1Ce texte vise à présenter un ensemble d’œuvres dans la pratique artistique de l’artiste allemande Natalie Czech dont le travail photographique explore depuis 2007 les relations entre le visible et le lisible, interrogeant la confrontation entre l’immédiateté du rapport à l’image et la durée de la lecture du texte poétique au sein d’une même œuvre.
- 1 J’ai plus récemment participé à un autre projet de l’artiste qui s’intitule Critic’s Bouquets, réal (...)
2Dans les œuvres abordées ici, Czech a travaillé à partir de documents poétiques exemplaires de la poésie moderne et contemporaine, en Europe et aux États-Unis, se référant à des poètes tels que Guillaume Apollinaire, E. E. Cummings, Hart Crane, Frank O’Hara, Robert Creeley, Rolf Dieter Brinkmann, Robert Lax, Velimir Khlebnikov ou Jack Kerouac. Ma relation au travail de Natalie Czech s’inscrit dans ma pratique de commissaire d’exposition et plus précisément dans l’exploration de l’écriture comme instrument de collaboration et de dialogue avec les artistes. J’ai d’abord établi un rapport au travail de Czech à travers une écriture qui n’est ni critique ni historienne mais qui s’inscrit dans une forme littéraire directement liée au contexte du projet de l’artiste. Je suis l’une des auteurs que Czech a invités à écrire à partir du poème Il Pleut by Guillaume Apollinaire (2012).1 Cette position m’intéresse dans la mesure où elle me rend particulièrement sensible à l’inscription de mon écriture dans l’œuvre elle-même : une écriture qui est mienne mais qui est aussi contrainte par les dispositifs poétiques imaginés par l’artiste sans lesquels elle n’aurait pas lieu d’être.
3Je vais dans ce texte tenter d’aborder les enjeux plastiques et poétiques de l’œuvre en précisant les différents processus au travail dans la démarche artistique de Natalie Czech. J’envisagerai à cette fin les relations entre les différents documents visuels et textuels que Natalie Czech s’approprie et manipule dans la série intitulée Hidden Poems (2010-2012) et dans les œuvres intitulées A Small Bouquet by Frank O’Hara (2011), et Il Pleut by Guillaume Apollinaire (2012). Enfin je conclurai en considérant la place du document photographique.
- 2 Le texte du poème révélé est placé à côté de l’œuvre finale : ce dédoublement donne ainsi une place (...)
4Avec Hidden Poems, Natalie Czech a développé une approche plastique mettant en relation sa pratique de lecture de poésie contemporaine, ses lectures plus banales ou ordinaires de magazines, de livres illustrés et de journaux de genres différents et sa culture visuelle au sens large, au sein de laquelle l’histoire de l’art moderne et contemporain tient une place importante. Natalie Czech décrit son approche comme une tentative d’échapper à tout systématisme : une relation poreuse et fluide entre différents processus de lecture, qui ont lieu dans des contextes distincts. Le point de départ du travail peut être un poème que l’artiste aura en tête lors d’autres lectures et qu’elle cherche littéralement en scannant du regard ce qu’elle lit. Parfois elle apprécie la lecture d’un texte et tente alors de le relier à des poèmes pris en note dans ses carnets. Les adjectifs hidden (caché) et found (trouvé)2 – indiquant que le processus est en partie guidé par le hasard et une forme de coïncidence heureuse – tentent de qualifier la façon dont elle a formé et entraîné son regard et sa subjectivité de lectrice de manière à mettre en relation ces différents textes et les images qui leur sont associées dans les sources qu’elle manipule.
5Les opérations textuelles de l’artiste consistent à rechercher les fragments verbaux — lettres, suites de lettres ou mots — qui vont être révélés par le biais de différents gestes plastiques, en effaçant, barrant, soulignant, surlignant, entourant, découpant afin de faire apparaître le poème au sein du texte en prose.
- 3 Natalie Czech, A hidden poem by Robert Creeley, 2010 (Tirage couleur, 120 x 86 cm).
Texte du poème : (...)
6Si l’on observe les différentes œuvres qui constituent la série, on prend conscience que la relation que l’artiste instaure entre les textes et les images est différente d’une œuvre à l’autre. Dans A hidden poem by Robert Creeley (2010)3, Czech fait apparaître au sein d’un article de magazine faisant état d’une éclipse un poème de Creeley dont les mots font écho à l’événement raconté. Une image de l’éclipse avant le recouvrement total du soleil illustre l’article de presse de sorte que les trois éléments se superposent et se redoublent ; ils fonctionnent de manière quasiment tautologique.
Figure 1 : Natalie Czech, A hidden poem by Robert Creeley, 2010. 120 x 86 cm.
- 4 Natalie Czech, A hidden poem by E. E. Cummings #1, 2010. Texte du poème : “n / OthI / n / g can / s (...)
7Dans A hidden poem by E. E. Cummings #1 (2010)4, un autre processus est à l’œuvre : une page d’un livre d’art montrant la photographie d’une installation de l’artiste Les Levine est découpée à différents endroits. Les fragments sont pliés et retournés, laissant apparaître des fragments du texte au dos de la page qui reconstituent un poème de E. E. Cummings. L’immobilité évoquée par le poème fait écho à la pièce apparemment vide dans la photographie noir et blanc de l’œuvre de Levine intitulée White Sight montrée à l’envers dans l’œuvre finale de Czech de sorte à rendre le poème lisible. Ici la forme du poème, qui est distribué verticalement sur la page et constitué de mots syncopés, donne au texte une dimension plus sculpturale que l’œuvre de Levine elle-même.
Figure 2 : Natalie Czech, A hidden poem by E. E. Cummings #1, 2010. Papier découpé, 46 x 32,5 cm.
8Dans A hidden poem by Frank O’Hara (2012), Czech souligne à l’aide d’un feutre rouge un ensemble de mots au sein d’un texte dont nous ne voyons qu’un fragment. Les mots reconstituent un poème de Frank O’Hara :
- 5 Natalie Czech, A hidden poem by Frank O'Hara, 2012 (Tirage couleur, 73 x 97 cm).
in that red
there was very little difference
in what was good
and what would happen5
9La double page à partir de laquelle Czech a travaillé donne à voir deux fragments de texte : l’un occupe la page de gauche tronquée, au sein de laquelle Czech a trouvé le poème de O’Hara ; l’autre occupe le bas de la page de droite sur laquelle une image concentre le regard. Cette image est une photographie en noir et blanc d’une salle d’exposition dans laquelle se trouvent des œuvres de Donald Judd. Les relations entre le poème, les textes que l’artiste a recadrés, les rendant moins lisibles, et l’image ne sont en rien évidentes. L’irruption du rouge dans le poème affecte la lecture de la photographie de l’œuvre de Judd en évoquant la question de la couleur. Les termes « little difference » dans le poème nous renvoient à la question du statut de l’œuvre et celle de la différence entre une approche traditionnelle de la sculpture et celle d’un artiste comme Judd faisant appel aux procédés et matériaux issus de l’industrie.
Figure 3 : Natalie Czech, A hidden poem by Frank O’Hara, 2012. Tirage couleur, 73 x 97 cm.
10Certains poèmes engagent ainsi très directement des références à l’histoire de l’art récente et en particulier à des artistes tels que Louise Lawler ou Donald Judd dont les œuvres ont mis en question l’acte d’appropriation, la dimension indexicale de l’œuvre d’art et le statut de l’auteur dans la pratique artistique. Dans sa série Hidden Poems Czech révèle l’importance de questionner les stratégies et les principes qui apparaissent au fur et à mesure du développement de ce travail afin d’y déroger et permettre une prolifération de relations entre textes et images. L’ensemble de cette série donne ainsi à voir une grande variété de sources textuelles, et de registres textuels, poésie d’un côté, prose de l’autre.
11Je souhaiterais considérer deux autres séries d’œuvres intitulées A Small Bouquet by Frank O’Hara et Il Pleut by Guillaume Apollinaire qui se sont rapidement succédé dans le travail de Czech, soulignant la persistance de ses explorations des relations entre poésie, prose et photographie. Contrairement aux Hidden Poems, ces deux projets ont pour point de départ le poème, et plus précisément, dans les deux cas, une forme poétique spécifique qui est celle du calligramme : un poème dans lequel la disposition des mots forme une image qui fonctionne comme métaphore à l’égard du contenu sémantique du texte poétique.
12A Small Bouquet by Frank O’Hara initie la première série de commandes de textes à différents auteurs (artistes, critiques, curateur-e-s, écrivain-e-s). Cette manière de travailler sous forme d’invitations lancées à des auteur-e-s auxquels Czech propose de travailler selon des contraintes précises qu’elle définit dans son dispositif artistique se répètera à différentes reprises dans d’autres séries telles que Il Pleut, Voyelles (2013) et Critic’s Bouquets (2015). Natalie Czech photographie le poème original dans un livre – premier acte d’enregistrement et d’appropriation par la reproduction. Elle prépare un document par le biais des outils informatiques (à l’aide des logiciels Word, InDesign et Photoshop) qui va permettre aux auteur-e-s qu’elle sollicite d’écrire un texte qui va s’inscrire dans les espaces de la trame textuelle et picturale générée par le poème. Dans le cas du poème de O’Hara, ce sont des mots entiers qui constituent la trame, exigeant ainsi que le texte qui s’écrit par-dessus soit dans la langue originale – l’anglais – du poème.
Figure 4: Nathalie Czech, A small bouquet by Julien Bismuth, 2011. Pastel à l’huile sur tirage couleur, 85 x 60 cm.
13Dans le cas d’Apollinaire, le poème se développe verticalement, aucune lettre n’est contiguë à une autre sur le plan horizontal, ce qui offre ainsi aux auteur-e-s invité-e-s par Czech une plus grande liberté dans la langue utilisée pour leur texte et les contraint en même temps beaucoup plus dans la prose elle-même.
14Dans les deux cas, le motif dessiné par le texte s’efface : il est absorbé par le nouveau texte en prose. Le poème original est en quelque sorte caché, et disparaît temporairement dans la nouvelle trame textuelle. Natalie Czech agit alors cette fois plastiquement pour révéler à nouveau le motif pictural en intervenant directement sur le tirage photographique. Dans A Small Bouquet, elle utilise trois crayons pastel à l’huile de couleur rouge, verte et marron, faisant réapparaitre le bouquet par des moyens visuels qui étaient étrangers au poème original. Si l’auteur-e modifie le titre du poème, en y ajoutant des mots, Czech choisit de barrer ces ajouts, les laissant apparaître mais signalant qu’ils n’appartiennent pas au poème original.
15Dans la série Il Pleut, le calligramme est également absorbé par le texte en prose ; l’artiste photographie le texte placé sur un tirage photographique monochromatique et fait réapparaître le calligramme au sein du nouveau texte en surlignant à la peinture acrylique les lettres constituant le poème. Lors de l’exposition, le texte d’Apollinaire est présent au côté des œuvres par le biais d’un lettrage directement apposé au mur et les textes des auteurs sont également rendus visibles à la manière d’un cartel. L’artiste signifie ainsi son désir de laisser ces différentes images coexister dans l’espace de l’exposition, laissant une prolifération de textes et d’auteurs se déployer dans un rapport complexe de répétition et de différence.
Figure 5 : Nathalie Czech, Il pleut by Vanessa Desclaux, 2012. Peinture acrylique sur tirage couleur, 85 x 53 cm.
- 6 Texte original : « That way, there is more room for the question of what actually comprises the pic (...)
16À propos de ce processus de travail, Czech suggère que « de cette façon, il y a davantage de place pour la question de ce que contient l’image : la photo, le texte, le calligramme, lui-même à la fois texte et image, l’acte de surligner, ou le dispositif dans son ensemble. Pour percevoir les différents aspects du travail, vous devez toujours en ignorer une partie et décider si vous voulez lire les textes, regarder l’image formée par les mots ou lettres du calligramme, ou voir la composition dans son ensemble » (Valinsky, ma traduction)6.
17Natalie Czech invite des auteur-e-s au bagage littéraire et artistique très différent, s’offrant ainsi la liberté de mettre en relation les poèmes de O’Hara ou Apollinaire avec des textes aux contenus et aux approches littéraires multiples. En invitant des artistes et des curateur-e-s aux côtés d’auteur-e-s dont l’écriture est le métier, Czech semble chercher à rendre plus dense et plus complexe la dimension visuelle du texte, c’est à dire le potentiel pour le texte en prose de lui-même engager la production d’images dans l’imagination du lecteur.
- 7 Texte original : « … a potentially endless proliferation of texts within texts or texts growing aro (...)
18À plusieurs reprises, Czech a décrit la relation entre les différents textes en termes de « bégaiement ». Pour elle, l’une des choses qui se déroulent est la réapparition bégayante du poème, exhumé dans le flot des textes en prose. Le spectateur-lecteur est soumis à différentes stimulations visuelles et linguistiques, voire auditives si l’on imagine le besoin de certains lecteurs de lire le ou les textes à voix haute. Rachel Valinsky, qui a elle-même participé à la série des Critic’s Bouquets en 2015, écrit qu’il y a « une prolifération potentiellement infinie de textes dans les textes ou bien de textes se développant autour d’autres textes, comme une poupée russe sémantique » (Valinsky, ma traduction)7.
19Cette prolifération des textes et des images, cette succession d’apparitions et de disparitions, sont rendues possibles par l’absence de hiérarchies entre les éléments arrangés par Czech : le poème, le texte s’inscrivant sur et à travers lui, et la photographie. Czech dit plutôt s’intéresser aux similarités entre les processus de création à l’œuvre, et affirme le désir d’activer, de mettre en tension les frontières entre ces différents média. Elle se joue de rapports de surface, de traduction, de transposition, de ressemblance, de copie, de multiples voix.
- 8 Jacques Roubaud est l’un des auteurs sollicités par Natalie Czech pour le projet Il Pleut by Guilla (...)
20Julien Bismuth souligne que « Jacques Roubaud8 définit la poésie comme n’étant ‘pas paraphrasable’, signifiant ainsi qu’elle ne peut être résumée ni réécrite. Ce qu’un poème communique peut seulement être communiqué par le poème lui-même » (Bismuth 118, ma traduction). Plutôt que de tenter de paraphraser les poèmes, Czech les introduit et les absorbe au sein d’une multiplicité de textes et d’images. Néanmoins, dans le travail artistique de Czech, l’acte photographique joue un rôle important dans l’affirmation de sa contribution en tant qu’auteure.
21L’acte photographique a un rôle d’enregistrement d’une suite d’opérations plastiques et de processus de collaboration rendus possibles grâce aux différents dispositifs mis en place par Natalie Czech. Si l’acte photographique semble donc arriver après, et finaliser le processus de création, on observe aussi que ce processus débute en général avec une première prise de vue. Cet acte peut être de nature métaphorique : Czech décrit sa vision qui balaie les pages de texte ; il peut aussi être littéral, lorsque l’artiste photographie un livre pour créer le document qui servira aux auteurs pour écrire leurs textes.
22Julien Bismuth précise que « Natalie Czech produit des images qui peuvent être lues en tant que textes, car elles sont des images de textes, des images de textes qui révèlent d’autres textes en leur sein, comme une image dans l’image, ou comme une image résiduelle. En faisant cela, elle engage ce qui est spécifique à la photographie, c’est à dire sa nature indexicale et documentaire » (Bismuth 117). Kenneth Goldsmith permet de compléter cette perspective en soulignant : « En tant que photographe, elle occupe la position classique de l’observateur, de l’outsider, mettant en place la prise de vue avec attention » (Goldsmith 123, ma traduction). Natalie Czech incarne cette figure de l’observateur et met en exergue l’attention qui est en jeu dans son engagement avec la plasticité de tous les textes et les images qui nourrissent sa pratique artistique. Mais elle révèle une remise en question fondamentale de la pratique photographique dans sa manière de multiplier les strates qui constituent l’objet photographique. Elle intervient sur le tirage lui-même et initie un dialogue entre des textes et des images dans la photographie aussi bien que sur elle, identifiant le médium photographique non seulement comme le lieu d’un archivage, mais également comme un espace de superposition et d’emplacement. Dans son œuvre la photographie prend acte, interrompt le processus, scelle l’espace de la prolifération des textes et des images et permet ainsi de passer la main aux spectateurs, de laisser différentes lectures transpirer à travers ses images, et se frayer des chemins vers de possibles énonciations.
23La démarche artistique de Natalie Czech s’est engagée dans un travail de mise en relation inédit entre des pratiques d’écriture dites poétiques et la pratique de la photographie. Elle a fait de sa pratique artistique le lieu d’une réinvention des articulations entre les textes et les images qui contribuent à construire sa relation au monde et son imaginaire. Dans ses œuvres, des textes se révèlent dans d’autres textes : l’artiste recherche et fait en sorte de mettre à jour des textes poétiques au sein d’une variété de textes en prose, dont certains sont commandés à des auteur-e-s par l’artiste elle-même. Dans ces différents dispositifs de mise en abîme de textes poétiques, la question de l’image, et de l’œuvre d’art, est toujours présente : il semble que l’artiste interpelle simultanément les figures du lecteur et du regardeur, les mettant face à la nécessité de faire d’incessants aller-retour entre les registres du verbal et du visuel, du signe et du sens.
24La relation que l’artiste et son œuvre engagent avec les auteur-e-s est riche et complexe car elle questionne avec force la distribution des places de chacun dans l’œuvre et interroge le déplacement de la fonction d’auteur dans l’articulation entre œuvre littéraire et œuvre plastique. Le texte du poème approprié par Natalie Czech ou le texte qui est l’objet d’une commande spécifique à un-e auteur-e est placé à côté de l’œuvre finale : ce dédoublement ne laisse ainsi pas de doute quant à l’acte de citation au sein de la démarche de l’artiste. Natalie Czech met donc en exergue des affinités avec des auteur-e-s avec qui elle crée au sein de sa pratique artistique un espace d’échange qui se déploie dans différentes dimensions : il se construit à partir de l’acte de la citation, et se développe dans la commande et la collaboration. En intervenant sur les différents objets textuels et visuels qu’elle cite, Natalie Czech les altère et les inscrit dans un nouveau contexte. Les auteur-e-s et leurs objets sont rendus visible mais ils sont déplacés. Ma propre expérience de ce processus rend compte d’une forme de dépossession volontaire dans une relation qui témoigne d’un désir réciproque de mettre à disposition de l’autre quelque chose de sa propre pratique afin de faire l’expérience d’un autre contexte de travail, d’une autre réception, et d’une matérialisation inattendue. Cet engagement artistique révèle la pertinence poétique, esthétique et politique de ces juxtapositions et de ces glissements d’un registre à l’autre, d’un-e auteur-e à l’autre.