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Compte-rendu de la recherche

Cordié Lévy, Marie, L’autoportrait photographique américain (1839-1939)

Paris, Mare&Martin, 2014, 292 pages, ISBN 978-2-84934-159-9, 25 €
Geneviève Cohen-Cheminet
Référence(s) :

Cordié Lévy, Marie, L’autoportrait photographique américain (1839-1939), Paris, Mare&Martin, 2014, 292 pages, ISBN 978-2-84934-159-9, 25 €

Texte intégral

1L’autoportrait photographique américain est issu d’une recherche doctorale sous la direction de François Brunet, qui signe l’Avant-propos. Marie Cordié Levy explore le champ photographique américain sous l’angle de l’autoportrait, dont la métonymie est le daguerréotype de couverture d’Henry Fitz Jr.. Elle envisage la photographie américaine sur un siècle, depuis la présentation en 1839 du daguerréotype par François Arago à l’Académie des sciences et à l’Académie des beaux-arts, jusqu’à la deuxième guerre mondiale en Europe en 1939.

2L’ouvrage contribue à la construction universitaire d’une tradition américaine de la photographie jusqu’ici structurée par trois grandes approches: l’approche esthétique de Beaumont Newhall (Photography, 1839-1937, New York: MoMA, 1937; Photography: A Short Critical History, New York: MoMA, 1938; The Daguerreotype in America, New York: Duell, Sloan & Pearce, 1961); l’approche contextualisante de Robert Taft (Photography and the American Scene: A Social History, 1839-1889, New York: Macmillan, 1938; Artists and Illustrators of the Old West, 1850-1900, New York: Charles Scribner’s Sons, 1953); et l’approche d’histoire critique de Jonathan Green (American Photography: A Critical History 1945 to the Present, New York: Harry N. Abrams, 1984). Chacune des Americônes reproduites illustre la construction de la photographie américaine comme fait social, comme rhétorique plastique et comme artefact muséal. Cependant, Marie Cordié Levy ne se limite pas au lectorat universitaire, elle se veut accessible. La structuration théorique et historique, les références de lectures sont discrètes (Hans Belting, Aby Warburg, Richard Rudisill, Alan Trachtenberg ou Peter Palmquist).

3L’ouvrage a six chapitres et s’ouvre sur le rapport de l’objet technique à l’auto-portrait. Chaque fois, nous dit-on, c’est un nouveau medium qui bouleverse les pratiques artistiques de représentation de soi : le mirroir à la Renaissance ; le daguerréotype en 1839 ; le Leica d’Oskar Barnack en 1913 ; ou plus tard le Zeiss Ikon. Les étapes majeures de la représentation de soi sont d’abord envisagées avec Hans Belting (du masque morturaire ou théâtral à l’effigie, au portrait peint, puis à l’auto-portrait peint). Elles sont efficacement classées selon une taxinomie des genres d’énonciation picturale de la présence à soi : autoportrait délégué, latéral, central, anamorphique, métonymique, double et en ombre. Ces catégories permettent d’envisager l’auto-portrait en peinture et en photographie, sous l’angle de la « conscience de soi » (125).

4La progression de l’ouvrage se dédouble ensuite : le fil conducteur est historique (Chapitre 1 Les Daguerréotypes ; Chapitre 2 Rupture et Mirage ; Chapitre 3 Enjeux esthétiques au tournant du siècle) puis devient critique (Chapitre 4 L’engagement photographique ; Chapitre 5 L’engagement féministe ; Chapitre 6 L’engagement formel moderniste). Les grands événements de l’histoire américaine - la guerre de Sécession, l’esclavage, la guerre d’extermination des Indiens, la conquête de l’ouest, les mutations des villes, les vagues migratoires et la lutte d’émancipation des femmes - sont vus et lus dans des photographies soit peu connues soit iconiques de la culture visuelle américaine.

5Une fois la continuité historique de cette trame posée, dans l’introduction et dans la conclusion, l’ouvrage avance de manière discontinue et paratactique. Le format que Marie Cordié Levy choisit pour présenter les œuvres individuelles fait penser à l’exposition muséale : les photographies sont regroupées par thème et se succèdent sans lien narratif. L’analyse de 2-3 pages constitue leur cartouche. Il plonge dans les archives biographiques de l’auteur et propose une micro-interprétation de l’image montrée. Ce format court de présentation des œuvres se veut librement inspiré de la micro-histoire, cette méthodologie qui rompt avec l’histoire totale. Les œuvres ont en commun la lecture du détail comme trace indicielle, qui permet de reconstituer des échanges ou des transformations culturelles de grande portée sociale. Le format est donc aphoristique, articulé au paradigme indiciel. Il évite à Marie Cordié Levy la lourdeur démonstrative de certains ouvrages du champ. Elle plonge dans la profondeur d’une œuvre qu’elle lit comme indice ou échantillon d’un moment de l’histoire américaine. Son choix de présentation a pour qualité de tenir ensemble la photographie individuelle et son époque de création, contextualisées dans un siècle d’histoire américaine.

6L’autre apport de Marie Cordié Levy est qu’elle s’appuie sur une recherche minutieuse en archives. Cela lui permet de présenter les photographies au plus près de leur matérialité singulière : le daguerréotype image-miroir ; le petit crochet de suspension pour une vitrine ; le livre coffret intime rangé dans un tiroir ; l’image personnelle. Elle fait ressurgir les conditions de création/production déterminées par le temps de pause, les incertitudes du procédé en évolution constante (du daguerréotype, au calotype à l’ambrotype, puis à la révolution Kodak qui sépare prise de vue et développement). Elle détaille les expérimentations, les changements rapides dont certains photographes s’emparent mais que d’autres refusent ; les expéditions à l’ouest et les guerres qui affectent la pratique photographique. Elle raconte les incertitudes techniques, les risques commerciaux, les tours de force politiques ou esthétiques. La qualité de L’autoportrait photographique américain est d’« entrer en conversation intime » avec les artistes (73). Chaque photographie est approchée de près, comme avec un microscope ; et de loin, comme avec une lunette. La chercheuse traque avec bonheur ces moments où la photographie « donne à l’intériorité une extériorité (Thoreau 78) ». L’écriture est passionnée.

7L’ouvrage propose également des intuitions de lecture interprétative. Deux propositions critiques relèvent de l’intuition personnelle et d’habitudes collectives d’interprétation. Elles font réfléchir.

8Première intuition : Marie Cordié Levy associe librement les photographes pionniers (Henry Fitz Jr., Robert Cornelius, Albert Sands Southworth, Josiah Johson Hawes, Mathew Brady) à des références littéraires sans expliciter ce qui motive le principe de l’association par un cadre théorique visible. Dans La sentinelle endormie, elle associe librement Henry Fitz Jr. à Rip van Winkle et à Moby Dick ; l’autoportrait de Robert Cornelius à The House of the Seven Gables, à Huckleberry Finn et à Benjamin Franklin ; l’autoportrait d’Albert Sands Southworth à Walt Whitman ; celui de Josiah Johson Hawes à Winesburg, Ohio. Plus loin, Paul Outerbridge sera lu avec Hemingway (217). Les jeux d’associations lettrées spontanées séduisent car une citation bien choisie peut révéler l’œuvre de manière fulgurante. Ils fragilisent aussi la démonstration car les conditions de possibilité d’une telle association intersémiotique ne sont pas explicitées. Peut-être a-t-il semblé inutile de démontrer que la photographie est reçue en tant qu’objet d’art au cœur d’une « sensibilité commune », au coeur d’arts américains pluriels. Mais pendant la période étudiée, son statut d’art à légal de la peinture n’était pas acquis comme il l’est aujourd’hui.

9La deuxième intuition de Marie Cordié Levy consiste à retrouver dans l’autoportrait « ces images rémanentes [qui] peuplent l’imaginaire des Américains » (81). Elle fait de la photographie un ensemble d’images-types, de signes iconiques, de sign-events qui enregistrent les grands événements historiques. Par exemple, dans ce qu’elle nomme « la période sombre » de l’histoire américaine, les photographes Mathew Brady, Alexander Gardner, Timothy O’Sullivan, Edward Sheriff Curtis, Lenora Blandin, sont les témoins de la guerre de Sécession, de cette période où esclavage et indianité deviennent des enjeux de politique nationale. Le photographe agence les signes d’un réel que Marie Cordié Levy re-construit dans leur contexte d’énonciation. La photographie est alors interprétée comme une construction rhétorique signifiante, visuellement déterminée par son contexte d’énonciation. La difficulté est que cette reconstruction mobilise pour des œuvres hétérogènes un même schéma interprétatif implicite, héritier de la lutte des Droits civiques des années 60 ; et une même conception usée de l’œuvre d’art comme miroir de la société. Présenter Frederick Douglass, the Goodridge Brothers, Thomas Askew et James Van Der Zee comme les representants de leur communauté africaine-américaine ; définir Frances Benjamin Johnston, Gertrude Käsebier, Tina Modotti, Anne Brigman, Imogen Cunningham comme les pionnières du féminisme américain se heurte à la tension bien connue entre l’individuel et le collectif. La succession des chapitres 4 -5-6 a pour effet pragmatique de ramener des créations individuelles, spécifiques, à la même notion d’engagement (Chapitre 4 L’engagement photographique ; Chapitre 5 L’engagement féministe ; Chapitre 6 L’engagement formel moderniste) et à une identique tension entre la souffrance de l’oppression et la revendication politique d’une reconnaissance visible. Le discours critique explique ces créations artistiques par l’appartenance au groupe. Il leur confère un statut rétrospectif d’images génériques. Heureusement, leur altérité plurielle et dynamique d’œuvres échappe à ce discours explicatif. Sur la page glacée du livre, elles apparaissent dans leur singularité exceptionnelle : leur agencement spatial composé ; la prise de vue expérimentée ; la pose voulue ; la représentation de soi choisie.

10Le même phénomène affecte l’analyse de la photographie dans le cadre des expérimentations modernistes. Les réflexions qui vont de Fred Holland Day (Crucifixion), Eadweard Muybridge (Animal Locomotion), à Alfred Stieglitz et Edward Steichen, jusqu’au dernier chapitre (Alfred Stieglitz, Paul Outerbridge, Ralph Steiner, Otto Hagel, Charles Rivers, Man Ray, Lee Miller, John Gutmann, Lotte Jacobi, Berenice Abbott, Clarence John Laughlin, Norman R Garrett) placent toutes ces oeuvres dans un même va-et-vient entre traversée de l’image transparente et réflexivité opaque de la représentation. La singularité des œuvres entre en tension avec le discours critique qui leur confère un statut d’objet générique post-moderne. Le discours critique donne l’impression que toutes ces photographies ont le même questionnement réflexif sur leur propre fonctionnement ; ou bien qu’elles ont été choisies pour confirmer ce paradigme interprétatif commun. Le lecteur se demande alors comment la photographie choisie se situe dans le contexte de sa série immédiate, si l’archive l’a conservée ; dans son contexte d’œuvre, dans une vie de photographe.

11Soulever de telles questions n’est pas le moindre mérite de la recherche de Marie Cordié Levy. Elle sait susciter le plaisir de la lecture, la curiosité face aux œuvres exposées et les questions critiques. En lisant, on aimerait entamer un dialogue avec elle sur la relation de l’auto-portrait au miroir « arrivé en Italie en pleine Renaissance » (35) ; ou celle de l’auto-portrait aux néo-plantoniciens (« ils considéraient le miroir comme la forme la plus élevée de la connaissance car il permettrait de se voir voir (40) [mais aussi de savoir voir] » (41). On aimerait demander ce qu’apporte la distinction entre représentation et représentance, empruntée à Omar Calabrese ? Ou comment mieux comprendre l’opposition de la photographie avec la peinture (« En effet la photographie, à travers les portraits, est, contrairement à la peinture, l’expression d’une identité collective qui cherche à atteindre une plus grande visibilité. » 40) ? La spécificité du signe pictural et du signe photographique est un enjeu théorique d’autant plus intéressant que la rivalité entre peinture et photographie a affecté la conception des frontières entre les arts et la construction de la grandeur en art.

12C’est surtout son utilisation de la notion d’identité nationale qui a pris un relief tout particulier, étonnamment aigu, au moment de notre lecture. Lire qu’un autoportrait photographique, fait par un artiste, aux USA, est « l’expression d’une identité collective » (40), « un symbole de l’identité américaine » (39), » une trace visuelle de l’identité américaine traversant les conflits et les clivages de son histoire » (40) conduit à s’interroger sur l’identité nationale envisagée comme permanence trans-historique. Marie Cordié Levy surprend moins en annonçant son rejet de « l’identité américaine comme fixe, intangible et indivisible » qu’en écrivant des formules telles que « l’essence même d’une nation » (41), la « culture américaine authentique » (85), « cette aisance italienne » (191) « cette splendeur féminine des amoureuses italiennes » (191).

13Elle tente une définition de l’identité nationale américaine (40-4). Mais pour prouver que l’autoportrait est un miroir identitaire américain, elle n’explicite pas le passage du niveau ontologique (« le caractère de ce qui est un », « le caractère de ce qui demeure identique à soi-même » 40) au niveau individuel, puis au niveau collectif. Considérer qu’il existe « une façon américaine de voir » implique de rendre compte des outils (anthropologique, ethnologique, sociologique, inter-culturel) qui théorisent la notion d’identité nationale. La citation de Gisèle Freund n’aide pas car elle fait du portrait un acte individuel de positionnement de classe : (« ‘faire faire son portrait’ était un de ces actes symboliques par lesquels les individus de la classe sociale ascendante rendaient visible à eux-mêmes et aux autres leur ascension … » 40). Passer de la nation américaine à la classe dominante par le glissement d’une citation conduit à se demander quel usage collectif les études américanistes font de la notion d’identité nationale.

14Est-ce que la notion d’expérience américaine, que Marie Cordié Levy ne mobilise pas, aurait évité les pièges ontologiques essentialisants dont elle se méfie à juste titre ? Ce n’est pas certain, le poids du discours sur l’exception américaine pèse sur tout sujet de recherche pour lequel on se passionne (« La photographie a été aux Etats-Unis plus qu’ailleurs une force imageante, un potentiel d’ouverture et le témoin permanent d’une construction identitaire collective. » 40). En cela, Olivier Lugon reste un modèle de passion et de distance critiques, Le Style documentaire. D’August Sander à Walker Evans, 1920-1945 présente la spécificité américaine au contact de l’Europe, et les œuvres singulières dans un contexte de massification du medium. L’une des difficultés intéressantes de l’ouvrage de Marie Cordié Levy est donc cette question de la relation de l’individuel au collectif, de la relation de l’identité nationale américaine à l’autoportrait individuel.

15Enfin, la recherche de Marie Cordié Levy est éminemment précieuse car elle est publiée dans un contexte international nouveau où photographes et expositions muséales s’intéressent à la photographie ancienne, celle que l’on a pris l’habitude d’appeler analogique aujourd’hui. Des photographes contemporains s’approprient le daguerréotype, dont ils aiment la clarté, les couleurs riches et la précision. Ils reprennent les methodes de prise de vue et de tirage d’autrefois : Jerry Spagnoli (The Last Great Daguerreian Survey of the Twentieth Century Series, 1995) ; John Dugdale qui utilise depuis les années 1990 le cyanotype, les platinum prints et le papier albuminé en vogue des années 1855 jusqu’au début du 20ème siècle ; Vera Lutter qui utilise le dispositif de prise de vue d’une camera obscura et le silver-gelatin print dans ses Chronographies (1994) ; Martin Becka qui photographie Dubaï, Oman et la Suisse avec des procédés photographiques pré-industriels ; ou encore Takashi Arai qui se présente comme « a daguerreotypist/visual artist based in Kawasaki, Japan ». Une exposition remarquable à Lausanne, qui vient de se terminer, s’intitulait « » La mémoire du futur, dialogues photographiques entre passé, présent et futur » (2016). Elle associait par exemple un cyanotype d’Anna Atkins (1852) à ceux de Christian Marclay (dont on se souvient que The Clock a été exposé au Centre Pompidou en 2014). Le mérite de l’ouvrage de Marie Cordié Levy est aussi de nous faire entrer de plain-pied dans l’univers contemporain des daguerréotypes, ambrotypes, ferrotypes, cyanotypes.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Geneviève Cohen-Cheminet, « Cordié Lévy, Marie, L’autoportrait photographique américain (1839-1939) »Sillages critiques [En ligne], 20 | 2016, mis en ligne le 15 juillet 2016, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sillagescritiques/4582 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sillagescritiques.4582

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Auteur

Geneviève Cohen-Cheminet

Université Paris Sorbonne (VALE EA 4085)

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