Navigation – Plan du site

AccueilNuméros19Voix critiquesIncandescence du traumatisme dans...

Voix critiques

Incandescence du traumatisme dans Tetro de Francis Ford Coppola

Jocelyn Dupont

Résumés

Cet article propose une lecture analytique du long métrage Tetro (2009) de Francis Ford Coppola à la lumière des théories narratives et psychanalytiques connexes aux trauma studies. Nous y analysons le fonctionnement traumatique du récit filmique à travers un certain nombre de choix filmiques et techniques, en insistant notamment sur la problématique de la matérialité de l’image, aussi fluctuante dans le film que le matériau mémoriel qui hante les protagonistes. Dans son film, Coppola met en exergue la capacité du cinéma à faire lumière sur le trauma au moyen de l’incandescence, métaphore centrale d’un film soucieux d’éclairer les fantômes du passé.

Haut de page

Texte intégral

« On ne voit jamais une chose pour la première fois, mais toujours une seconde fois : quand elle se lie à une autre »
Pavese

Ouverture : The End

1Intérieur, jour. Une chambre d’hôtel. Un ventilateur fixé au plafond s’agite frénétiquement. Un homme, filmé en plongée et en gros plan, est allongé sur le lit. Sur son œil fermé s’entremêlent les images du plafonnier et celles de flammes orange qui déchirent la jungle. Le bruit des pales du ventilateur devient celui des hélicoptères. Ou l’inverse. Sur la bande-son, derrière les images, Jim Morrisson chante The End. Nous pouvons commencer.

2Ce bref détour par la séquence d’ouverture d’Apocalypse Now (1979) de Francis Ford Coppola sert triplement le propos de cet article. Premièrement, il permet de rappeler que l’auteur de Tetro, le film dont il sera ici question, n’en est pas non plus à sa première incursion sur le terrain miné du récit traumatique. Trente ans séparent en effet Apocalypse Now de Tetro. Deuxièmement, le fait qu’Apocalypse Now soit un film qui aborde la guerre du Vietnam vient nous rappeler combien ce conflit fut déterminant dans l’évolution du discours culturel qui a entouré le traumatisme aux Etats-Unis dans les années 1970 et 1980. Dans The Trauma Question, Roger Luckhurst rappelle ainsi que :

Some ten years before psychiatric papers began to emerge on flashbacks in the Vietnam Veteran, the cinema of the conflict was central in shifting the cultural representation of the veteran from violent misfit to traumatized, re-experiencing victim. (184)

3Troisièmement, le prologue d’Apocalypse Now est un exercice remarquable de déconstruction de la linéarité du récit filmique. S’agit-il d’un début ou d’une fin ? Quelle est cette jungle ? Que voyons-nous exactement, puisque l’œil du Sergent Willard est fermé et que les images se superposent ? Qu’entendons-nous précisément ? Le passé ou le présent ? Nous assistons visuellement et auditivement à l’intrusion du passé dans le présent, au retour d’une mémoire douloureuse, traumatique, apocalyptique.

4Cinématographiquement parlant, ces effets sont avant tout ceux d’un montage signé Walter Murch, dont le travail pour Apocalypse Now est à juste titre demeuré célèbre. Après un long hiatus dans sa collaboration avec Coppola, c’est ce même Walter Murch que l’on retrouve trente ans après dans Tetro, un film plus modeste, plus indépendant et plus personnel, mais dans lequel l’écriture du traumatisme et de ses fluctuations occupe une place non moins déterminante.

5Tetroest le second volet d’une trilogie de « petits films » (son budget modeste se situe dans les environs de 5 millions de dollars) amorcée en 2007 avec l’Homme sans âge d’après une nouvelle autobiographique de Mircea Eliade et suivi de Twixt, fantaisie macabre au-dessus de laquelle plane l’ombre d’Edgar Poe, sorti sur les écrans français au printemps 2012. La démarche est en tout cas parfaitement auteuriste : Coppola est le réalisateur, le scénariste et le producteur de chacun de ces trois films. En outre, ils sont tous, d’une manière ou d’une autre, liés à une expérience vécue du cinéaste, qu’il s’agisse d’une lecture de jeunesse (l’Homme sans âge), d’un rêve (Twixt), ou comme dans le cas de Tetro, d’un récit dans lequel l’intime et le familial semblent avoir abondamment nourri le processus d’écriture.

6A ce stade s’imposent sans doute quelques brefs rappels autour de l’intrigue. Tetro raconte la quête de Bennie (Alden Ehrenreich), 18 ans, parti retrouver son frère ou plus exactement demi-frère aîné, Angelo, surnommé Tetro (Vincent Gallo), qu’il a perdu de vue depuis que ce dernier a rompu tout lien avec sa famille – « I divorced myself from our family, all of it », déclare-t-il, hors de lui, au début du film – pour échapper surtout à l’emprise d’un père tyrannique, le célèbre chef d’orchestre Carlo Tetrocini (Klaus Maria Brandauer). Désormais installé dans le quartier de La Boca à Buenos Aires où il s’est installé avec Miranda, sa compagne (Maribèl Verdu), Tetro est un personnage obscur, opaque, enfermé dans son silence et dans un plâtre pendant la première partie du film. Les secrets de famille s’effeuillent ensuite comme les pages des cahiers encryptés rédigés par Tetro, dont Bennie a réussi à s’emparer avec la complicité de Miranda. Le spectateur découvre ainsi peu à peu les enjeux redoutables de cette tragédie familiale : Tetro est responsable de la mort de sa mère dans un accident de voiture, son père lui a par la suite dérobé sa petite amie, Naomi, avec laquelle Tetro avait eu un fils, qui n’est autre que Bennie. Tetro n’est donc pas le frère de Bennie, comme le film l’avait d’abord laissé entendre – et comme Bennie l’avait toujours cru – mais son père. La révélation de cette paternité secrète se joue en Patagonie, au milieu des glaciers, dans un festival littéraire assez improbable mais adéquatement intitulé le « festival des Parricides » où Bennie présente la pièce rédigée à partir du manuscrit de Tetro qu’il a donc choisi de s’approprier – « I figured I’d put my name on it. I made some changes ». Au même instant parvient la nouvelle de la mort de l’autre père, celui du Nom, Carlo Tetrocini, à New York. Le film se clôt sur l’effacement physique du père tyrannique et sur la réconciliation in extremis entre Bennie et son nouveau père. On l’aura donc compris, Tetro est un film sur le secret, le non-dit, la mise en crise de la mémoire, de l’identité et de la filiation. Comme l’a bien écrit Stéphane Delorme dans les Cahiers du Cinéma, « le film enfle, se lève et se soulève, au gré des métamorphoses de son matériau mémoriel » (13).

7Il s’agit aussi d’une histoire de fantômes, de hantise transgénérationnelle au sens où l’entendent Abraham et Torok, où la place accordée « au travail dans l’inconscient du secret inavouable d’un autre » (391) dans la conscience des protagonistes est déterminante. Tetro est un film qui met en scène la vérité du sujet comme un nœud de secrets impénétrable autour duquel le récit élabore dans une succession de figures narratives mais aussi visuelles, une mise en tropes perpétuelle autour d’une expérience originelle qui, pendant la plus grande partie du film, ne peut être ni formulée – « My brother is speechless », dit Bennie quand il apprend à Tetro que la pièce qu’il a écrite a été sélectionnée pour le festival – ni connue, du moins jusqu’à la révélation finale qui obligera à revenir, selon la logique de l’après-coup, sur l’ensemble de l’histoire.

8La résolution du film est d’ailleurs la partie la plus problématique et peut-être aussi la moins réussie du film, quoique Coppola se soit employé à passer de la répétition compulsive du trauma – « acting out » – à sa résolution – « working through » – en élaborant, comme nous le verrons, un réseau de correspondances métaphoriques, une superposition d’images et de sons qui permettent in extremis à Bennie d’intégrer « cette part de non-constitution de soi » (Toboul 13) avec laquelle il a jusqu’alors vécu, et à Tetro de trouver ainsi une issue positive.

9Dans cette étude des procédés narratifs, cinématographiques et stylistiques mobilisés par Coppola pour répondre aux enjeux de la fiction traumatique dans ce récent long-métrage ni radicalement expérimental ni entièrement conventionnel, je voudrais détailler quatre points qui sont, dans l’ordre, le rôle de la répétition, le flash-back, la problématique de la matérialité du souvenir et enfin le fonctionnement symbolique de la lumière.

La répétition

10Il n’est sans doute guère utile de rappeler la place centrale de la répétition compulsive dans la névrose traumatique, mise au jour dès 1920 par Freud dans Au-delà du principe de plaisir. La répétition obsessionnelle, morbide, de contrainte est, on le sait, un des symptômes les mieux établis de la condition traumatique.

  • 1  Les séquences d’ouverture des deux films sont, à cet égard, d’une ressemblance particulièrement sa (...)

11Ce qui frappe d’emblée à la première vision de Tetro, c’est la manière dont Coppola semble lui-même se répéter, reprenant avec cet opus de 2009 un autre film réalisé vingt-cinq ans auparavant : Rumble Fish ou Rusty James dans sa version française (1983). Les critiques, qui ont dans leur ensemble été prompts à se rappeler ce long-métrage insolite et insolent, notamment parce qu’il est filmé en noir et blanc et parce qu’il raconte aussi l’errance d’un frère à la recherche de son aîné, n’ont pas semblé soucieux de chercher plus loin ce qui unit ces deux films. Les points de convergence sont en fait assez nombreux pour que nous élevions ce soupçon au rang de symptôme : outre l’utilisation du noir et blanc ponctuée d’irruptions chromatiques (les poissons de combat dans Rusty James, les scènes de souvenir dans Tetro), les films partagent un même espace : ils se situent tous deux dans un espace urbain resserré propice à la déambulation, un réseau de ruelles et de contre-allées obscures, où graffitis et slogans cryptiques tapissent les murs1 (on pense à l’ouverture des deux films).

  • 2  L’étymologie de ce prénom, en hébreu, qui signifie « fils de », est également riche de significati (...)

12Avant tout, les deux films narrent le désir d’un benjamin (Bennie est évidemment l’abréviation de Benjamin2) de s’identifier à un frère aîné – le personnage de Vincent Gallo dans Tetro, et The Motorcycle Boy, interprété par Mickey Rourke dans Rusty James – qui se dérobe à la confession et à la lecture, très littéralement dans Tetro. Le jeune frère cherche à exhumer un passé enfoui, refoulé, une vérité inavouable, le point d’opacité sur laquelle il se fonde. Et dans chacun des films, derrière la quête du frère se trame celle du père. Dans Rusty James, le père, interprété par Dennis Hopper, est un homme brisé par l’alcool et dont ne subsistent que les vestiges d’une paternité assumée. Dans Tetro, le père de Bennie est le frère qui l’a abandonné et l’a laissé désemparé – le terme helpless vient à l’esprit de l’angliciste – durant ses années de jeunesse, le condamnant ainsi à l’errance, et à se retrouver marin sur un paquebot. Balloté par les flots, le jeune homme finit alors par se retrouver, suite à une escale impromptue, sur le lieu même où vit son frère enfui, à savoir dans la ville de Buenos Aires, et plus précisément dans le quartier de La Boca, cette bouche qui forme les sons qui construisent les mots qui racontent nos histoires. Quant à Rusty James, rappelons qu’il a lui aussi été abandonné dans la plus grande détresse lorsqu’il était âgé de deux ans à peine. Sa mère s’était enfuie avec son frère aîné et son père parti se soûler, laissant le jeune enfant seul, trois jours durant, sans le changer ni le nourrir. Que ce soit son grand frère qui raconte cette histoire à son benjamin n’est sans doute pas étranger à la thèse que partagent les deux films.

  • 3  Et de manière extrêmement rapprochée. Les deux films sortent en 1983, en mars pour Outsiders, en o (...)

13Il n’y a évidemment pas de répétition sans différence, et il serait bien entendu erroné de réduire Tetro à un Rusty James quelque peu assagi, transposé en Amérique latine. A y regarder de plus près, il semble bien que Tetro soit une version plus personnelle des thèses abordées dans Rusty James, à l’origine un roman de Susan Eloise Hinton, qui avait déjà signé Outsiders, précédemment porté à l’écran par Coppola, qui avait alors découvert cet autre roman du même écrivain et qu’il avait choisi d’adapter dans la foulée3. Comme cela a déjà été indiqué, Coppola est l’auteur du scénario original de Tetro, et la famille qu’il nous y présente n’est pas sans rapport avec la sienne. Il ne cherche d’ailleurs aucunement à s’en cacher dans l’entretien qu’il a accordé en décembre 2009 aux Cahiers du Cinéma :

En écrivant [le scénario de Tetro] j’avais surtout envie de me pencher sur certains problèmes liés à ma famille en tant que famille d’artistes. Mon père était compositeur et son plus jeune frère était un chef d’orchestre qui connaissait un certain succès, bien plus que lui au départ. L’idée que ces rivalités passent de génération en génération, presque comme une malédiction, m’intéressait. (17)

14Tetro ne saurait être qualifié de film autobiographique mais il est manifestement façonné à partir d’un matériau où la vérité de l’expérience rencontre les artifices de la fiction cinématographique.

15On trouve également dans Tetro d’autres formes de répétition qui ont davantage partie liée au fonctionnement de la répétition dans le cadre d’un travail post-traumatique. Premièrement, le film ne cesse, par la mise en abîme de la pièce de théâtre, de rejouer la scène de l’accident, de la répéter au sens théâtral du terme. Ces répétitions, en revenant sans cesse sur l’accident de voiture comme trauma originaire et en s’ajoutant aux flash-backs dont il sera bientôt question, participent de la répétition morbide du traumatisme, son acting out, c’est-à-dire la dynamique pathologique du film.

16Mais il n’y a pas que sur les planches que l’accident se répète. Alors qu’il s’apprête à quitter l’appartement de Tetro, que la découverte de la curiosité de son jeune frère et de ses enquêtes sur son passé avec la complicité de sa compagne (qui, accessoirement, était aussi sa psychothérapeute) ont rendu furieux, Bennie est renversé par un scooter. Cette répétition de l’instant traumatique est un moment-clé du film, dans lequel le refoulé fait violemment retour et où se précipitent les souvenirs enfouis par Tetro. Ce redoublement de la scène traumatique, outre qu’il ne fait que confirmer qu’un trauma frappe toujours deux fois, rappelle le cas rapporté par le psychanalyste Jacques Press, où ilexplique qu’une de ses patientes atteinte de troubles traumatiques n’avait pu faire retour sur l’événement originaire qui était responsable de sa condition (en l’occurrence, un accident de voiture) que lorsqu’elle avait surpris une scène d’accident de deux-roues dans le rétroviseur de son véhicule. L’image de l’accident originaire avait alors été réactivée par la vision de ce deuxième accident et la mémoire traumatique avait alors pu commencer à reprendre sa place dans la chaîne des souvenirs. Sans doute pourrait-on reprocher à Coppola un excès démonstratif lorsqu’il choisit, dans Tetro, de montrer au spectateur des images fragmentaires de l’accident originaire avant la scène de l’accident de Bennie. Néanmoins, comme nous le verrons plus tard, l’écriture du premier accident est moins simple qu’elle ne paraît. En outre, ce choix de séquençage narratif permet surtout de réactiver le souvenir du premier accident chez le spectateur au moment où Bennie est percuté par le scooter. Il convient d’en souligner l’efficacité en termes de réception : lorsque l’accident de Bennie a lieu, il se répète avant tout pour nous. Un trauma en cache toujours un autre.

Arrêt sur flash-back

17A l’instar du mariage dans la comédie romantique ou du duel dans le western, le flash-backest la figure imposée de tout film s’intéressant à la représentation du trauma, à tel point que la présence d’un flash-back dans n’importe quel film de fiction risque de voir ce dernier catégorisé en « film de fiction traumatique », un amalgame qu’il convient d’éviter soigneusement en se rappelant que si la présence d’une disruption narrative par ce procédé est presque devenue une condition nécessaire de tout film de fiction traumatique, elle n’est aucunement suffisante. Et Wulf Kansteiner de rappeler ainsi :

  • 4  “Genealogy of a Category Mistake: A Critical Intellectual History of the Cultural Trauma Metaphor” (...)

Just because trauma is inevitably a problem of representation in memory and communication does not imply the reverse, i.e., that problems of representation are always partaking in the traumatic.4

18Il faut donc faire preuve d’une certaine réserve teintée de défiance vis-à-vis du paradigme traumatique qui consiste à voir du traumatisme partout, ce qui signifie nulle part. Il importe aussi de ne pas confondre le flash-back avec la simple analepse. Difficile en effet de lire Rashômon ou Pulp Fiction comme des films traumatiques.

19Je choisis ainsi d’emprunter à Roger Luckhurst une définition du flashback aussi précise que possible :

The flashback is an intrusive, anachronic image that throws off the linear temporality of the story. It can only ever be explained belatedly, leaving the spectator in varying degrees of disorientation, depending on when or whether the flashback is reintegrated into the storyline. This brutal splicing of temporally disadjusted images is the cinema’s rendition of the frozen moment of the traumatic impact: it flashes back insistently in the present because this image cannot yet or perhaps ever be narrativized as past. (180)

  • 5  Pour une analyse spécifique de ce phénomène dans Spellbound, cf. le chapitre 4 de l’ouvrage d’E. A (...)

20Le flash-back est le trope privilégié de l’intrusion brutale du refoulé sous forme de percept visuel incontrôlable dans le cadre du récit cinématographique, dont la nature iconique est généralement la principale caractéristique. Parmi les exemples les plus paradigmatiques d’intrusion de flash-backs dans la conscience du personnage victime de traumatisme, on citera ici certains classiques d’Hitchcock, tels Spellbound (1945) et Marnie (1964). Spellbound est exemplaire de la manière dont le traumatisme peut être ressenti subjectivementpar le personnage5. Dans ce film, il ne s’agit pas seulement de voir ce que voit le personnage (caméra subjective), mais de voir ce qu’il ressent tandis qu’il voit, c’est-à-dire une perception modulée voire modalisée, comme on modalise grammaticalement un énoncé, par la pathologie. C’est sans doute avec Hitchcock que ce type de percept modalisé fit son entrée la plus fracassante et la plus populaire sur les écrans. C’est aussi avec lui, flanqué du producteur David O. Selznick et du scénariste Ben Hecht, que le retour du refoulé sous forme de flash-back devint le moteur d’une investigation psychanalytique où se mêlent sueurs froides et interprétations des rêves. Un modèle certes efficace, mais quelque peu daté à ce jour.

21L’usage des flash-backs dans Tetro, à l’image du film dans son ensemble, ne rompt pas totalement avec les conventions hollywoodiennes mais il est effectué avec la maestria d’un grand chef d’orchestre. C’est à la fin de la première demi-heure du film que le premier flash-back fait irruption dans la diégèse. Bien qu’il concerne avant tout le personnage interprété par Vincent Gallo, il est intéressant de noter qu’à cet instant du film, nous sommes dans une situation narrative fonctionnant à plusieurs niveaux. Au sein même du récit-cadre, le spectateur est placé dans une situation d’énonciation thématisée, à savoir le récit que Miranda – la compagne de Tetro qui est aussi son ancienne thérapeute   – fait à Bennie (sur le divan) de sa rencontre avec celui que ce dernier pense toujours être son frère aîné. Une analepse – sans disruption d’image – nous plonge ensuite dans l’univers assez singulier de la clinique expérimentale « La Colifata », où les patients sont invités à prendre la parole à l’aide d’un micro. C’est au moment où Tetro vient de prendre la parole et de parler de son père qu’intervient le flash-back. Il semble donc qu’il acquiert un statut plus particulier qu’une simple intrusion du passé dans le présent du personnage. Sa narrativisation pose problème, ainsi que son exact statut subjectif. A un premier niveau de lecture et selon les principes stylistiques de la focalisation au cinéma, le souvenir traumatique nous est certes donné comme celui de Tetro, mais ce flash-back s’inscrit en fait dans un récit complexifié, partagé entre les tous les personnages impliqués dans cet instant de transmission. Il est d’ailleurs très significatif que Bennie déclare plus tard à Tetro avoir « deviné » que ce dernier était responsable de l’accident de voiture dans lequel il a perdu sa mère, tandis que Tetro est convaincu que Miranda lui a tout raconté,  ce qui, d’après les informations dont dispose le spectateur, n’est pas le cas.

22A l’exception de l’épisode de l’accident de Bennie dont il a été question plus tôt, il faut également observer que les retours du passé dans le présent du récit s’effectuent par la suite non seulement sous forme de flash-backs, comme chez Hitchcock ou dans des films plus récents comme Memento de Christopher Nolan (2001), mais aussi par analepses, en couleurs cette fois-ci, qui informent la diégèse tout entière, comme par exemple lorsque Bennie est en train de déchiffrer le manuscrit de son frère et que nous sommes projetés sur une plage pour assister à un duel verbal entre père et le fils, où ce dernier se voit opposer par le premier qu’il ne saurait tolérer de rivalité au sein de son foyer – « there is only room for one genius in this family ».

23Le troisième et dernier exemple de flash-back est sans doute le plus remarquable du film. Les personnages sont en route pour le festival en Patagonie, et les reflets du soleil contre les icebergs semblent déclencher un nouveau retour du refoulé chez Tetro. Si celui-ci est amené au moyen des mêmes procédés de subjectivation que les deux précédents (éclats de lumière, bande son, zoom avant sur les yeux), cette fois-ci, nous ne voyons plus des images filmées censées représenter l’accident mais une mise en scène de l’accident sous forme de ballet théâtralisé. Nous avons donc quitté le domaine du flash-back comme intrusion d’une image-souvenir pour entrer dans celui de l’image hybride : le souvenir traumatique est modifié,réécrit, mis en scène. Cette composition théâtrale est bien entendu celle de la pièce de Bennie, mais les gestes et les couleurs saturées qui la composent rappellent aussi les séquences de la poupée Olympia désarticulée dans The Tales of Hoffmann de Michael Powell (1951), intertexte déterminant à plusieurs égards pour le récit de Tetro.

24Nous assistons donc à un exemple de fluctuation et d’interpénétration entre le moment traumatique et sa répétition, sa « performance », un investissement du souvenir par sa réécriture dans le présent, menant, au bout du compte – et au bout du monde – à la représentation finale et triomphante jouée au festival du parricide. Dans cette séquence, les régimes d’image s’emballent tandis que la vérité explose à la figure de Bennie, qui n’a pas su – pas pu – trouver la bonne fin à son histoire.

La manipulation du matériau mémoriel

25Tetro est un film qui place le rapport au souvenir non seulement au cœur de sa diégèse, mais également de sa texture. Ce travail sur la nature même de l’image cinématographique nous paraît essentiel en ce qu’il permet de souligner presque physiquement l’hétérogénéité du matériau traumatique dans l’économie générale du récit. Le souvenir traumatique a souvent été comparé à un fantôme, un intrus, un shrapnel mental que le corps ne peut ni introjecter, ni expulser, un fragment d’altérité intolérable, mais dont il n’est pas possible de se défaire. Tetro s’empare de cette altérité, la manipule, et en fait l’un de ses enjeux fondamentaux.

26L’aspect le plus évident du rapport de ce film à la matérialité de l’image est évidemment le choix du noir et blanc pour le récit filmique principal tandis que les flash-backs ou les séquences analeptiques sont en couleurs. Cette alternance n’a en soi rien de très original, a fortiori dans un récit traumatique. On pouvait même craindre la « fausse bonne idée » de Memento, pour reprendre la formule des Cahiers du Cinéma (Delorme 13), dont le propos est toutefois plus celui d’une quête mnésique aux allures de thriller psychologique post-hitchcockien que d’un voyage au cœur de l’intime et du familial, comme c’est le cas du filmde Coppola.

27Le travail du réalisateur et de son équipe ne s’est toutefois pas arrêté à cette simple distinction entre couleurs et noir et blanc. Avec l’aide de son chef opérateur Mihai Malaimare (avec lequel il a commencé à travailler en 2007 pour l’Homme sans âge et qui a également dirigé la photographie de Twixt), le cinéaste s’est penché sur la matérialité même de l’image-souvenir et sur la façon de l’inscrire dans le récit principal, mimant ainsi l’enjeu même de la cure du trauma, à savoir l’inscription du matériau traumatique hétérogène, « resté hors sens » (Toboul 14) dans une chaîne symbolique cohérente et signifiante. C’est bien à un processus d’inscription de l’hétérogène que nous assistons lorsque nous voyons les images-souvenirs en couleurs s’intégrer peu à peu au récit en noir et blanc. Et c’est également une forte expérience de disruption perceptuelle qui se manifeste au spectateur lorsqu’apparaissent à l’écran, dans une texture et un format différents, les images ressurgies du passé.

  • 6  Pour plus d’informations techniques à ce propos, on pourra lire l’entretien accordé par Malaimare (...)

28Lors des essais de pré-production, plusieurs procédés furent envisagés par Coppola et son chef-opérateur afin d’intégrer le matériau mémoriel dans le texte filmique tout en soulignant son hétérogénéité. Des tests furent ainsi faits pour travailler avec des lentilles Lomo (produites en URSS dans les années 1980), dont le rendu chromatique est particulièrement vif et patiné. L’idée fut aussi évoquée de travailler avec une pellicule Anscochrome, assez proche du Technicolor, avec des effets de saturation sur les couleurs utilisées notamment dans les films de famille des années 50 et 60 aux Etats-Unis. Des tentatives de superposition matérielle de plusieurs images furent également effectuées, notamment dans les séquences de la plage, en utilisant des images de pellicules 16mm incrustées dans le récit filmique6.

29Une dernière remarque enfin à ce propos. Le film a été tourné en format numérique HD avec deux caméras seulement. Mais pour la scène de l’accident, pas moins de cinq caméras furent utilisées. Parmi elles, une caméra 35mm employée pour cette seule et unique scène qui, bien que matricide, n’en demeure pas moins matricielle.

30Au final, même si toutes ces idées ne furent pas retenues, les manipulations effectuées par Coppola et son chef-operateur sur la matérialité de l’image même participent pleinement d’une réflexion et d’un travail proprement cinématographiques sur la façon d’intégrer le matériau traumatique dans le récit-cadre tout en préservant sa farouche altérité.

Poétique de l’éclat

31Tetro, comme nous l’avons dit,est un film qui choisit d’aborder la question du secret, de l’enfoui et du noyau traumatique autrement que par le simple recours au flash-back et à l’investigation haletante qui doivent amener, selon les codes hollywoodiens classiques, à sa résolution sinon heureuse du moins cohérente. La cohérence n’est peut-être pas la qualité principale de Tetro mais c’est en revanche un film qui trouve une cohésion stylistique toute particulière, grâce notamment aux emplois métaphorique et photographique de la lumière. Dans l’entretien accordé aux Cahiers du Cinéma, Coppola explique que :

La métaphore la plus importante est liée à la lumière. C’est le premier plan : le personnage qui regarde l’ampoule électrique, avec le papillon. La lumière symbolise la vérité et la bonté, mais elle devient aussi un symbole de mort à cause des phares de la voiture qui aveuglent Tetro après l’accident de sa mère. Elle vous attire comme un papillon, et peut vous tuer. C’est la lumière des projecteurs, de la célébrité, du succès. (16)

32Le générique du film est en effet construit comme une pluie de taches lumineuses qui se fondent les unes dans les autres et dont nous ne comprenons qu’après-coup qu’il s’agit de phares de véhicules. D’abord ceux du bus qui amènent le jeune Bennie au quartier de La Boca, mais ensuite, selon la logique de l’après-coup, ceux des feux qui ont ébloui Tetro au moment de l’accident dans lequel il a perdu sa mère. Et ces taches lumineuses de ponctuer le film tel un « light-motif » à travers des reflets dans des vitres, des éclats de lumière, des feux, des phares, des filaments incandescents. Tout passe par la lumière, à commencer par la vérité.

  • 7  « En ce moment, ma lumière est la vérité ».

33« En este momento, mi luz es la verdad7 » clame Tetro, projectionniste lors de la première représentation du piètre spectacle Fausta donné dans son théâtre de quartier. Plus tard, on lui proposera de faire à nouveau la lumière sur Wanderlust, la pièce écrite par son frère à partir de son propre manuscrit, dans ce même théâtre. « Maybe you can do the lights », lui demande le gérant. Il reste en effet une zone d’ombre à éclairer dans ce récit, et à ce stade, « faire lumière » – « to shed light »– semble au moins aussi nécessaire que « faire la lumière » – « do the lights ». L’ombre s’oppose donc à l’éclat de lumière comme le refoulé, opacifié, s’oppose au retour intrusif de la mémoire.

  • 8  Les derniers mots de Tetro à son fils sont ainsi une mise en garde contre la lumière : « Don’t loo (...)

34Comme l’écrit le psychanalyste Bernard Toboul : « le trauma permet de symboliser par après-coup, mais en maintenant une zone d’inaccessibilité. Or, c’est cette zone d’incandescence qui fait retour dans la répétition » (9), cette même incandescence que l’on retrouve dans les filaments des ampoules, les phares des voitures et les éclats d’icebergs sur la route de la Patagonie. La lumière joue jusqu’aux toutes dernières minutes du film un rôle-clé : ainsi, le spot renversé par Bennie devient l’allumette qui déclenche l’incendie de la demeure familiale lors de l’enterrement du père. Et quelques instants plus tard, lorsque Bennie se retrouve, hagard, au milieu de la circulation frénétique de Buenos Aires, ce sont les mêmes phares que ceux du générique, les mêmes phares que ceux qui ont ébloui son frère des années auparavant, qui menacent de l’aveugler et de le détruire8.

35La même pluie incandescente de taches lumineuses apparaît alors à l’écran, mais c’est cette fois-ci Bennie qui en est le foyer perceptif. A ce moment-là, on comprend que l’acte de transmission de hantise transgénérationnelle a bien été signé entre Bennie et Tetro. Il faut aussi tendre l’oreille : on entend le retour du battement d’ailes auquel se superpose le signal sonore d’un monitoring, le même que celui que l’on entendait dans la salle de réanimation où se trouvait Naomi, la mère de Bennie, après qu’elle eut pris sa dose fatale de médicaments.

Epilogue : souvenirs d’une ampoule et d’un battement

  • 9  Pour des éclaircissements sur cette théorie et son développement aux États-Unis dans le contexte p (...)

36En guise de conclusion, revenons en arrière, au début du film, ou plus tôt encore, au prologue qui précède son générique. Dans ces toutes premières images, on voit une ampoule incandescente autour de laquelle s’agite une phalène. C’est cette même incandescence qui fera retour, comme nous l’avons vu, encore et encore pour signifier le trauma. Cette ampoule n’est pas sans rappeler la « flashbulb theory »développée par les psychiatres experts du trauma aux Etats-Unis à la fin des années 1970, notamment Robert Jay Lifton9 : une image intrusive, incandescente, qui illumine l’esprit du patient, et qu’il ne lui est pas possible de chasser. Dans Tetro, cette image tient très littéralement dans une ampoule. Elle est également associée au son d’un battement d’ailes, qui lui aussi reviendra de manière répétitive dès qu’un des personnages est envahi par son passé refoulé. Un battement d’ailes de papillon, de pales d’hélicoptère ou de ventilateur… tout cela n’a pas fini de tourner.

Haut de page

Bibliographie

Abraham, Nicolas et Maria Torok. L’Ecorce et le noyau. 1978. Paris : Flammarion, 2001.

Delorme, Stéphane. « Diamant noir ». Critique de Tetro. Les Cahiers du Cinéma, décembre 2009 : 13.

Freud, Sigmund. Au-delà du principe de plaisir. 1920. Œuvres complètes. Volume VIII, édition et traduction dirigées par Jean Laplanche. Paris : PUF, 1996.

Kaplan, E. Ann Trauma Culture. The Politics of Terror and Loss in Media and Literature. New Brunswick, N.J.: Rutgers University Press, 2005.

Luckhurst, Roger. The Trauma Question. Londres : Routledge, 2009.

Press, Jacques. La perle et le grain de sable. Traumatisme et fonctionnement mental. Lausanne : Delachaux et Niestlé, 1999.

Toboul, Bernard. « Remarques introductives à la question du trauma ». Figures de la psychanalyse, 2003/1 n.8 : 9-13.

Filmographie

Apocalypse Now, réal. Francis Ford Coppola, Zoetrope, 1979.

The Outsiders, réal. Francis Ford Coppola, Zoetrope, 1983.

Rumble Fish [Rusty James], réal. Francis Ford Coppola, Zoetrope, 1983.

Tetro, réal. Francis Ford Coppola, Zoetrope, 2009.

The Tales of Hoffmann, réal. Michael Powell, The Archers, 1951.

Memento, réal. Christopher Nolan, Newmarket Capital, 2000.

Spellbound [La Maison du Dr Edwards], réal. Alfred Hitchcock, Selznick International, 1945.

Haut de page

Notes

1  Les séquences d’ouverture des deux films sont, à cet égard, d’une ressemblance particulièrement saisissante.

2  L’étymologie de ce prénom, en hébreu, qui signifie « fils de », est également riche de signification dans ce récit de la quête d’un père. Nos remerciements à Marc Amfreville pour cette précision essentielle.

3  Et de manière extrêmement rapprochée. Les deux films sortent en 1983, en mars pour Outsiders, en octobre de la même année pour Rusty James.

4  “Genealogy of a Category Mistake: A Critical Intellectual History of the Cultural Trauma Metaphor” Rethinking History (2004), cité par Luckhurst, p. 13

5  Pour une analyse spécifique de ce phénomène dans Spellbound, cf. le chapitre 4 de l’ouvrage d’E. Ann Kaplan, intitulé “Melodrama and Trauma”, notamment les pages 177 à 178.

6  Pour plus d’informations techniques à ce propos, on pourra lire l’entretien accordé par Malaimare aux Cahiers du Cinéma, décembre 2009 : 19-23.

7  « En ce moment, ma lumière est la vérité ».

8  Les derniers mots de Tetro à son fils sont ainsi une mise en garde contre la lumière : « Don’t look at the lights, Bennie ».

9  Pour des éclaircissements sur cette théorie et son développement aux États-Unis dans le contexte post-Vietnam, cf. Luckhurst, 148-151.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Jocelyn Dupont, « Incandescence du traumatisme dans Tetro de Francis Ford Coppola »Sillages critiques [En ligne], 19 | 2015, mis en ligne le 15 octobre 2015, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sillagescritiques/4341 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sillagescritiques.4341

Haut de page

Auteur

Jocelyn Dupont

Université de Perpignan Via Domitia (CRESEM - VECT- Mare Nostrum EA 2983)

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search