Le récit intermédial comme dispositif traumatique dans The Rings of Saturn de W. G. Sebald
Résumés
Dans The Rings of Saturn de W. G. Sebald, le récit intermédial émaillé de nombreuses photographies fonctionne comme un dispositif de capture d’affects pour le lecteur, qui se trouve ainsi plongé par empathie dans une quête archéologique visant à reconstituer le souvenir traumatique. Ce souvenir, que la complexité de la syntaxe sebaldienne permet de tenir à distance, du fait de la combinatoire spécifique du texte et de l’image, introduit dans le texte une temporalité autre qui nous invite à toucher au réel du symptôme. On peut ainsi parler d’une malice de l’image dans The Rings of Saturn, au sens où Georges Didi Huberman emploie le terme pour qualifier la puissance de trouble et de déraison de l’image, dans sa capacité à fonctionner de manière anachronique. Au-delà, c’est le dispositif intermédial sebaldien tout entier qui fait preuve de malice, dans sa capacité à faire surgir l’anachronique.
Entrées d’index
Haut de pageTexte intégral
- 1 Susan Sontag, Stefanie Harris, ou Lynne Sharon Schwartz aux États Unis ainsi que Jonathan James Lo (...)
- 2 Cf J. J. Long, W. G. Sebald : Image, Archive, Modernity, New York : Columbia University Press, 200 (...)
- 3 Susan Sontag, “A Mind in Mourning”, TLS no. 5056 (25 February 2000), 3-4.
- 4 W. G. Sebald, The Rings of Saturn, trad. Michael Hulse, New York : New Directions Books, 1998. Tou (...)
- 5 Cf Gilles Deleuze, « Qu’est-ce qu’un dispositif ? »in Michel Foucault philosophe, rencontre intern (...)
1Les romans de Sebald, qui font l’objet d’une attention particulière de la part de la critique anglo-saxonne du trauma1, nous proposent une expérience de lecture hallucinée tout à fait singulière, par le biais d’une écriture archéologique visant à faire affleurer dans le présent les traumatismes du passé, en nous proposant une expérience forte de la durée par laquelle la « succession de nos états de conscience nous sont rendus présent […] quand [notre moi] s’abstient d’établir une séparation entre l’état présent et les états antérieurs » (Bergson 75), et qui se donne comme possibilité de surmonter le traumatisme individuel et historique. Il convient de rappeler que l’auteur, qui laisse planer une ambiguité significative sur l’identité de narrateurs lui ressemblant étrangement, a été fortement marqué par le silence inébranlable que lui ont opposé ses parents en réponse à ses questions répétées sur la Shoah, alors même que son père avait servi dans l’artillerie allemande pendant le régime nazi. Sans doute ce silence initial est-il pour Sebald à l’origine de la quête de moyens poétiques particulièrement efficaces pour aborder la question du traumatisme, de l’histoire et de l’oubli. Ainsi ses romans jouent-ils de l’intermédialité pour traiter du problème du témoignage et de la survivance. Or si le travail de l’image chez Sebald a déjà fait l’objet d’une attention nourrie de la part de critiques comme Long2, et si les circonvolutions de la narration sebaldienne ont été analysées par Sontag3, la nature et la fonction même de l’articulation entre le texte et l’image comme dispositif de capture d’affect dans les romans de Sebald restent à creuser, en particulier dans son roman intitulé The Rings of Saturn4. Dans cet article, je m’appuierai, pour aborder la question du récit intermédial, sur la notion de dispositif, cet assemblage hétérogène de discours, de corps, d’institutions, et d’idéologie5, dont la force de capture permet au texte de toucher au réel du symptôme du trauma. Je verrai en quoi ce réel est circonscrit par une syntaxe qui a pour particularité de le maintenir à distance. Enfin, je m’interrogerai sur la temporalité spécifique instaurée par cette articulation du texte et de l’image, afin d’y saisir ce qui du traumatisme s’y joue véritablement.
2The Rings of Saturn aborde la question du traumatisme dès l’incipit, dans lequel le narrateur décrit son vagabondage à travers la campagne anglaise, entrepris dans l’espoir de chasser une dépression survenue à la suite de l’écriture d’un de ses livres. Cette errance spatiale n’a pas l’effet libérateur escompté, puisqu’elle réduit le narrateur à un état d’immobilité subite et presque totale, « a state of almost total immobility » (3), symptôme d’un choc inassimilable qui, ainsi que le lecteur le comprend lorsque le narrateur le désigne sous les termes de « a paralysing horror » (3), relève du traumatisme. Le désir du narrateur de sortir de cet état de paralysie invalidant est le déclencheur de l’écriture du roman, qui commence donc comme un récit de voyage pour se transformer très rapidement en une anamnèse proche de l’autobiographie : « It was then that I began in my thoughts to write these pages » (3-4).
3Tout se passe comme si, son récit de voyage à peine entamé, le narrateur devait renoncer à une errance spatiale pour se lancer dans un autre type d’errance afin de surmonter le traumatisme expérimenté. Cette nouvelle errance prend la forme d’une plongée dans le passé au moyen d’un récit émaillé de photographies, de diagrammes, de tableaux, d’extraits d’articles de presse et de lettres ou de journal intime, suivant le fil d’Ariane que constitue la quête par le narrateur de détails biographiques sur Thomas Browne et autres personnages célèbres (Casement, Conrad, Fitzgerald ou Swinburne). Cette quête se double du désir de résoudre l’énigme d’un morceau de soie pourpre que Thomas Browne dit avoir trouvé dans l’urne de Patrocle et dont le fil qui se dévide sert de métaphore à l’écriture. Sous l’impulsion donnée par l’insertion d’une première photographie dans le texte, celle qui représente une fenêtre grillagée ouvrant sur le ciel, que le narrateur décrit comme étant la scène qu’il voit de son lit d’hôpital, le récit de voyage sur lequel avait débuté le roman se transforme en une quête du passé à la recherche des causes du symptôme. De manière significative, le narrateur désigne cette photographie inaugurale comme l’image même de la perte de sens qui l’a réduit à l’immobilité: « I became overwhelmed by the feeling that the Suffolk expanses I had walked the previous summer had now shrunk once and for all to a single, blind, insensate spot » (4). Cette fenêtre ouverte dans le texte, qui permet une trouée ou traversée du texte vers l’image, où le narrateur nous dit faire l’expérience d’un sens qui se donne et se dérobe tout à la fois, me semble proposer les éléments d’une poétique du trauma basée sur l’articulation du texte et de l’image comme point de capiton de la figuration du symptôme, en même temps que des possibilités de sa perlaboration.
4Pour mieux comprendre la façon dont cette poétique intermédiale se met en place, il convient de revenir sur le statut spécifique de la photographie dans ce roman. Ce n’est pas un hasard si dans le foisonnement d’images que comprend The Rings of Saturn, la photographie est la plus présente. C’est qu’elle occupe un statut particulier dans la quête du passé qui guide le récit, et ce, en raison de son statut représentationnel. En tant qu’empreinte indicielle du réel, la photographie fait geste vers la réalité, qu’elle désigne par contiguité. Elle relève donc de la référence, qui est son ordre fondateur, ainsi que nous le rappelle Barthes : « Quoi qu’elle nous donne à voir et quelle que soit sa manière, une photo est toujours invisible : ce n’est pas elle qu’on voit. Bref, le référent adhère » (Barthes 18). Objet feuilleté bien identifié qui emporte quelque chose du référent, la photographie est une trace du passé. En effet, la photographie, du moins lorsqu’elle relève de la technique de l’argentique, comme c’est le cas pour le roman de Sebald, est un indice, au sens peircien du terme, de la réalité qu’elle représente, puisqu’elle est le résultat de la révélation chimique d’une empreinte du réel laissée sur une pellicule. Empreinte indicielle de la réalité, la photographie en est donc le témoin privilégié, dans la mesure où elle en contient la trace sous forme d’engramme. D’où la capacité de la photographie à se constituer comme symptôme, comme point de résurgence de ce qui a traumatisé le narrateur, mais aussi comme lieu d’ancrage d’une possibilité de se remémorer le passé, et de le remembrer pour réinscrire le traumatisme dans une séquence cohérente.
5A la première lecture, les photographies en noir et blanc que Sebald utilise dans son roman apparaissent comme des fragments de réel prélevés directement sur le passé. Elles adhèrent aux conventions du réalisme, ne sont pas particulièrement esthétiques ni esthétisées, nombre d’entre elles sont floues, ce qui paradoxalement renforce l’effet de réel qu’elles produisent, dans la mesure où le lecteur a l’impression qu’elles ont été prises dans l’urgence du reportage, ou bien qu’elles se sont dégradées avec le passage du temps, et qu’elles représentent donc des témoins de choix des événements passés. L’imperfection esthétique et technologique de ces photographies leur confère une dimension de preuve historique. Pourtant, à la deuxième lecture, l’aspect documentaire de ces photographies se révèle trompeur : la combinaison texte/photographie dans le roman apparaît instable, et ceci tout d’abord parce que The Rings of Saturn se donne à lire comme très littéraire, en raison des références intertextuelles que le roman accumule, de Dante à Borges en passant par Stendhal. Des allusions sont également faites à des tableaux célèbres, soit par ekphrasis, soit par insertion de reproduction noir et blanc de ces tableaux dans le texte : ainsi la Leçon d’anatomie de Rembrandt est-elle non seulement reproduite et ajoutée au récit, mais aussi décrite, commentée et analysée en détail par le narrateur (13-17). La nature éminemment littéraire, dialogique et intermédiale du roman fait qu’il est difficile de l’appréhender comme un simple retour sur le passé. Le fait que les photographies insérées dans le texte sont recouvertes d’un voile blanc ou d’une trame apparente qui obscurcit la vision et brouille la perception annule parfois tout simplement leur capacité à témoigner du passé, lorsqu’elles deviennent littéralement illisibles par manque de clarté. Enfin, on note que ces photographies sont dépourvues de légende et sont insérées sans explication et sans renvoi textuel, ce qui montre que leur lien avec le référent est pour le moins instable.
6Tout se passe donc comme si, plutôt que de fonctionner comme des traces indicielles du passé, ces photographies, dans leur spectralité blanchâtre, avaient valeur de symptôme d’un passé qui ne passe pas, et représentaient les traces matérielles du traumatisme que le narrateur tente de perlaborer. Vues sous cet angle, les photographies insérées dans The Rings of Saturn apparaissent comme les traces fantomatiques des destructions qui contribuent à l’obsession du narrateur pour la violence humaine. Ainsi, la photographie insérée en double page (60-61) à la suite de l’évocation du major George Wyndham Le Strange, qui a servi dans le régiment anti-tank qui a libéré le camp de Bergen Belsen le 14 Avril 1945, possède certes une authenticité d’archive, de par sa surexposition et son manque de netteté, mais cette photographie brouille également les cartes, puisqu’on n’y reconnaît qu’avec peine un bois jonché de ce qui apparaît comme des corps évoquant l’horreur de la Shoah, à l’image des photographies prises par les « Sonderkommandos » à Auschwitz, telles que Georges Didi-Huberman les analyse dans son ouvrage Images malgré tout. De manière similaire et peut-être encore plus frappante, la photographie qui accompagne l’évocation des crimes commis par les hommes de l’Ustasha croatienne (97) offre au lecteur une image très floue et brouillée de corps de pendus à moitié nus qui ont été alignés sur un gibet. Paradoxalement, le manque de netteté de la photographie qui semble authentifier le document en tant qu’archive ne permet pas au lecteur d’accéder au passé, car la réalité qu’elle représente n’est que difficilement reconnaissable.
7Considérées dans leur ensemble, les photographies dans The Rings of Saturn ne nous livrent donc qu’un accès très limité au passé traumatique. Elles sont fréquemment floues, comportent divers filtres et trames qui viennent en brouiller la lecture et les font apparaître comme anciennes, contemporaines des faits passés qu’elles évoquent. Si ces photographies semblent nous donner accès à l’événement passé, en raison de leur apparence historique, c’est précisément sous la forme d’un passé à demi illisible, à demi effacé. En ceci, Sebald exploite ce que Barthes appelle le noème de la photographie, qui, ainsi que nous le rappelle Sontag, est avant tout celui d’être un memento mori :
All photographs are memento mori. To take a photograph is to participate in another person’s (or thing’s) mortality, vulnerability, mutability. Precisely by slicing out this moment and freezing it, all photographs testify to time’s relentless melt. (Sontag 15)
8Témoins du caractère passé du « ça a été », la photographie a des liens privilégiés avec le deuil. C’est qu’elle fige et découpe l’événement, l’atteste en même temps qu’elle en signale la perte. En cela, la photographie est l’image d’une chose morte : elle nous livre l’instant passé, certes, mais dans sa dimension à jamais révolue. C’est pourquoi elle est le revers d’une présence, qu’elle nous restitue seulement sous forme spectrale. Ainsi, la photographie dans The Rings of Saturn fait irruption comme si les morts revenaient, elle est à la fois l’attestation d’un « ça a été » et la certitude que cette réalité n’est plus, comme le souligne Barzilai : « Photography functions not only as a means for attempting to access the past but also as an emblem for the uncanny resurgence of the past » (Barzilai 207). L’illisibilité même de la photographie fait qu’elle reproduit, au niveau de l’expérience, la résurgence disruptive du passé pour le narrateur en proie au symptôme traumatique. En cela, la photographie dans The Rings of Saturn touche moins au réel du traumatisme qu’à celui de son symptôme.
- 6 Sigmund Freud, « L’homme aux loups », in Cinq psychanalyses, trad. Marie Bonaparte et Rudolph Lowe (...)
- 7 Ce sens est repris par Georges Didi Huberman dans son ouvrage intitulé Devant le temps : histoire (...)
9Ce n’est pas la réalité de l’événement traumatique que les photographies dans le roman de Sebald font affleurer au texte, mais l’image du passé. Elles se donnent non pas comme l’irruption du passé lui-même mais comme la représentation de l’irruption du passé. Leur résistance à l’interprétation les désigne comme symptômes, c’est-à-dire comme réitération, après une période de latence, de l’événement passé, sur le mode du cauchemar ou du flash back involontaire. Ce qu’elles mettent en avant c’est la distance, ou plutôt l’intervalle, entre le passé et le présent. Autant dire que c’est le passage du temps qu’elles dramatisent, en se constituant comme des scènes de l’émergence d’un passé spectral, la présence de brouillard blanc, de trames ou de filtres sur nombre d’entre elles contribuant à leur caractère théâtral, à leur dimension re-présentationnelle. En exhibant le caractère passé du passé, elles miment la résurgence du symptôme dans la psyché du narrateur, selon le phénomène de latence, ou Nachträglichkeit, que Freud met en lumière dans « L’Homme aux loups »6. Ainsi que le décrit Freud, le traumatisme est constitué par le mouvement dialectique entre deux événements, introduisant une période de latence par laquelle l’accès au passé n’est possible que dans l’acte différé de sa compréhension. Ainsi, le trauma est le mouvement successif d’un événement à son refoulement et au retour du refoulé. En cela, Freud nous permet de comprendre le caractère événementiel de l’irruption du traumatisme. C’est parce que le traumatisme apparaît au sujet sous la forme d’un événement inouï, insupportable, qu’il suspend ses pouvoirs de compréhension et d’identification. Car l’événement est précisément ce qui nous échappe, ce auquel nous ne pouvons être présents. Dans L’Être et l’événement, Alain Badiou souligne que l’événementialité même de l’événement fait que devant l’événement, devant « ce qui arrive », nous restons sans voix, car l’événement se soustrait radicalement aux déterminations générales qui nous permettent d’identifier ce qui est. L’événement se produit en rupture par rapport à ce qui est, il est précisément le point de rupture avec l’être (Badiou 211). Dès lors, nous ne pouvons l’identifier qu’a posteriori, en le re-présentant (Badiou 434-5)). Ainsi en est-il de l’événement traumatique, qui dépasse notre capacité de reconnaissance et de compréhension parce qu’il vient faire intrusion dans notre sphère psychique sous la forme de l’irruption d’une réalité insupportable. Comme le rappelle Cathy Caruth, le traumatisme, qui fonctionne littéralement sur le mode de l’après-coup, vient déchirer notre trame temporelle: « It is a response, sometimes delayed, to an event or a series of events that overwhelm us and take the form of hallucinations, dreams, thoughts and repetitive and involuntary behaviours caused by the event » (Caruth 4-5). L’appréhension de l’événement traumatique est de l’ordre du différé (« sometimes delayed »), elle se fait sur le mode du retour, de la répétition. C’est précisément ce que nous donne à voir la photographie dans le roman de Sebald : elle est moins le lieu où le passé se donne à voir que la scène où l’intervalle entre le passé et le présent, la ligne de fracture entre les choses, sont rendus visibles. Ainsi la photographie dans The Rings of Saturn fonctionne-t-elle comme une image dialectique au sens benjaminien du terme7, c’est-à-dire une constellation, une mise en rapport du passé et du présent, qui dans le même geste rend visible l’écart entre le passé et le présent. Benjamin décrit en effet l’image dialectique comme « ce en quoi l’Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d’autres termes, l’image est la dialectique à l’arrêt » (Benjamin 491) dans une fulgurance condamnée à disparaître aussitôt. Ainsi, Benjamin rappelle que la force de cette image dialectique vient de sa capacité à se constituer comme seuil ; elle réunit et fait exploser tout à la fois des modalités ontologiques contradictoires — d’un côté la présence, de l’autre la représentation ; d’un côté le devenir de ce qui change, de l’autre la stase de ce qui demeure. Aussi l’image dialectique n’est-elle pas l’imitation des choses, mais l’intervalle, l’interstice rendus visibles entre les choses, par arrêt sur image. Ce que la photographie chez Sebald nous donne à voir, dans la saccade temporelle qu’elle introduit, c’est précisément l’écart constitué par le phénomène de latence que Freud place au centre de sa théorie du trauma.
10J’ai pour l’instant insisté sur l’illisibilité de la photographie dans le roman de Sebald, en grande partie responsable de ce qu’elle se constitue comme scène où se joue le symptôme pour le narrateur. Mais on notera que toutes les photographies dans ce roman ne sont pas illisibles et opaques. Un certain nombre d’entre elles nous interrogent même dans leur trop grande banalité, leur trop grande lisibilité. Leur transparence semble faire obstacle à l’accès que nous pouvons avoir à leur sens, puisque nous nous demandons pourquoi des photographies aussi inexpressives ont été choisies pour figurer, illustrer ou prolonger le récit. Il me semble que ces photographies faussement transparentes tendent à fonctionner comme des miroirs qui ne livrent rien d’un sens intrinsèque, mais qui renvoient le lecteur à ses propres constructions imaginaires et à ses propres possibilités d’empathie avec le narrateur. Placées dans un autre récit, la plupart de ces photographies pourraient prendre une toute autre signification. Prises isolément, elles restent remarquablement muettes. C’est le discours qui les entoure qui leur confère une signification.
11Où l’on commence à comprendre que c’est la spécificité de leur articulation avec le texte qui constitue les photographies insérées dans le roman de Sebald comme scènes pour le surgissement du symptôme traumatique. Ce qui m’intéresse tout particulièrement dans cette articulation est son singulier pouvoir de capture de forces qui lui permet de plonger le lecteur dans un état quasi hallucinatoire. Placé en face de ces photographies illisibles ou, au contraire, miroirs, le lecteur doit s’en remettre à la machine que constitue l’articulation du texte et de l’image, pour ajuster sa grille interprétative. Ainsi fait-il l’expérience d’un ensemble de forces qui le contraignent à l’empathie.
12C’est à l’aide de la notion de dispositif que je tenterai de cerner l’efficace de l’articulation entre le texte et l’image dans le roman de Sebald, en pensant aux écrits de Foucault (Foucault 137), à leur postérité chez Agamben (Agamben 8-9), mais aussi à l’interprétation par Deleuze de la notion foucaldienne de dispositif sous la forme de la question de l’agencement machinique (Deleuze 7). Le dispositif, cet assemblage d’éléments hétérogènes incluant non seulement des discours, des objets, des institutions, des corps, mais aussi de l’idéologie, a pour caractéristique la productivité, l’ouverture, la force de capture et donc la puissance, au sens où l’on peut parler de la puissance d’une machine. Aborder l’articulation de la photographie et du texte sous l’angle de cette notion de dispositif permet de pointer les forces et les multiplicités à l’œuvre dans l’agencement texte/image, pour mieux comprendre la capacité de cet agencement à se constituer en point de capiton privilégié pour la représentation du traumatisme. Cet agencement repose sur deux formules complémentaires, le collage et le montage, qui, lorsqu’elles sont combinées, produisent un appareil de capture de forces qui pousse le lecteur à s’ouvrir à l’autre dans le texte et du texte, ouverture dont l’empathie représente le mode majeur.
13Le collage et le montage par Sebald du texte et de l’image produit des modalités d’insertion de l’image dans le texte qui nous font percevoir l’image comme plus ou moins illustrative du récit, plus ou moins bien intégrée dans une syntaxe visant à recréer un avant et un après de l’événement. L’agencement texte/image que construit Sebald peut ainsi être envisagé sous la forme d’une typologie de la force d’irruption de l’image dans le texte, entre le montage qui fait de l’image une simple illustration du texte, ce par quoi la force symptômale de l’image est tenue à distance, et le collage du texte et de l’image dans lequel la force d’irruption de l’image est à son maximum, et où l’image touche au réel du symptôme. Une telle typologie inclue l’insertion de la photographie en double page, l’insertion de la photographie entre deux paragraphe, l’insertion de la photographie entre deux phrases, dans un même paragraphe, l’insertion de la photographie entre deux syntagmes, où la photographie joue le rôle d’une apposition, l’insertion de la photographie au milieu d’un syntagme, où la photographie vient interrompre le flux du récit et enfin l’insertion de la photographie au milieu d’une structure syntaxique, dans un phrasal verb par exemple où sa force d’irruption est maximale, et où la violence que son insertion fait subir au langage renvoie le lecteur à la violence de l’irruption du symptôme pour le narrateur. Cette typologie nous montre tout d’abord que l’agencement du texte et de l’image dans The Rings of Saturn relève d’une grammaire, d’une syntaxe dont les modulations sont productrices de sens. Elle nous montre également comment Sebald, en articulant le texte et l’image avec plus ou moins de fluidité, permet à l’événement traumatique de s’écrire malgré tout, depuis la théâtralisation de son symptôme jusqu’à la mise en scène de sa perlaboration. En effet, placée en position d’illustration ou de confirmation de ce que le récit est en train de décrire, la photographie contribue à la réorganisation des événements selon l’ordre et la logique du récit, ce par quoi la possibilité de surmonter le traumatisme devient possible, possibilité que métaphorise d’ailleurs l’image du fil de soie comme fil d’Ariane de l’écriture, à travers le labyrinthe tortueux de la mémoire. Le dispositif texte/image sert en effet aussi à l’ordonnancement et au remembrement des traces du passé qui sont replacées dans un ordre leur redonnant sens dans l’économie du roman, comme nous le rappelle Long :
In these attempts, photographs often function as conduits that prompt the retrieval of memory or verify certain recollections.[…] They function as fragments of memory in their own rights. (Long 206)
14L’insertion des photographies dans le récit représente donc une tentative de prendre possession et contrôle des souvenirs traumatiques, car elle permet à ces images de s’insérer dans une séquence qui leur donne sens en les ordonnant et les orientant, ce par quoi elles perdent leur caractère compulsif. Ainsi, le positionnement de l’image au sein d’une séquence d’expériences qui l’a précédée et suivie permet le contrôle partiel de son sens et lance le processus de perlaboration du traumatisme, en réinscrivant le symptôme dans une syntaxe qui le maintient à distance.
- 8 Froma Zeitlin, « The Vicarious Witness: Belated Memory and Authorial Presence in Recent Holocaust (...)
- 9 Marianne Hirsch, Family Frames: Photography, Narrative, and Postmemory, Cambridge, MA : Harvard Un (...)
15La typologie des modalités d’articulation du texte avec l’image, enfin, suggère que la plus ou moins grande indépendance des photographies par rapport au récit, leur plus ou moins grand détachement par rapport à la narration, révèlent que la mémoire narrative a besoin d’être soutenue par la photographie pour être fidèle à la réalité du passé. Ainsi, le lecteur se sent-il obligé de fournir les liens manquants, et de réorganiser la relation entre texte et image pour remotiver les liens entre le récit, la diégèse et les photographies qui surgissent de manière plus ou moins inattendue, plus ou moins aléatoire. C’est bien la participation active du lecteur à l’organisation de l’agencement qui est sollicitée sur le mode de l’encouragement à l’empathie8 par la création d’une postmémoire9. Ce que Marianne Hirsch appelle la postmémoire ("postmemory") est ce qui, du passé, refait surface, dans la génération post-Holocauste. Cette forme de mémoire indirecte n’est pas un double affaibli de la mémoire directe que peuvent avoir eu les témoins des horreurs de la seconde guerre mondiale, mais « a powerful and very particular form of memory precisely because its connection to its object or source is mediated not through recollection but through an imaginative investment and creation. » (Hirsch 9) La post-mémoire, en tant que représentation de la distance générationnelle de l’histoire, est un passé indirect, « a vicarious past » (Hirsch 9), auquel on ne peut accéder que par un investissement imaginaire. C’est précisément cet investissement-là que le dispositif du texte et de l’image vise à susciter, dispositif d’autant plus efficace que le récit intermédial de Sebald n’est pas seulement visuel, mais également polyphonique, au sens où il fait revenir les voix du passé par la multiplicité des points de vue qu’il propose et le recours au style indirect, donnant ainsi au lecteur l’occasion de faire une expérience de la temporalité que l’on pourrait qualifier de multisensorielle. Ainsi, le récit sinueux, fragmentaire et multimédia de Sebald convoque-t-il le passé d’une manière particulièrement efficace.
16Or le passé ainsi appréhendé n’est pas le passé chronologique que construit l’Histoire traditionnelle, mais le passé qui se donne à nous dans son intensité. C’est l’aiôn, temps intensif des affects et des percepts, que le roman vise à recréer. Il s’agit d’un passé basé sur une éthique de la représentation qui refuse le voyeurisme et privilégie l’indirection, condition pour que le récit puisse témoigner du traumatisme. Ainsi, l’Histoire que reconstruit le roman de Sebald est faite d’associations et d’analogies, d’oscillations et d’anachronismes, pour suivre les méandres de la mémoire plutôt que la linéarité temporelle de Chronos. Ce faisant, elle atténue les effets psychologiques du retour du refoulé, et l’apprivoise en le singeant. Pour comprendre comment le dispositif du texte et de l’image dans The Rings of Saturn permet de nous faire accéder à cette temporalité spécifique, clé du travail véritable de la postmémoire chez Sebald, il convient de revenir une dernière fois sur le fonctionnement temporel spécifique du texte et de l’image pour comprendre comment le passage du texte à l’image dans The Rings of Saturn induit des débrayages temporels qui, semblables à un fil d’Ariane, permettent au lecteur de remonter des symptômes du traumatisme du narrateur jusqu’à leur origine, le mutisme du peuple allemand sur les horreurs de la Seconde Guerre Mondiale.
- 10 La distinction entre lecture analogique et digitale est établie par Nelson Goodman dans Languages (...)
17Cette remontée vers le symptôme originel correspond à un moment de compréhension privilégié où le passé apparaît dans sa vérité, pour venir éclairer le présent. Ce moment de kairos est ce que le roman de Sebald nous donne de plus réel à expérimenter dans le symptôme, lorsqu’il nous donne à expérimenter l’épaisseur même de la temporalité mise en jeu par le retour du traumatisme. Il est rendu possible par le glissement constant, induit par le dispositif texte/image, d’une lecture linéaire et horizontale propre à notre perception du texte linguistique, à un mode de lecture plus global, lorsque la chronologie régulière de la lecture orientée du début vers la fin du livre, et du début vers la fin de la phrase, se voit bouleversée et interrompue par l’irruption des « blocs de sensation » que sont les images dans leur densité sémiologique qui requiert du lecteur une perception analogique10. Cette tension entre deux économies représentationnelles, celle du texte et celle de l’image, met en place le débrayage temporel qui permet au roman, à la faveur de ces moments de kairos, de faire affleurer le réel du temps du traumatisme. Au-delà de l’hétérogénéité visuelle entre signes linguistiques et images, qui explique pourquoi l’insertion d’images dans le texte est toujours pour le lecteur une expérience forte de défamiliarisation, la relation texte/image dans The Rings of Saturn est donc un lieu privilégié de l’évocation du réel traumatisme pour cette raison même qu’elle fait expérimenter au lecteur l’épaisseur même du temps, ce que Bergson aurait appelé la durée (Bergson 7-9).
18Prises collectivement, les photographies dans The Rings of Saturn produisent un discours sur les limites référentielles du récit linéaire quant il s’agit de témoigner de la vérité du passé. Ainsi l’Histoire en tant que discours chronologique ne saurait accéder totalement au passé parce qu’elle reconstruit ce passé à partir de documents dont le texte montre les limites. De plus, et c’est le second argument majeur qu’utilise Sebald pour débouter l’Histoire de sa place de témoin privilégié du passé, l’adoption d’une vision panoptique par l’historien l’empêche de prendre en compte les restes, les ruines, et les vestiges de l’histoire que Benjamin, et Sebald après lui, désignent comme devant être les véritables objets du travail de l’historien. Cet argument est introduit dans le roman au moment où Sebald décrit sa visite à Waterloo et le mémorial aux guerres napoléoniennes qui y a été érigé.
19La description par le narrateur de sa visite à Waterloo est l’occasion pour Sebald de proposer au lecteur une expérience du passé qui se dégage de la construction chronologique et panoptique des faits par le discours de l’historien. Dans ce passage, le narrateur suggère qu’une approche historique traditionnelle du passé ne peut mener qu’à une vision quantitative des faits, source de désespoir, puisque entendue dans ce sens l’histoire ne peut apparaître que comme une série de guerres et de morts. Dès lors, le passé que l’histoire reconstitue ne saurait nous apparaître sous une forme vivante : il ne peut être que fantomatique. Il est comme une langue étrangère qui résisterait à notre compréhension : il ne produit aucune image claire et vivante de ce qu’il est censé représenter : « That afternoon in the rotunda I inserted a couple of coins in a slot machine to hear an account of the battel in Flemish. Of the various circumstances and vissicitudes decribed I understood no more than the odd phrase » (125). Contre l’approche téléologique, quantitative et linéaire, le dispositif texte/image dans le roman de Sebald propose une expérience d’immersion hallucinée au cours de laquelle ni le narrateur ni le lecteur n’ont possibilité d’occuper un point de vue dominant sur les événements. Au contraire, ils sont immergés dans le discontinu du fait brut, comme s’ils étaient pris au milieu d’une bataille sans savoir ce qui se passe en raison du bruit, des nuages de poudre et de l’absence de directions à suivre. Pour accéder au passé vivant, et donc au réel de l’événement traumatique, il convient, ainsi que le narrateur en fait l’intuition, de quitter le point de vue surplombant de l’historien, pour s’immerger dans le récit et y puiser une capacité à associer et dissocier pour composer de nouveaux modes d’expérience et de nouvelles modalités temporelles.
20L’hétérogénéité des supports de sens utilisés par Sebald dans The Rings of Saturn, l’articulation combinée au décalage, qui est inhérente à la technique du collage et du montage que Sebald utilise, rend cette nouveauté possible : le passage de chronos à aiôn est précisément ce qui ouvre le texte au présent éternel de l’empathie, qui pour Sebald est le temps de la littérature par excellence, ainsi que le montre le narrateur lorsqu’il ferme les yeux pour faire sa propre expérience de Waterloo grâce au filtre de la littérature. Dans le cas du narrateur à Waterloo, l’accès à la réalité de la bataille est rendu possible par l’intermédiaire de Stendhal, et du jeune héros de La Chartreuse de Parme, dont l’image qui surgit dans l’esprit du narrateur lui permet tout à coup de comprendre la réalité de cette bataille :
No clear picture emerged. Neither then nor today. Only when I had shut my eyes, I well recall, did I see a cannonball smach through a row of poplars at an angle, sending the green branches flying in tatters. And then I saw Fabrizio, Stendhal’s young hero, wandering about the battlefiled, pale but with his eyes aglow, and an unsadled colonel getting to his feet and telling his sergeant:I can feel nothing but the old injury in my right hand. (126)
21J’avancerai l’hypothèse d’une malice de ce dispositif texte/image qui saisit son lecteur pour lui faire faire l’expérience hallucinée et intensive du passé, dans l’éclatement de la séquentialité linéaire de l’Histoire. Malice du dispositif traumatique, dans le sens où ce dernier est à la fois un moyen d’accéder au passé, d’en mimer le surgissement, et de le perlaborer, tout en brouillant les distinctions entre les différentes strates temporelles qui constituent le roman.
22Le travail sebaldien sur l’agencement du texte et de l’image au sein de la machine ouverte et dynamique que constitue le dispositif texte/image, au-delà de la mise en scène du surgissement du symptôme et de la volonté de le mettre à distance en surmontant le traumatisme, permet de toucher au réel du traumatisme dans la mesure où elle en déplie les modalités temporelles. De manière tout à fait singulière, ce n’est plus seulement l’image qui fait preuve de malice dans le roman de Sebald, selon l’heureuse expression de Didi-Huberman pour qualifier l’ambiguité du rapport de l’image au temps (Didi-Huberman 119). Chez Sebald, c’est le dispositif texte/image tout entier qui est malicieux, dans la mesure où il est à la fois moyen de connaissance du passé, moyen d’accéder à l’histoire par une mise en ordre de sa dimension traumatique, et puissance de trouble et de déraison, irruption du réel du traumatisme sur la scène du texte, à la faveur de la compréhension qu’il nous donne des mécanismes essentiels de sa temporalité.
Notes
1 Susan Sontag, Stefanie Harris, ou Lynne Sharon Schwartz aux États Unis ainsi que Jonathan James Long, ou Ann Whitehead en Angleterre, ont mis en lumière l’importance du trauma dans l’écriture de W. G. Sebald, et la manière dont ses écrits explorent le passé pour en faire surgir la mémoire.
2 Cf J. J. Long, W. G. Sebald : Image, Archive, Modernity, New York : Columbia University Press, 2007.
3 Susan Sontag, “A Mind in Mourning”, TLS no. 5056 (25 February 2000), 3-4.
4 W. G. Sebald, The Rings of Saturn, trad. Michael Hulse, New York : New Directions Books, 1998. Toutes les références au roman seront données dans cette édition.
5 Cf Gilles Deleuze, « Qu’est-ce qu’un dispositif ? »in Michel Foucault philosophe, rencontre internationale, Paris 9-11 janvier 1988, Paris : Seuil, 1989, 185-195.
6 Sigmund Freud, « L’homme aux loups », in Cinq psychanalyses, trad. Marie Bonaparte et Rudolph Lowenstein, Paris : PUF, 2005.
7 Ce sens est repris par Georges Didi Huberman dans son ouvrage intitulé Devant le temps : histoire de l’art et anachronisme des images, Paris : Minuit, 2000, 114-115.
8 Froma Zeitlin, « The Vicarious Witness: Belated Memory and Authorial Presence in Recent Holocaust Literature », History & Memory 10, no. 2 (Fall 1998): 6.
9 Marianne Hirsch, Family Frames: Photography, Narrative, and Postmemory, Cambridge, MA : Harvard University Press, 1997, 22.
10 La distinction entre lecture analogique et digitale est établie par Nelson Goodman dans Languages of Art : an Approach to a Theory of Symbols, Indianapolis : Hackett, 1976, pour désigner la difference existant entre perception du texte linguistique et perception de l’image visuelle. Pour Goodman, la lecture digitale est induite par le texte linguistique : elle discerne les unités discrètes qui, mises bout à bout, feront la totalité du sens appréhendé. Elle est chronologique et spatialisante. La lecture analogique, pour sa part, est solicitée lorsque nous nous trouvons devant l’image et sa densité sémiotique qui nous force à l’appréhender non plus chronologique mais d’un bloc, non plus selon un parcours spatial mais de tous les côtés à la fois.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Anne-Laure Fortin-Tournès, « Le récit intermédial comme dispositif traumatique dans The Rings of Saturn de W. G. Sebald », Sillages critiques [En ligne], 19 | 2015, mis en ligne le 15 juillet 2015, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sillagescritiques/4227 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sillagescritiques.4227
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page