Un gueuloir de luxe
Texte intégral
Pénélope Dechaufour – En tant qu’auteur, comment définissez-vous le plateau ? Que représente cet espace par rapport à votre geste d’écriture ?
Kossi Efoui – Je ne peux pas parler en général mais je peux parler de l’expérience particulière que j’ai avec Théâtre Inutile. Étant donné que l’écriture au plateau est liée à l’expérience de la marionnette, elle diffère de la situation des comédiens à qui on donne des bouts de textes à mettre à l’épreuve du plateau. Ce qui est justement intéressant dans cette écriture au plateau, c’est qu’elle est comme un gueuloir de luxe ! Quand j’écris seul, j’ai besoin qu’à un moment donné les mots soient oralisés. Grâce au plateau, au fur et à mesure de l’écriture du texte, la possibilité de cette oralisation se matérialise avec des comédiens qui sont là pour faire des essais, pour improviser autour des bouts de textes donnés… C’est un travail in vivo et un contexte très enrichissant. Il y a également le fait de retrouver quelque chose d’archaïque car le costume parle, le corps comédien parle, l’accessoire a immédiatement un statut d’objet marionnettique, donc parle, et les mots parlent aussi. Ce qu’il y a d’archaïque dans cette situation c’est la figure du conteur qui est la totalisation de tous ces éléments. Le conteur parle et dit, en plantant son bâton, qu’il « s’agit d’une époque où tous les arbres parlaient », et ce bâton-là est un arbre qui parle à partir du moment où il est annoncé comme parlant… Cet être est l’homme orchestre qui, par ses mouvements, définit simultanément l’espace où tout se produit. Ce sont ces multiples éléments qui sont dissociés au plateau et qui peuvent tout à coup apparaître comme des unités simples et non totalisées. Ces éléments synthétisés en trois dimensions par l’écriture au plateau permettent de voir les lignes de forces de toute représentation. Cette expérience me permet alors de me retrouver de façon concrète au cœur de la fabrique théâtrale et il est intéressant de voir de quelle manière peut se traduire en scénographie concrète quelque chose qui est de l’ordre de la scénographie imaginaire. Par exemple, en disant « la place d’un village » il s’agit d’une scénographie imaginaire mais sur le plateau cela devient un ensemble de signes concrets qui vont être en soi des matériaux (briques, bois) et qui, assemblés d’une façon particulière, vont rendre cette scénographie concrète. L’écriture au plateau permet de voir en mouvement et matérialisées les lignes de forces du récit et de la représentation. Enfin, je ne perds pas de vue que rien n’a encore fini d’être dit, et qu’au fur et à mesure que j’écris, le costume aussi se fabrique, et que les paroles de toutes ces forces sont encore en cours d’élaboration. L’écriture au plateau serait donc un moyen d’articuler la parole verbale avec d’autres sources de parole qui, tissées d’une certaine façon, vont constituer ce que nous allons appeler la représentation.
PD – Et est-ce que cette pratique a changé quelque chose à votre geste d’écriture en solitaire, comme c’est le cas dans l’élaboration d’un roman par exemple ?
KE – Quand je fais récit seul, je touche plus sensiblement ces lignes de forces. Je garde à l’esprit que l’arbre parle, que le narrateur est celui qui fait parler l’animal, qui fait parler l’arbre, qui fait parler le rocher… Ce qui est donc fondamental c’est, à nouveau, la conscience que celui qui anime des formes peut aller de la matière morte à l’être organisé le plus sophistiqué possible, mais aussi aux êtres sans masse, sans matière… dématérialisés ! C’est un canal par lequel j’entre plus aisément en état d’écriture pour dire les choses plus clairement.
PD – Quel lien faites-vous entre l’écriture de plateau et le compagnonnage puisque, dans le cadre de la collaboration avec Théâtre Inutile, les deux sont inextricablement liés ?
KE – Le compagnonnage et l’écriture au plateau sont parfaitement dissociables ; c’est sur la durée que l’expérience devient du compagnonnage. Le compagnonnage est une connivence d’esprit et un chemin vers une certaine osmose intellectuelle de plus en plus aiguë. Moi, je trouve dans cette expérience d’écriture au plateau des façons d’aiguiser davantage mes outils et de creuser des choses dont j’avais une vague intuition ; c’est une pratique qui éclaire la pensée.
PD – En vous écoutant, j’ai l’impression qu’il s’agit d’une expérience faisant ressortir tout ce que le théâtre a de rituel tout en vous plaçant au cœur de cette cérémonie…
KE – C’est pour cette raison que je parlais d’état d’écriture. On rejoint alors la musique et la musicalité sans quoi rien de ce qu’on appelle représentation n’est possible et qui sont pour moi déterminantes. Il s’agit également d’un processus qui permet d’entrer en méditation sur un sujet précis : la blessure ou la violence faites aux corps comme c’est, par exemple, le cas sur le projet En guise de divertissement. La violence, telle que le monde des images nous la donne à voir, va dans le sens d’une certaine fascination pour l’acte de blesser et donc pour les armes mais la réflexion ne porte absolument pas vers le sens d’une méditation sur la blessure… Quand vous parlez de rituel, il faut y ajouter un certain nombre de mots qui sont devenus des mots réservés comme « médiation », « prière »… et qui donnent pourtant une dimension de communion à l’acte théâtral.
PD – Dans l’écriture de plateau avec le Théâtre Inutile, il y a aussi la tentative de réhabiliter un lien communautaire. Est-ce que l’idée de l’écriture de plateau, qui est souvent associée à ce qui est appelé « écriture collective » – bien qu’étant autre chose – ne porterait pas en elle une forme d’utopie ? N’y a-t-il pas inévitablement un moment où chacun est à son poste et seul dans son atelier ? Pourriez-vous expliquer concrètement comment se construit le travail ? Comment parvenir à articuler un dispositif d’écoute et de « co-inspiration » quand différentes formes d’expressions interagissent simultanément au même endroit ?
KE – L’« écriture collective » a en effet quelque chose d’utopique, c’est pour cette raison que je n’y crois pas et que je ne la pratique pas. Il n’y a, par contre, que le plateau pour permettre efficacement l’articulation des différentes formes en cours. Les différents dispositifs se touchent, se frottent, se transforment ; là où il y a le mannequin plus le comédien plus la parole, tout à coup, on s’aperçoit qu’il faut plus de parole ou qu’il en faut moins… Les espaces de réflexions, des « cases vides », émergent alors de ces trois éléments-là qui vont se limiter en tentant de faire forme. Chacun propose des formes et chacun dose : il n’y a pas de travail collégial, c’est pourquoi il faut distinguer cette expérience de l’écriture collective. « Écrire au plateau » ne veut pas non plus dire « écrire en direct ». Ce sont des allers-retours entre la solitude de l’écriture et des éléments proposés au plateau. De séance en séance, il s’agit d’un travail qui avance par injection de formes en cours : fragments de textes, situation imaginée ou encore article de presse… En voyant ce que les comédiens font de ces éléments, j’ouvre des champs d’imagination pour mon écriture. À propos d’écriture au plateau, on peut donc parler de choralité, mais cela ne fait pas l’économie de la solitude de l’atelier. Chacun est responsable de la ligne de force dont il est dépositaire, l’essentiel est de garder une communion de tempo.
PD – Dans ces conditions de création comment définir le travail de mise en scène qui ne correspond plus du tout au théâtre à deux temps ?
KE – Je ne peux que témoigner de la façon dont Nicolas Saelens travaille et je dirais que le metteur en scène se fait en quelque sorte chef d’orchestre mais qu’il garde surtout son poste à la direction d’acteurs. Je crois que la mise en scène advient malgré tout et toujours comme une traduction scénique d’un texte car ce qui se fait de façon simultanée, c’est la dramaturgie et non la mise en scène. Ce n’est qu’à la fin du parcours, une fois que tous les éléments parlent leur langue et que le texte est là, que nous mesurons jusqu’où Nicolas Saelens, en tant que metteur en scène, pouvait aller dans le pendant du travail de création, le but étant de déployer un ensemble à partir de différentes formes qu’on dispose dans l’espace. C’est un rôle qui a à voir avec le montage. Puisque tout le monde est témoin du mouvement du texte, de tous les essais qui auront été faits, au bout du compte la dramaturgie est faite. Je dirais, par conséquent, que dans le processus de l’écriture au plateau, ce n’est pas la figure du metteur en scène qui s’estompe mais qu’elle s’affirme, au contraire, plus nettement. Par contre, c’est peut-être la figure du dramaturge qui n’a plus lieu d’être parce que la dramaturgie n’est pas faite après coup sur le texte – ce que j’entends par dramaturgie étant la façon dont on va éclairer un texte dans la jungle des significations possibles.
PD – Qu’advient-il des didascalies ? Sont-elles appelées à disparaître ? Et plus largement, est-ce que le texte de théâtre peut exister après l’événement scénique dans le cadre de l’écriture de plateau ?
KE – En ce qui me concerne, il faut que le texte puisse exister en dehors de ce contexte. C’est même à cela que je mesure la réussite de l’expérience. L’avantage d’un tel contexte de création est qu’au bout d’un moment, on arrive à se parler à demi-mots, ce qui produit des sortes de didascalies orales fonctionnant comme des repères. Pour moi, les didascalies désignent la scénographie imaginaire. Quelle que soit la manière dont on va fabriquer la scénographie concrète qu’inspire la scénographie imaginaire, cette scénographie imaginaire demeure autonome, donc traduisible. C’est pour cette raison qu’il me semble important de maintenir le terme de « traduction » concernant la mise en scène, même dans le cas de l’écriture au plateau. La didascalie ne perd pas ses potentialités narratives et descriptives ; elle va même ancrer cet espace imaginaire, elle agit comme source d’inspiration pour le comédien, pour le scénographe ainsi que pour le régisseur lumière, son, etc.
Pour citer cet article
Référence papier
Kossi Efoui et Pénélope Dechaufour, « Un gueuloir de luxe », Skén&graphie, 1 | 2013, 47-51.
Référence électronique
Kossi Efoui et Pénélope Dechaufour, « Un gueuloir de luxe », Skén&graphie [En ligne], 1 | Automne 2013, mis en ligne le 30 novembre 2016, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/skenegraphie/1047 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/skenegraphie.1047
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