Kossi Efoui en compagnonnage avec le Théâtre Inutile
Texte intégral
1La Compagnie Théâtre Inutile, basée à Amiens, a été fondée en 1994. Depuis 2006, le travail de Théâtre Inutile se base sur un dialogue permanent entre un auteur, Kossi Efoui, et un metteur en scène, Nicolas Saelens, une démarche de compagnonnage ayant conduit à l’écriture de plateau. Au-delà d’un mode de création dite « collective », largement pratiqué aujourd’hui, la ligne directrice de la compagnie s’ancre dans un esprit de co-inspiration en cherchant à ce que chaque élément qui compose un spectacle soit travaillé sans hiérarchie présupposée et qu’il puisse se penser dans le tissage d’un ensemble ; chacun selon sa fonction nourrit et inspire la création tout en permettant au projet d’aboutir. Ce mode de création permet de faire tomber les barrières qui cloisonnent parfois l’univers artistique mais il s’agit également d’un espace vital pour l’écrivain Kossi Efoui qui peut ainsi matérialiser ses projets dramatiques avec, à chaque spectacle, une multiplicité de chemins à emprunter.
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2La compagnie cherche à faire exister un théâtre de réflexion mais aussi de divertissement, s’adressant à toutes les générations confondues dans un esprit de partage et d’échange sur l’expérience vécue. Il s’agit de scènes ludiques qui s’inscrivent sur des territoires multiples et divers. La marionnette est un medium omniprésent dans les créations où la pluralité de ses formes plastiques est autant exploitées que ses pouvoirs métaphoriques. Une large part du travail de la compagnie – qui se revendique « TTT » (Théâtre Tout Terrain) – s’organise autour d’interventions à caractère éducatif : dans les collèges avec, par exemple, la création du spectacle jeune public Oublie !1 suivi par des scolaires ayant élaboré un dossier pédagogique mais aussi à travers l’organisation de nombreux ateliers théâtre, d’ateliers philosophie en milieu scolaire ainsi qu’avec le Secours populaire… Théâtre Inutile mène également des actions en maison de retraite, en milieu urbain et périphérique avec Voisins Anonymes2, une création pour cage d’escaliers. En milieu carcéral, la Compagnie propose des spectacles et des journées de médiation. Enfin, en milieu associatif, Théâtre Inutile est à l’origine du projet « Les faiseuses d’histoires », qui a réuni en 2008 des femmes analphabètes autour d’un espace de parole afin d’ouvrir un parcours vers la création artistique. Pour la saison 2013-2014, un grand laboratoire de recherche s’ouvre entre la compagnie et le philosophe Miguel Benasayag, intitulé « Art et époque », projet qui s’échelonne sur trois ans et qui réfléchit sur les nouvelles formes du vivant, notamment en scène, autour de séminaires mais aussi de chantiers au plateau. Théâtre Inutile accomplit, enfin, un remarquable travail d’accompagnement du spectateur à travers des rencontres ainsi que l’établissement de dispositifs relais, de productions de pièces radiophoniques, de « cabarets brouillons » – moment participatif de partage et de présentations personnelles ouvert à tous… En milieu hospitalier pédiatrique, la co-création Au pied du lit, en partenariat avec l’Argentine, propose des saynètes sur castelets pour lits d’hôpitaux3. La Compagnie évolue à l’international à travers des ateliers scolaires et des co-créations notamment en Afrique (Burkina-Faso, Madagascar et Cameroun).
3Le Théâtre Inutile travaille donc dans un partage des pratiques et une transmission de valeurs philosophiques en cherchant à réapprendre à penser ensemble mais sans pour autant verser dans un didactisme pesant, optant pour l’interrogation caustique des enjeux de ce qu’on appelle le « théâtre utile, social ou de sensibilisation ». C’est la transmission de pratiques, la réactivation des consciences critiques et la prise de parole ainsi que l’apprentissage du lien social qui sont engagés via des projets internationaux mêlant sans cesse le monde des adultes à celui des enfants dans l’idée de la primauté de l’expérience théâtrale vécue et de l’ouverture sur la parole comme lieu de rendez-vous et objectif de travail. Il s’agit donc d’une compagnie plurielle dont le bilan est fort riche malgré ses nombreux détracteurs, plutôt partisans d’un théâtre où la pédagogie s’énonce clairement à travers une scène devenant lieu de fictionnalisation d’un savoir, d’une « leçon » scolaire. Les expériences du Théâtre Inutile méritent d’être présentées et observées à l’ère d’une société transculturelle en perte de repères. Cette compagnie propose une autre vision du monde ouverte sur la pluralité et l’écoute des individualités sociétales et de l’Histoire ainsi que des habitudes culturelles qui en résultent, une philosophie entrant en parfaite adéquation avec les écrits de Kossi Efoui.
4Né en 1962 à Anfoin, au Togo, Kossi Efoui est titulaire d’une maîtrise de philosophie à l’Université du Bénin. Il a été chroniqueur, notamment pour Jeune Afrique et il est aujourd’hui dramaturge avec une quinzaine de pièces, ainsi que romancier. À la fin des années 1980, il s’engage dans le mouvement de contestation au régime du Président Gbassimbé Eyadéma, participe aux émeutes de Lomé et est arrêté en août 1990. Ayant remporté, quelques mois auparavant, le prix interafricain de Radio France Internationale pour sa première pièce, Le Carrefour, il s’installe en France où il vit depuis. Il obtient le Grand prix littéraire de l’Afrique Noire en 2002 pour La Fabrique de cérémonies, son deuxième roman qui le consacre auprès du grand public comme une des grandes voix de la littérature africaine contemporaine. Il a publié de nombreuses pièces de théâtre ainsi que quatre romans aux éditions du Seuil dont Solo d’un revenant (2008) qui lui a valu le Prix Tropiques, le Prix Ahmadou-Kourouma et le Prix des Cinq continents de la francophonie en 2009. Enfant des Indépendances mais aussi de la dictature, il se bat contre les intégrismes et son œuvre est pétrie de ces luttes pour la liberté, la justice et la vérité. Ses récits interrogent l’Histoire et les rapports entre les hommes, particulièrement dans les dynamiques contemporaines où nos sociétés se sclérosent peu à peu. Il combat la fausse parole et refuse l’enfermement dans un quelconque système idéologique, politique, moral, esthétique ou physique. En tant que poète, Kossi Efoui accorde une importance prépondérante à l’usage de la parole et aux définitions que nous véhiculons à travers les mots que nous utilisons.
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- 8 Création prévue en janvier 2015.
5C’est en 1999, au Cameroun, qu’a lieu la rencontre avec la Compagnie Théâtre Inutile autour de la création Biokysedi4, mise en scène de Nicolas Saelens. Depuis 2006, avec la création Le Corps liquide5 écrite par Kossi Efoui en 1998, l’auteur et la Compagnie sont entrés dans un véritable rapport de compagnonnage ayant abouti en 2010, avec le spectacle Oublie !, à l’expérimentation de l’écriture de plateau. Une aventure que la Compagnie réitère par la suite avec L’Orateur6, En guise de divertissement7 (titre provisoire – création en cours) et La Conférence des chiens (en cours)8. L’entente entre l’auteur et le metteur en scène s’explique par le rapport qu’ils entretiennent à la matière, un rapport que l’on pourrait qualifier d’hermétique. Pour le premier, le bouleversement des canons dramaturgiques traditionnels reprend les grandes lignes du Théâtre de l’absurde ou du Surréalisme ; chez le second, les multiples potentialités de l’objet marionnettique (et plus largement scénique) révèlent, dans le passage du texte à la scène, la matière malléable des mots et rendent possible la matérialisation scénique d’une écriture qui procède par image et dont le récit prend de multiples détours.
- 9 « Kossi Efoui, marionnettiste des mots », suivi d’un entretien de Pénélope Dechaufour avec Kossi Ef (...)
6L’écriture de plateau est arrivée en écho au dispositif de co-inspiration qui structure les productions du Théâtre Inutile et qui suppose une forte interaction entre tous les membres de la création. C’est sans doute ce qui amène Kossi Efoui à parler, avec humour, de « gueuloir de luxe » en guise de définition de cette pratique, qui crée une communauté de langage et renvoie également au travail marionnettique, souvent morcellé, à l’image d’un puzzle. Dans ce processus de création, le metteur en scène se fait tisserand d’une écriture disséquée – c’est celui qui fait se répondre les formes et leur permet de s’assembler. Chez Kossi Efoui – dont le travail se définit comme trans-genre mais semble toujours nicher sa genèse dans la projection d’une scène de théâtre9– l’écriture de plateau féconde les potentialités de l’écriture et au fil du temps cette pratique semble accentuer l’univers merveilleux et surréel de son théâtre. C’est l’alchimie du réel qui est en jeu pour un auteur qui compose toujours en observant les comédiens au plateau, et pour qui la polyphonie de ce contexte de création permet le renouvellement et l’enrichissement du spectacle. La remise en question d’une forme de création à deux temps étaye ainsi les thématiques récurrentes aux créations du Théâtre Inutile : crise du langage et de la communication, interrogations sur notre rapport aux corps organiques, plastiques et métaphoriques – le corps social, politique et culturel ainsi que le rapport que la société entretient aujourd’hui avec les médias et l’héritage historique.
Notes
1 Texte : Kossi Efoui, mise en scène : Nicolas Saelens, avec Angeline Bouille et Philippe Rodriguez-Jorda. Création : 26 mai 2010, Le Palace à Montataire.
2 Texte : Kossi Efoui, mise en scène : Nicolas Saelens, avec Ludovic Darras. Création : Mai 2011 au quartier des Martinets avec le Palace de Montataire.
3 Textes : Javier Swedzky et Kossi Efoui. Mise en scène : Nicolas Saelens et Javier Swedzky. Manipulation et jeu : Leonardo Volpedo/Javier Swedzky (Argentine), Sophie Matel/ Charlotte Pronau (France). Création : novembre 2011 à l’hôpital Reine Fabiola à Bruxelles.
4 Mise en scène de Nicolas Saelens à partir des textes de Lafortune Dikaho, Joël Eboueme, Joseph Tchamko, Serge Fayou, Kouam Tawa et Kossi Efoui. Création : 1999 dans les quartiers de Douala.
5 Texte : Kossi Efoui, mise en scène : Nicolas Saelens, avec Alexandra Boukaka ou Marie-Dolorès Corbillon. Création : 2006 à Amiens.
6 Oratorio pour cinq voix et apparitions. Norbert Choquet, Karine Dumont, Kossi Efoui, Nicolas Saelens, Hervé Recorbet. Création : 6 mars 2013, Le Safran à Amiens.
7 Texte : Kossi Efoui, mise en scène : Nicolas Saelens, avec Simon Romuald Abbé, André Antébi, Ludovic Darras, François Essindi, Éric Goulouzelle. Création : 2 octobre 2013, Maison de la Culture d’Amiens.
8 Création prévue en janvier 2015.
9 « Kossi Efoui, marionnettiste des mots », suivi d’un entretien de Pénélope Dechaufour avec Kossi Efoui, « Le troisième œil », in Marionnettes en Afrique, PUCK Marionnette et autres arts, n° 18, Montpellier, L’Entretemps, Charleville-Mézières, Éditions de l’Institut International de la Marionnette, 2011, p. 161-176.
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Titre | Répétitions En guise de divertissement |
Légende | Mise en scène : Kossi Efoui |
Crédits | © Mickaël Troivaux |
URL | http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/skenegraphie/docannexe/image/1045/img-1.jpg |
Fichier | image/jpeg, 332k |
Pour citer cet article
Référence papier
Pénélope Dechaufour, « Kossi Efoui en compagnonnage avec le Théâtre Inutile », Skén&graphie, 1 | 2013, 41-46.
Référence électronique
Pénélope Dechaufour, « Kossi Efoui en compagnonnage avec le Théâtre Inutile », Skén&graphie [En ligne], 1 | Automne 2013, mis en ligne le 30 novembre 2016, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/skenegraphie/1045 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/skenegraphie.1045
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