1Le théâtre de la Catastrophe de Howard Barker est peuplé d’un bestiaire particulier rassemblant animaux et personnages aux traits de bête, qui pourraient être définis comme des bêtes de scène, au sens propre comme au sens figuré. Howard Barker crée des personnages qui échappent à la logique commune et vont à l’encontre de tout ce qui peut être considéré comme la norme. Ils nous présentent « le spectacle de l’instinct » (« the spectacle of instinct ») comme l'affirme justement Sleen dans Ego in Arcadia (Barker 1996, 340). Le personnage de la Catastrophe est imprévisible et indomptable, animé qu’il est par ses pulsions et son instinct : il peut ainsi tuer indistinctement pour survivre et se reproduire. A propos des personnages de sa pièce Animals in Paradise, l’auteur confirme l’affinité entre ses personnages et le monde animal : « he knew men were animals, both beautiful and pitiless » (Barker 2007, 94). Les hommes, que nous comprenons ici dans l’acceptation large du terme, sont des « animaux » au sens étymologique de plein de l’animus, ou d’élan vital. Cette animalité exacerbée participe à l’élaboration d’un théâtre qui se veut une expérience par les sens et non par la raison.
2Théâtre postmoderne, il fait la part belle à la déconstruction des codes et des corps, et présente le plus souvent l’humanité sous le prisme de l’animalité, dans le sens où l’entend Julia Kristeva dans Pouvoirs de l’horreur lorsqu’elle définit la notion d’abject :
L’abject nous confronte [...] à ces états fragiles où l’homme erre dans les territoires de l’animal. Ainsi, par l’abjection, les sociétés primitives ont balisé une zone précise de leur culture pour la détacher du monde menaçant de l’animal ou de l’animalité, imaginés comme des représentants du meurtre et du sexe. (Kristeva 20)
3La contamination de l’homme par le monde animal et l’animalité en tant que menace sont l’une des expressions privilégiées de l’abject. L’abject, soit « ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles. L’entre-deux, l’ambigu, le mixte » (Kristeva 12) est l’un des modes opératoires du théâtre de la Catastrophe pour créer une esthétique de l’excès et toucher les spectateurs aux tripes. Il crée une expérience déstabilisante et angoissante qui doit être une véritable épreuve, « an ordeal » (Barker 2007, 33) tant pour les spectateurs que pour les acteurs. Définie par Barker, la Catastrophe est « a tragic form that dismiss[es] morality from the stage, substituting for it a visceral, instinctive emotional energy » (Barker 2007, 33).
4Barker joue avec cette contamination de l’humanité par le « monde menaçant de l’animal ou de l’animalité » comme l’illustrent à première vue les titres de ses pièces (The Power of the Dog, Animals in Paradise), ou certains de ses personnages, tel Goya dans l’opéra Terrible Mouth, dont la bouche est systématiquement comparée au bec d’un oiseau. L’univers de la Catastrophe est peuplé d'un bestiaire étrange, comme si le monde était retourné à l’état sauvage. La parodie du monde pastoral dans Ego in Arcadia mêle les moutons aux loups et aux chiens qui ne cessent de hurler. L’une des scènes centrales de The Fence in its Thousandth Year se déroule dans un zoo, qui résonne de cris d’animaux.
5Dans Found in the Ground (créée en 2009 au Riverside Studio à Londres), Barker explore différemment ce thème de l’animalité, qu’il relie comme dans ses autres pièces à l’abject, mais aussi, ce qui est plus exceptionnel, au thème de l’Holocauste. Dans cette pièce, qui est l'une des plus difficiles d'accès de l'auteur, on peut légitimement se demander dans quelle mesure animalité et humanité sont confrontées l'une à l'autre pour aboutir à l'abolition de toutes frontières entre homme et animal, et surtout si ce mélange « impur » permet une redéfinition de l'humain, ou l'affirmation d'une impossibilité de le redéfinir dans le monde de l'après-Auschwitz. Cet article s’attachera tout d’abord à explorer les liens entre animalité et abject dans Found in the Ground, pour ensuite analyser comment les notions d'animalité et d'humanité sont remises en jeu et déconstruites à l'aune d'une réflexion inspirée par le philosophe Adorno sur le déclin du discours humaniste.
6Found in the Ground est une pièce à part dans l'œuvre de Barker, qui écrit :
Fond In The Ground is entirely impressionistic, with a cascading number of scenes, all related but not always consecutive. So it operates differently from all other plays of mine, by breaking down the narrative that has always been at the centre of theatre in my and nearly all dramatic text. (Barker 2009)
7On retiendra de cette présentation la notion d’impressionnisme, qui implique ici l’absence de trame narrative linéaire, ainsi que celle de paysage, toutes deux renvoyant au domaine pictural. Ailleurs, il décrit cette pièce comme « a balletic, imagistic, anti-linear series of dreams and chorus » (Brown 184). La pièce a pourtant une structure apparente : deux actes, le premier de 25 scènes, le second qui n’en contient que 7, soit deux parties fortement déséquilibrées. Les scènes sont comme des tableaux qui se télescopent dans un espace-temps aux références brouillées et substituent l’accumulation d’images à la narration.
8Barker nous donne par ailleurs un cadre philosophique pour penser la pièce avec, en exergue, une citation tronquée d’Adorno tirée de Minima Moralia : « In the innermost recesses of humanism, as its very soul, there rages a frantic prisoner... » (Barker 2001, 285). La suite de la phrase est : « a frantic prisoner who, as a Fascist, turns the world into a prison » (Adorno 89). On comprend aisément que l'auteur ait décidé de tronquer la citation pour supprimer toute référence trop évidente au fascisme et à la montée du nazisme dès le début de la pièce.
9Dans sa lecture d’Adorno, Barker rejette l’emprise de la pensée humaniste qui, malgré son déclin, contamine encore tous les discours et se caractérise, entre autres, par le contrôle persistant de la nature par l’homme. Cet humanisme est selon lui périmé et nocif ; il a prouvé son déclin inéluctable lors de la montée des extrémismes et ses valeurs se sont effondrées. La citation peut donc être lue de façon programmatique, dans la mesure où elle annonce la démarche postmoderne de la pièce : repenser les rapports entre animalité et humanité dans une perspective qui ne serait plus humaniste.
10Barker résume Found in the Ground ainsi :
It is a play of images and echoes from the Hitler period to the more recent past. At the centre of it is an ex-Nuremberg judge whose contempt for his own culture compels him to destroy his priceless library. His librarian and his daughter struggle to make sense of these actions, moving from love to hatred and back again. (Barker 2009)
11La pièce est en réalité un peu plus complexe et difficile à résumer que Barker ne le laisse entendre. En ce sens, elle reconvoque les stratégies de déstabilisation et de déconstruction du théâtre de la Catastrophe et ne cesse de prendre à contrepied les attentes des spectateurs (concernant le fil de l'intrigue, la construction du sens, les réactions des personnages etc.) pour le déconcerter et le malmener. Superposition des intrigues, rapports ambigus entre les personnages, brouillage des référents spatio-temporels, autant de moyens déjà employés par Barker dans ses pièces mais qui prennent une autre dimension dans le cadre « historique » spécifique de Found in the Ground.
12Le personnage principal, Toonelhuis, est un ex-juge de Nuremberg, constamment accompagné de trois chiens qui ne cessent d’aboyer et de sortir de leur niche pour agresser les autres personnages et avec eux, les spectateurs. Sa fille, Burgteata, attise le désir du jeune Denmark qui est chargé de la destruction systématique de la bibliothèque : Toonelhuis lui a donné pour mission de brûler ses livres, en se concentrant notamment sur les classiques notamment de la Renaissance – « the Humanities » – référence au déclin de l’humanisme – souligné par la question récurrente de Toonelhuis : « Have you burned Erasmus yet? » (313) Lobe, le serviteur de Toonelhuis et ancien prisonnier de guerre, ajoute que Denmark doit faire des « sélections » pour brûler les livres.
13Autre personnage de la pièce qui fait intrusion dans ce premier cadre diégétique, Knox est l’esprit d’un criminel de guerre venu témoigner de son expérience de meurtrier. Il rappelle l’odeur qui règne, « the unappealing odour given off by burning flesh » (339). A la fin de la pièce, tous les livres sont brûlés, jusqu’à la lettre Z, signant le fantasme d’une humanité débarrassée de tout héritage humaniste. Hitler fait une apparition dans les toutes dernières scènes en tant que « casual visitor » (286), un visiteur de la maison de retraite où se trouvent les personnages et comme le souligne avec ironie la présentation de la pièce, « to discuss painting » (Barker 2009) – ce qui est n’est pas tout à fait exact.
14On mentionnera un dernier personnage d'importance : Macedonia, une femme sans tête, qui déambule sur la scène sans interagir avec les autres personnages. Elle incarne les victimes de massacres et de génocides : « I’m all the Ann Franks… » (310). Son discours est très réduit, répétitif, presque mécanique et coupé par des aposiopèses. Des portraits de victimes remplacent dans certaines scènes sa tête manquante, comme une tentative de donner un visage à ces morts anonymes (310, 313).
- 1 Pour une étude détaillée des rapports entre l’œuvre de Barker et celle de Shakespeare voir l’ouvrag (...)
15Le lieu de la pièce est incertain et spectral, une pure spéculation comme le prône le théâtre de la Catastrophe : « like children’s play [a play] is ‘world-inventing’, requiring no legitimation from the exterior » (Barker 1998, 75). Le seul lieu auquel il est fait référence est « the retirement home », la maison de retraite dans laquelle résident Toonelhuis, son serviteur et cinq infirmières. Elle est, littéralement, une maison dans laquelle les personnages sont retirés du monde réel, dans ce que l’on pourrait appeler le théâtre de la mémoire ou plus précisément le théâtre de la spéculation. Ce n'est pas un hasard si Burgteata et Toonelhuis ont des noms de théâtre – situés respectivement à Vienne et Anvers – indice du fait que ces personnages ne sont pas dans le monde mais bien « dans le sous-sol », « found in the ground », soit dans l’inconscient collectif ou dans le subconscient : la pièce est une forme d’archéologie de l’imagination mélancolique de l’artiste, qui doit réinventer le monde par l’imagination. « Stop believing the world / Invent the thing » (352) conseille Hitler. Le jeune libraire Denmark fait d’ailleurs remarquer que les personnages ne sont peut-être pas vivants « Where is alive / (Pause) / Alive, where is it ? » (302) – ils ne sont que des créatures de papier, des créations littéraires. La pièce et ses personnages renvoient d'ailleurs clairement à différents intertextes, plus particulièrement shakespeariens : Denmark au personnage de Hamlet, Knox à celui de Puck1.
16Les indications scéniques nous renseignent sur l'atmosphère sonore, qui est marquée par la récurrence de la mention « the sound of industry » et « the sound of infinite distance ». Cette distance infinie confirme l'hypothèse selon laquelle nous nous trouvons dans un lieu indéfini, un espace mental. Les personnages évoquent l’année 1948 comme une date lointaine dans la pièce : « Quite long ago / Quite long / In 1948 » (299), tandis que « the sound of industry » semble faire référence à la fabrique de cadavres, à un monde industriel vidé de toute humanité. La marche inéluctable vers le « progrès » de l’humanisme est devenu cauchemar. Barker crée un climat angoissant, à travers les sons d’une machinerie invisible et donc d’autant plus menaçante.
17Cet univers catastrophique où les strates spatio-temporelles sont brouillées et la trame narrative déconstruite, constitue un cadre idoine pour la représentation de l’abject, soit « ce qui perturbe une identité, un système, un ordre. Ce qui ne respecte pas les limites, les places, les règles. L’entre-deux, l’ambigu, le mixte » (Kristeva 12). En suivant la définition de Kristeva, deux principaux modes de l’abject sous-tendent la pièce : la contamination de l’animalité, liée à la représentation d’un corps poreux, ainsi que les leitmotiv de la nécrophagie et de la nécrophilie.
- 2 Barker définit ainsi l’exordium : « There was nothing new in this practice, known in Germany as the (...)
18Les animaux sont omniprésents dans la pièce, à travers tout d’abord les trois molosses de Toonelhuis qui ne cessent de mêler leurs aboiements aux sons industriels au gré des apparitions et disparitions des personnages. Après l'exordium, qui permet de placer les spectateurs dans l’atmosphère étrange de la pièce et de créer les conditions de réception du théâtre de la Catastrophe2, la première scène fait de leurs aboiements un élément central :
The ferocious barking of dogs. An old man travels downstage in a wheelchair and stops. The barking also ceases. The industrial sound resumes. The headless woman perambulates. Suddenly three bandaged dogs erupt from the kennels and travel downstage on wheels. The roar of their barking stops as they reach the edge of the stage. (287)
19Le chien qui aboie, motif récurrent et clin d’oeil au nom de l’auteur, renvoie également à la régression de l’humanité à un état de nature tel qu’il est décrit par Hobbes dans le Léviathan. Il est le signe angoissant d’un état de guerre perpétuel, où l’homme ne peut que tenter de survivre en tuant l’autre, symbole de violence et d'agression permanentes dans l’œuvre de Barker. Les trois chiens sont plus évidemment une référence à Cerbère, le chien à trois têtes gardien des Enfers, et rappellent les chiens de garde des camps de concentration et d’extermination. De plus, le chien représente symboliquement « le guide de l'homme durant la nuit de la mort après avoir été son compagnon durant le jour de la vie » (Chevalier et Gheerbrant 239) : il est un psychopompe, qui accompagne Toonelhuis dans la mort. Le chien est enfin associé à la douleur, en référence à Nietzsche, qui écrit dans le Gai Savoir :
Mon chien. — J’ai donné un nom à ma souffrance et je l’appelle « chien », — elle est tout aussi fidèle, tout aussi importune et impudente, tout aussi divertissante, tout aussi avisée qu’une autre chienne — et je puis l’apostropher et passer sur elle mes mauvaises humeurs : comme font d’autres gens avec leurs chiens, leurs valets et leurs femmes [...] (Nietzsche 212)
L’intervention des trois chiens à plusieurs reprises ainsi que leurs aboiements sont une représentation littérale de la douleur dans sa définition nietzschéenne, douleur qui envahit le monde de l’après-Auschwitz.
20Les oiseaux (martinets et hirondelles) viennent aussi envahir la scène, comme un leitmotiv pictural mais également sonore, et offre une image de contrepoint à celle des chiens. « A flock of white swifts passes » (302) est une didascalie récurrente (notons que les martinets blancs n'existent pas dans le monde réel), mais c’est également en tant qu’éléments dissonants et angoissants qu’ils viennent ponctuer la pièce : « The flock of birds squeals as it collects on the upright figure of Toonelhuis » (344). « [S]queal », « shriek », sont les termes utilisés par Barker pour décrire leurs cris. Invasion menaçante de l’animalité qui rappelle notamment le film d’Hitchcock, ils sont liés non pas à une image de légèreté, de fragilité ou de liberté, mais plutôt à celle d’animaux en compétition avec l’humanité pour leur survie et pour occuper l’espace. Les oiseaux envahissent ainsi la scène pour se poser sur les personnages et les recouvrir, comme s’ils allaient les dévorer et contribuer à les faire disparaître : « The swifts swoop in, emitting their high-pitched squeaks. They cluster on the tilted figure of Denmark. He squirms. His arms protrude from their seething mass » (310).
21Ils sont également en compétition avec les chiens de Toonelhuis et créent un chaos sonore : « The flock birds swoops low over the stage with their characterisitc squeaking. This arouses the ire of the dogs who bark. The industrial sound start up » (317). Un contraste s'élabore au fil des scènes entre leur liberté de mouvement et la réduction en esclavage des chiens par les êtres humains, condamnés à aboyer dans leur niche, à être tenus en laisse (Acte 1, scène 15) ou encore, à être vêtus d'un manteau, autre signe de leur assujettissement total à l'humanité (Acte 2, scène 5) : « The sound of whimpering hounds. On long leads, the dogs appear, cloaked » (357). On pourrait pour finir associer les oiseaux à l'extrême liberté des personnages de la Catastrophe, qui sont animés entièrement par leur passion et leurs instincts – dans la pièce, Denmark et Burgteata – alors que les chiens incarnent cette liberté domptée, ces instincts et ces pulsions matés.
22L’animalité contamine les personnages en envahissant le langage. Les cris, les hurlements, les rires fous interrompent le cours de la pièce ou le fil du discours. Ils soulignent l’animalité du corps, ou plus précisément un corps qui s’exprime presque indépendamment de toute raison, car incontrôlable. Les infirmières sont par exemple prises de fous rires irrépressibles et inexplicables (Acte 1, scène 15) : « The nurses laugh […] they are becoming hysterical […] they shake […] they are all consumed in laughter » (320-321), et on peut lire à diverses reprises dans la pièce la didascalie « a cry travels over the estate » (322), des cris de douleur et de désespoir dont l’origine reste inconnue viennent ponctuer les scènes. Ces cris inarticulés caractérisent un univers où règne l'inhumain, où la douleur est inexprimable. Ils peuvent renvoyer à la régression de l’humanité, par la souffrance et la déshumanisation, à un état infra humain, qui garde en commun avec l’animal les fonctions de survie. Cette contamination de l’animalité dont l’ultime expression est le cri passe également par le spectacle du corps des personnages, qui est représenté comme totalement poreux.
23Le corps abject de la Catastrophe est un corps poreux, qui exhibe sa non-finitude, sa capacité à s’écouler hors de lui-même, comme c’est le cas avec le personnage de Macedonia qui déambule tout en urinant sur la scène. Pour Julia Kristeva,
A l’opposé de ce qui entre dans la bouche et nourrit, ce qui sort du corps, de ses pores et de ses orifices, marque l’infinitude du corps propre et suscite l’abjection. Les matières fécales signifient, en quelque sorte, ce qui n’arrête pas de se séparer d’un corps en état de perte permanente pour devenir autonome, distinct des mélanges, altérations et pourritures qui le traversent. C’est au prix de cette perte seulement que le corps devient propre. (Kristeva 126-127)
24Dans Found in the Ground, le juge Toonelhuis est obsédé par l’image visuelle et sonore de Macedonia en train d’uriner, image qui ne cesse de faire retour dans la pièce à travers ce refrain, qui constitue aussi la première réplique de la pièce : « I hear a woman pissing (Pause) / Piss then (Pause)/ I hear a woman stripping off her bra (Pause) Strip then » (287). Macedonia urine à certains moments de la pièce, rappelant un chien marquant son territoire – peut-être incarne-t-elle littéralement la douleur évoquée par Nietzsche ? – mais ses apparitions ne correspondent jamais aux moments où le juge dit l’entendre. Ce corps « en état de perte permanente », qui ne se contrôle pas et ne parvient pas à s’individuer se place du côté de l’animal et de l’infra humain. De plus, Macedonia n'interagit pas vraiment avec les autres et semble invisible. En effet, elle interpelle par sa présence sonore, par exemple Acte 1, scène 6, comme le font également les animaux de la pièce :
Toonelhuis : They might have
But they did not lie
Whereas people like you
The headless woman proceeds to urinate on the ground. The sound preoccupies both
Knox and Toonelhuis whose heads turn in unison, tilted in the direction of the headless woman.
Toonelhuis: The ground
The washing of the ground […] (299-300)
25Le fonctionnement est le même que pour les leitmotivs des oiseaux ou des chiens qui aboient : les apparitions de Macedonia ne suivent pas une logique particulière à part celle du contrepoint. De même que les oiseaux s'opposent aux chiens, ou aux autres personnages, et que les chiens s'opposent aux oiseaux ou à toute nouvelle intrusion sur la scène, les entrées de Macedonia se font précisément quand Toonelhuis n'est pas en train d'évoquer l'image de la femme qui se dénude et qui urine. Elle vient également interrompre le discours sans que les personnages y prêtent attention, ajoutant à la confusion des spectateurs qui ne peuvent pas créer de lien entre le « dialogue » de Toonelhuis et Knox et les actes de Macedonia.
26Autre signe de l'abject, Toonelhuis est par ailleurs coprophage, puisque son repas rituel semble inclure l'urine des infirmières :
First nurse : Piss?
Toonelhuis : Not now
First nurse : Not now?
Toonelhuis : Not you
First nurse : Not me?
Toonelhuis : Not
Your
Piss
Now (290)
27Denmark est également coprophage : ses actes et ses paroles font écho à ceux de Toonelhuis à deux reprises dans la pièce, moments qui sont contrapuntiques. Acte 1, scène 7, l'apparition de Macedonia marque une pause dans le monologue du personnage : « [Denmark] walks a few paces and falls. He lies on his side. The headless woman goes to him. She stands over him. A flock of white swift passes. She urinates. The flock returns in the reverse direction. A pause) Where is alive ? (Pause) » (302) Denmark reprend son monologue sans faire allusion à ce qui vient de se passer, et si les didascalies restent vagues, la mise en scène de la pièce était très claire sur ce point précis. L'autre scène qui fait allusion à la coprophagie est un écho à la scène évoquée ci-dessus avec Toonelhuis. Elle est également notable car il s'agit du seul moment où Denmark fait explicitement référence à la présence de Macedonia. Elle se situe à la fin du premier acte :
We bathe
We swim
We luxuriate in
(He passes the headless woman, circulating in the opposite direction)
No
Not today thank you
I don't require your piss today
We have attained
Absolute
Meaning
Less
Ness (334)
28La réplique intervient en parallèle du passage de Macedonia qui interrompt le cours du monologue de Denmark aux accents plutôt métaphysiques. L'effet est comique, et découle du contraste entre ce qui encadre la référence à Macédonia et le reste du monologue. Les oppositions sont nombreuses entre le « we » de la réfléxion globale, et le « I » de l'intervention ponctuelle. Le contraste est marqué visuellement sur la page par les caractères gras du flot de paroles du monologue. Par ailleurs, on peut aussi lire un métacommentaire : les apparitions de Macedonia ne sont-elles par l'expression de cette impossibibilité, justement, à faire sens de la pièce ? De cet « absolute meaninglessness » ? Nous y revenons plus loin.
29La représentation d'un corps abject est poussée à son extrême dans Found in the Ground avec le rituel nécrophage du repas de Toonelhuis, autre motif récurrent de la pièce.
30Dans sa maison de retraite, le juge fait toujours le même repas : il mange ce qui ressemble à de la terre, « heaps of earth or peat » (287). Toonelhuis le décrit comme étant les restes de plusieurs criminels de guerre nazis qu’il a jugés – « Serve my Nazi » ordonne-t-il (328). Il se nourrit chaque jour de cette mixture, qui ressemble à des excréments et qui renvoie à la chair décomposée du cadavre, selon le même rituel :
One of the nurses walks out of line and brings her tray to Toonelhuis, presenting it to him as if it were a breakfast. Toonelhuis extends his arms to free the hands from the cuffs and waits. An old man appears, white-coated, a jug of water in his hand. He inches over the stage. He pours the water over the earth in small amounts. Toonelhuis kneads the resulting mess with his hands. (288)
- 3 On peut lire dans The Love of a Good Man : « I do not want to dramatize but where we are standing i (...)
31Ce rituel est une autre image récurrente de la pièce. Manger des cadavres est d'abord une caractéristique courante dans le monde animal. Mais en mangeant ceux qu’il a jugés, Toonelhuis ressasse peut-être métaphoriquement les mêmes histoires comme Krapp ou d’autres personnages de Beckett. Ou bien s'agit-il d'essayer de mieux comprendre l’inimaginable en l'ingurgitant, en l'incorporant ? Ces questions restent sans réponse, le personnage de la Catastrophe n'étant pas doté d'une psychologie au sens traditionnel du terme, et encore moins d'intention rationnelle. Le motif est circulaire puisque Toonelhuis, à sa mort, sera à son tour dévoré par Denmark, qui prendra alors la place de Toonelhuis. La nécrophagie inscrit le présent de la pièce dans un rapport constant au passé. Le présent est envahi par la mort et le cadavre – qui se trouve dans la terre, « found in the ground », puisque le cadavre est la seule nourriture possible. Le présent et la vie sont oblitérés par le passé et la mort, par la mémoire, dans une pièce où vivants et morts, passé et présent sont devenus indissociables. Cette référence à la terre comme chair décomposée est déjà présente dans la pièce The Love of A Good Man et contribue à brouiller les frontières spatio-temporelles3.
32Le monde de la pièce est donc envahi par la mort et les cadavres, le cadavre étant le comble de l’abjection selon Kristeva :
[...] le déchet comme le cadavre m’indiquent ce que j’écarte en permanence pour vivre. Ces humeurs, cette souillure, cette merde sont ce que la vie supporte à peine et avec peine de la mort. J’y suis aux limites de ma condition de vivant. De ces limites se dégage mon corps comme vivant [...] Le cadavre est le comble de l’abjection. Il est la mort infestant la vie. Abject. (Kristeva 11-12)
33Dans Found in the Ground, Burgteata, la fille du juge Toonelhuis, couche avec des mourants, situation qu’elle décrit dans la scène 2 de la pièce : « I sleep with the dying » (291). De cet acte se dégage encore un effet de contraste dans la représentation du corps : le corps de Burgteata et des autres personnages « vivants » de la pièce, soit encore animés de désir, se révèlent encore plus vivants dans cette confrontation permanente au cadavre et à la mort. L’odeur de la mort contamine Burgteata, comme si elle était elle-même un cadavre en devenir. « You stink of death » (295) lui reproche son amant Denmark. Les morts et les vivants s’entremêlent dans un amalgame impur. La nécrophilie est un thème majeur du théâtre Barker, comme le souligne l’essai Death, the One and the Art of Theatre, qui y consacre un passage court mais éclairant : « Necrophilia : a fine point in decay... a connoisseurship ? » ; « The necrophiliac – ‘I do not ask for responses, but my act is informed by the memory of responses » (Barker 2007, 83). La mort et le cadavre sont associés au désir : « death as an object of desire [...] a mystery to be violated... » (75). La nécrophilie est donc la littéralisation du mode opératoire de l’art du théâtre tel qu’il est élaboré par Barker : le personnage tragique doit séduire la mort – il est « a death-seducer » (71). Barker établit que le cadavre est l’aboutissement extrême, l’incarnation de la mort comme inconnue ultime, et aussi l’infini inconnu en chaque personnage, ce qui attise le désir catastrophique : « However one strains to make meaning from the cadaver, it yields nothing, it resists meaning, or if it owns a vocabulary, we do not know it... » (34). Le cadavre est donc un objet de fascination, l’incarnation de la suspension du sens, de ce qui ne peut être connu, et par conséquent l’incarnation de cet abject qui fascine et hypnotise les spectateurs. Il renvoie à une littérature qui se nourrit elle aussi de cadavres dans le recyclage permanent des textes, dans les références à Shakespeare, Adorno ou Nietzsche déjà mentionnées.
34Les personnages de la pièce sont absolument détachés de cette abjection et semblent ne pas y prêter attention (comme l’illustre parfaitement le fait qu’aucun personnage n’interagisse avec Macedonia), ce qui crée une distance entre les spectateurs et la scène. L’abolition des tabous et l’indifférence des personnages les placent du côté d’une forme de post-humanité, insensible à cette contagion de l’animalité qui fait à présent partie intégrante de leur univers. Cette distance doit mener à une suspension et une déconstruction du sens qui permettent la déconstruction des rapports même entre humanité et animalité, et entre animalité et abject. Cette déconstruction aboutit-elle à une suspension du sens ou à une redéfinition de chacun des termes ?
35Dans un premier temps, la forme spécifique de la pièce, son traitement de l’Holocauste et le recours à l’abject permettent de créer les conditions d’une remise en question de l’expérience théâtrale à travers la déconstruction du sens pour atteindre le non-sens, soit une absence de sens. Cette spéculation « catastrophique » sur l’Holocauste, qui fonctionne sur le mode de l'abject, entraîne lecteurs et spectateurs « vers là où le sens s’effondre » (Kristeva 2). Elle crée une expérience emblématique du théâtre de la Catastrophe en exigeant des spectateurs qu’ils se perdent dans un monde totalement dénué de sens – « absolute meaninglessness » comme le répète le personnage Denmark dans la pièce :
Absolute
Absolute
Absolute meaninglessness
Let us be clear
Far from being a disaster is precisely the condition to which the vast majority aspire [...]
I call to you across the years
If it appeared a worthless sacrifice I
Promise you that
We
Privileged with this perspective
We [...]
We have attained
Absolute
Meaning
Less
Ness (333-334)
36Au bout de l’impasse humaniste, le spectateur atteint l’absence de sens : le théâtre de la Catastrophe, en mettant en scène la déconsécration du sens, place le spectateur dans une situation où il ne peut qu’admettre sa défaite dans la tentative d’accéder à la compréhension rationnelle de ce qu’il voit et entend.
37Cet état de fait permet de remettre la notion d’humanité en jeu et avec elle, la notion d’animalité. En effet, les chiens de Toonelhuis sont prisonniers de l’impasse humaniste, domptés et enchaînés, et Barker crée de nombreux ponts entre ces animaux et les êtres humains, ponts qui vont bien au-delà de la contamination abjecte. Comme l’évoque Deleuze à propos de Bacon, on pourrait dire que Barker crée : « une zone d’indiscernabilité, d’indécidabilité, entre l’homme et l’animal [...] plus profonde que toute identification sentimentale : l’homme qui souffre est une bête, la bête qui souffre est un homme » (Deleuze 19).
38Dans Found in the Ground, les chiens qui aboient sont présentés comme des êtres qui souffrent et sont mis sur le même plan que Toonelhuis : ce dernier est dans une chaise roulante, et les chiens sont eux aussi sur roues, pour effectuer le mouvement entre la scène et leur niche. Autre détail marquant, ils sont enveloppés de bandages, comme s’ils avaient été victimes de maltraitance. Ces détails sont clairement développés dans les premières indications scéniques de la pièce : « Suddenly three bandaged dogs erupt from their kennels and travel downstage on wheels » (287). En ce sens, leurs aboiements pourraient être liés à l’expression de leur souffrance. De plus, Tooelhuis et les autres personnages prêtent aux chiens une certaine pureté de sentiment qui les différencie des êtres humains. Au tout début de la pièce, quand les chiens aboient, le juge déclare :
How they hate to hear us quarrelling
How they hate the vaguest rumour of
Dissent
(The dogs cease. A low laugh comes from Toonelhuis)
Whereas we
We love to gamble with emotions
We are not animals
We are
Oh heavenly
Under no obligation to ever ever be
Sincere (291)
39Toonelhuis oppose ici la capacité qu’ont les êtres humains à jouer un personnage, à tromper l’autre, à la sincérité des animaux. Cette opposition délimite la frontière entre humain et animal, mais elle fait également entrer les animaux dans une réflexion anthropomorphiste puisque dire des chiens qu'ils sont sincères revient à leur attribuer un trait particulièrement humain – alors que l'on pourrait tout aussi bien dire par exemple que les animaux savent particulièrement bien louvoyer quand leur survie en dépend. Au-delà de ces considérations, ce passage place Toonelhuis du côté de ceux qui, après l'hégémonie de la pensée humaniste, tentent de repenser l'animalité, mais dans un cadre qui continue à opposer être humain et animal.
- 4 Derrida commente ici un passage du Discours de la méthode, cinquième partie (voir La Pléiade, Œuvre (...)
40Les chiens rappellent également la peluche du chien à trois pattes de Endgame, dans la mesure où les roues sont des attributs qui font d'eux des jouets de Toonelhuis, et non pas de « vrais » chiens, et visent surtout à placer clairement la mise en scène dans un cadre non réaliste. Ces roues peuvent également être une référence à l'animal-machine de Descartes, concept que l'on retrouve notamment dans le Discours de la méthode. Il s'agit d'une vision de l'animal qui a marqué de son empreinte toute la philosophie jusqu'à la période moderne : pour Descartes, « les animaux sont, en vérité, des automates, des automates en chair et en os » (Derrida 117), pour citer Derrida lisant Descartes4, soit des êtres vivants ne pouvant ni exprimer ni ressentir.
41Cette représentation des chiens de Toonelhuis permet un parallèle entre l’assujettissement de l’humanité lié à l’humanisme et les conséquences que cet assujettissement a pu avoir pour tous les êtres vivants. En effet, l’une des conséquences philosophiques de l’humanisme est justement d'avoir constamment opposé depuis Descartes animalité et humanité. L’ouvrage posthume de Jacques Derrida, L’Animal que donc je suis (2006) nous enjoint à redéfinir l’animalité en d’autres termes. Il évoque en particulier l’« assujettissement de l’animal » sous le prisme de la violence. Il explique :
Personne aujourd’hui ne peut nier cet événement, à savoir les proportions sans précédent de cet assujettissement de l’animal […] cet assujettissement dont nous cherchons à interpréter l’histoire, nous pouvons l’appeler violence […] Tout le monde sait quels terrifiants et insoutenables tableaux une peinture réaliste pourrait faire de la violence industrielle, mécanique, chimique, hormonale, génétique, à laquelle l’homme soumet depuis deux siècles la vie animale. Et ce que sont devenus la production, l’élevage, le transport, la mise à mort de ces animaux. (Derrida 46)
42Derrida s’est efforcé de démontrer que cet assujettissement par la violence est lié à la construction de la notion d’animalité au fil des siècles par les philosophes humanistes, de Descartes à Kant, à commencer par le concept d'animal-machine. Il propose, dans son investigation, de remplacer le terme « animal » par le terme « animot », qui permettrait de recouvrir l'hétérogénéité des êtres vivants car « il n’y a pas l’Animal au singulier général, séparé de l’homme par une seule limite indivisible [...] » (Derrida 73).
43Adorno fait partie de ceux qui remettent en question la vision humaniste de l'animalité dans La Dialectique de la raison, une lecture critique de Kant. Dans sa lecture d'Adorno, Derrida montre comment celui-ci compare l’assujettissement de l’animal à une forme de génocide, à une violence indicible et niée par tous. L'extermination et la haine des animaux peuvent être mises sur le même plan que l'Holocauste dans un système de pensée kantien qui abhorre tout rapprochement possible entre homme et animalité. Pour Derrida, « Adorno va d’un coup très loin : pour un système idéaliste, les animaux jouent virtuellement le même rôle que les Juifs pour un système fasciste, dit-il » (Derrida 143). Cette réflexion est éclairante puisqu'elle permet de mieux comprendre la place de l'animalité dans Found in the Ground, ainsi que le parallèle élaboré par Barker avec l'Holocauste. Elle est peut-être même le point de départ de cette accumulation d'images mêlant hommes, femmes et animaux dans un univers imaginaire.
44Dans la mesure où l’humanisme s’est efforcé de contrôler la nature, on peut avancer que Barker tente dans ses pièces, et plus particulièrement Found in the Ground, d’aborder la question de l’animalité pour la redéfinir, en miroir de la démarche qu’il propose pour redéfinir l’humain. Derrida revient sur la définition de ce que l’on appelle animalité : « Dans ce concept à tout faire […] seraient enclos, comme dans une forêt vierge, un parc zoologique, un territoire de chasse ou de pêche, un terrain d’élevage ou un abattoir, un espace de domestication, tous les vivants que l’homme ne reconnaîtrait pas comme ses semblables, ses prochains, ou ses frères » (Derrida 56).
45Avec le théâtre de la Catastrophe, Barker fait de l’animalité non plus une forme d’altérité absolue mais une partie de l’humanité avec laquelle il faut composer. L’animalité n’est pas une modalité abjecte : l'abject devient une modalité qui permet à l'humanité de se voir dans l'animal, ou de se définir avec, et non plus contre, l'animal. Les spectateurs se doivent de remettre en question la notion même d’animalité et contribuer à une tentative de réévaluation de l’humanité à l’aune de ce qu’est l’animalité et vice versa, en essayant de redessiner la frontière entre être humain et animal. Dans un passage éclairant de Found in the Ground, les infirmières sont au soleil en train d’exposer leurs corps nus, et se comparent à des oiseaux :
Nurse B : I’ve noticed even birds forsaking those elementary precautions on which their lives depend settle spread their wings and recklessly allow their eyes to close in soporific sunshine and they are feathered what possible benefit is the sun to them
Nurse C : all the same they sunbathe
Nurse A : what is good for animals is good for men. (332)
46Cette dernière formule, sous forme de sentence, nous interpelle. En contexte, il est évident que le raisonnement est fallacieux : rester au soleil, comme certains animaux, n'est pas bon pour la peau et donc ce qui est bon pour les animaux n'est pas forcément bon pour les êtres humains. Cependant, la réversibilité de cette phrase nous intéresse : elle sous-entend que les oiseaux se mettent au soleil selon un principe de plaisir, et non uniquement pour assurer leur survie ou par instinct. En ce sens, là où les animaux trouvent du plaisir, les humains peuvent également en trouver. Enfin, le terme « good », par sa connotation potentiellement morale, place encore les animaux et les humains sur le même plan. Barker va ainsi dans le sens d’un rapprochement entre humanité et animalité : l’humanité doit retrouver son animalité pour survivre, et plus encore : elle doit, comme le suggère Derrida, regarder enfin les animaux comme des êtres qui nous voient également : « L’animal nous regarde, nous sommes nus devant lui. Et penser commence peut-être là » (Derrida 50). Les hommes et les femmes sont des êtres vivants, tout comme les animaux, ce qui est associé à des valeurs positives chez l’auteur quand il écrit : « he knew men were animals, both beautiful and pitiless » (Barker 2007, 94).
47Pour conclure, si l’on ne peut pas réduire la pièce à une réflexion sur la redéfinition de la notion d’humanité, on peut par contre avancer qu’elle est une observation des réactions successives des personnages dans un monde où ils sont dans un état de survie permanente en compétition avec d'autres êtres vivants. C’est ce que suggère Barker lorsqu’il explique que la pièce n’est pas une tragédie : « It is not a tragedy. The characters don’t pass through the ordeal of their experiences, they react spontaneously, or carve out places for themselves in which to live. I would call this a play of landscape rather than identity » (Barker 2009). Le fait que les personnages soient constamment en compétition pour leur survie n’est pas sans rappeler la notion de darwinisme social, autre cadre qui rapproche animaux et être humains.
48Les personnages de la Catastrophe incarnent la nécessité de repenser les catégories, et notamment celles de l’humain et de l’animal. C’est la veuve Bradshaw dans Victory (1983), première pièce de la Catastrophe, qui le formule déjà clairement : « We must crawl now, go down on all fours, be a dog or rabbit no more standing up now, standing is over... no got to be a dog now, and keep our teeth. I am crawling and barking, stalking, I'm crawling and barking.... » (Barker 1990, 152)
49 Found in the Ground est une pièce perturbante et exigeante par sa remise en question de concepts essentiels et son audace extrême. Barker repousse les limites de la représentation lors du passage de la page au plateau en imaginant un univers peuplé d'animaux. Les didascalies impossibles de Barker – « The sound of infinite distance », « The headless woman perambulates » –, le personnage de Macedonia, la femme sans tête, et toutes celles concernant la représentation des animaux sur scène sont un véritable défi. Pourtant, Barker s'essaie à cet exercice avec l’assurance que le théâtre peut tout. Lors de la mise en scène de la pièce en 2009 au Riverside Studio, Barker a trouvé une solution en fabriquant des chiens mécaniques en carton, aux dents d’acier, et qui pouvaient rouler sur des rails. Cependant, à plusieurs reprises, ce mécanisme n'a pas bien marché : les chiens avançaient par à-coup, ou l’un des trois restait bloqué dans sa niche. Ce rappel brutal de la réalité concrète de la représentation réduisait à néant les efforts du metteur en scène pour créer une atmosphère menaçante typique du théâtre de la Catastrophe et placer les acteurs dans une position de domination et de maîtrise par rapport aux spectateurs. Les oiseaux étaient suggérés par des jeux de lumière et une atmosphère sonore particulièrement travaillée, inspirée comme souvent chez Barker par de la musique contemporaine. Pourtant, dans l'ensemble, la présence des animaux semblait moins marquée qu'à la lecture et leur invasion beaucoup plus discrète, conséquence probable des difficultés inhérentes à la mise en scène de cet enjeu précis de la pièce. Barker a tout de même su relever le défi qu’est la mise en scène de Found in Ground en persistant dans une représentation poétique, musicale et ambitieuse.