L’écriture de plateau d’Angélica Liddell : un théâtre de la contagion
Plan
Haut de pageTexte intégral
- 1 Bruno Tackels, Les Castellucci, Écrivains de plateau I, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 200 (...)
- 2 Marion Cousin, L’Auteur en scène : analyse d’un geste théâtral et dramaturgie du texte né de la scè (...)
- 3 Bruno Tackels, op. cit., p. 13.
1Angélica Liddell, artiste espagnole qui réunit dans sa pratique théâtrale les fonctions d’auteure, metteure en scène et comédienne, appartient, dans la vaste famille des « écrivains de plateau »1 définis par Bruno Tackels, à une catégorie de créateurs dramatiques que j’ai nommés dans ma thèse de doctorat2 « auteurs en scène ». En formulant l’expression d’« écriture de plateau », et en définissant la pratique qu’elle recouvre, Bruno Tackels voit un renouvellement du terme et du métier de « mise en scène ». Selon lui, alors que cette dernière suppose la précédence, voire la primauté d’un texte sur le travail scénique, « place le texte au centre du dispositif théâtral, et la scène au service d’un sens textuel »3, l’écriture de plateau abolit la hiérarchie entre le texte et la scène, le premier devenant un élément constitutif de la seconde.
2Mais, tandis que les « écrivains de plateau » ne sont pas nécessairement auteurs du texte, certains se passant complètement de celui-ci, d’autres ayant recours aux mots d’un autre, les « auteurs en scène » réunissent écritures textuelle et scénique. Leur travail du plateau poursuit celui des mots ou se prolonge dans celui-ci. Ils mêlent ces deux dimensions de la création dans un même geste et une même pratique, mettant en cause la dissociation des deux temps, deux fonctions et deux figures, et la distribution des tâches traditionnellement admises dans le travail théâtral. Dès lors qu’elle n’est plus instituée par une séparation des rôles, la relation qui unit le texte à la scène se voit alors redéfinie par chaque auteur en scène et même par chaque nouvelle œuvre créée. L’interaction des écritures textuelle et scénique génère des formes différentes les unes des autres, y compris dans la production d’un même artiste.
3Le geste d’écriture de l’auteur en scène se déploie ainsi depuis l’émergence du projet jusqu’à sa matérialisation en public, avec, pour autre conséquence majeure de cette pratique, le fait que la création en découlant n’est plus que l’œuvre d’une seule personne, d’un seul auteur – alors que la mise en scène traditionnelle implique, la plupart du temps, une autorité double sur le spectacle, celle de l’écrivain et celle du metteur en scène. Mais, en plus de prendre en charge l’écriture du texte et celle du plateau, Angélica Liddell est l’interprète principale de ses pièces, parfois seule, parfois accompagnée d’autres comédiens. Elle ne fait pas seulement disparaître, à l’instar des autres auteurs en scène, le filtre ou le prisme que le metteur en scène place entre un texte et sa réception ; elle supprime de surcroît la médiation de l’acteur en prenant en charge elle-même sur le plateau l’œuvre qu’elle a composée. Elle saisit ainsi la possibilité de prolonger l’écriture jusqu’au moment de son interprétation.
L’éclatement et l’infiltration du texte par la scène
4Quand l’artiste espagnole parle de la relation entre le texte et la scène, elle évoque une « contagion » réciproque. Ce phénomène – dont la dénomination n’est pas sans rappeler le lexique employé par Antonin Artaud – implique une porosité entre les écritures textuelle et scénique. Il nécessite que la scène puisse agir sur la matière du texte, et non uniquement sur son sens comme dans le cas de la mise en scène traditionnelle. Or, chez Angélica Liddell, bien qu’un texte précède toujours le travail au plateau, ce dernier ne consiste pas en une représentation de celui-ci. Les répétitions ont pour habitude de « le faire voler en éclats » et de l’infiltrer d’éléments scéniques, si bien que sa version ensuite éditée en garde la trace.
- 4 Angélica Liddell, Perro muerto en tintorería: los fuertes, Madrid, Centro Dramático Nacional, 20 (...)
- 5 Angélica Liddell, Boxeo para células y planetas, [en ligne] Archivo virtual de artes escénicas, 200 (...)
- 6 Angélica Liddell, La Maison de la force, traduction de Christilla Vasserot, Besançon, Les Solitaire (...)
5Cette empreinte se manifeste d’abord par la retranscription d’actions scéniques, qui font référence à la dimension visuelle et physique de la pièce, et qui mettent en suspens le dialogue et la fiction : les « crise d’hystérie », « course », « viol » et « rêve » qui sont énumérés dans Chien mort au pressing : les forts4, par exemple. Les différents médiums convoqués par la mise en scène sont également mentionnés dans les textes : les « Projections de collages » et « Projection de film » dans Combat de boxe pour cellules et planètes5, ou la « Vidéo » dans La Maison de la force6. De la même façon, les textes sont contaminés par des citations d’œuvres qui lui sont extérieures mais qui, étant convoquées par le plateau, viennent s’imprimer dans la dramaturgie. La première partie de La Maison de la force contient six chansons mexicaines, des rancheras, qui sont jouées en direct par un groupe de mariachis, et qui viennent entrecouper le discours des trois comédiennes, dans le texte comme sur la scène. La pièce Tout le ciel au-dessus de la terre (Le Syndrome de Wendy) est, quant à elle, rythmée par la citation récurrente d’une scène du film Splendor in the grass d’Elia Kazan, et de la chanson traditionnelle américaine The House of The Rising Sun.
6Certes, ces références au plateau évoquent une partie du travail courant de mise en scène, qui consiste à intégrer des actions purement scéniques, à choisir des musiques qui vont se répéter dans une pièce pour traduire une atmosphère ou les sentiments d’un personnage, ou à mettre en regard des extraits de film avec l’interprétation d’un texte au plateau. Mais, du fait que le metteur en scène est l’auteure, ces éléments extérieurs au texte non seulement font irruption dans celui-ci, mais s’y impriment durablement au niveau thématique. Dans La Maison de la force, une pièce qui traite des rapports de force entre les êtres humains, de la souffrance individuelle d’une femme, et qui se clôt sur une troisième partie consacrée aux féminicides commis au Mexique, le rôle des rancheras aux textes particulièrement misogynes n’est pas seulement ornemental. Ce choix scénique participe d’une construction dramaturgique qui marque le texte définitivement.
L’enchâssement de la fable et l’organisation du discours par le jeu
- 7 Angélica Liddell, Perro muerto en tintorería: los fuertes, op. cit., p. 35. Je traduis.
7La scène agit également sur le texte à un niveau plus structurel, par le biais de l’énonciation qui l’organise et le transforme. Dans Chien mort au pressing : les forts, la référence au lieu où a été créée la pièce, le Centre Dramatique National de Madrid, enchâsse la fiction. De même, le dépit de l’artiste touchée par des restrictions budgétaires et obligée de jouer elle-même le rôle du Chien, « parce qu’un chien est mieux payé qu’un putain d’acteur »7, s’exprime dans un monologue de ce personnage qui parcourt toute la pièce. Celle-ci, structurée par le lieu et les conditions de sa représentation, tient alors dans un double châssis, celui de la fable, qui suit un déroulement linéaire, et celui de la prise de parole dans le présent de l’acte théâtral, qui vient, par le biais du Chien, interrompre le drame de manière intempestive.
8La friction entre le cadre fictionnel et celui de la mise en scène qui l’enchâsse se manifeste également dans Et les poissons partirent combattre les hommes, où le geste d’écriture textuelle et scénique sert de cadre à la fiction. La pièce fait alterner deux types de scènes, inscrites dans deux espaces-temps différents. Le premier est celui de l’écriture, dans lequel on lit le monologue d’une artiste qui se prénomme Angélica, et qui, comme Angélica Liddell, conçoit en même temps le texte et sa mise en scène. Le second est celui de la fiction que celle-ci est en train de composer, faisant parler un personnage nommé La Pute, qu’elle envisage de jouer elle-même. Cette mise en abyme donne alors lieu à l’infiltration, dans la fiction, d’éléments du décor imaginé, et à une confusion entre l’espace de la fable et celui de sa représentation. Il provoque aussi, inévitablement, un brouillage de l’énonciation par la superposition des différentes modalités de présence de l’artiste, qui dévoile ici ses rôles multiples d’auteure, metteure en scène et actrice.
- 8 Angélica Liddell, La Maison de la force, op. cit., p. 61-64, p. 86-99, p. 100-101.
9Dans La Maison de la force, la structure du spectacle modèle le texte d’une autre façon. La pièce est, à tous les niveaux, rythmée par une structure ternaire. Elle se compose de trois volets, introduisant l’un après l’autre un nouveau trio de femmes, d’abord les comédiennes Lola, Getse et Angélica, puis des personnages de fiction empruntés à Tchekhov, Macha, Irina et Olga, et enfin, Cynthia, María et Perla, trois jeunes femmes mexicaines témoignant de la violence à l’œuvre dans leur pays. Pourtant, la quasi-totalité du texte est écrite à la première personne du singulier, sur un ton de confession qui laisse penser que toute la pièce provient d’un long récit autobiographique de Angélica Liddell, qui aurait été distribué entre les différentes voix. La parole des deux trios de comédiennes, plutôt qu’à un dialogue, s’apparente à un monologue à trois voix, à un chœur éclaté, et plusieurs parties du discours se trouvent déclinées en trois répliques : les trois monologues intitulés « Exercices de bonheur pour fils de pute », et les trois « Textes d’amour à un bonhomme en pâte à modeler8 » par exemple. La distribution choisie pour le spectacle semble donc avoir donné lieu à un éclatement et une réorganisation du texte initial, à une fragmentation et une multiplication du monologue de l’auteure.
Le tissage du documentaire, de la confession et de la fiction
- 9 La publication de La Maison de la force datant de 2012, elle rend compte de ces modifications. Ibid (...)
- 10 Il met en évidence aussi que l’édition du texte né de la scène ne saisit qu’un état transitoire de (...)
10De la pratique de l’auteure en scène, découlent ainsi des formes textuelles infiltrées par des éléments du plateau, et structurées par l’énonciation et la distribution. Mais la grande malléabilité que Angélica Liddell offre à son texte en prolongeant son geste d’écriture jusque dans la représentation, implique aussi la possibilité d’un ancrage toujours renouvelé dans le présent de l’acte théâtral. Entre la création de La Maison de la force en 2009 à Madrid et sa représentation en 2012 à Paris, elle a, par exemple, intégré de nouveaux morceaux de textes. L’un de ces ajouts est de nature documentaire et rend compte de l’évolution de la procédure judiciaire entamée en 2004 par le « Centre pour la justice et le droit international (CEJIL) » à l’encontre de l’État mexicain9. L’autre relève de l’intime : à sa confession rédigée en 2009, Angélica Liddell a ajouté une partie qui traduit l’évolution de ses sentiments amoureux. Ces exemples révèlent que le texte continue de s’écrire au fil des représentations, et qu’il est susceptible de se transformer, d’être contaminé par la scène tant que son auteure le présente et le donne elle-même à entendre sur le plateau10.
- 11 C’est en cela que le travail d’Angélica Liddell est souvent assimilé à la performance.
11Mais, comme le montrent ces deux ajouts, et comme l’affirme l’artiste, la « contagion », chez Angélica Liddell, dépasse le cadre du théâtre et le mode de création. L’œuvre est traversée par ses expériences personnelles et ses sentiments à l’égard du monde, et le fait que l’auteure soit l’interprète de ses propres pièces est étroitement lié au caractère autobiographique et confessionnel de celles-ci11. La suppression de la séparation entre écriture textuelle et écriture scénique se prolonge, chez elle, dans l’effacement de la frontière entre fiction et confession ou documentaire, et dans la disparition de la distinction entre personnage et personne. Ainsi, parce qu’il suscite la confusion des cadres théâtral et fictionnel, permet le tissage du documentaire et de la fable, et offre un double ancrage dans le théâtre et le monde, le geste de l’auteur en scène se révèle être, pour elle, le moyen poétique le plus à même de porter une expression individuelle pleinement inscrite dans une histoire collective.
Notes
1 Bruno Tackels, Les Castellucci, Écrivains de plateau I, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2005.
2 Marion Cousin, L’Auteur en scène : analyse d’un geste théâtral et dramaturgie du texte né de la scène, thèse dirigée par Jean-Pierre Ryngaert, Université Paris 3-Sorbonne Nouvelle, soutenue le 3 décembre 2012.
3 Bruno Tackels, op. cit., p. 13.
4 Angélica Liddell, Perro muerto en tintorería: los fuertes, Madrid, Centro Dramático Nacional, 2007, p. 38. Je traduis.
5 Angélica Liddell, Boxeo para células y planetas, [en ligne] Archivo virtual de artes escénicas, 2009, p. 5. Disponible sur :
http://artesescenicas.uclm.es/archivos_subidos/textos/242/angelicaliddell_boxeocelulas.pdf Page consultée le 6/07/09. Je traduis.
6 Angélica Liddell, La Maison de la force, traduction de Christilla Vasserot, Besançon, Les Solitaires Intempestifs, 2012, p. 73.
7 Angélica Liddell, Perro muerto en tintorería: los fuertes, op. cit., p. 35. Je traduis.
8 Angélica Liddell, La Maison de la force, op. cit., p. 61-64, p. 86-99, p. 100-101.
9 La publication de La Maison de la force datant de 2012, elle rend compte de ces modifications. Ibid., p. 118.
10 Il met en évidence aussi que l’édition du texte né de la scène ne saisit qu’un état transitoire de celui-ci.
11 C’est en cela que le travail d’Angélica Liddell est souvent assimilé à la performance.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Marion Cousin, « L’écriture de plateau d’Angélica Liddell : un théâtre de la contagion », Skén&graphie, 1 | 2013, 31-36.
Référence électronique
Marion Cousin, « L’écriture de plateau d’Angélica Liddell : un théâtre de la contagion », Skén&graphie [En ligne], 1 | Automne 2013, mis en ligne le 30 novembre 2016, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/skenegraphie/1039 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/skenegraphie.1039
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page