Portrait de l’artiste en boule de feu
Résumés
Moins un article que l’expression d’une écrivaine à la lecture d’une autre. Une lecture. Une intuition. La mise au jour de liens invisibles à l’œil nu.
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1Quand j’ai lu pour la première fois Pourquoi être heureux quand on peut être normal, j’ai éprouvé une joie intense, cette reconnaissance que produisent certains livres, le souffle coupé, l’envie de citer, de partager, de penser.
Le livre contenait un secret libérateur.
2J’ai lu immédiatement Les oranges ne sont pas les seuls fruits qui a la forme d’un récit biblique : Genèse, Exode, Lévitique, Nombres, Deutéronome, Josué, Juges, Ruth.
J’ai pensé alors à Flannery O’Connor, à son sens de l’excès, et à son sens du secret, à sa violence. A sa drôlerie.
J’ai songé à la Bible des Evangélistes, et aux Evangélistes eux-mêmes. Tels que les décrit O’Connor, tels que les décrit Winterson. Tant qu’il y aura des fous et des idiots, les écrivains auront des choses à raconter, disait O’Connor et elle n’était pas inquiète.
3Jeanette Winterson ajouterait : tant qu’il y aura des fous, des idiots et des cérémonies évangélistes, les écrivains auront des choses à raconter et une méthode, apprise sur le terrain auprès des faux prophètes et des prêcheurs inspirés : une rhétorique, des rythmes, et des flots d’images.
4Une intuition me guidait, tandis que je me plongeais dans mon expérience comparatiste : il y avait entre les deux textes un principe de continuité et un principe de rupture. Ils racontaient la même chose : l’anamnèse d’une jeune femme, revenant sur les lieux de son passé, de son « crime ». Pourtant ils étaient essentiellement différents. Sur cette différence, je sentais pouvoir bâtir quelque chose.
5Je recensai les points communs :
Les deux livres étaient censés raconter la vie de Jeanette.
Ils avaient chacun pour titre une phrase impressionnante, belle, poétique. Une phrase dont l’auteur n’ était pas Jeanette, mais Constance Winterson, dite ma mère, dite aussi Mrs Winterson. Une femme massive comme une tour, violente et passionnante. Objet en tout cas de la passion de l’auteur. Les livres de Jeanette étaient ainsi chapeautés coiffés, nommés par sa mère.
Par ailleurs, les deux livres racontaient le destin de Mrs Winterson. Ils ne cessaient de raconter et de reraconter l’énigme qu’était, aux yeux de sa fille adoptive, la terrible Mrs Winterson, ses inépuisables contradictions. Ses innombrables inventions, ses histoires. Un puits d’histoires.
Et dès que la narratrice parlait de Mrs Winterson, les couleurs jaillissaient, l’originalité, la force, les scènes inoubliables.
6Comment ne pas noter son corset électrique à baleines chauffantes, ses chansons paillardes, ce mantra : dieu les a effacés. Ses dictons : ne demande pas pour qui sonne le glas.
7Comment oublier l’argent de son enterrement cousu dans la doublure des rideaux. Les exhortations collées partout dans la maison : pense à dieu plutôt qu’au chien. Sa lecture de Jane Eyre revue et corrigée. Sa passion pour les missionnaires. Sa phobie sexuelle.
8Quand j’ai voulu, pour vous, mettre noir sur blanc la problématique de ces livres, il m’est arrivé une chose étrange.
Je ne savais plus rien. De son large corps de cathédrale, Mrs Winterson obscurcissait tout.
Dès que quelqu’un me parlait des aventures de Jeanette, de ses souffrances, de sa colère, je m’en souvenais et puis plouf, amnésie à nouveau.
9Je suis retournée au texte. Page 20 et 21 se trouvent deux et même trois histoires clés. L’histoire du mauvais berceau contenant le petit garçon que Mrs Winterson aurait du adopter en lieu et place de Jeanette. L’histoire de la mort de la mère de Mrs Winterson qui ne sortit plus de son chagrin. Mais surtout l’histoire d’un fantôme qui surgit dans le jardin, la vraie mère de Jeanette, « est ce que c’était ma maman ? » A cette question, Mrs Winterson répondait par un coup violent qui précipitait la petite fille dans l’escalier.
10C’est une scène primitive. Refoulée. Les deux mères. Et la troisième. L’écrivain Ruth Rendell qui a indiqué la voie à la petite Jeanette : écrire, écrire, écrire. Ruth, comme dans la Bible.
Telle est la clé me dis-je. Et c’est étrange, car elle ne me sert à rien.
11J’énumère les sujets explicites de Jeanette Winterson, ceux qui sont sur le devant de la scène des Oranges ne sont pas les seuls fruits :
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Manchester et la classe ouvrière du Nord de l’Angleterre.
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Les douleurs de l’adoption par un couple de pentecotistes.
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La souffrance liée à la découverte de son homosexualité.
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La violence qui en résulte dans l’Eglise évangéliste.
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La violence qui en résulte avec sa dingue de mère.
12Et c’est étrange car cela ne me sert à rien.
Que m’est il arrivé ? D’où est venue cette paralysie ?
Quel est le cœur du problème, le cœur du monstre ?
Quand j’essaie de répondre à ces questions, je n’y peux parvenir.
13Les semaines passent.
Je suis bien embêtée car l’heure de notre séance approche et je vois venir le moment où je devrai avouer au professeur Amfreville que je ne peux faire de conférence au séminaire.
Le trauma agit comme une houle, me coupe la raison et la mémoire.
14Je pars à Bruxelles, et je rencontre des libraires. L’un d’entre eux se met à me parler de Winterson. Quelle déveine, me dis-je en me recroquevillant. J’ai peur d’être démasquée, qu’on s’aperçoive que je n’y comprends rien.
15On dirait que vous êtes sœurs, me dit-il. Vous parlez exactement de la même chose. Vous parlez de l’enfance, de la solitude, de l’absence d’amour reçu, du sentiment d’impuissance à en donner, des chocs qui vous détruisent et des mots qui vous sauvent. De la violence maternelle, et de la place des contes. De la place des livres et de la question du temps.
Mais surtout de la perte. « Je ne pouvais pas briser la glace qui me séparait de moi-même, je ne pouvais que la laisser fondre, et accepter la fusion chaotique avec ce qui ressemblait à la folie furieuse.
16Ce fut une intervention magique, et qui m’a sauvée.
On oublie tout si facilement.
C’est sans doute pour cette raison que j’écris comme je le fais amassant des bribes, incertaine de la continuité du récit. C’est ce que dit Jeanette Winterson. Je reconnais cette sensation, je reconnais cette méthode.
17Tout ce qui est à l’extérieur peut disparaître à tout moment. Il n’y a de sécurité que pour ce qui est immatériel et qu’on garde en soi. Des phrases, comme une guirlande de lumières. « La fiction et la poésie sont des médicaments qui guérissent de l’entaille pratiquée par la réalité sur l’imagination. »
18Ainsi, je repense à ce morceau de récit, où l’on voit la jeune Jeanette rapporter à la maison un livre de bibliothèque pour sa mère qui aime les romans policiers. Le livre se nomme Meurtre dans la cathédrale. L’auteur en est T.S. Eliot. La jeune fille lit sur son chemin. Le livre la captive, elle découvre le plus grand poète de la perte et de la mélancolie. Elle pleure.
19Elle répète après lui :
Je veux de ces fragments étayer mes ruines.
20Si la quantité et la nature de la souffrance dépassent la force d’intégration de la personne, alors elle se rend, elle cesse de supporter, cela ne vaut plus la peine de rassembler ces choses douloureuses en une unité, on se fragmente en morceaux. Je ne souffre plus, je cesse même d’exister comme moi global. (Ferenczi, Le traumatisme, 129).
Moi qui ne voulais ne rien éprouver.
C’est une des phrases clés – mais il y en a tant- de Jeanette Winterson.
21Et c’est sur ce refus de souffrir qu’elle a bâti son œuvre, un récit autobiographique en boucle, où les mystères se nouent et se dénouent, dans un suspense intense qui est en soi une des questions que soulève le livre.
C’est sur ce refus de la souffrance qu’elle a construit une œuvre d’une intelligence et d’une vitalité incroyables.
Et sur ce refus de la famille, et l’incorporation de sa violence, qu’elle a inventé cet inoubliable portrait de femme : Mrs Winterson. Sa mère perdue et retrouvée.
Geneviève Brisac
22La porte n’a ni serrure ni poignée. Un couvercle.
Pendant des mois je cesse de vivre.
Un jour, on m’apporte des pinceaux et une toile, je peins.
Je peins un autoportrait au regard fixe et noir. Je peins deux joues roses, et deux yeux regardant le néant, droit devant. Je frotte les joues du visage avec les poils du pinceau de martre. Aucune vérité n’en jaillit. Le rose fait des plaques épaisses.
23Les yeux s’enfoncent.
Je ne saurai jamais qui je suis.
Et puis voici que soudain une porte s’ouvre, que l’on n’avait pas vue : Un jour je suis libérée.
24Je sens le vent sur mon visage. Je regarde le monde pour la première fois.
Je pense, comme Elsa Morante, que plus jamais je ne regarderai en arrière. Au point d’en devenir incapable de faire reculer une voiture.
Désormais j’adore le futur. Derrière moi, la nageoire comme la nommait Virginia Woolf, the fin, nos fins. Nothing. Devant moi : la vie.
25Pourquoi la vie est-elle si semblable à une bordure de trottoir au dessus d’un gouffre demandait-elle.
Pour ne pas y tomber, je ne connais qu’un système : écrire.
26Observer l'inquiétude, le passage du temps sur les êtres, sur toute chose, observer les déceptions et les trahisons, l’omniprésente bêtise, le chagrin. Fixer sur le papier, cette seconde vie qui inlassablement se déroule derrière la vie officielle.
On s’en fout, on n’est pas d’ici, on s’en va demain.
Pour citer cet article
Référence électronique
Geneviève Brisac, « Portrait de l’artiste en boule de feu », Sillages critiques [En ligne], 19 | 2015, mis en ligne le 15 juillet 2015, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sillagescritiques/4345 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sillagescritiques.4345
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