pas car, il faut le reconnaître, jamais – encore ? – les œuvres de Claudel les plus originales que nous avons évoquées n’ont été pleinement en adé­qua­tion avec une scène et un public. Et comme, naturellement, rien n’est simple, cela n’empêche pas qu’aujourd’hui les metteurs en scène, tout en privilégiant le plus souvent les premières versions de L’Échange ou de Partage de midi, puissent monter des secondes versions, tirant ainsi parti de l’indéniable valeur de ces réécritures qui intègrent les intuitions remar­quables – mais parfois confuses ou aujourd’hui datées – de leur auteur. Une œuvre de Claudel apparaît d’ailleurs comme un point d’équilibre entre les tendances contradictoires de leur auteur et doit toujours être considérée précisément comme son « chef-d’œuvre » : Le Soulier de satin, drame que Claudel a écrit en pensant constamment à la représentation, tout en étant bien ironiquement conscient, au moment de sa publication, qu’« il n’y a pas impossibilité complète que la pièce soit jouée un jour ou l’autre, d’ici dix ou vingt ans »36. Il est clair que ce qui fait précisément une des forces du théâtre de Claudel est, de fait, sa résistance au plateau même lorsqu’il en paraît le plus directement issu, afin d’être toujours un défi pour la scène. C’est cette continuelle inadéquation au temps passé ou présent qui est la condition de sa survie là où, à l’inverse, hier comme aujourd’hui, on peut toujours s’inter­roger sur la pérennité de formes de spectacles trop adéquatement conçues en fonction des richesses – historiquement datées – du plateau.

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Notes

1 Il serait très intéressant de mener un examen précis des différentes variantes du texte intitulé « Les écrivains de plateau » dans les différents volumes : Bruno Tackels ajoute, retranche, modifie en fonction des réorientations de sa notion selon les personnalités évoquées, selon l’actualité de la scène et ses polémiques (le Festival d’Avignon de 2005), selon les discussions suscitées par sa notion elle-même. Paradoxalement, c’est dans le dernier volume de 2009 consacré à Pippo Delbono que son texte est le plus court. Nous nous référerons principalement à la version qui introduit le 4e volume.

2 Bruno Tackels, Rodrigo García : Écrivains de plateau IV, Besançon, Les Solitaires Intem­pestifs, 2007, p. 15.

3 Ibid., p. 21 ; souligné par l’auteur.

4 Ibid., p. 14.

5 « Théâtre oriental et théâtre occidental », 1935, in Le Théâtre et son double, Folio, « Essais », rééd. 1985, p. 113.

6 Bruno Tackels, op. cit., p. 14.

7 Ibid., p. 15.

8 Ibid., p. 16-17.

9 Ibid., p. 21-22.

10 Rappelons la parole toujours vivifiante d’Anne Ubersfeld dans Lire le théâtre, tome II, L’École du spectateur, Belin, 1996, p. 9 : « Contrairement à un préjugé fort répandu et dont la source est l’école, le théâtre n’est pas un genre littéraire. Il est une pratique scénique. »

11 « Notre tradition française, particulièrement « texto-centrée », avait en effet largement occulté la manière très singulière dont le texte travaille au théâtre », écrit ainsi Bruno Tackels, op. cit., p. 14.

12 Dans la préface du 3e volume, Anatoli Vassiliev, de 2006, Bruno Tackels renvoie, p. 22, à un article d’Olivier Py, paru dans Le Monde en 2005 où le dramaturge metteur en scène pointait la dimension uniquement métaphorique de la notion d’« écrivain de plateau ». Bruno Tackels répond en parlant d’un « geste d’écriture […] sur un mode non méta­pho­rique » car le travail de ces hommes de scène « inscrit et articule le sens à travers divers composants qui excèdent la seule matière écrite imprimée et qui peuvent se lire sur la scène, comme se lit un livre ouvert par son lecteur. Mais cette écriture à lire ne passe pas d’abord par des mots préécrits : elle s’énonce plutôt au travers de mots qu’elle produit elle-même, à même la fabrique de la scène. » (p. 22-23). Mais, comme le montre le main­tien de la comparaison, est-on vraiment sorti de la métaphore de l’écriture, d’autant que tous ces écrivains de plateaux ne publient pas nécessairement de traces écrites issues de leurs réalisations ?

13 Georges Casella et Ernest Gaubert, La Nouvelle Littérature 1895-1905, Sansot, 1906, p. 210-211.

14 Paul Claudel, Théâtre, tome I, éd. Didier Alexandre et Michel Autrand, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2011, p. 35.

15 Ibid., p. 46.

16 Ibid., p. 421.

17 Ibid., p. 1596.

18 La Table ronde, n° 88, avril 1955, p. 67.

19 Paul Claudel, Théâtre, tome I, op. cit., p. XXVIII.

20 Paul Claudel, Théâtre, tome II, op. cit., p. 1439.

21 Voir la notice de Shinobu Chujo, in Paul Claudel, Théâtre, op. cit., tome II, p. 1611.

22 Article téléchargeable en ligne à l’adresse http://www.theatre-musique.com/Publish/articlesrevue/24/theatresetmusiques7.pdf, p. 86.

23 Jean-Louis Barrault, Nouvelles Réflexions sur le théâtre, Paris, Flammarion, 1959, p. 230.

24 Paul Claudel, Journal, tome  II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1969, p. 664.

25 Barrault, op. cit., p. 203-231. L’ensemble de cette citation provient de l’introduction de Michel Lioure, Cahiers Paul Claudel, n° 10, Paris, Gallimard, 1974, p. 34.

26 Claudel, Théâtre, op. cit., tome II, p. 969-970.

27 Lettre à Jean-Louis Barrault du 2 septembre 1950, ibid., p. 1474.

28 Concernant Claudel et Brecht, on peut citer, parmi les premières analyses, l’annexe de l’ouvrage de Jacqueline de Labriolle, Les « Christophe Colomb » de Paul Claudel, Paris, Klincksieck, 1972 ; sur Claudel et Artaud, Yehouda Moraly offre, dans Paul Claudel metteur en scène, op. cit., les perspectives les plus frappantes.

29 Si la publication de Au quatrième toc est posthume, La Parabole du festin a été publiée en revue et en plaquette dès 1926.

30 Jacques Benoist-Méchin, alors connu comme compositeur, laissera La Parabole en jachère et Darius Milhaud ne traitera vocalement qu’une partie des textes ayant servi de base à la première version d’Au quatrième toc, en 1940, dans Cantate de la guerre en 1940.

31 Voir Alain Beretta, Claudel et la mise en scène : Autour de L’Annonce faite à Marie (1912-1955), op. cit., p. 95-165.

32 Voir Alain Beretta, op. cit., p. 143-154.

33 Voir la notice de Shinobu Chujo dans Claudel, Théâtre, tome II, op. cit., p. 1613.

34 Outre la correspondance avec Barrault, déjà citée, voir celle avec Aurélien Lugné-Poe, éd. Pierre Moreau et René Farabet, Cahiers Paul Claudel, n° 5, Paris, Gallimard, 1964, et surtout celle avec Copeau, Dullin, Jouvet, éd. Henri Micciollo et Jacques Petit, Cahiers Paul Claudel, n° 6, Paris, Gallimard, 1966.

35 Voir Raphaëlle Fleury, Paul Claudel et les spectacles populaires : Le paradoxe du pantin, Paris, Garnier, « Classiques », par exemple p. 378-382.

36 Claudel, Théâtre, tome II, p. 257.

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Table des illustrations

Titre Paul Claudel au Japon en 1926 tenant une marionnette de Bunraku d’Osaka sur ses genoux
Crédits © Indivision Paul Claudel
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Fichier image/jpeg, 1,1M
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Pour citer cet article

Référence papier

Pascal Lécroart, « Paul Claudel au contact du plateau »Skén&graphie, 1 | 2013, 72-89.

Référence électronique

Pascal Lécroart, « Paul Claudel au contact du plateau »Skén&graphie [En ligne], 1 | Automne 2013, mis en ligne le 30 novembre 2016, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/skenegraphie/1054 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/skenegraphie.1054

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Pascal Lécroart

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