- 1 Pour d’autres éclairages sur ce roman, on pourra se reporter par exemple aux travaux de Katherine H (...)
1Only Revolutions, paru en 2006, est le deuxième roman de Mark Z. Danielewski et il prolonge tout en les déplaçant et en les renouvelant les questionnements abordés six ans plus tôt dans House of Leaves. Les deux pages qui seront analysées ici sont les premières pages de chacun des récits de Hailey et Sam, les deux héros (et narrateurs), d’autant plus importantes qu’elles contiennent aussi en regard les deux derniers fragments de chacun des récits, constituant donc à la fois le début et la fin de chaque histoire. Le choix de ces deux pages et surtout la décision de les analyser l’une en regard de l’autre ont été motivés par le fait qu’elles sont exemplaires des problèmes que soulève le roman et qu’elles englobent celui-ci dans une structure chiasmatique. Il s’agira ainsi de s’interroger avant tout sur les phénomènes de circulation inhérents à ce texte, et sur le travail de décomposition et de recomposition qui s’exerce au cœur du roman et de ces deux pages1.
2Comme le précédent, ce roman pose d’abord la question de sa réception, de la « manière » de lire le texte qui suppose un engagement du lecteur non seulement dans la démarche interprétative mais aussi dans le processus créatif. Dès lors, le lecteur immergé dans le texte se trouve confronté à des problématiques internes qui tournent essentiellement autour de deux motifs, celui de la ligne et du cercle. Ces deux figures sont elles-mêmes largement subverties, ce qui permet de faire communiquer des régimes discursifs a priori différents. Enfin, ce processus de dissémination entre mythe, histoire et récit semble être favorisé par la force syncrétique du travail poétique qui fait de l’écriture et de la lecture le lieu d’une dialectique de la présence et de l’absence.
Only Revolutions, 1S et 1H
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- 2 On trouvera diverses images du roman sur le site qui lui est dédié : http://www.onlyrevolutions.com (...)
3À l’image de House of Leaves, Only Revolutions est un livre qui impose une réflexion sur sa propre lecture en ceci qu’il est vu comme objet devant donner lieu à une manipulation physique. Le premier problème que l’on rencontre est celui du point d’entrée dans le livre : les deux couvertures se répondent, l’une étant constituée d’un iris vert contenant le titre et le nom de l’auteur dans la pupille et l’autre d’un iris jaune contenant les mêmes éléments2. Les pages de titre mettent ensuite l’accent sur la différence entre les deux faces du texte : « Mark Z. Danielewski’s // Only Revolutions by Sam » ; « Mark Z. Danielewski’s // Only Revolutions by Hailey ». Sur chacune des deux pages précédant le début du texte des deux narrateurs est inscrite une lettre monumentale, « S » ou « H », initiales de leur prénom, chacun des deux textes commençant ensuite par l’initiale du prénom de l’autre narrateur.
4Une fois entré dans le texte, le lecteur éprouve d’abord un sentiment de perte sans doute encore plus fort que celui ressenti à l’abord du précédent texte de Mark Danielewski : où commencer la lecture ? Y a-t-il une méthode meilleure qu’une autre et qui ferait de nous un « mauvais lecteur » si nous n’étions pas capables de la trouver ? Si le lecteur garde ses réflexes habituels (en supposant qu’il soit occidental, même si l’on voit que le livre de Mark Danielewski peut à la fois dérouter et prendre en compte tous les systèmes de lecture), il commencera par la colonne de gauche au faîte de laquelle est inscrite une date (elle apparaît en rouge violet dans le texte original). La reconnaissance de cette date peut aider le lecteur dans une première entreprise de justification du sens de lecture qu’il a décidé d’adopter ; en effet la date qui introduit la colonne dans le texte de Sam est le 22 novembre 1863, tandis que son équivalent dans la version de Hailey est le 22 novembre 1963, soit un siècle plus tard. La justification évoquée ci-dessus serait alors purement chronologique et la lecture du texte de Sam serait première car l’action y serait antérieure.
5Pourtant on se rend vite compte que ce schéma de lecture est fondé sur des présupposés que le texte va rapidement déconstruire au sens derridien du terme, c’est-à-dire en renversant les hiérarchies et en défaisant cette idée même de chronologie. Ainsi Mark Danielewski défamiliarise l’acte même de lecture en son point d’origine, notamment en subvertissant la notion d’incipit, de début mais aussi de fin. Qui plus est, l’auteur semble ici amplifier l’idée selon laquelle chaque lecteur lit un texte différent. En effet, chacune des lectures différera des autres non seulement en ceci que les interprétations varieront, mais aussi et surtout parce que nombre de lecteurs auront adopté des modes d’appréhension du texte différents. La forme la plus extrême de ces modes de lecture consisterait à ne pas tenir compte de la cohérence typographique des deux colonnes et à persévérer dans la volonté d’une lecture linéaire. Le lecteur peut aussi décider de lire la page dans son ensemble, c’est-à-dire de la renverser pour lire ce qui se trouve imprimé à l’envers, au bas de celle-ci, même si la présence du numéro de page lui montre que cette partie du texte constitue la fin de l’autre récit.
- 3 Comme dans House of Leaves, il est plus que probable que l’« éditeur » ne soit autre que Danielewsk (...)
- 4 La présence de deux rubans jaunes et verts permettant de marquer les pages est tout de même une aid (...)
- 5 On voit ici à quelles périphrases nous oblige le fait de ne pas disposer, comme l’anglais et l’alle (...)
6De plus, même si le lecteur respecte la cohérence typographique, un autre problème se pose à lui, qui est de savoir où il doit s’interrompre pour passer à une autre page, mais aussi pour décider de retourner le livre et de passer à l’autre « versant » du roman. Concernant cette dernière question, une indication est apportée à l’intérieur de la jaquette du livre : « The publisher suggests alternating between Hailey & Sam, reading eight pages at a time »3. De plus, ce rythme suggéré est justifié par le fait que chacune de ces sections de huit pages commence par une lettre majuscule plus volumineuse, ces lettres mises les unes à la suite des autres formant une suite ininterrompue : « Hailey and Sam Hailey and Sam... » du côté de Sam et « Sam and Hailey Sam and Hailey... » du côté de Hailey4. Pourtant cette recommandation ne résout pas le problème de savoir quand changer de page, ce qui peut conditionner la hiérarchisation de la lecture des deux colonnes ; en effet ici chacun des deux textes se termine par une marque de ponctuation forte, ce qui engage le lecteur à ne pas se poser de question quant à leur possibilité d’enchaînement. Pour autant, ce mode de lecture n’est bientôt plus possible dans le livre, notamment parce que certaines des colonnes concernant l’histoire de Sam et Hailey se terminent seulement par des virgules, voire sans aucune marque de ponctuation. Le geste du lecteur peut alors être celui d’une forme d’anticipation qui fait qu’il lira à la suite deux colonnes concernant les événements historiques afin de pouvoir conserver le lien direct entre deux parties de l’histoire des deux héros5.
7Tout ceci montre bien quel engagement, au sens non seulement intellectuel mais aussi physique du terme, la lecture des œuvres de Mark Danielewski exige. Le premier effort est bien celui qui consiste à rentrer dans le texte, mais cette entrée n’est qu’un pas vers un processus tout aussi difficile visant à dégager du sens de ce texte, notamment dans sa forme. En effet le sentiment qu’éprouve a priori le récepteur, même après une première lecture, est celui décrit par Jacques Derrida dans le « Prière d’insérer » qui se trouve au début de son ouvrage Glas :
- 6 La quasi-perfection avec laquelle ce texte recouvre l’expérience première du lecteur est suffisamme (...)
D’abord : deux colonnes. Tronquées, par le haut et par le bas, taillées aussi dans leur flanc : incises, tatouages, incrustations. Une première lecture peut faire comme si deux textes dressés, l’un contre l’autre, entre eux ne communiquaient pas. Et d’une certaine façon délibérée, cela reste vrai, quant au prétexte, à l’objet, à la langue, au style, au rythme, à la loi. Une dialectique d’un côté, une galactique de l’autre, hétérogènes et cependant indiscernables dans leurs effets, parfois jusqu’à l’hallucination. (Derrida, n.p.)6
8Il faudra bien évidemment revenir sur le rapport qu’entretiennent les textes entre eux, Jacques Derrida lui-même redéfinissant plus loin cette impression première. Chez Mark Danielewski l’identification des textes dans leur forme semble a priori plus aisée, la présence d’une date pouvant laisser penser que la colonne de gauche se rapporte à des faits historiques et celle de droite, après une première lecture, pouvant être conçue comme une narration. Pourtant cette identification ne suffit pas à ce que le(s) texte(s) prenne(nt) sens, et ce en raison de la part d’inconnu qui peut résider en eux. En effet, à moins d’être un historien très spécialisé, il est difficile de savoir à quel événement ou lieu, ou à quelle personne fait référence chacun des éléments énumérés dans la colonne de gauche (tels que « Fort Pillow massacre », « Jubal Early », 1S).
9De plus, deux réalités différentes semblent coexister à l’intérieur même de cette colonne, comme le suggère la présence de certains segments en italiques et systématiquement introduits par des tirets. Le lecteur peut cependant remarquer assez vite que ces segments sont des fragments de citation, alors que les autres font référence à des événements ou personnages historiques. Cette déduction s’appuie à la fois sur la présence des italiques qui caractérisent aussi les parties dialoguées du texte de droite et sur la présence du tiret lui aussi placé au début de ces fragments dans la partie narrative. Pourtant un premier problème se pose quant à ces citations, à savoir le fait qu’elles sont tronquées, le tiret manifestant alors aussi une coupure, un manque. Le lecteur semble donc invité à compléter cette citation, ce qui signifie aussi en retrouver l’auteur (de même qu’il peut chercher des informations sur certains événements s’il ne les connaît pas). Cette recherche est évidemment facilitée par Internet, mais on ne peut occulter son caractère fastidieux qui rendrait le processus de lecture particulièrement long, le lecteur se trouvant donc confronté au choix de faire cet effort ou non, tout en se demandant s’il est souhaitable d’aller au-delà de ce que le texte propose. Ce texte fonctionne donc à la fois comme hypotexte, ou plutôt palimpseste, et comme hypertexte, cette logique hypertextuelle permettant de penser que l’œuvre pourrait être publiée numériquement afin par exemple que chaque fragment propose un lien vers la citation originelle (ce qui aurait cependant pour effet de faire disparaître certaines problématiques liées à l’objet livre).
- 7 Cette vision est assez proche de celle développée par certains philosophes antiques et notamment Lu (...)
10De plus, parmi les efforts que le texte exige du lecteur, il en est un des plus intenses et qui est encore ici à la fois intellectuel et physiologique : le processus de mémorisation. En effet le roman comporte quatre textes qui coexistent en son sein et que nos facultés humaines limitées nous obligent à lire les uns à la suite des autres (alors qu’il faudrait sans doute idéalement les lire en même temps, mais nous y reviendrons). Le sentiment de perte peut donc être renforcé notamment par les échos qui existent entre ces textes et qu’il nous faudra analyser, car ils sont sources de confusion et de brouillage ; pourtant le texte même de Mark Danielewski semble suggérer que le processus d’oubli est un élément nécessaire et intrinsèque à la condition humaine. Ainsi la troncature des citations est sans doute le reflet de ce qu’est la perception mémorielle de l’histoire pour un être humain, nécessairement fragmentaire. Du reste, cette idée est confirmée par le fait que les dates historiques figurant dans la colonne de gauche sont de plus en plus rapprochées au fur et à mesure que l’on avance dans le texte, celui-ci mimant ainsi la déperdition de la mémoire, la mémoire historique étant ainsi calquée sur la mémoire humaine7.
- 8 J’ai moi-même participé à ce processus d’élaboration en proposant notamment des citations dont cert (...)
11Avant de discuter plus loin la conception de l’histoire que reflète ce mode de fonctionnement, on peut s’interroger sur l’idée de la participation du lecteur ; en effet, au-delà de ce qui a été évoqué jusqu’ici, il faut signaler que Mark Danielewski, sur son blog et sa page « myspace », avait requis de la part des internautes l’envoi de citations, de mentions d’événements historiques marquants ou bien de noms de plantes et d’animaux qu’ils chérissaient particulièrement (ceci concerne les narrations de Hailey et Sam) afin de les intégrer au livre. Only Revolutions est sans doute le premier ouvrage à exploiter dans son processus d’élaboration les possibilités du web 2.08 ; le lecteur peut donc aussi percevoir qu’il fait partie d’une communauté et le livre l’y invite de façon presque explicite. En effet le « US », que l’on rencontre à de nombreuses reprises et qui est par exemple ici présent dans le texte de Hailey dans la colonne de gauche (« Would you come with US ? », « a tragedy for all of US »), renvoie à une volonté d’intégrer le lecteur dans un groupe auquel appartiendraient aussi les personnages (et qui s’opposerait à un « THEM » dont la liste des éléments qui le constituent serait l’exact contrepoint de la première communauté) ; c’est ici, de plus, une référence à peine masquée aux États-Unis, envisagés comme pays réel, historique (colonne de gauche) et fantasmé (colonne de droite) même si cette dichotomie devra être nuancée.
- 9 Le choix du « H » et du « S » comme initiales des prénoms des deux héros n’est bien évidemment pas (...)
12Cette impression d’appartenir à une même communauté est accentuée par la construction du livre, à la fois cyclique et linéaire ; le fait de se retrouver au début du texte à la fin de la lecture est une expérience troublante : quand a-t-on réellement fini de lire un livre ? Qu’est-ce qui marque simplement la fin du livre lui-même ? Ce sentiment est renforcé par la présence du symbole de l’infini « ∞ » sur la page titre ; il n’est ainsi sans doute pas fortuit qu’il faille tourner le livre toutes les huit pages, le chiffre « 8 » étant une figuration du symbole de l’infini « redressé » (ceci explique peut-être aussi la présence fréquente du logogramme « & » à la place de « and »)9. Ces figures du cercle et de la ligne sont en tension tout au long d’un texte dont la construction symétrique ne cesse de remettre en cause cette belle mécanique du non-fluide et elles renvoient à une conception ambivalente, à la fois téléologique et non téléologique, de l’histoire, suivant les deux sens que ce mot recouvre.
13Le sous-titre de Only Revolutions est « The Democracy of Two Set Out & Chronologically Arranged », ce qui crée un lien avec l’idée de communauté développée ci-dessus tout en présupposant une activité de réorganisation qui aurait été celle de l’auteur, semblant suggérer que les événements n’étaient préalablement pas « arrangés » ainsi. Pourtant cette « démocratie à deux » implique que l’histoire racontée est à la fois celle de Hailey et de Sam et celle de l’Amérique, mais aussi que l’histoire même de Sam et Hailey est celle de l’Amérique, voire qu’ils sont l’Amérique (le prénom Sam est bien entendu significatif dans cette perspective). Cependant cette expression soulève bien d’abord la question de la chronologie et donc d’une conception linéaire et téléologique de l’histoire que le texte paraît subvertir.
- 10 Ce mode de lecture n’est d’ailleurs bien sûr pas impossible si l’on décide de ne pas respecter les (...)
14L’histoire relatée dans la colonne de gauche semble a priori être constituée d’une succession d’événements commençant au milieu de la Guerre de Sécession dans le texte de Sam et se terminant deux cents ans plus tard, le 19 janvier 2063, en passant par le 22 novembre 1963 au cœur du mouvement des droits civiques. De plus, la première page de l’histoire racontée par Hailey marque le moment de la poursuite de la ligne temporelle entamée dans l’histoire de Sam puisque chaque colonne est la retranscription éclatée (mais chronologique) de la journée de l’assassinat du président Kennedy. Il apparaît donc que cette histoire linéaire dessine une courbe à l’intérieur même du livre, configuration renforcée par le fait que les dates sont séparées par cent ans. Pourtant le processus de lecture évoqué précédemment ne correspond pas à ce schéma qui supposerait qu’on lise les colonnes les unes à la suite des autres sans tenir compte des récits de Hailey et Sam10. Le mode de lecture prescrit au début du texte impose des allers-retours dans l’histoire et ne nous autorise pas à l’envisager de façon continue ; cette rupture de la chronologie implique que l’histoire est présentée comme une sorte de vortex bien plus que comme une ligne droite, voire une forme de double hélice qui constituerait l’ADN du texte. Ainsi, Mark Danielewski rompt le fil transitif pour qu’il ne soit plus transitoire, et semble lutter contre la perte qu’implique toute lecture cursive tout en prenant cette perte en compte, grâce à un texte qui tente donc de créer sa propre temporalité.
- 11 Du côté de Sam on pourrait jouer sur « his story »/ « history ». La traduction adéquate du terme « (...)
- 12 La numérotation des lignes a été faite pour plus de clarté, mais elle montre elle aussi le caractèr (...)
15Il faut alors, du point de vue de la réflexion sur l’histoire, envisager le rapport qu’entretiennent les récits de Hailey et de Sam avec les événements historiques qui leur font face11. Il semble bien exister une différence dans la perception de la temporalité d’un texte à l’autre ; en effet Sam et Hailey se présentent tous les deux comme « Allmighty sixteen » au début de leur récit (l. 15)12, expression à laquelle répond, à nouveau dans les deux textes, celle de « ever sixteen » (l. 33) à la fin de leurs deux narrations. On voit donc que, si la colonne de l’histoire (« history ») a vu un parcours de deux cents ans, a priori celle de l’autre histoire (« story ») a duré moins d’une année. Pourtant, la présence de « ever » nous amène à réévaluer le fait que ce récit ait pu se dérouler sur une période qui serait inférieure à une année. D’une part, au cours de leur périple, qu’ils font à pied, Hailey et Sam traversent l’Amérique de long en large, ce qui paraît peu probable. Mais, au-delà de cette remarque prosaïque, l’adverbe « ever » conduit rapidement à l’idée d’infini évoquée plus haut et qu’il faut ici rapporter à toutes les figures du cercle présentes à la fois dans le texte et participant à sa construction même.
- 13 Le terme « dominante » est utilisé ici car le périmètre du cercle est en fait marqué par une transi (...)
- 14 De plus, la différence de taille entre les deux textes est due à une réduction progressive de chaqu (...)
16Tout d’abord, chacun des deux textes commence par l’évocation d’une figure du cercle, « haloes » (l. 1) pour Sam et « Samsara » (l. 1) dans le texte de Hailey, ce terme renvoyant dans la religion hindoue au cycle sans fin de mort et de renaissance auquel chaque être est soumis. Du point de vue de la construction même du texte, chaque récit est long de 360 pages soit le nombre de degrés qui constituent un cercle, chaque numéro de page est compris dans un cercle de la couleur consacrée au narrateur (vert pour Sam et or pour Hailey), ces deux numéros étant eux-mêmes entourés par un cercle dont une moitié est à dominante brun-or et l’autre à dominante verte13. De plus, chaque partie de récit des deux narrateurs comporte exactement 90 mots soit le quart de 36014 (nous reviendrons sur ce dernier élément dans la dernière partie). Il semble donc en fait que les deux colonnes voient s’affronter deux visions de l’histoire qui recoupent la distinction faite entre les sociétés qui assument et intériorisent le devenir pour en faire un moteur de développement et celles qui tentent de l’annuler.
17On peut reprendre ici les observations faites par Mircea Eliade à propos de la confrontation entre ces deux temporalités, celle de l’homme moderne et celle de l’homme archaïque. Dans Le Mythe de l’éternel retour, Mircea Eliade remarque par exemple que l'homme archaïque qui refuse « son histoire » en accepte une autre qui n'est pas la sienne mais celle de ses héros civilisateurs et qui appartient à un temps mythique. Il estime aussi que l’on peut reprocher à l'homme archaïque de vivre dans un monde exempt de toute créativité humaine puisqu'il ne fait que répéter des archétypes. D'un autre côté, il est vrai que l'homme moderne qui se dit créateur d'histoire voit son pouvoir sur elle diminuer, soit parce qu'elle finit par se faire seule (en tant que conséquence d'actes passés), soit parce qu'elle est faite par un petit nombre d'hommes (Eliade 174).
18Avant de revenir sur l’histoire telle qu’elle est perçue par l’homme moderne, on peut se demander si la vision du temps proposée dans les récits de Sam et Hailey est bien celle que définit Mircea Eliade et qui rejoint cette phrase du Zarathoustra de Friedrich Nietzsche :
Toutes les choses reviennent éternellement, et nous-même avec elles. Tout s'en va, tout revient ; éternellement roule la roue de l'être. Tout meurt et tout refleurit, éternellement se déroule l'année de l'être. (285)
- 15 Mythe dont la temporalité ne semble cependant pas être celle d’un « illud tempus » comme le définit (...)
19Il est sans doute possible de prendre l’expression « l’année de l’être » en son sens premier afin de l’appliquer au texte, l’année des seize ans de Hailey et de Sam constituant littéralement l’année dans laquelle ils vont rester figés tout en restant vivants, problématisant ainsi l’idée de destin. On peut ainsi remarquer que l'Éternel Retour nietzschéen se distingue de toutes les anciennes conceptions cycliques (par exemple la perspective de l'éternel retour tel qu'il est exposé dans les textes hindous auxquels il est fait référence dans le texte de Hailey) : si la loi du karma lie l'existence future d'un être à son existence passée, et proclame une relation de débiteur à créancier de l'homme à lui-même (puisque l'existence sert à payer les erreurs d'une existence passée), Nietzsche nie toute dette et toute faute, et conçoit le devenir cyclique par delà le bien et le mal. Le devenir est ainsi justifié, ou, ce qui revient au même, on ne peut l'évaluer d'un point de vue moral, comme on le voit dans le texte. Il ressort alors évidemment que l’histoire des deux jeunes gens semble appartenir à une forme de récit mythique15 qui serait ici en dialogue, sous forme d’attraction-répulsion, avec l’histoire (« history »). Avant de revenir sur la question du mythe il convient toutefois de s’interroger sur la vision de l’histoire qui est ici proposée.
- 16 Il s’agit de l’avant-dernière citation qui est, in extenso : « I will do my best. That is all I can (...)
- 17 Le (court) texte « Sur le concept d’histoire » (1940) est souvent plus connu sous le titre « Thèses (...)
20La conception de l’histoire exposée dans la colonne de gauche pourrait à première vue être perçue comme relativement classique car envisagée dans une perspective diachronique. À cela s’ajoute le fait que, si l’on examine les citations, on se rend compte qu’elles sont souvent des fragments du discours d’hommes qui, selon l’expression consacrée, « ont fait l’histoire » (Lyndon B. Johnson dans le texte qui jouxte celui de Hailey par exemple)16 ou d’extraits de textes de lois, et l’on sait les critiques formulées depuis longtemps contre ce type d’historiographie. Pourtant, si l’on poursuit l’analyse, on découvre que le texte semble être une critique radicale de cette forme d’histoire, mais aussi de l’historicisme qui constituait lui-même un refus de l’histoire des grands hommes. Cette critique rejoint celle effectuée par Walter Benjamin à l’endroit justement de l’historicisme qu’il considère comme inopérant en ceci qu’il vise, par une recontextualisation minutieuse, à ce que les événements puissent être appréhendés dans leur totalité. Dans Sur le concept d’histoire, Walter Benjamin s’appuie sur ce qu’il voit comme la rétroactivité du sens historique pour développer l’idée selon laquelle l’histoire n’est ni achevée ni complète. De cette négation de la complétude, il tire l’image de l’histoire comme « constellation », la tâche de l’historien étant d’établir des configurations uniques et surprenantes entre le passé et le présent17. La juxtaposition d’événements a priori séparés dans le temps est justement ce à quoi nous invite le texte par le mode de lecture qu’il propose, conjugaison incessante de prolepses et d’analepses. Il s’agit ici d’éviter une vision de l’histoire qui soit moniste ou historiciste, visions que critique aussi Jacques Derrida :
Ce dont il faut se méfier, je le répète, c’est le concept métaphysique d’histoire. C’est le concept de l’histoire comme histoire du sens [...] histoire du sens se produisant, se développant, s’accomplissant. [...] Il faut d’abord distinguer entre l’histoire générale et le concept général d’histoire. Toute la critique si nécessaire qu’Althusser a proposée du concept « hégélien » d’histoire et de la notion de totalité expressive, etc., vise à montrer qu’il n’y a pas une seule histoire, une histoire générale mais des histoires différentes dans leur type, dans leur rythme, leur mode d’inscription, histoires décalées, différenciées. (Derrida 1967, 77-79)
21Ce que montre le texte de Mark Danielewski est que l’histoire comme enseignement que la conscience de l’humanité se prodigue à elle-même passe par des récits subjectifs, et que la prétention de l’histoire universelle est sans doute récusée par la singularité concrète de ses vecteurs. L’idée que la représentation historique est le fruit d’une conscience individuelle est accentuée par le fait que certaines des dates mentionnées sont postérieures à la date d’écriture du roman. En effet la dernière date au-dessous de laquelle figure une liste d’événements est le 29 mai 2005, et l’on trouve ensuite un espace vierge sous toutes les dates, jusqu’à la date du 19 janvier 2063 correspondant à la dernière date du livre en face du texte de Hailey. On constate donc qu’une date, ou plus précisément un instant, a fait se rejoindre la ligne de l’histoire et celle de l’écriture, moment qui est lui-même devenu histoire. De plus, depuis la publication un certain nombre de dates ont été dépassées et le lecteur est comme invité à remplir les blancs avec les événements qui l’auront marqué, confirmant ainsi l’idée de l’histoire comme produit d’une pure subjectivité (tout en renforçant aussi la réflexion du livre comme espace collaboratif).
22Un élément cependant pourrait mettre à mal cette conception, à savoir la circularité et la linéarité qui subsistent malgré tout. Le système de lecture, comme on l’a dit, sape cet argument mais il n’est pas le seul ; en effet, même si la dernière année est bien 2063, la date est celle du 19 janvier et non du 22 novembre, comme on aurait pu s’y attendre s’il s’agissait de créer une impression cyclique plus forte, il y a donc un effet de décalage, de jeu, qui subvertit une vision cyclique trop parfaite. De surcroît, la décontextualisation partielle des événements et la désubjectivation des citations (outre le fait qu’elles soient tronquées) rompent de facto tout lien avec la tradition historique.
23On peut alors s’interroger sur le rapport qu’entretiennent les deux textes qui se font face. Faut-il voir la colonne de gauche comme une autre production qui émanerait de Sam et de Hailey ? Quel est le lien entre ces deux temporalités ? Si, comme on l’a dit, la colonne de gauche déconstruit toute métaphysique de la vérité en histoire, celle de droite semble être l’expression d’une volonté d’atteindre l’essence du présent au-delà de toute idée de devenir ; la conception du rapport entre infini et présent y rejoint celle de Maurice Merleau-Ponty :
- 18 On peut ajouter à cette citation de Phénoménologie de la perception un autre extrait qui expose par (...)
L'éternité comprise comme le pouvoir d'embrasser et d'anticiper les développements temporels dans une seule intention serait la définition même de la subjectivité. (426)18
24Il est peut-être ici possible d’avancer l’idée jungienne de mémoire archétypale à propos de la colonne de gauche, celle-ci serait alors une forme d’inconscient qui travaillerait le texte de droite. Certes, les tentatives pour appliquer l’idée d’inconscient collectif à des individus ont été critiquées, mais ici Hailey et Sam sont et ne sont pas des individus, puisqu’ils sont à la fois des consciences singulières et des types ou mythèmes – pour reprendre un terme lévi-straussien. Cela signifie que l’ensemble des données contenues dans les colonnes de gauche ne doit pas être envisagé comme succession mais embrassé dans le même regard, chose bien évidemment impossible pour tout être humain ; il faut tendre vers une forme de superposition (une sorte d’au-delà de la vision kaléidoscopique) qui permettrait de tout saisir en transparence, vision dont seraient capables Hailey et Sam. On peut alors s’interroger sur les liens, les lieux de passage entre ces textes.
25Pour introduire le dialogue entre ces deux segments, on peut citer ici ce que Jacques Derrida écrit dans son « Prière d’insérer » juste après le fragment donné plus haut :
Dans leur double solitude, les colosses échangent une infinité de clins, par exemple d’œil, se doublent à l’envi, se pénètrent, collent et décollent, passant l’un dans l’autre, entre l’un et l’autre. (n.p.)
- 19 Nous nous sommes jusqu’ici appuyés sur l’idée que le roman dépasse les facultés humaines dans les p (...)
26La difficulté qui apparaît à ce moment de l’analyse, et elle est particulièrement saillante dans tous les textes de Mark Danielewski, est qu’il faut tenter de hiérarchiser un système complexe qui refuse précisément toute forme de hiérarchisation. Comme pour la lecture « cursive », il faut arriver à définir un point d’entrée d’analyse qui sera aléatoire ou en tout cas différent de celui choisi par un autre lecteur. Le mouvement critique adopté ici sera centrifuge : on analysera d’abord la constitution interne des textes avant d’observer les liens qui se tissent (ou non) entre eux19.
27Ce qui frappe lorsqu’on aborde les récits de Hailey et de Sam, ce sont les différences typographiques qui existent à l’intérieur même de ces textes, certains mots étant imprimés en gras et d’autres en italiques. Les mots en italiques peuvent rapidement être identifiés comme des parties dialoguées, des paroles prononcées par un interlocuteur dont l’identification reste problématique, même si l’on peut penser qu’il s’agit des animaux ou plantes personnifiés qui les précèdent. Malgré tout, la présence du tiret reste relativement mystérieuse et il faut sans doute y voir plutôt un des liens typographiques entre les deux colonnes.
- 20 On pourrait ainsi considérer le mot « paysage » comme une extension du mot « page » : pa(ysa)ge.
28Pour ce qui est des termes imprimés en caractères gras, ils renvoient tous à des animaux dans le texte de Sam et à des arbres ou végétaux dans le texte de Hailey, phénomène qui continue tout au long du livre, faisant du texte une forme de taxinomie de la faune et de la flore. Il convient ensuite de se pencher sur le choix des éléments qui constituent cette taxinomie : chacun d’entre eux paraît tout d’abord emblématique des États-Unis. En effet, le premier animal cité dans le texte de Sam, « Bald Eagles » (l. 7), est un des symboles de ce pays, les autres animaux ou arbres y étant très courants eux aussi. Mais au-delà de leur signifié, c’est le signifiant de ce texte-image qui est ici des plus intéressants et ce à au moins deux titres ; d’une part les noms des éléments mentionnés sont systématiquement des mots composés, ce qui n’est pas sans renvoyer à un procédé fréquemment utilisé dans l’épopée, l’exemple le plus célèbre étant l’adjectif homérique. Cette référence est importante en ceci justement que le texte emprunte certains de ses ressorts à l’épopée en mêlant à la fois les registres du mythe et de l’histoire, le voyage de Hailey et Sam au fil du livre renvoyant à tout un pan du roman américain qui se construit comme roman de l’Amérique, voire roman-Amérique. Comme dans House of Leaves, la typographie est aussi topographie, la page est envisagée comme espace physique, géographique comme celui que traversent les deux personnages ; les différences typographiques dessinent alors un relief, un paysage20 à l’intérieur de l’espace textuel, le choix des mots semblant motivé par leur plasticité.
29L’autre justification quant au choix de ces termes paraît ressortir du domaine purement poétique, à savoir un choix de sonorités ou en tout cas un rapport de graphie-phonie comme c’est le cas dans le début du texte de Sam ; en effet le groupe de voyelles « ea » se retrouve dans les trois noms d’animaux sans qu’il soit jamais prononcé de la même manière. Ces noms sont aussi liés par une allitération en [b] qui se trouve chaque fois à l’initiale d’un des deux termes (« Bald Eagles », « Golden Bears », « American Beavers »). Dans le texte de Hailey, le rapport est sans doute moins évident, peut-être peut-on avancer une allitération en [t] ou en [m] (« Atlas Mountain Cedars », « Trembling Aspens », « Tamarack Pines »).
- 21 Afin de faciliter les renvois, un « S » servira à indiquer le texte de Sam et un « H » celui de Hai (...)
- 22 De ce point de vue, la plus riche et la plus belle des déformations est celle de « allways », ici c (...)
30Dès lors il devient évident qu’au-delà de ces seuls noms le texte est tissé par un entrelacs de schémas répétitifs présents presque à chaque ligne ou liant les lignes entre elles. Si l’on considère les lignes 9 et 10 (S)21, il existe un lien explicite entre elles de par la répétition du double « e » (« free », « wheel », « breeze »), voyelle qui cette fois se prononce de la même manière à chaque occurrence, complétant l’effet des allitérations en [b] et [z] à la ligne 10 (« Blaze a breeze »). De même, aux lignes 13 et 14, la mise en page ne semble justifiée que par la volonté de renforcer la reprise anaphorique de « with » (« With a twist. / With a smile. »). Une autre particularité qui se dessine dans ces deux textes est la répétition de certaines lettres ; on peut évidemment interpréter l’allongement de « free » (« so freeeeee », l. 15) comme une tentative pour figurer un son qui se prolonge, notamment lors d’un cri, traduisant une volonté de retranscrire à l’écrit un phénomène vocal. Dans le cas du « l » de « allmighty » (l. 15) ou « allso » (l. 20, S ; l. 21, H), la réponse est sans doute plus complexe ; on peut en effet tout d’abord y voir une forme d’archaïsme orthographique qui voudrait revenir à une possible collusion entre « all » et un autre mot22. On peut aussi considérer que ce procédé renforce l’idée de communauté évoquée plus haut en englobant chaque chose ou personne à l’intérieur du texte. Il est peut-être également possible d’expliquer cette forme de répétition par la proximité typographique de la lettre « l » avec le chiffre « 1 », ce qui, conjugué au fait de marquer de façon spécifique chaque « o » ou « 0 », pourrait renvoyer au langage informatique binaire – proposition envisageable étant donné l’usage qu’a fait l’auteur de cet outil. De plus, un rapprochement typographique est aussi possible avec « I », pronom personnel sujet, le redoublement de la consonne signifiant alors la proximité de Hailey et Sam. Dans cette perspective le « o » redoublé renverrait à l’objet regard parfois rapproché par le signifiant de façon paronomastique (« Brood », l. 34, H ; « Bloom », l. 34, S) et même multiplié à l’intérieur d’un même signifiant (« Boogaloo », l. 8, H), dans un texte miroir qui vous observe tandis que vous l’observez.
- 23 Une figure fait le lien entre la paronomase et la symétrie (ou recouvrement pur et simple), il s’ag (...)
31Jusqu’ici l’interrogation s’est portée sur certains fonctionnements de chaque texte en particulier dont il serait peut-être inutile de relever toutes les figures poétiques qui les composent23. Le terme de figure poétique renvoie d’ailleurs à une problématique soulevée ici par l’utilisation du mot « ligne », et non du mot « vers », pour les références au texte; ce choix a principalement été motivé par le fait que le livre se présente comme un roman. Pourtant, on vient de voir que son système interne semble faire de lui une forme de poème ; dès lors on peut se demander s’il s’agit d’un poème en vers libres qui se déploierait sans contrainte formelle. À cette question il semble que l’on doive répondre par la négative car il existe un schéma global, certes peu courant, qui prédomine et qui lui aussi renvoie sans doute aux possibilités de l’informatique, il s’agit du nombre de mots. En effet, comme on l’a dit, chaque partie de texte comporte 90 mots, ce qui signifie que chaque page (sans les colonnes de gauche) en contient 180. De plus, les échos qui existent entre les pages portant des numéros identiques encouragent le lecteur à les considérer deux à deux, ce qui signifie que l’on obtient donc 360 mots, soit le nombre de pages mais aussi et surtout une nouvelle figuration du cercle qui nous invite à aborder ces textes sous l’angle d’une circulation des signifiants et des signifiés.
32Dès lors il faut envisager les liens qui unissent les récits de Hailey et de Sam. Si l’on considère tout d’abord les premiers mots de chacun de leurs récits, on repère que chacun commence, comme on l’a dit précédemment, par l’initiale du prénom de l’autre. De plus, les deux premiers mots entretiennent un lien phonétique avec le prénom de chacun : « Haloes ! Haleskarth ! » dans le texte de Sam, alors que ce prénom est même présent dans le début du texte de Hailey « Samsara! Samarra! ». Les deux mots qui apparaissent ensuite à la deuxième ligne semblent n’avoir pas de lien avec le reste du texte si l’on analyse les deux récits de manière séparée, mais le rapprochement entre les deux narrations permet de montrer qu’ils sont liés l’un avec l’autre, par une rime riche de surcroît. La suite des deux textes montre une relation encore plus explicite puisque les deux phrases suivantes sont exactement les mêmes dans les deux textes.
33Pour ce qui est de la construction des deux textes dans leur ensemble, elle est presque la même, mais c’est justement le « presque » qui constitue l’élément le plus intéressant, les deux différences de schéma se situant au niveau des enjambements entre les lignes 7 et 8 et les lignes 20 et 21. Ce phénomène renforce l’impression de circularité mais en introduisant un effet de décalage et de porosité dans le cercle, ce qui subvertit la constitution d’un dehors et d’un dedans par une dynamique de perpétuelle évolution et communication. Cette construction qui introduit le même dans la différence et la différence dans le même conforte l’idée de la production historique comme produit d’une subjectivité, car les mêmes événements sont vécus par deux personnes différentes qui en feront deux relations à la fois proches et irréductiblement séparées.
34Cette circulation des signifiants se rencontre aussi entre les récits qui figurent sur la même page, bien qu’ils soient imprimés dans des sens différents. Comme il a été exposé plus tôt, la figure du cercle au travers du chiffre 360 nous incite à analyser les quatre fragments en regard les uns des autres, ne serait-ce que pour vérifier si la circulation s’opère. Si l’on compare la fin du récit d’Hailey et celle de Sam, on peut tout d’abord constater que la proximité linguistique y est encore plus forte.
Only Revolutions, 360 S et 360 H
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35Avant d’examiner les implications thématiques de ce phénomène, il convient de signaler que la logique qui prédomine dans la structuration des différences est celle de la dissémination ou de l’inversion. En effet les deux premières lignes de chacune de ces fins se répondent de façon chiasmatique, ce qui signifie que ce chiasme englobe la totalité du livre : « Solitude. Hailey’s bare feet » (360 S) / « My barrenness. Sam’s solitude » (360 H). À la ligne 34 le lien s’effectue notamment de manière allitérative et graphique par le « o » redoublé (« Spring’s Sacred Bloom », 360 S / « Spring’s Sacred Brood », 360 H), tandis qu’il est paronomastique à la ligne 28, rejoignant le jeu sur les sonorités analysé plus haut. Rappelons qu’il ne s’agit pas ici de disséquer le fonctionnement de ces textes en les considérant comme autonomes mais bien de montrer les liens qui les unissent.
36On peut dès lors constater que les incipit entrent aussi en résonance avec les excipit : en effet, il existe des échos parfois de flagrants comme à la ligne 29 des deux pages : « I’ll destroy no World » qui renvoie de manière explicite aux phrases : « I’ll destroy / devastate the World » (l. 11), la proximité de construction permettant de mettre l’accent sur l’harmonie retrouvée à la fin. Les reprises se font parfois sous la forme de contamination, comme la répétition de « bare feet » à la fin du texte de Sam, expression utilisée par Hailey au début de son propre texte (l. 17). Cette circulation participe d’une volonté d’envisager le texte comme espace organique vivant et évolutif dans une construction que l’on pourrait qualifier de « rhizomatique », pour reprendre la terminologie deleuzienne, et ce à la fois de manière interne et externe. Ainsi se pose la question de ce qui constitue l’auteur en tant que tel dès lors que les mots circulent sans qu’il semble avoir prise sur eux. Only Revolutions problématise l’origine de tout texte quel que soit son statut et semble montrer que l’acte de création doit résider dans un écart par rapport à une norme, par rapport à la langue ou à autrui. Toute création n’est peut-être que redistribution de mots et de lettres, et c’est par ce mouvement de clinamen, de collusion, de frottement que le sens peut advenir ; ainsi la vision que l’œuvre propose de l’histoire dans sa communication avec l’être fait que la poésie peut jaillir par la contamination entre des modes linguistiques souvent pensés comme irrémédiablement séparés.
- 24 À ce titre, au début de leurs textes, ils ne sont pas sans évoquer par certains aspects le personna (...)
- 25 Dans cette perspective la phrase liminaire du roman, « You were there », est particulièrement riche (...)
37L’ensemble du texte que forment les récits de Hailey et de Sam peut être considéré comme fonctionnant à l’image d’un mythe, notamment comme on l’a dit, par la figuration d’une forme de hors-temps, mais aussi par le caractère potentiellement archétypal des deux héros24. À cela se superpose la réflexion animiste ou panthéiste qui anime le texte, puisque les deux protagonistes entretiennent une relation tour à tour conflictuelle et fusionnelle avec les éléments naturels qui sont systématiquement personnifiés. On peut donc supposer a priori que ces différences structurelles pourraient empêcher le texte mythique et le texte historique de communiquer, chacun se basant sur des régimes linguistiques singuliers notamment en termes de référentialité. Pourtant, le texte apporte encore une fois un démenti à ces présuppositions car il existe encore un phénomène de circulation inter/intratextuel ; en effet nombre de constructions ou d’utilisations lexicales dans les textes de Hailey et de Sam renvoient à la réalité (linguistico-) historique de la chronologie qui leur fait face. Le terme « contraband » (l. 2, S) est une référence au trafic illégal d’esclaves pendant la guerre de Sécession évoquée dans la colonne de gauche ; quant au « boogaloo » (l.8, H), il s’agit d’une musique et d’une danse latine très populaire dans les années soixante qui sont présentes dans le co-texte. Les exemples sont nombreux avec notamment, si l’on s’arrête sur le texte de Sam, la mention des termes « Reveille Rebel » (l. 8), « mutiny » (l. 12) ou « Lieutenant General » (l. 18). On peut ainsi considérer Hailey et Sam à la fois comme des sujets parlants mais aussi comme des sujets parlés, peut-être auteurs inconscients du texte qui s’écrit sur la gauche de la page, la poétique qui se dessine alors étant essentiellement (dans les deux sens du terme) une poétique de la trace25.
38Au-delà de la question d’une forme de contamination, on peut s’interroger sur le lien profond et structurel qui unit ces différentes formes. Lorsqu’il analyse le mythe, Roland Barthes le définit comme intrinsèquement opposé à la poésie :
La poésie contemporaine est un système sémiologique régressif. Alors que le mythe vise à une ultra-signification, à l'amplification du système premier, la poésie au contraire tente de retrouver une infrasignification, un état présémiologique du langage bref, elle s'efforce de retransformer le signe en sens: son idéal – tendanciel – serait d'atteindre non au sens des mots, mais au sens des choses mêmes. (206-207)
39Pourtant, Mark Danielewski tend bien ici vers une poésie épique ou mythique à la fois référentielle et à visée mimologique. La remotivation du signe est ici nécessaire à la duplicité du mythe qui joue sur l’analogie entre la forme et le sens. De même, les références historiques ne doivent pas être perçues comme de simples renvois, choisis pour leur signification, mais aussi pour ce qui les rend possibles, des signifiants. Dans cette perspective, l’usage qui est fait des citations est particulièrement intéressant, car en les tronquant l’auteur crée un « jeu » à la fois au sens d’une activité ludique (si l’on cherche à retrouver la citation originale et complète), mais aussi au sens d’un décalage, d’un écart lié à une forme de désubjectivation (puisque celui à qui on prête cette citation n’est pas mentionné).
- 26 Selon Deleuze et Guattari dans L’Anti-Œdipe, il s’agit d’un processus de décontextualisation d’un e (...)
- 27 À ce titre deux noms de batailles figurant dans le co-texte de celui de Sam pourraient alors presqu (...)
- 28 On rejoint ici la pensée de Mikhaïl Bakhtine formulée à propos du mot dans la langue : « Chaque mem (...)
40Ce schéma peut être analysé de deux manières complémentaires. Tout d’abord, on peut avancer l’idée que toute citation est en soi une forme de troncature puisqu’il s’agit nécessairement d’un prélèvement dans un discours plus vaste (peu importe qu’une seule phrase ait été prononcée, il s’agit tout de même d’une extraction depuis la totalité des paroles d’un individu), Mark Danielewski ne fait donc que pousser un peu plus avant cette logique du couper-coller. D’autre part, et cette deuxième analyse s’applique à la mention de faits historiques, la construction que propose l’auteur favorise une forme de décontextualisation, ou plutôt, pour parler en termes deleuziens, de déterritorialisation26, qui permet de revenir à l’essence de mots usés car (ré-)utilisés, le nom propre devenant commun et inversement27. Ce que met en scène le texte, c’est la conscience du fait que chaque mot a sans doute déjà été prononcé28, que certaines phrases ont déjà été dites et que le travail de l’écrivain face à ce constat est de les repoétiser en redistribuant les lettres, les mots, en en questionnant l’usage et l’usure. On peut remarquer à ce propos le double sens évident du titre Only Revolutions, le deuxième terme évoquant à la fois un bouleversement violent et un mouvement cyclique ; de plus le terme même de révolution en astronomie ne renvoie pas à la figure du cercle mais à celle de l’ellipse (ce qu’est aussi la lettre « o » qui n’est pas un cercle) et l’on sait que les planètes ne font jamais deux fois le même parcours.
41C’est donc aussi la poésie qui parvient à subsumer les discours historiques et mythiques en les intégrant dans un mouvement perpétuel. L’histoire est envisagée comme une perte que seule la langue saurait, partiellement, enrayer. Les nombreuses figures de cercles mais aussi de tourbillons (et de mouvements en général) servent à rappeler que l’écriture doit sans cesse viser la déconstruction du monde – et non pas sa destruction, l’évolution de Hailey et Sam étant à ce titre exemplaire puisque leurs velléités d’extermination ont disparu à la fin de leurs textes qui tendent vers l’harmonie. Les échos qui émanent de la fin de leurs deux textes font de l’écriture le vecteur du rapprochement des êtres, et la figure du « O » n’est alors pas sans évoquer un autre mythe, platonicien celui-ci, le mythe de l’androgyne, Hailey et Sam refusant d’être séparés. L’écriture doit donc servir de creuset temporel mais aussi de lieu de rejet et de fusion, de lutte et d’harmonie au cœur de l’être et de la langue, dans leur singularité comme dans leur entrelacement qui reste encore et toujours à (ré-)écrire.
- 29 Cette notion a aujourd’hui largement remplacé celle d’univers dans le monde scientifique. Le multiv (...)
42Only Revolutions poursuit en grande partie le travail entamé avec House of Leaves, mais en constitue une expansion décalée notamment par la radicalisation de certains procédés. Le roman fonctionne pleinement comme « multivers »29 faisant se côtoyer des textes et des registres que la circulation des signifiants et des signifiés associée à la typographie contribue à faire interagir. Le roman repose avant tout sur l’idée de jeu dans les deux sens du terme. Dans une interview Mark Danielewski définit ainsi ce qu’est le sens pour lui :
Meaning is by definition what survives and one takes survival seriously by paradoxically not taking it too seriously by playing. The question then with Only Revolutions is just how seriously or playfully I take survival? (Goodwin)30
43Cette idée selon laquelle le sens est une forme de survie-survivance est effectivement particulièrement pertinente pour ce roman. À la fin du voyage de Hailey et de Sam, il s’agit bien de voir ce qui a finalement survécu et quel a été le chemin parcouru. Or, cela est bien envisagé dans une perspective ludique, le texte étant perçu comme le lieu d’une digestion des différentes formes de discours. Ce mouvement n’est pas seulement corporel ou intellectuel, il est aussi virtuel car le texte repose sur ce que l’on pourrait appeler une forme de poétique informatique, l’outil informatique permettant une reformulation des contraintes poétiques et l’apparition d’une nouvelle forme de mémoire qui est problématisée en regard de la mémoire humaine. La construction tentaculaire du roman engendre une forme d’aspiration qui englobe aussi le lecteur lui-même dans le processus créatif et l’invite à compléter les blancs, faisant du livre un espace non-fini, voire infini, à plusieurs niveaux.
44Sur ce point, sans doute Mark Danielewski perpétue-t-il l’ambition de certains écrivains désireux d’écrire un livre qui dirait l’essence du monde (et l’on pense bien sûr ici au projet du « Livre » de Stéphane Mallarmé), projet que la multiplication des canaux d’information et l’apparition de la mémoire numérique ont pu rendre moins utopique pour certains, mais que Mark Danielewski affirme ici comme irréalisable. Le mouvement de l’écriture et de l’interprétation doit continuer à l’intérieur de cette machine organique, ce ruban de Möbius qu’est Only Revolutions, roman peut-être aussi conçu pour un homme hybride, un lecteur qui n’existe pas encore.