Si je respire du poison, ma pièce sera du poison, si je respire du gaz, ce sera du gaz
Texte intégral
Marion Cousin – Vous êtes auteure, metteure en scène et interprète de vos propres pièces, réunissant ainsi trois fonctions de la création théâtrale qu’on a coutume de dissocier. Comment et pourquoi avez-vous commencé à travailler de cette façon ?
Angélica Liddell – Je ne sais pas. Cela fait vingt ans que je travaille ainsi. Ce n’est pas quelque chose de délibéré. Quand j’avais sept ans, je mettais déjà en scène des contes enregistrés sur une cassette : Le Joueur de flûte de Hamelin, Blanche-Neige, Cendrillon. Je faisais tout, même les costumes, et je disais aux autres enfants ce qu’ils devaient faire.
MC – Dans vos textes les plus récents – La Maison de la force, Ping Pang Qiu, Tout le ciel au-dessus de la terre (Le Syndrome de Wendy) – le discours est fragmenté, interrompu par des références aux actions qui ont lieu sur la scène, aux textes qui sont donnés à lire sur des projections ou des pancartes, à de la musique ou à des vidéos. En les lisant, on a la sensation que ces pièces n’ont pas été composées avant les répétitions mais qu’elles ont été modelées par le travail scénique. Qu’en est-il du processus ?
AL – Il y a toujours un texte en amont, plus ou moins organisé. Mais la plupart du temps, les répétitions le font voler en éclats. L’action commence par transformer la parole et tout se contamine alors, même les costumes peuvent venir s’intégrer à la dramaturgie. Mes processus de travail sont très ouverts, je donne une très grande importance au hasard, à tout ce qui peut surgir autour des répétitions, tout est susceptible de s’inscrire dans la dramaturgie, absolument tout. Là où ce que l’on prévoit échoue, le hasard et l’accident triomphent.
MC – Quels sont alors les matériaux textuels et non textuels que vous amenez en répétition ?
AL – J’arrive avec un texte et un chaos d’images. Au fond, ce que je tente en répétition, c’est d’organiser le chaos.
MC – Vous avez réalisé des dessins préparatoires à la pièce Et les poissons partirent combattre les hommes, dont la forme rappelle le story-board. Utilisez-vous toujours ce médium ? À quel moment du processus de création ?
AL – Oui, je fais encore des story-boards, mais de plus en plus désordonnés. Et à la fin il n’en reste plus grand-chose.
MC – Il y a aussi, parmi vos dessins, des esquisses de personnages et des collages qui semblent être le support d’une recherche thématique et stylistique précédant l’écriture de Mais comme elle ne pourrissait pas... Blanche-Neige. Ce travail graphique fait-il toujours partie de la préparation de vos pièces ?
- 1 Tout le ciel au-dessus de la terre (Le syndrome de Wendy).
AL – Oui, mais je ne le fais pas avec un esprit de recherche ; le théâtre n’est pas une thèse, pas du tout. Mon but n’est pas d’enquêter ou de me documenter. Pour moi, ces croquis, ce n’est pas un laboratoire, c’est simplement un carnet de notes. Je travaille de façon obsessionnelle. Du moment où je me réveille le matin jusqu’à celui où je parviens à m’endormir, je n’ai rien d’autre en tête, tout me fait penser au travail. Avec Wendy1 par exemple, tout me fait penser à Wendy, tout, tout ce que je vis. Je travaille comme je respire, si je respire du poison Wendy sera du poison, si je respire du gaz, Wendy sera du gaz.
MC – Dans vos blogs « Mi puta perrera », et « Autoretratos », vous avez parfois publié des fragments de textes, des images, des vidéos, des extraits de films et d’œuvres musicales qui étaient en relation directe avec les pièces que vous étiez en train de créer. Ont-ils été le lieu d’un travail préparatoire aux répétitions ?
AL – Non, c’est le contraire. Je ne pense pas « je vais faire cette photo ou écrire ce texte parce que je suis en train de travailler sur Wendy ». C’est le contraire. Si un jour je me sens mal et j’écris pourquoi je me sens mal, et je trouve une musique ou un fragment de film qui reflète ce que je sens, si je prends en photo une masturbation ou je cite le livre que je suis en train de lire, il est possible que tout cela fasse partie de Wendy ensuite. La démarche est complètement à l’opposé de l’expérimentation.
- 2 Lola Jiménez et Fabián Augusto Gómez Bohórquez sont deux des interprètes de Ping Pang Qiu, et Tout (...)
MC – Blessures incompatibles avec la vie, qui a été créée en 2003, a été la première pièce dans laquelle vous étiez seule en scène, à parler en votre propre nom, et depuis le temps et le lieu de l’action théâtrale. Ensuite, cette expression à la première personne du singulier a commencé à surgir dans des pièces développant une fiction, dans la bouche de différentes figures : « Angélica » dans Et les poissons partirent combattre les hommes, « Le Chien » dans Chien mort au pressing : les forts. Dans vos dernières pièces, les personnages de fiction parlent moins que les personnes, Lola, Fabián, Lennart, Wenjun, Angélica2. Comment expliquez-vous cette évolution ?
AL – Il me semble plus naturel que si un texte est dit par Lola il soit publié ainsi, avec le prénom de Lola. Mais au moment de la représentation ce nom n’apparaît pas, il n’apparaît que quand le texte est publié. Et puis, lorsque la fiction a disparu, il est absurde de nommer des personnages.
MC – Dans votre travail, on peut distinguer deux types de pièces. Les unes, comme Blessures incompatibles avec la vie, Anfaegtelse, Je te rendrai invincible par ma défaite ou San Jerónimo sont des monologues, sont plutôt brèves, et ne mettent pas en scène une fiction. Les autres sont plus longues, permettent le développement d’une histoire portée par des personnages, et engagent d’autres acteurs. À quoi est due l’alternance de ces deux formes ?
AL – Dans les pièces qui ne sont pas des monologues, j’aime confronter le documentaire et la fiction, j’aime faire une pièce de théâtre au milieu d’un documentaire, ou l’inverse. Je crois que le documentaire ou le confessionnel donnent de la valeur à la fiction, et que la fiction en donne au documentaire. Ce mariage m’intéresse beaucoup.
MC – Les pièces brèves et monologiques participent-elles de la construction des pièces plus longues et plus complexes ?
- 3 Tout le ciel au-dessus de la terre (Le syndrome de Wendy).
AL – Je crois que je n’ai écrit qu’une seule pièce tout au long de ma vie. La première chose que j’ai écrite avec une intention esthétique, c’était un poème intitulé « Solitude » ; j’avais dix ou onze ans. Ma dernière pièce, Le syndrome de Wendy3, est une pièce sur la solitude. Cela fait donc trente-six ans que je raconte la même chose.
MC – Le texte de San Jerónimo fait maintenant partie du monologue de Wendy dans Tout le ciel au-dessus de la terre (Le syndrome de Wendy). Le texte que vous disiez en tant qu’Angélica dans San Jerónimo est donc désormais prononcé par un personnage. Wendy se voit également attribuer des poèmes extraits de votre recueil de poésie, Los Deseos en Amherst. Mais Wendy se nomme Wendy, non Angélica. Sur scène, la différence entre personne et personnage a complètement disparu ?
AL – Tout à fait. Il y a un film que je vois toujours avant de commencer les répétitions d’une nouvelle pièce, ou pendant les répétitions, ou quand j’en ai envie, en fait. C’est Opening night de Cassavetes. La réponse à cette question est dans ce film. C’est quand je sors de scène que je commence à mentir. En dehors de la scène, je suis obligée de feindre tout le temps. Il n’y a que sur scène que je dis pleinement ce que je pense, là je ne mens pas, je n’ai pas besoin de feindre.
De même dans l’écriture. La poésie ne peut être poésie que grâce à la vérité. Sur scène, je suis une personne. Dans la vie, il faut feindre constamment pour survivre.
MC – Pourriez-vous écrire des pièces pour d’autres metteurs en scène ou d’autres acteurs ?
AL – Oui, bien sûr, il y a des pièces que j’ai écrites sans penser à la mise en scène, Belgrade ou Ma relation à la nourriture par exemple.
Notes
1 Tout le ciel au-dessus de la terre (Le syndrome de Wendy).
2 Lola Jiménez et Fabián Augusto Gómez Bohórquez sont deux des interprètes de Ping Pang Qiu, et Tout le ciel au-dessus de la terre (Le syndrome de Wendy). Lennart Boyd Schürmann et Wenjun Gao jouent dans cette dernière.
3 Tout le ciel au-dessus de la terre (Le syndrome de Wendy).
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Référence papier
Angélica Liddell et Marion Cousin, « Si je respire du poison, ma pièce sera du poison, si je respire du gaz, ce sera du gaz », Skén&graphie, 1 | 2013, 37-40.
Référence électronique
Angélica Liddell et Marion Cousin, « Si je respire du poison, ma pièce sera du poison, si je respire du gaz, ce sera du gaz », Skén&graphie [En ligne], 1 | Automne 2013, mis en ligne le 30 novembre 2016, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/skenegraphie/1041 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/skenegraphie.1041
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