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Résumés

Cet article propose de lire Le Projet Fanon, roman de John Edgar Wideman datant de 2008, comme un projet de décoloniser l’archive, ici fanonienne. Il s’agit non dans ce texte d’exhumer la trace du penseur martiniquais, mais plutôt de mettre sa pensée en mouvement, de la faire advenir à la manière d’un événement. L’archive ainsi mobilisée joue dans ce roman un rôle éminemment politique. Elle est dépouillée de son statut d’origine, échappe au récit téléologique, et ne peut être appréhendée que dans un ouvrage qui revendique le brouillage générique comme mode d’écriture : c’est en ménageant au cœur de l’archive un espace pour la fiction que Le Projet Fanon fait de l’archive une force vive défaisant les gestes nationales et coloniales.

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Texte intégral

  • 1 “History is a cage, a conundrum we must escape before our art can go freely about its business” (Mc (...)
  • 2 “I know a life is at stake” (Wideman 3).
  • 3 « We must immediately take the war to the enemy, leave him no rest, harass him. Cut off his breath  (...)

1Pour John Edgar Wideman, l’histoire est une « cage ou une énigme qu’il nous faut fuir ou résoudre pour que notre art puisse s’affairer librement »1. Briser la cage de l’histoire, c’est souvent, dans son œuvre, tenter de s’affranchir des fausses continuités qu’elle impose, démasquer le récit des vainqueurs et lui opposer récitatifs et récitations toutes personnelles formant une sous-conversation, contrepoint kaléidoscopique à une histoire à sens unique. Wideman fait revivre Frantz Fanon dans une œuvre qui ne prétend pas faire œuvre, un « roman » en anglais (Fanon : A Novel, publié en 2008) qui devient « projet » en français (Le Projet Fanon), et dont l’ambition affichée est de sauver une vie2. Il faut sauver Frantz Fanon de l’oubli, et en lisant Fanon, sauver des vies, de sorte que l’archive de Fanon devient, en un renversement anachronique, ce qui contient le présent de l’écrivain et l’archive spectrale d’un présent sans cesse reconduit de domination raciale et coloniale. Les mots, les faits et gestes de Fanon, constituent l’un des trois fils narratifs de cette œuvre ; dans une deuxième intrigue, Thomas, écrivain et professeur de creative writing, reçoit un jour par la poste une tête coupée, accompagnée d’une citation de Fanon qui exhorte à « porter la guerre chez l’ennemi3 » ; enfin Thomas propose à Jean-Luc Godard, ultime alter ego fictif, un scénario sur la vie de Fanon. L’archive de Fanon innerve le roman de Wideman, sous forme d’extraits de discours ou de journaux de l’écrivain martiniquais, d’extraits d’entretiens qu’il mena avec ses patients de l’hôpital de Blida lorsqu’il y exerçait en tant que psychiatre et recueillait les paroles des victimes et des tortionnaires de la guerre d’Algérie, ou encore d’extraits des Damnés de la Terre ou de Peaux noires, masques blancs. Les fragments sont traduits (non par Wideman, mais par le biographe de Fanon, David Macey, que Wideman remercie à la fin de son ouvrage), parfois récrits par l’auteur. Des paroles de Fanon sont inventées et présentées de la même manière que les mots réellement prononcés et consignés par ses biographes. L’archive de Fanon est systématiquement confrontée à l’histoire familiale de Wideman, aux propos de son frère incarcéré à perpétuité qui se demande pourquoi diable Wideman a choisi de parler de Fanon, à la mémoire familiale dont la mère de Wideman se fait le porte-voix, et plus largement, à toute une mémoire de l’Amérique qualifiée par Wideman de « semi-coloniale » dont l’arc se tendrait de Fanon au système carcéral américain en passant par le lynchage d’Emmett Till et l’assassinat de Malcolm X. Wideman propose d’une certaine manière dans ce Projet Fanon de décoloniser l’archive de Fanon, de lui ôter son statut d’origine légitimant l’ordonnancement du discours de l’histoire pour faire de l’anachronisme et de la collision un mode de composition du roman, établir des liens entre contexte de libération coloniale des années 1960 et contexte néo-capitaliste des années 2000, et relire ainsi les années 2000 à l’aune de Fanon. Il ne s’agit pas seulement d’exhumer la trace à demi-effacée du psychiatre révolutionnaire, même si c’est l’une des pistes que semble d’abord suivre le roman, mais plutôt de la raviver, d’en faire un événement, de la faire advenir, de sorte que les modalités d’intervention de l’archive dans le roman de Fanon sont éminemment politiques. J’interrogerai donc la spectralité de l’archive dans ce roman de Wideman, et la forme politique de sa poétique.

Fugitive archive : ouvrir l’archive Fanon

2Écrire Fanon est pour le narrateur de ce roman une question de vie ou de mort ; il faut sortir Fanon des oubliettes de l’histoire, parce que Fanon est un libérateur et libère aussi le présent :

My small struggle is to write your life, word by word, sentence by sentence, and not lose sight of why I’ve set myself this impossible task. I want to be free. I want to write a life for myself, fact and fiction, to open possibilities of connecting with your life, other lives. (Wideman 6)

3Écrire Fanon, cela commence par vouloir en faire la biographie et consigner sa vie à partir de ses écrits, mais la biographie devient très vite l’autobiographie de l’auteur, autobiographie qui réclame à son tour un statut vrai et fictif à la fois. La figure de Fanon connecte ces genres, comme elle aboute passé ainsi écrit et présent de l’écriture. À l’instabilité de la figure de Fanon correspond un genre d’œuvre qui se donne également d’emblée comme indécidable.

4Lorsqu’il se rend en Martinique sur les traces de Fanon, Wideman, ou son alter ego fictif Thomas, rencontre à deux reprises le portrait à demi effacé de Fanon :

I encountered your stenciled, spray-painted image, an image like my project, almost effaced, so I didn’t recognize you until two days after you popped up in the middle of nowhere, a field where cows grazed near the beach. (4)

À mesure que semble se préciser le projet d’écrire Fanon, son image, elle, devient fugitive :

Will I get lucky and unearth a definitive portrait of you. A view of you freeze-framed on the screen, like I chanced upon Emmett Till’s battered face once upon a time, a closeup, millions upon millions of fugitive dots momentarily aligned just so to represent a conundrum recognizable as a human face and also undoubtedly your particular face, your likeness, a still photo fixed so I can study it, you know, like an image from the Lumière archives, an original print stuttering, impaled on the end of a quivering spear of light, a ghost face, dead leaf, its stare crossing mine, staring back as I stare, staring till the ancient stock overheats, begins to smoke and curl. (197)

5L’image de Frantz Fanon apparaît d’abord à moitié effacée sur les murs d’une maison martiniquaise, puis au milieu de nulle part, sur un transformateur électrique. Elle est un objet trouvé dont Wideman décrit d’abord l’exhumation (« unearth », 197) : la vie, les faits et gestes de Fanon sont traités comme autant de traces qu’il faudra interpréter, d’indices à partir desquels il faudra élaborer un récit. Le portrait à moitié effacé de Frantz Fanon appartient à cette terre martiniquaise qu’il quitte pour s’engager au côté des troupes de la France Libre avant de faire des études de médecine à Lyon et devenir psychiatre à l’hôpital de Blida, où il peut à loisir observer et décrire les effets du colonialisme sur la psyché. Wideman a pour projet de le faire revivre, de l’arracher aux profondeurs d’une terre où sommeille son héritage, de l’offrir aux regards d’autres spectateurs que les vaches qui paissent dans les prés alentours. Pourtant, cette trace convoquée est aussitôt révoquée, son statut d’archive exhumée immédiatement remis en question. Le narrateur désire trouver Fanon comme on tomberait sur une image d’archive, pourtant cette image d’archive serait une image morte, un fantôme, une épreuve originale empalée sur un rai de lumière (« impaled on the end of a quivering spear of light », 197), rappelant le visage d’Emmett Till, un jeune garçon noir lynché en 1955 dont le visage défiguré avait fait la une du magazine Jet. Trouver Fanon, le déterrer, ce ne serait finalement que fixer cette image, être pétrifié par son regard de Méduse. Exhumer Fanon, ce serait paradoxalement le figer, en faire une « feuille morte » alors que dans les derniers mots des Damnés de la Terre Fanon exhorte ses camarades des pays nouvellement décolonisés à faire « peau neuve » (traduit dans la version anglaise par « turn over a new leaf », Fanon 1965, 255), « développer une pensée neuve, tenter de mettre sur pied un homme neuf » (Fanon 1961, 232).

6Pour Wideman, se plonger dans l’archive de Fanon, ce serait considérer ces « pixels fugitifs » (« fugitive dots », Wideman 197) plutôt que son image figée, ce serait ouvrir l’archive, c’est-à-dire ménager à l’intérieur des mots, documents et traces laissés par Fanon un espace propice à la fiction, et laisser à la fiction le soin d’interroger les béances de la mémoire. Le roman est ponctué d’extraits de journaux de Fanon, mais aussi de ses essais (au rang desquels figure avant tout Les Damnés de la terre) et d’études de cas des patients qu’il suivait à l’hôpital de Blida lorsqu’il y exerçait en tant que psychiatre. Il comporte aussi des extraits de discours de Fanon tels qu’ils ont été consignés par son biographe (rapportant lui-même les propos d’un journaliste présent à la conférence d’Accra de 1960, à laquelle Fanon participe en tant que délégué du Gouvernement Provisoire de la République d’Algérie). Cette image à moitié effacée, cette archive qu’il faut retrouver mais ne pas figer, cette voix qu’il faut entendre en écho au présent ont pour contrepartie l’instabilité générique totale de cette œuvre qu’est Fanon, une revendication du brouillage comme mode d’écriture. Écrire aux confins du fait et de la fiction, c’est rejeter une dichotomie qui, selon Wideman, fait partie d’un système de domination et de hiérarchisation dans lequel l’entreprise coloniale trouve son fondement. Ouvrir l’archive Fanon, c’est donc troubler les séparations catégorielles sur lesquelles s’édifient les épopées nationales :

Stipulating differences that matter between fact and fiction – between black and white, male and female, good and evil – imposes order in a society. Keeps people on the same page. Reading from the same script. In the society I know best, mine, fact and fiction are absolutely divided, one set above the other to rule and pillage, or, worse, fact and fiction blend into a tangled, hypermediated mess, grounding being in a no-exit maze of consuming : people as consuming medium, people consumed by the medium. […] My society polishes its boundaries with more and more self-destructive manichean violence now that its boundaries are exposed not as naturally or supernaturally ordained but organized through various sorts of coercion by some members of the society to benefit themselves and disadvantage others. (Wideman 6)

7Transcender les frontières du fait et de la fiction est donc un projet politique tout autant qu’esthétique : raviver Fanon, c’est partir à l’assaut de cette dichotomie, inventer dans Fanon cette « tierce-forme » qui mêle essai et roman (Barthes 316) ; c’est déléguer à la fiction une forme de connaissance, et rappeler le statut de discours, et de récit, de ce qui passe pour du positivisme historique. Wideman s’autorise toutes les transgressions au nom de cet impératif éthique, politique et esthétique qui est celui d’espacer le présent pour faire résonner en lui la voix de Frantz Fanon. Il ne prétend en rien faire œuvre d’historien, mais de se servir de l’archive comme un espace au sein duquel peut sourdre la fiction, fiction qui revendique à son tour une utilité épistémologique. Arlette Farge explique que le travail d’historien n’est bien sûr en rien comparable à celui du fabuliste, et pourtant ses travaux consistent à imaginer des constructions plausibles à partir d’exigences savantes, puisque l’archive frustre et ne dit pas tout :

L ’historien n’est pas un fabuliste rédigeant des fables, c’est pourquoi il peut affirmer comme le faisait Michel Foucault : « Je n’ai jamais écrit rien d’autre que des fictions et j’en suis parfaitement conscient », en ajoutant aussitôt : « Mais je crois qu’il est possible de faire fonctionner des fictions à l’intérieur de la vérité ». (Farge 116)

  • 4 Il confie dans un entretien : « After a reading from your new novel Fanon this year, for example, y (...)

8Il me semble que Le Projet Fanon de Wideman consiste lui aussi à faire fonctionner des fictions à l’intérieur d’une vérité historique qui serait la stricte expression, mot pour mot, de discours et d’écrits de Fanon ; à l’intérieur de ces fragments de réel Fanon est convoqué par la prosopopée, l’écrivain lui prête d’autres pensées et d’autres discours qui sont ceux qu’il « pourrait » tenir sur une Amérique des années 2000 qui, pour Wideman, se trouve dans une situation de semi-colonialisme4 :

Fanon’s metaphor was very, very appealing to lots of us in the early sixties. We recognized what he was saying, and we recognized that stripped-bare communities like Oakland, California, and some parts of New York and even Pittsburgh were described quite well by the ideas of colonialism that were in The Wretched of the Earth (1961) and that were in Black Skin, White Masks (1952). We recognized ourselves in those books, and we recognized the description. I had the same kind of shock of recognition with Shakespeare when I read The Tempest. (Eschborn 992)

9Ouvrir l’archive, ouvrir Fanon, c’est l’ouvrir au présent, rendre le présent accueillant et l’archive accueillante au présent, en un renversement anachronique. Il y a dans cette œuvre une urgence de la connexion qui implique Fanon comme archive, mais qui suppose aussi d’arracher cette dernière à son statut d’archive pour en faire une voix qui porte dans le présent et que le présent peut entendre :

My sense of urgency about connecting would require many books to express, and I realize Time’s running out. I won’t be writing many books, if any. The plague of race continues to blight people’s lives, becoming more virulent as it mutates and spreads over the globe. When I ask myself if your example made any difference, Fanon, ask if your words and deeds alleviate one iota the present catastrophe of hate, murder, theft and greed, where else should I start looking besides the mirror. Where should I search if not in the faces of people I love. Will I find an answer in your eyes, behind me in the mirror, gazing into the faces I see seeing yours. (Wideman 5)

10Ce décloisonnement, cet impératif de « connexion » participe d’une urgence politique et poétique : l’éternelle reconduction de la violence raciale requiert que soit convoquée la figure de Fanon. Reconnaître le cercle vicieux du racisme, c’est appeler les mots de Fanon, et les ouvrir au présent. À son frère incarcéré qui lui demande pourquoi cette obsession, Wideman répond :

Why Fanon. Given the facts of Fanon’s life, my brother’s life, my life, the decades in prison, the besieged lives of the people we love and who love us, the lives and deaths shared with them, why wouldn’t my brother, of all people, understand my need to write about Fanon. […] I’d just finished sketching Fanon’s life – born brown and French on apartheid Martinique, boy soldier running away to Europe to fight for France in WWII, psychiatrist in a North African clinic where he treats French torturers and their Arab victims, then fighting against France in the Algerian war of independence, writing books that helped destabilize Europe’s colonial empires, a visionary philosopher who argued that humankind must liberate itself from the shackles of race to become truly human. After all that, my brother Robby, aka Farouk, had asked, Why Fanon. What else could I say. I felt impatient, upset, even betrayed by my brother’s question. He knows better than I do time’s running out. Too many of us locked down in places where we desperately don’t want to be. Every choice urgent. A matter of life or death. […] Why Fanon. C’mon, bro, I said to myself. Mize as well ask, Why me. Why you. Why these goddamn fucking stone-cold-ass walls.

Fanon because no way out of this goddamn mess, I said to my brother, and Fanon found it. (94)

  • 5 « Here is the itinerary or log so to speak of Fanon’s Great Escape, his journey from an old New wor (...)

11« Out » : il n’y a d’issue que Fanon. L’écrivain nous invite à une lecture de l’histoire dans laquelle l’archive est précisément dépouillée de son statut d’origine, elle n’ordonne pas un récit téléologique dont Wideman déclare qu’il est nécessairement celui des vainqueurs, un récit dominant dans lequel les murs de la prison de Robby sont l’avatar des chaînes coloniales. Ouvrir l’archive Fanon et écrire une fiction à l’intérieur de cette archive5, c’est dénoncer les fausses continuités du récit de l’histoire, mais également montrer l’éternel retour de la geste raciale là où elle se dissimule. L’anachronisme revendiqué, la fiction plausible à l’intérieur des faits, le montage d’extraits des journaux et lettres de Fanon avec la fiction de Wideman sont autant de formes politiques d’insertion de l’archive dans le « projet Fanon ».

Bricolage archival : politique de la forme

12Écrire sur Fanon, citer ses discours, ses journaux, les mots de ses essais, le convoquer par la prosopopée, inventer des coïncidences comme celle qui aurait fait se rencontrer la mère de Wideman et Frantz Fanon mourant, à 37 ans, d’une leucémie dans l’hôpital américain de Bethesda, rassembler ces bribes d’histoire comme autant de blocs erratiques, c’est résister aussi bien au discours de l’histoire qu’à toute forme de mythe :

Thus his life evades those myths of martyrdom so handy for settling accounts. For closing the book. Fanon’s accounts of his life prevent him from being written off in other people’s accounts. We have his words ; we can count on them. Fanon uninventible, or you might say resists invention. He’s no more no less a fiction than any person writing about him. Fanon’s been here and gone. Free. (163)

  • 6 « Chaos looms because race can mean everything or nothing. […] A word hovering like a toxic cloud, (...)

13Fanon est « irrécupérable » : ses mots désaliènent les consciences en rendant de nouveau visibles les dominations socio-historiques que le mythe avait naturalisées. Wideman accueillant la voix de Fanon, comme Fanon accueillant les voix des autres et retranscrivant les entretiens avec ses patients, ce sont autant d’histoires intimes s’opposant au récit unitaire et aux symboles transcendants de la geste nationale, celle de la puissance coloniale ou de la destinée manifeste, autant d’expériences confuses qui échappent à la totalisation. En archivant la voix de Fanon, mais aussi les voix dont Fanon lui-même se fait l’écho, le « projet » Fanon donne la parole aux témoins qui prennent en charge la diction de la violence historique se manifestant dans le système colonial mais aussi dans l’éternel retour de ce que Wideman nomme « le nuage toxique de la race »6.

14Ainsi, lorsqu’il consigne les propos de ses patients, Fanon insiste sur la nécessité d’adopter des typographies différentes, ou des conventions particulières pour distinguer ses mots de ceux de ses patients. Un policier français lui explique par exemple que pratiquer la torture dix heures par jour l’a rendu fou, au point un jour de se jeter sur sa femme, la ligoter et commencer à la battre méthodiquement, à la suite de quoi il a éprouvé le besoin d’aller voir un » médecin spécialisé dans les nerfs » (Fanon 1961, 254). Ce sont les mots du malade lui-même que Fanon retranscrit entre guillemets, soucieux de distinguer sa voix de psychiatre de celle de ses patients. Par rapport aux entretiens d’origine, Wideman ajoute ce commentaire, émis par la voix fictive de Fanon :

Stop a moment, Fanon says. « Nerve specialist » is the patient’s way of saying psychiatrist. When I quote him I’m reading from notes transcribed during interviews. I’m quite scrupulous about the accuracy of my transcriptions so that consulting physicians have access to reliable records. In this book I want readers to hear precisely the language with which a patient describes his or her situation […] I don’t want to fall into the trap of treating my patients as the beke treat me. Never letting me speak for myself. Or turning my words into evidence against me. The proper representation of these cases immensely complicated. Perhaps hopelessly compromised by any form of writing. I suppose in some sense I’m always speaking for my patients. Though, in fairness to myself, I often feel the patients speak for me. Not only do I quote them at considerable length. I also find myself splicing into my accounts their exact words or words not exactly theirs not mine either, words I try to imagine the patient might employ in a particular situation. (Wideman 191)

15À la transcription des propos du patient, Wideman ajoute un commentaire qu’il attribue au personnage de Fanon, commentaire inventé donc, mais plausible, prenant place à l’intérieur de la transcription exacte (mais déjà traduite, et de seconde main) des entretiens avec les patients. C’est un véritable montage de voix (« splicing », 191) que le projet Fanon nous donne à entendre : la voix du policier tortionnaire côtoie celle des victimes de la torture, les mots des patients s’insinuent dans ceux de Fanon, et le narrateur vient commenter, en empruntant la voix de Fanon, la transcription des mots échangés. Le montage des différents monologues des tortionnaires et des victimes n’élabore pas une dialectique qui déboucherait sur une quelconque forme de réconciliation ou de pardon. Il semble que le lecteur doive précisément entendre ensemble ces voix juxtaposées. Il doit faire avec des témoignages et des fictions testimoniales divergentes qui ne reconstituent pas un « grand récit » mais qui, par leur diversité et leur pluralité, ont toutefois une ampleur collective. À charge pour le lecteur-auditeur de supporter la violence parfois difficilement soutenable à laquelle le roman le confronte.

16Ce montage d’archives réelles et de fictions testimoniales, ces propos de Fanon exactement transcrits ou intégralement inventés, propos qui se mêlent à ceux de Wideman, de Robby, son frère incarcéré, de leur mère, et enfin à ceux du narrateur fictif du roman, Thomas, Wideman les nomme « bricolage ». Fanon, sous la plume de Wideman, qualifie ainsi les entretiens avec ses patients : « An odd, secondhand, alienated structure’s being formed as we proceed in these book sessions. A process that controls me as much as I control it. A sort of bricolage of free-floating fragments whose authorship is utterly ambiguous » (191).

17Bricolage auctorial donc, qui a pour conséquence une rétractation de la figure de l’auteur au profit d’une communauté auctoriale dans une œuvre qui donne forme à un vécu à la fois individuel et collectif, contre les gestes coloniales et les gestes nationales. Ce bricolage prend la forme d’un montage qui a pour effet, précisément, de démonter la geste nationale, de montrer ses continuités là où elle voudrait les dissimuler, et au contraire de défaire ses fausses continuités. Dans son ouvrage Quand les images prennent position, Georges Didi-Huberman, en commentateur de Walter Benjamin, analyse L’ABC de la Guerre de Bertolt Brecht pour élaborer le concept de ce qui serait une « prise de position » des images opposée à leur « prise de parti ». L’Abécédaire de la guerre est composé d’épigrammes légendant des photos de guerre sur fond noir, épigrammes souvent totalement étrangères à l’image, dont l’adjonction aux images provoque l’effet de distanciation recherché par Brecht dans son théâtre. Pour Didi-Huberman, ce seul montage constitue une prise de position, puisque chaque épigramme nous invite à lire l’image en la dé-historicisant et en la ré-historicisant, en tout cas en l’arrachant à un récit de l’histoire dans lequel elle occuperait une place bien déterminée et fixée à jamais. Ce montage dialectique, ce désajointement temporel et symbolique, Didi-Huberman les nomme « dysposition » : par la simple relation entre épigrammes et images, les images de la guerre sont arrachées au récit historique qui les sous-tend et ne peuvent plus être intégrées à aucun discours historiciste : « Là où le parti impose la condition prééminente d’une partie au détriment des autres, la position suppose une coprésence efficace et conflictuelle, une dialectique des multiplicités entre elles » (Didi-Huberman 121).

18C’est sur ce mode de montage éminemment politique que l’archive me semble présente (et non intégrée, précisément,) dans le Projet Fanon. Le narrateur d’une des trames du roman, Thomas, décide d’amener un scénario sur la vie de Fanon à Jean-Luc Godard. À l’une des images de Homewood, le quartier où se déroulent la plupart des fictions et non-fictions de Wideman, et où il a grandi, le scénario superpose l’étude de cas consignée par Fanon de deux adolescents algériens ayant tué un de leurs camarades français, parce qu’il était français :

Voiceover

Today in the trial of two Algerian boys aged thirteen and fourteen accused of murdering their European playmate, transcriptions were read in court of conversations between expert witness psychiatrist Dr. Frantz Fanon and the two accused. Because they are minors, the accused boys are designated in the following excerpts as Thirteen-Year-Old and Fourteen-Year-Old.

The crawl

We weren’t a bit cross with him. We used to go and play together on the hill outside the village. He was a good friend of ours. One day we decided to kill him because Europeans kill the Arabs. We can’t kill big people. But we could kill ones like him, because he was the same age as us. We didn’t know how to kill him. We wanted to throw him in a ditch, but he’d only be hurt. So we got the knife from home and killed him.

And yet you were pals ?

Well then, why do they want to kill us.
[…]

The fourteen-year-old

At home everybody said that the French had sworn to kill us all one after the other. Two of my family were killed. And did they arrest a single Frenchman for all those Algerians who were killed.

I don’t know.
[…]

Dissolve to...

To a young man, of African descent standing on the corner of Frankstown and Homewood. (Wideman 114-120)

La scène est vue par une vieille dame (la mère de Wideman) depuis son balcon. Le jeune homme semble acheter de la drogue, une altercation s’ensuit :

‘Go, go, go young man, go that way please, please run, run away please,’ she begs grandson, or great-niece or great-grandnephew whom the streets make strangers when they first appear […]. The miracle she’s watching for is something else again, not a lost one returning, not one saved, but the same old regular thing happening again and again. (120)

19Cette chose qui frappe avec la régularité d’une horloge, c’est la mort qui cueille ce jeune homme à l’angle des deux rues ; le montage avec les propos consignés par Fanon pendant l’entretien avec les deux jeunes garçons postule une similitude, une continuité entre deux situations sans rapport apparent, en une éternelle reconduction d’une violence qui replace l’héritage américain urbain et racial dans un héritage plus large des conflits coloniaux du XXe siècle. Ouvrir l’archive Fanon, c’est montrer ce qui démonte le récit d’une destinée manifeste, c’est donner voix à des mots qui font sauter le discours de l’histoire et établissent des continuités en des lieux et des temps sans rapport apparent. Wideman compare ce bricolage aux collages du peintre Romare Bearden :

Romare Bearden’s collages remind me of how my mother, another one of my idols – a life-saver like Fanon – talks. Her stories flatten and fatten perspective. She crams everything, everyone, everywhere into the present, into words that flow, intimate and immediate as the images of a Bearden painting. […] Without surrendering the authority of her long life, she always talks about the precise moment she’s inhabiting. Makes the moment present and large enough, thank goodness, to include everybody listening. Bearden’s collages and my mother’s narratives truly democratic – each detail counts equally, every part matters as much as any grand design. (21)

20Il importe donc, en convoquant les bribes de la pensée de Fanon, les voix qu’il porte et qu’il a consignées, de rendre le présent hospitalier à l’archive, de l’élargir en quelque chose, et de le relire anachroniquement, à l’aune de voix inouïes. Le collage d’archives réelles et fictives, de voix inventées et consignées, « aplatit et épaissit » à la fois la perspective. Il s’agit de densifier le moment présent en rétablissant des continuités rompues avec ces archives oubliées, mais la véritable « démocratie » de ce collage consiste en un brouillage catégoriel presque carnavalesque, qui fait que chaque part « intime » n’est ni plus ni moins importante que « le grand dessein » de l’histoire, à la fois démonté et remonté selon d’autres logiques, plus associatives, que celles du récit historique.

21Le projet Fanon déploie, semble-t-il, une mélancolie de l’archive, en cela que la figure convoquée de Fanon, ses mots, ses faits et gestes, les entretiens qu’il a transcrits témoignent de l’attention prêtée à une forme de hantise du passé dans le présent, mais le roman, par son esthétique complexe, se refuse à oblitérer la part d’absence et d’altérité portée par la voix de Fanon en inventant des fictions réparatrices. Au contraire, la voix de Fanon est celle qui fraie la voie d’une insurrection poétique. Le roman se clôt sur une lettre de Wideman à sa mère, expliquant que le monde a besoin de Fanon comme lui-même a besoin d’elle : « Need the best of him. Like we need the best of you. The part that says we’re all in this mess together, and says question and keep pushing. The ice is cracking, Mom, but we’re on our way across the pond, whatever » (227). C’est justement dans ce désordre, dans cet effondrement des grands récits qu’advient une forme de communauté et de solidarité (« We’re all in this mess together »). Ouvrir l’archive, chez Wideman, c’est lui ôter son statut d’origine pour la rendre toujours originaire, c’est-à-dire la faire advenir, en faire une présence distincte qui vient ouvrir dans le présent une cavité sans fond, une manière de désœuvrer l’œuvre, d’interrompre le mythe et d’espacer le temps pour faire advenir le commun.

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Bibliographie

Barthes, Roland. « Longtemps je me suis couché de bonne heure ». Essais critiques IV. Le Bruissement de la langue. Paris : Seuil, 1984. 313-325.

Didi-Huberman, Georges. Quand les images prennent position. L’Œil de l’histoire. vol. 1. Paris : Minuit, 2009.

Eschborn, Ulrich. « To Democratize the Elements of the Historical Record: An Interview with John Edgar Wideman about History in His Work ». Callaloo 33.4 (2010) : 982-998.

Fanon, Frantz. Les Damnés de la terre. Paris : Maspéro, 1961.

Fanon, Frantz. The Wretched of the Earth. Londres: MacGibbon & Kee, 1965.

Farge, Arlette. Le Goût de l’archive. Paris : Seuil, 1997.

McMillan, Terry (dir.). Breaking Ice. New York: Penguin, 1990.

TuSmith, Bonnie (dir.). Conversations with John Edgar Wideman. Jackson: UP of Mississippi, 1998.

Wideman, John Edgar. Fanon, A Novel. New York: Houghton Mifflin, 2008.

Wideman, John Edgar. Le Projet Fanon. Paris: Gallimard, 2013.

Wideman, John Edgar. Fatheralong. A Meditation on Fathers and Sons, Race and Society. New York: Pantheon Books, 1994.

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Notes

1 “History is a cage, a conundrum we must escape before our art can go freely about its business” (McMillan, Preface, vi).

2 “I know a life is at stake” (Wideman 3).

3 « We must immediately take the war to the enemy, leave him no rest, harass him. Cut off his breath » ( Wideman 17).

4 Il confie dans un entretien : « After a reading from your new novel Fanon this year, for example, you said you were born into a semi-colonial situation in the United States » (Eschborn 992).

5 « Here is the itinerary or log so to speak of Fanon’s Great Escape, his journey from an old New world to a new Old world, after a false start on Dominica. I learned the details of his getaway in a book Fanon never had the opportunity to read so the information’s thirdhand at best, an outsourced search for truth, documented by the plausibility of facts, facts unconfirmed by Fanon, untouched by his hand dead forty years before the book published. Welcome information in any case (thank you Mr. David Macey, assiduous historian), welcome as some of the facts might have been to Fanon on those fitful nights conflicted, stalled on Dominica. A healing glimpse of the future ». (152)

6 « Chaos looms because race can mean everything or nothing. […] A word hovering like a toxic cloud, obscuring discourse at all levels » (Wideman, 1994, xii).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Flora Valadié, « John Edgar Wideman, lecteur-archiviste de Frantz Fanon »Sillages critiques [En ligne], 23 | 2017, mis en ligne le 01 décembre 2017, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sillagescritiques/5417 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sillagescritiques.5417

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Auteur

Flora Valadié

Université de Bourgogne-Franche-Comté
Flora Valadié est maître de conférences à l’Université de Bourgogne-Franche-Comté où elle enseigne la littérature américaine et la traduction. Sa recherche porte sur la littérature américaine des XXe et XXIe siècles et elle est l’auteur de plusieurs articles sur l’écriture de l’histoire dans les romans de John Edgar Wideman, Richard Powers et Paul Auster.
Flora Valadié is a lecturer at Université de Bourgogne-Franche-Comté where she teaches American literature and translation. Her research deals with 20th and 21st-century American literature and she has written several articles on the writing of history in the novels of John Edgar Wideman, Richard Powers and Paul Auster.

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