« Le trauma est sans doute l’une des notions les plus indécises de la psychanalyse, voire des plus équivoques, et sans doute des plus énigmatiques. Cela tient à l’ambiguïté de ses confluences placées à la rencontre du dedans et du dehors, à la dynamique d’excès, de rupture et de perte, à sa fonction d’alarme et de protection comme à son pouvoir d’effraction. Agent d’une réalité dont la puissance et la source demeurent incertaines, le trauma est l’occasion d’entrevoir ce qui peut agir ‘au-delà du principe de plaisir’ et de son principe ; il a la brutalité de l’évidence, comme l’évanescence de l’aléatoire – c’est-à-dire qu’il fascine depuis qu’il est apparu dans le corpus analytique, avant même que celui-ci ne se constitue. »
C. Le Guen Introduction, in C. Janin, Figures et destins du traumatisme, Paris, P.U.F., 1966.
1L’abord des patients qui se regroupent sous le vocable des « nouvelles pathologies », ou pathologies « actuelles », et qui présentent un fonctionnement dit « limite » ou « non-névrotique » est devenu, de nos jours, un champ d’exploration et de recherche d’autant plus stimulant que les avancées théoriques et techniques de ces soixante-dix dernières années nous permettent de mieux « aborder », et ainsi de mieux « travailler », les différentes formes que revêtent la souffrance psychique en relation avec la destructivité psychique.
2Je placerai ainsi mon propos sous l’angle de certains facteurs rencontrés qui font obstacle au « déploiement naturel du processus analytique » (expression employée par S. Ferenczi), sujet central abordé par S. Freud dans Analyse terminée et analyse interminable (1937), article qui, du point de vue théorico-pratique, cherchait à rendre compte des difficultés rencontrées lors du travail analytique.
3Depuis l’échec de la cure de l’Homme aux loups (1914 [1918]), le négatif lié à la destructivité au cœur de l’appareil psychique devient pour Freud la question centrale posée par certains traitements. L’Introduction au narcissisme (1914) lui permet d’aborder celle-ci une première fois, certaines formes de résistances, et notamment le transfert négatif, pouvant être explicitées par le concept de narcissisme.
4Mais la même année, 1914, S. Freud identifie le facteur négatif comme étant lié à la répétition du fait que le processus de remémoration, spécifique du travail associatif du patient, s’avère contrarié par le processus de répétition. Ceci devient encore plus clairement affirmé à partir de 1920, dans Au delà du principe de plaisir, où il introduit la répétition dans sa version négative et mortifère (la compulsion de répétition) qui le conduit à l’hypothèse de la pulsion de mort, force principale qui fait obstacle au déploiement de la libido.
5À partir de ce moment, la question de la destructivité dans l’appareil psychique devient l’une des préoccupations métapsychologique essentielles, tant pour S. Freud, que pour ceux qui ont prolongé son œuvre. Ces interrogations ont conduit aux développements des très nombreux vertex théoriques qui, comme on le sait, entraînent aujourd’hui une certaine hétérogénéité conceptuelle – « une psychanalyse ou plusieurs ? » (A. Green, 2001) –, laquelle va jusqu’à diviser, au sein même de la communauté analytique, les analystes entre eux.
6Depuis que W.R.D. Fairbairn, entre autres, a posé la question de savoir si la libido est en quête de plaisir ou en quête d’objet (« pleasure seeking or object seeking? »), les analystes ont tenté d’approfondir la question de la destructivité en rapport à la permanente mise en tension du « couple pulsion / objet », associée à celles des mises en tension des autres couples « pulsion érotique / pulsion destructrice », « investissement objectal / investissement narcissique ».
7Ainsi, la modification de la compréhension de certaines structures cliniques, tels les « cas limites » ou « non névrotiques », et leur abord sur le plan analytique a conduit à imposer le rôle de l’objet dans la constitution du Moi et de ses dysfonctionnements, ce qui a naturellement conduit à chercher à cerner et à théoriser, à la suite des avancées de S. Freud, ce qui dans les liens primaires avec l’objet (objet primaire et /ou ses substituts – l’environnement, selon D.W. Winnicott) pouvait avoir eu un impact traumatique sur l’organisation psychique et le fonctionnement mental du sujet, ce qui introduit à l’immense question du traumatisme et à ce que l’on cherche à définir lorsque l’on utilise ce vocable en psychanalyse.
8Comme tout grand concept psychanalytique, le concept de traumatisme unifie plusieurs modalités psychiques et métapsychologiques dont les conséquences entraînent des différences théorico-cliniques fondamentales. De manière générale, le terme de traumatisme est employé lorsque l’on cherche à désigner l’impact psychique d’un événement (une séparation, un deuil, un accident, une maladie, etc.) qui a marqué douloureusement l’existence d’une personne.
9Cependant, même si ce terme désigne des conjonctures psychiques qui présentent des aspects cliniques bien différents et dont les effets peuvent être cernés sur le plan métapsychologique, il convient de se rappeler que le traumatisme n’existe pas « en soi ». Ce qui existe, ce sont les théories, les conceptions, les modèles de pensée qui permettent de rendre compte des modalités cliniques, ainsi que des processus psychiques, en rapport aux événements traumatiques, internes comme externes (R. Roussillon, 2000).
10La notion de traumatisme peut tout autant servir à indiquer ce qui relève de la potentialité traumatique à la base de tout fonctionnement psychique et qui, de ce fait, participe à la genèse, comme à l’organisation, de l’infantile, de la pulsion et du désir, comme elle peut désigner les défaillances des modalités de gestion du psychisme du sujet, face à un événement à valence désorganisatrice. Du fait que les désorganisations engendrées ne sont pas toujours de même nature, parler de traumatisme dans un sens uniquement générique ne permet pas toujours de savoir à quel niveau du psychisme opère l’action traumatique.
11En effet, on peut envisager une différence qualitative entre le traumatisme qui désorganise le fonctionnement psychique au niveau des investissements des relations objectales et le traumatisme qui désorganise la psyché au niveau de la constitution du narcissisme, désorganisation qui se traduit alors par une souffrance identitaire et des troubles de la subjectivité.
12Aussi, je proposerai que l’on réserve le mot de traumatisme pour désigner un niveau de désorganisation plutôt secondarisé qui n’entame pas la relation d’objet ni l’intrication pulsionnelle et qui se réfère au traumatisme sexuel de la théorie freudienne de la « séduction ». En revanche, la notion de trauma paraît plus appropriée pour désigner la logique traumatique à un niveau plus précoce, plus archaïque, qui compromet les investissements narcissiques et par conséquent la constitution du Moi.
13Cette différence sémantique que j’avance paraît être d’un emploi relativement facile dans la langue française qui accepte les deux variantes. À celle-là, j’en ajouterai une troisième, celle du traumatique, par laquelle je propose de décrire un type de fonctionnement psychique commun aux deux variétés traumatiques, lié à ce qui, de l’empreinte traumatique, contraint à la compulsion de répétition.
14Ces trois termes, traumatisme, traumatique, trauma, correspondent très précisément aux trois « tournants » (1895-1897, 1920 et 1938) de la théorie freudienne, tournants qui sont autant de moments mutatifs de la métapsychologie. Évoquer le traumatisme en psychanalyse conduit en effet, non seulement à évoquer l’histoire et le développement de ce concept clef qui parcourt la théorie freudienne de bout en bout (des Études sur l’hystérie et de l’Esquisse, 1895, à l’Abrégé de psychanalyse, 1938), mais encore à examiner comment ce concept s’articule avec ceux de traumatique et de trauma.
15Cet acheminement conceptuel conduit S. Freud à exposer une ‘vue d’ensemble’ de ses théories concernant le traumatisme dans son œuvre testamentaire, L’homme Moïse et la religion monothéiste (1939). De ce magistral tableau, il ressort que les nouvelles propositions freudiennes reprennent implicitement certaines conceptions concernant le trauma, que S. Ferenczi avait élaborées quelques années plus tôt (entre 1928 et 1933).
16Mais avant de nous arrêter à ces dernières, qui ouvrent la voie à de nombreuses réponses aux questions soulevées depuis par la psychanalyse dite « contemporaine », je propose de rappeler brièvement le développement du concept de traumatisme chez S. Freud.
17Chez Freud, trois grands moments d’élaboration peuvent être dégagés :
18– Une première période s’étend de 1895 à 1920.
À ses débuts, S. Freud rapporte l’étiologie des névroses des patients à leurs expériences traumatiques passées. Dans ce premier temps, c’est le traumatisme qui qualifie l’événement personnel du sujet : cet événement externe, inscrit dans la réalité (une ‘séduction’ d’ordre sexuel), devient subjectivement fondamental en raison des affects pénibles qu’il déclenche. Après l’abandon de sa ‘neurotica’ en 1897, S. Freud conçoit que le traumatisme, s’il reste de l’ordre de la séduction et du sexuel, est essentiellement lié au fantasme inconscient. Parallèlement au pressentiment qu’il a alors de l’universalité du complexe d’Œdipe (lettre à Fliess du 15 octobre1897) sa conception du traumatisme vient marquer de son empreinte fondamentale le début de la psychanalyse et sa spécificité.
Passé le premier moment où S. Freud établit que le modèle de l’action séductrice traumatique se réfère au modèle de l’« après-coup », et que l’abandon de la « neurotica » cède la place à l’action « séductrice interne » du fantasme, apparaît, à partir de 1905, un second moment, qui correspond à la découverte et au développement des théories sexuelle infantiles. Tous les traumatismes et les conflits psychiques sont alors envisagés en référence aux fantasmes inconscients, ainsi qu’aux fantasmes originaires (séduction, castration et scène primitive), comme aux angoisses afférentes qui tissent la réalité psychique interne et permettent d’asseoir les schèmes de l’organisation œdipienne (tant positive que négative), ceci en articulation avec le narcissisme, l’homosexualité et l’identification. Dans cette même période est aussi discutée, notamment à propos de l’Homme aux loups, la question du poids de la réalité au regard du fantasme inconscient comme facteur traumatique.
19– À partir de 1920, S. Freud envisage le traumatisme comme directement lié aux apories économiques de l’appareil psychique : contrairement à l’excès de séduction externe ou interne qui caractérisait la période précédente, le traumatisme est dorénavant lié à un défaut du pare-excitation (Au-delà du principe de plaisir, 1920). L’angoisse de castration, angoisse signal à visée protectrice, est remplacée dans ce nouveau paradigme par l’Hilflosigkeit – la détresse du nourrisson qui désigne la paralysie du sujet face à une effraction quantitative, véritable ‘effroi’ d’origine externe ou interne. La traduction clinique de ce modèle est la névrose traumatique dont le moteur est la compulsion de répétition. Peu après, dans Inhibition, symptôme et angoisse (1926), S. Freud modifie sa théorie de l’angoisse en mettant l’accent sur le lien entre le traumatisme et la perte d’objet, introduisant dès lors la question, ultérieurement centrale en psychanalyse, des liens à l’objet.
20–À la fin de son œuvre, dans L’Homme Moïse (1939), S. Freud évoque la conception du traumatisme dans ses liens au narcissisme : une blessure narcissique, dont l’inscription psychique a valeur de trauma : du fait des blessures d’ordre narcissique, les expériences traumatiques, originairement constitutives du fonctionnement psychique et de son organisation, peuvent dès lors entraîner des atteintes précoces du Moi. De plus, S. Freud envisage deux destins possibles du traumatisme : l’un positif et organisateur qui permet, par à-coups successifs, « répétition, remémoration, élaboration » ; l’autre négatif et désorganisateur, qui crée une enclave dans le psychisme (« un État dans l’État »), véritable clivage qui empêche toute transformation processuelle ; le traumatisme devient alors destructeur.
21Avec l’ensemble de cette description (atteinte précoce du Moi, blessure narcissique, clivage, etc.), on passe de la question du traumatisme, inhérent à l’organisation psychique et au développement du complexe d’Œdipe, à celle du trauma.
22On peut penser que ces dernières avancées de S. Freud, comme je le disais précédemment, ont été influencées par celles proposées par S. Ferenczi quelques années auparavant (entre 1927 / 1928 et 1933).
23Parmi les avancées des contemporains qui s’inscrivent directement dans l’héritage de l’œuvre de S. Freud, celles de S. Ferenczi le font apparaître comme un véritable précurseur dans l’étude des « cas limites » et résonnent encore aujourd’hui d’une étonnante modernité.
24À partir de son écoute clinique extrêmement féconde et originale, S.Ferenczi a développé une « pensée clinique » totalement novatrice de ces conjonctures complexes et hétérogènes, dont les structures multiples, mal définies, présentent des altérations du Moi avec des défauts de la symbolisation, ainsi que des troubles de la pensée, secondaires aux avatars de l’amour et de la haine primaire.
25Ses intuitions cliniques l’ont conduit à découvrir l’importance du trauma comme conséquence traumatique des traumatismes primaires, lesquels :
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d’une part, entravent le processus de liaison pulsionnelle, organisent une défaillance dans la constitution du narcissisme et entraînent d’importantes carences représentatives ;
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d’autre part, donnent lieu à des transferts passionnels, des dépressions de transfert ou des réactions thérapeutiques négatives, etc., tous témoins de l’importance de la destructivité psychique à l’œuvre.
26L’ensemble de ses écrits techniques et théoriques, publiés entre 1927 / 1928 et 1933, continuent à marquer de leur sceau la métapsychologie, notamment en raison du fait qu’il a avancé, avant quiconque, l’importance :
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du contre-transfert comme un élément qui n’est pas un obstacle, mais un outil précieux pour la compréhension et la gestion des processus psychiques en cours ;
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du fait que les effets du narcissisme sur le processus de la cure ne sont pas une contre-indication à celle-ci, comme cela pouvait être classiquement objecté à l’époque ;
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de l’importance du rôle précoce de l’objet et de ses empreintes sur l’organisation psychique du sujet ;
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des effets traumatiques, pour l’infans, d’un déni de la reconnaissance de ses affects et de ses éprouvés (disqualification de l’affect) par l’objet, voire, face à sa détresse, du défaut de réponse de celui-ci ;
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de l’importance, pour certains patients dans le cours de l’analyse, de la régression, favorisant ainsi l’établissement et du développement d’une relation primaire ;
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de l’amour primaire et de la haine primaire : la haine étant un moyen de fixation plus fort que l’amour ;
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des mécanismes défensifs primitifs (tels l’expulsion, l’excorporation) face aux craintes d’imposition d’une volonté étrangère ;
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du clivage entre les pensées et le corps (« clivage somato-psychique ») ;
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du clivage du moi qui peut conduire à la « fragmentation » de la psyché ;
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du « couple trauma / clivage » : le clivage narcissique comme conséquences de traumatismes psychiques précoces (notamment dans les cas de traumatismes d’avant l’acquisition du langage) ;
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du terrorisme de la souffrance qui confine à la douleur psychique « sans fond » et « sans nom » (« désespoir », « agonie ») ; etc.
27Toutes ces avancées conceptuelles ont été depuis communément admises et font aujourd’hui partie des outils théorico-cliniques dont dispose l’analyste pour son travail quotidien. Elles ont été établies par S. Ferenczi à partir de son expérience de la cure dans le souci de cerner au plus près les réponses contre-transférentielles et techniques qu’il y apporte face aux interrogations liées aux impasses transférentielles rencontrées au jour le jour dans les traitements des conjonctures difficiles « aux limites ».
28Son exceptionnelle expérience de clinicien, expérience souvent douloureuse, mais dont il a toujours cherché à rendre compte avec un souci d’honnêteté et de remise en question peu commun est consignée au jour le jour dans le Journal Clinique (janvier-octobre 1932), ainsi que dans les notes qui lui font suite, entre octobre et décembre 1932. C’est dans ces documents à caractère strictement privé, non destinés à la publication, que l’on voit à l’œuvre, dans le creuset de la cure, ses intuitions conceptuelles concernant le clivage qui va jusqu’à la fragmentation, la douleur qui va jusqu’à l’agonie psychique, ceci témoignant de son intuition féconde quand au double fonctionnement de la personnalité psychotique et non-psychotique.
29C’est ici que l’on peut prendre la mesure du génie de S. Ferenczi, dont la pensée clinique va préfigurer de nombreux développements apportés par certaines des grandes figures de la psychanalyse après lui, entre autres, M. Balint (1968), D.W. Winnicott (1965, 1974).
30En ce qui concerne plus spécifiquement sa contribution à l’établissement d’une théorie du trauma, S. Ferenczi a proposé que l’origine de celui-ci n’est pas seulement liée aux conséquences d’un fantasme de séduction, mais aux avatars d’un certain type de destin libidinal lié aux expériences primaires du sujet avec l’objet, lesquelles – du fait de la « confusion de langue » entre le langage de la tendresse de l’enfant et le langage de la passion de l’adulte (Confusion de langues entre les adultes et l’enfant. Le langage de la tendresse et de la passion, 1933) – peuvent prendre la valeur d’une excitation sexuelle prématurée.
31Ce type d’expérience, dû aux réponses inadaptées d’un objet défaillant face aux situations de détresse de l’enfant – l’objet étant soit trop absent, soit trop présent (devenant un objet « en trop » qui marque d’une empreinte quantitative excessive la constitution de l’objet primaire interne) –, viendrait empiéter sur le psychisme naissant de l’enfant et compromettrait la constitution de sa psyché, ceci mutilant à jamais son Moi tout en le maintenant dans un état de détresse primaire (Hilflosigkeit) qui peut se réactiver sa vie durant.
32Ainsi la conception du traumatisme change-t-elle de vertex car, si celui-ci a pu se présenter comme de type sexuel, il s’inscrit, en fait, dans une expérience avec l’objet, non pas au regard de ce qui a eu lieu, mais de ce qui n’a pas pu avoir lieu : une expérience douloureuse négativante qui entraîne une « auto-déchirure » (un clivage auto-narcissique), ce qui transforme brutalement « la relation d’objet, devenue impossible, en une relation narcissique » (Réflexions sur le traumatisme, 1934).
33Ce clivage entraîne une évacuation / expulsion / extrojection d’une partie du Moi ; cette partie du Moi laissée vide est remplacée par une identification à l’agresseur, avec des affects de type « terrorisme de la souffrance » ; la partie expulsée / extrojectée du Moi devient alors omnisciente, omnipotente et désaffectivée. Comme l’écrit Ferenczi, le sujet clive sa « propre personne en une partie endolorie et brutalement destructrice, et en une autre partie omnisciente aussi bien qu’insensible. »
34Le clivagenarcissique, à l’origine des ‘effets négatifs’ du trauma que Freud évoque dans L’Homme Moïse, a donc pour conséquence, du fait de l’intériorisation d’un objet primaire défaillant, « non fiable » et ainsi « non comblant », d’entraver le processus de la liaison pulsionnelle, de créer des défaillances lors de la constitution du narcissisme (non-contenance de la barrière pare-excitante), ce qui entraîne d’importantes carences représentatives qui, mutilant à jamais le Moi, engendrent une détresse primaire douloureuse pouvant aller jusqu’au désespoir.
- 1 Je rappelle que M. Klein a, pour sa part, davantage mis l’accent sur les sources endogènes du psyc (...)
35Véritable précurseur dans l’étude des « cas-limites », S. Ferenczi a été conduit à découvrir l’importance du trauma comme conséquence traumatique des traumatismes primaires. Nous savons que d’autres auteurs ont par la suite développé cette ligne de pensée dont, plus particulièrement, D.W. Winnicott1.
361 / Pour D.W. Winnicott, qui prolonge donc les propositions de S. Ferenczi, le trauma est en relation avec la dépendance et la temporalité.
Le traumatisme est un « échec » en rapport avec la dépendance (D.W. Winnicott, 1965), car il « rompt l’idéalisation d’un objet au moyen de la haine d’un individu, en réaction au fait que cet objet n’a pas réussi à atteindre sa fonction » ; il provient de « l’effondrement dans l’aire de confiance à l’égard de ‘l’environnement généralement prévisible’ ».
Ici, D.W. Winnicott décrit une mère aux prises avec une difficulté à utiliser librement son ambivalence, ainsi que sa haine (active et passive), à l’égard de son enfant. Elle ne parvient pas à jouer son rôle dans le « processus de désillusion » qui doit succéder au temps premier où sa fonction est de « donner l’occasion au nourrisson d’avoir une expérience d’omnipotence ». Ce défaut d’accompagnement par l’objet maternel, indispensable pour l’acquisition du sentiment d’autonomie de l’enfant, crée un traumatisme en brisant la capacité de l’enfant à « croire en », ce qui entrave la structuration de sa personnalité et l’organisation du moi. Le traumatisme est le fait d’une « intrusion trop soudaine ou imprévisible d’un fait réel », entraînant chez l’enfant un sentiment de haine réactionnelle qui « brise l’objet idéalisé ».
Le trauma est aussi en lien avec la temporalité. Dans certaines situations extrêmes, c’est le passage de l’angoisse à la douleur, puis le passage, difficilement réversible de la douleur à l’agonie qui entraîne une angoisse catastrophique : « Après x + y + z minutes, le retour de la mère ne répare pas l’altération de l’état du bébé. Le traumatisme implique que le bébé a éprouvé une coupure de la continuité de son existence, de sorte que ses défenses primitives vont dès lors s’organiser de manière à opérer une protection contre la répétition d’une ‘angoisse impensable’ (unthinkable anxiety) ou contre le retour de l’état confusionnel aigu qui accompagne la désintégration d’une structure naissante du moi » (D.W. Winnicott, 1971). C’est cela même qui doit conduire l’analyste à procéder ultérieurement à l’inscription de l’expérience qui n’a pu avoir lieu : « La réponse par le contre-transfert est celle qui aurait dû avoir lieu de la part de l’objet » (A. Green, 1974).
372 / Chez M. Khan (1974), le concept de traumatisme cumulatif rend compte du fait que les défaillances de la mère, dans son rôle de barrière pare-excitante protectrice, ne sont pas traumatisantes au « moment même et dans le contexte où elles interviennent » ; elles ne le deviennent, rétrospectivement, que si « elles s’accumulent silencieusement et imperceptiblement ».
383 / Partant de l’idée qu’au sein du psychisme il existe des zones de non-représentation qui participent au fonctionnement psychique inconscient, S et C. Botella (1989 ; 1995) postulent que la non-représentation qui en résulte serait ressentie par le Moi comme un excès d’excitation traumatique. De plus, ils avancent l’idée que le modèle du traumatisme infantile ne correspondrait pas à celui du traumatisme de guerre, déclenché par l’intensité d’une perception qui fait effraction dans la barrière pare-excitante, et dont la répétition dans la névrose traumatique serait une première tentative de liaison. Ce qui, pour eux, caractériserait le traumatisme infantile, c’est l’incapacité à se représenter – à rendre psychique – un état qui, du coup, demeure à l’état perceptif non-lié, excédant d’énergie, mais incapable de déclencher une névrose traumatique.
Ainsi, le traumatisme infantile serait de l’ordre du négatif : une absence de contenu dans la perception, et non une perception avec un contenu traumatique. S. et C. Botella font dès lors l’hypothèse que le fondement négatif de tout trauma infantile réside dans l’impossibilité de l’enfant de se représenter non-investi par l’objet, c’est-à-dire dans l’irreprésentable de sa propre absence dans le regard de l’autre. Ainsi, ce qui, du point de vue de l’enfant, aurait dû arriver – son investissement par l’objet – n’est pas arrivé : ce qui a déjà eu lieu sans être éprouvé par le sujet, renvoie à des impressions de désinvestissement du sujet par l’objet primaire.
394 / Pour C. Janin (1996), une figure majeure du traumatisme se constitue lorsqu’il y a « détransitionnalisation de la réalité », c’est-à-dire lorsque le sujet ne peut plus distinguer ce qui relève du fantasme de ce qui relève de l’événement. Cette indistinction topique, venant empiéter la réalité, surgit lorsque le sujet se trouve confronté à un événement qui reduplique un fantasme inconscient. Dans cette « malheureuse rencontre » entre fantasme et événement, l’espace psychique et l’espace externe communiquent de telle sorte que l’appareil psychique ne peut plus remplir son rôle de contenant du monde interne. Pour l’auteur, il se crée un collapsus de la topique interne et le sujet ne sait plus quelle est la source de son excitation, ni si elle est d’origine interne ou externe. Les conséquences en seront une désorganisation de ‘l’épreuve de réalité’, de ‘l’épreuve de la différence’ ainsi que d’une certaine forme de secondarité, qui grèveront l’organisation de l’Œdipe et des conflits œdipiens.
40En m’appuyant sur l’évolution du concept de traumatisme chez S. Freud, ainsi qu’aux apports de S. Ferenczi concernant le trauma, je propose donc de différencier les trois termes traumatisme, traumatique et trauma, en leur attribuant des valences différentes au regard de l’organisation psychique et des paramètres auxquels nous confrontent ceux-ci, notamment lors de la cure psychanalytique.
411 / Le traumatisme se réfère à la conception générique du concept, laquelle renvoie à la théorie de la séduction et au sexuel. Son aspect essentiel concerne la capacité ‘attractrice’ de la force pulsionnelle qui organise la vie fantasmatique du sujet et qui, de ce fait, articule la représentation de l’événement traumatique à la structuration des fantasmes originaires : fantasmes de séduction, de castration et de scène primitive. En ce sens, il représente un pivot organisateur de l’objet interne, des fantasmes inconscients et des processus de symbolisation. Ce type de traumatisme, secondarisable et secondarisé, préside à l’organisation d’un fonctionnement de type névrotique, régi essentiellement par l’après-coup. Lors de la cure, le noyau traumatique de la névrose infantile devient le moteur du conflit psychique et du déploiement de la « névrose de transfert ».
Quand s’opère une rencontre brutale entre le fantasme inconscient et la réalité externe (l’événement traumatique), le traumatisme peut être potentiellement désorganisateur, car l’abolition des barrières entre le dedans et le dehors (l’externe et l’interne) provoque un collapsus topique, qui entraîne une désorganisation de ‘l’épreuve de réalité’, de la ‘fonction de censure’ (refoulement), comme de la ‘transitionnalité’.
Du fait du « télescopage » entre la réalisation interne des fantasmes inconscients et la réalisation externe du désir, l’action désorganisatrice du traumatisme ne porte pas sur le primat du principe de plaisir / déplaisir, mais sur la motion pulsionnelle dont le libre cours vers les formations préconscientes et conscientes se trouve barré. C’est ce barrage qui est potentiellement traumatique.
422 / Le traumatique vient désigner l’aspect plus spécifiquement économique du traumatisme, en relation à l’impréparation, ainsi qu’à un défaut de pare-excitant. Ce principe économique – lequel, chez S.Freud, s’inscrit à partir de l’Au delà du principe de plaisir (1920) dans la seconde théorie des pulsions (seconde topique) –, entraîne un type de fonctionnement psychique à propos duquel on pourrait parler de fonctionnement à empreinte traumatique ou en traumatique propre à la névrose traumatique, entité clinique qui devient le paradigme de l’Hilflosigkeit.
On retrouve le traumatique dans l’immense champ qui va des « névroses de guerre » aux pathologies consécutives aux catastrophes sociales, ou naturelles, survenues au cours de la vie du sujet, ou de ses ascendants.
Le fonctionnement en traumatique a comme caractéristique une visée anti-traumatique, tout en répétant le traumatisme : une lutte contre « l’effroi » (Schreck) en répétant « l’effroi », « effroi » dont le psychisme garde toujours un reste non abréagi et non élaboré, quelles que soient les capacités de liaison et de figurabilité.
433 / Le trauma vient désigner essentiellement l’action négative et désorganisatrice de l’action traumatique. Cette action attaque le processus de la liaison pulsionnelle, négativant ainsi l’ensemble des formations psychiques.
Pour S.Freud, le trauma est une atteinte précoce du Moi, « blessure d’ordre narcissique » qui peut donner lieu à des « zones psychiques mortes » à l’intérieur du Moi, un « État dans l’État ».
Il engage cruellement le rôle de l’objet, ou de l’environnement, dès un âge très précoce, parfois avant l’acquisition du langage, pouvant être lié autant à des situations de détresse qu’à des situations d’agonie.
Du fait des réponses inadéquates et disqualifiantes de l’objet qui ne peut ni « contenir », ni « métaboliser », ni « lier » la décharge pulsionnelle par une action fantasmatique, l’Infans se voit en proie à un état de « terreur » et « d’effroi », faute de capacité à introjecter la poussée pulsionnelle.
L’intensité du trauma court-circuite alors les mécanismes du refoulement, et renforce les mécanismes de déni et de clivage, d’identification projective pathologique, de fragmentation, etc.
Ce qui est ainsi désigné par le trauma, intéresse la nature de l’identification primaire et le destin des relations préobjectales, en articulation avec les catégories de l’organisation œdipienne.
Les modalités, les apories, voire les échecs de cette articulation situent le concept de trauma au centre de la clinique analytique contemporaine.
44Ainsi, on peut distinguer les traumatismes qui favorisent le développement de l’Œdipe, de ceux qui défavorisent l’organisation œdipienne et les conflits qui s’y référent :
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Les traumatismes qui s’avèrent organisateurs et structurants sont en rapport aux troubles de la secondarité du fonctionnement psychique (processus secondaire) : inhérents à la constitution psychique, ils étayent le fonctionnement psychique et la gestion des conflits sous l’égide du ‘principe de plaisir / principe de déplaisir’. Soutenus par les fantasmes originaires (séduction, castration, scène primitive), ils sont souvent secondaires à une perte objectale, laquelle peut prendre la valeur d’une perte d’ordre narcissique dont le deuil, ou le dépassement, n’a pu être possible, ou réalisé, au temps de l’infantile et de l’organisation psychosexuelle de l’enfance.
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Ils contrastent et se différencient des traumas, lesquels sont en relation à un fonctionnement en ‘au-delà du principe de plaisir’ et qui perturbent gravement l’organisation même de l’économie pulsionnelle et de la symbolisation ; ils sont d’autant plus désorganisateurs qu’ils sont précoces (parfois même avant l’acquisition du langage) : survenant au temps de l’originaire et des relations primaires, ils dérivent des distorsions alors instaurées avec un objet (la mère, ou son tenant lieu) qui n’a pu assurer une véritable continuité d’investissement et une disponibilité psychique suffisante pour recevoir, mais surtout transformer, les projections (tant positives, que négatives) d’un psychisme en voie de développement.
45Aujourd’hui, nous sommes fréquemment conduits à prendre en traitement des organisations psychiques dont la dimension traumatique liée à des traumatismes primaires, des trauma, nous confronte à des souffrances identitaires en rapport à des zones psychiques de fragilité structurelle extrêmement dissociées, douloureuses, qui soumettent le fonctionnement psychique à d’importants clivages.
46La situation analytique entraîne chez ces patients des régressions désorganisantes qui peuvent déboucher sur des « angoisses de mort psychique » suscitant des souffrances telles que la symbolisation s’en voit profondément déstructurée. Ces régressions témoignent alors d’une dispersion des repères identitaires, d’une disparition immédiate des contenants psychiques et, avec eux, des liens porteurs de sens.
47On est alors confronté à une expression particulièrement intense de l’aspect destructeur du « travail du négatif » (A. Green, 1993) qui conduit l’échange analytique à être dominé par des modes de relation qui vont de la persécution au désespoir. Dans de tels moments, l’intensité de la pulsion de destruction entraîne chez le sujet une douleur tellement insupportable d’exister, comme d’être en lien, que l’ensemble de l’économie pulsionnelle en est infléchie. L’objet, en raison de son altérité, comme le lien à l’objet, en raison du sentiment de dépendance, deviennent facteurs de danger pour le narcissisme.
48Dès lors, le processus interprétatif ne peut plus s’occuper du contenu fantasmatique porteur de sens et moteur des processus associatifs, mais doit, avant toute chose, rétablir un objet contenant et pare-excitant, sinon l’établir pour la première fois. Conduit à porter toute son attention sur la dimension narcissique du transfert et de ses aléas, le psychanalyste, dans son travail de contre-transfert, se devra d’être particulièrement vigilant à maintenir une certaine continuité psychique, garante d’une contenance qui a, autrefois, fait cruellement défaut.