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Carnet critique

Si je respire du poison, ma pièce sera du poison, si je respire du gaz, ce sera du gaz

Entretien avec Angélica Liddell. Propos recueillis et traduits par Marion Cousin
Angélica Liddell et Marion Cousin
Traduction de Marion Cousin
p. 37-40

Texte intégral

Marion Cousin – Vous êtes auteure, metteure en scène et interprète de vos propres pièces, réunissant ainsi trois fonctions de la créa­tion théâtrale qu’on a coutume de dissocier. Comment et pourquoi avez-vous commen­cé à travailler de cette façon ?

Angélica Liddell – Je ne sais pas. Cela fait vingt ans que je tra­vail­le ainsi. Ce n’est pas quelque chose de délibéré. Quand j’avais sept ans, je mettais déjà en scène des contes enregistrés sur une cassette : Le Joueur de flûte de Hamelin, Blanche-Neige, Cendrillon. Je faisais tout, même les costumes, et je disais aux autres enfants ce qu’ils devaient faire.

MC – Dans vos textes les plus récents – La Maison de la force, Ping Pang Qiu, Tout le ciel au-dessus de la terre (Le Syndrome de Wendy) – le discours est fragmenté, interrompu par des références aux actions qui ont lieu sur la scène, aux textes qui sont donnés à lire sur des projections ou des pancartes, à de la musique ou à des vidéos. En les lisant, on a la sensation que ces pièces n’ont pas été composées avant les répé­ti­tions mais qu’elles ont été mo­delées par le travail scénique. Qu’en est-il du processus ?

AL – Il y a toujours un texte en amont, plus ou moins organisé. Mais la plupart du temps, les répétitions le font voler en éclats. L’action com­mence par transformer la parole et tout se contamine alors, même les costumes peuvent venir s’inté­grer à la dramaturgie. Mes processus de travail sont très ouverts, je donne une très grande importance au hasard, à tout ce qui peut surgir autour des répétitions, tout est susceptible de s’inscrire dans la dramaturgie, absolument tout. Là où ce que l’on prévoit échoue, le hasard et l’accident triomphent.

MC – Quels sont alors les maté­riaux textuels et non textuels que vous amenez en répéti­tion ?

AL – J’arrive avec un texte et un chaos d’images. Au fond, ce que je tente en répétition, c’est d’organiser le chaos.

MC – Vous avez réalisé des des­sins préparatoires à la pièce Et les poissons partirent combat­tre les hommes, dont la forme rap­pelle le story-board. Utili­sez-vous toujours ce médium ? À quel moment du processus de création ?

AL – Oui, je fais encore des story-boards, mais de plus en plus désor­donnés. Et à la fin il n’en reste plus grand-chose.

MC – Il y a aussi, parmi vos des­sins, des esquisses de per­son­nages et des collages qui sem­blent être le support d’une re­cherche thématique et stylis­tique précédant l’écriture de Mais comme elle ne pourrissait pas... Blanche-Neige. Ce travail graphique fait-il toujours par­tie de la préparation de vos pièces ?

  • 1 Tout le ciel au-dessus de la terre (Le syndrome de Wendy).

AL – Oui, mais je ne le fais pas avec un esprit de recherche ; le théâtre n’est pas une thèse, pas du tout. Mon but n’est pas d’enquêter ou de me documenter. Pour moi, ces cro­quis, ce n’est pas un laboratoire, c’est simplement un carnet de notes. Je travaille de façon obsessionnelle. Du moment où je me réveille le matin jusqu’à celui où je parviens à m’endormir, je n’ai rien d’autre en tête, tout me fait penser au travail. Avec Wendy1 par exemple, tout me fait penser à Wendy, tout, tout ce que je vis. Je travaille comme je res­pire, si je respire du poison Wendy sera du poison, si je respire du gaz, Wendy sera du gaz.

MC – Dans vos blogs « Mi puta perrera », et « Autoretratos », vous avez parfois publié des fragments de textes, des ima­ges, des vidéos, des extraits de films et d’œuvres musicales qui étaient en relation directe avec les pièces que vous étiez en train de créer. Ont-ils été le lieu d’un travail préparatoire aux répétitions ?

AL – Non, c’est le contraire. Je ne pense pas « je vais faire cette photo ou écrire ce texte parce que je suis en train de travailler sur Wendy ». C’est le contraire. Si un jour je me sens mal et j’écris pourquoi je me sens mal, et je trouve une musique ou un fragment de film qui reflète ce que je sens, si je prends en photo une masturbation ou je cite le livre que je suis en train de lire, il est pos­sible que tout cela fasse partie de Wendy ensuite. La démarche est complètement à l’opposé de l’ex­pé­rimentation.

  • 2 Lola Jiménez et Fabián Augusto Gómez Bohórquez sont deux des interprètes de Ping Pang Qiu, et Tout (...)

MC – Blessures incompatibles avec la vie, qui a été créée en 2003, a été la première pièce dans la­quelle vous étiez seule en scè­ne, à parler en votre propre nom, et depuis le temps et le lieu de l’action théâtrale. En­suite, cette expression à la pre­mière personne du singulier a commencé à surgir dans des pièces développant une fic­tion, dans la bouche de dif­fé­rentes figures : « Angélica » dans Et les poissons partirent combattre les hommes, « Le Chien » dans Chien mort au pressing : les forts. Dans vos dernières pièces, les per­son­nages de fiction parlent moins que les personnes, Lola, Fabián, Lennart, Wenjun, Angélica2. Comment expli­quez-vous cette évolution ?

AL – Il me semble plus naturel que si un texte est dit par Lola il soit pu­blié ainsi, avec le prénom de Lola. Mais au moment de la repré­sen­ta­tion ce nom n’apparaît pas, il n’ap­paraît que quand le texte est publié. Et puis, lorsque la fiction a disparu, il est absurde de nommer des per­sonnages.

MC – Dans votre travail, on peut distinguer deux types de piè­ces. Les unes, comme Bles­sures incompatibles avec la vie, Anfaegtelse, Je te rendrai invin­cible par ma défaite ou San Jerónimo sont des monologues, sont plutôt brèves, et ne met­tent pas en scène une fiction. Les autres sont plus longues, permettent le développement d’une histoire portée par des personnages, et engagent d’au­tres acteurs. À quoi est due l’alternance de ces deux formes ?

AL – Dans les pièces qui ne sont pas des monologues, j’aime confronter le documentaire et la fiction, j’aime faire une pièce de théâtre au milieu d’un documentaire, ou l’inverse. Je crois que le documentaire ou le con­fessionnel donnent de la valeur à la fiction, et que la fiction en donne au documentaire. Ce mariage m’in­té­resse beaucoup.

MC – Les pièces brèves et mono­logiques participent-elles de la construction des pièces plus longues et plus complexes ?

  • 3 Tout le ciel au-dessus de la terre (Le syndrome de Wendy).

AL – Je crois que je n’ai écrit qu’une seule pièce tout au long de ma vie. La première chose que j’ai écrite avec une intention esthétique, c’était un poème intitulé « Solitude » ; j’avais dix ou onze ans. Ma dernière pièce, Le syndrome de Wendy3, est une pièce sur la so­litude. Cela fait donc trente-six ans que je ra­conte la même chose.

MC – Le texte de San Jerónimo fait maintenant partie du mono­lo­gue de Wendy dans Tout le ciel au-dessus de la terre (Le syn­drome de Wendy). Le texte que vous disiez en tant qu’Angélica dans San Jerónimo est donc dé­sormais prononcé par un per­sonnage. Wendy se voit éga­le­ment attribuer des poèmes extraits de votre recueil de poésie, Los Deseos en Amherst. Mais Wendy se nomme Wendy, non Angélica. Sur scène, la différence entre per­sonne et personnage a com­plè­tement disparu ?

AL – Tout à fait. Il y a un film que je vois toujours avant de commencer les répétitions d’une nouvelle pièce, ou pendant les répétitions, ou quand j’en ai envie, en fait. C’est Opening night de Cassavetes. La réponse à cette ques­tion est dans ce film. C’est quand je sors de scène que je commence à mentir. En dehors de la scène, je suis obligée de feindre tout le temps. Il n’y a que sur scène que je dis pleinement ce que je pense, là je ne mens pas, je n’ai pas besoin de feindre.

De même dans l’écriture. La poésie ne peut être poésie que grâce à la vérité. Sur scène, je suis une personne. Dans la vie, il faut feindre constamment pour survivre.

MC – Pourriez-vous écrire des pièces pour d’autres metteurs en scène ou d’autres acteurs ?

AL – Oui, bien sûr, il y a des pièces que j’ai écrites sans penser à la mise en scène, Belgrade ou Ma relation à la nourriture par exemple.

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Notes

1 Tout le ciel au-dessus de la terre (Le syndrome de Wendy).

2 Lola Jiménez et Fabián Augusto Gómez Bohórquez sont deux des interprètes de Ping Pang Qiu, et Tout le ciel au-dessus de la terre (Le syndrome de Wendy). Lennart Boyd Schürmann et Wenjun Gao jouent dans cette dernière.

3 Tout le ciel au-dessus de la terre (Le syndrome de Wendy).

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Pour citer cet article

Référence papier

Angélica Liddell et Marion Cousin, « Si je respire du poison, ma pièce sera du poison, si je respire du gaz, ce sera du gaz »Skén&graphie, 1 | 2013, 37-40.

Référence électronique

Angélica Liddell et Marion Cousin, « Si je respire du poison, ma pièce sera du poison, si je respire du gaz, ce sera du gaz »Skén&graphie [En ligne], 1 | Automne 2013, mis en ligne le 30 novembre 2016, consulté le 13 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/skenegraphie/1041 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/skenegraphie.1041

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Auteurs

Angélica Liddell

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