Navigation – Plan du site

AccueilNuméros18Introduction

Texte intégral

1Si la postmodernité a condamné les arts à répéter, recycler et réinvestir des formes et codes définis à une époque antérieure, elle a également contribué à un décloisonnement des genres. Le théâtre, aux prises avec les autres arts parmi lesquels il s’efforce de tracer ses propres contours, devient un lieu où se déploient d’autres langages que le texte dramatique : les poètes-performers investissent l’espace scénique pour faire advenir la poésie dans toute sa puissance de résonance ; les plasticiens-metteurs en scène élaborent des installations qui transforment le musée en théâtre ; les philosophes renouvellent leur pratique en théâtralisant leur discours (Avital Ronell, Alphonso Lingis), soulignant ainsi que c’est par le corps et peut-être même pour le dire avec Artaud, « par la peau » qu’on fera entrer la métaphysique dans nos esprits ». A l’inverse, la danse, sous la houlette de chorégraphes comme Maguy Marin, s’approprient le texte de théâtre (celui de Beckett par exemple dans MayB) et l’exportent vers d’autres espaces dédiés aux arts vivants. Le cinéma, avec des explorateurs de la forme comme Alain Resnais (Smoking/No Smoking), Mike Leigh ou William Friedkin, réhabilite le théâtre au sein même de ce qui, de manière ontologique, l’en avait exclu, ou bien se ménage, par le biais de la vidéo et des écrans, un lieu virtuel sur l’espace scénique même, qui modifie le rapport au corps. Force est donc de constater que le théâtre, face à un autre polymorphe, repense sans cesse ses frontières, met en évidence la nécessité d’une redéfinition du genre dramatique et à terme vient inquiéter la notion même de genre.

2La première partie de ce volume cerne la manière dont le théâtre est parfois envahi ou déterminé par l’autre textuel. Ces palimpsestes permettent de penser l’intrus : l’hypotexte y fait figure d’antagoniste et l’agôn, qui s’absente parfois de la diégèse, vient se lover au cœur même de l’écriture palimpseste. Dans son analyse de la mise en scène du Richard III de Verhelst par Lagarde (festival d’Avignon 2007), Florence March examine le rapport implicite à l’hypotexte shakespearien à travers l’ellipse frappante de la bataille de Bosworth. Florence March propose d’y voir une cristallisation de « l’impossible suture » qui définit le rapport à l’hypotexte, faisant de cette absence une métaphore dialectique de la relation hypertextuelle. La poétique d’un théâtre palimpseste est ainsi définie dans une tension entre la béance et le déplacement, car si le champ de bataille est visuellement absent, son potentiel métathéâtral est néanmoins préservé par d’autres stratégies de conflit. C’est aussi un déplacement de l’agôn qu’analyse Solange Ayache dans la réécriture du mythe de Philomèle par Joanna Laurens : celui qui fait glisser le barbare vers le familier et grave la violence dans le langage. Dans The Three Birds, la mutilation de la langue est actée par une babélisation et un devenir barbare qui aliènent le texte. La langue se fait ainsi le lieu de la cruauté, et sa contamination souligne une réversibilité des postures qui rendrait les victimes aussi monstrueuses que Térée.

3A l’opposé de ces poétiques affichées de la réécriture, le théâtre verbatim se présente souvent comme un théâtre du texte brut, construisant un espace de vérité en opposition à la société des médias. Mais le verbatim n’en est pas moins réécriture par son action de recadrage. Dans son analyse du spectacle Decade (2011) de la compagnie Headlong, ainsi que de Taking Care of Baby de Dennis Kelly (2007), Clare Finburgh présente les tendances récentes de ce théâtre : elle souligne la conscience de l’artifice dans l’écriture de ces textes, et se demande comment le statut « réél » de cet autre qu’est « la réalité » peut être conservé. Ce théâtre de l’enquête n’hésite pas à exhiber sa propre construction, et c’est aux incursions dans le roman policier que s’intéresse, pour sa part, Aloysia Rousseau, afin d’éclairer les détournements du genre opérés par Simon Stephens et Dennis Kelly. L’approche stylistique proposée ici met en avant le rôle structurant de l’aposiopèse et de l’épanorthose dans cette déstabilisation. Aux antipodes de la structure herméneutique fermée du whodunit, les enquêtes théâtrales menées par les deux dramaturges se construisent sur un vide central qui oblitère toute possibilité de rassurer le spectateur.

4Enfin, les deux derniers articles de cette partie examinent des œuvres dans lesquelles l’appareil théorique développé par l’auteur, comme en contrepoint de son écriture dramatique, détermine inévitablement, sinon l’écriture de la pièce, du moins la lecture que peut en faire le spectateur. L’autre, c’est donc ici le même mais qui s’assigne un autre rôle, celui de théoricien. Eléonore Obis confronte un texte récent d’Edward Bond, There Will Be More, à la vision politique du théâtre développée par Bond notamment au cours des années 80 à l’occasion de l’écriture de ses Pièces de Guerre. Certaines notions, comme « l’innocence radicale », permettent ainsi d’éclairer la dramaturgie bondienne des dernières années, mais font aussi ressortir les mutations d’une écriture qui continue, malgré une réception souvent difficile, à chercher la forme du « new drama » qu’elle estime nécessaire. Dans sa lecture des textes théoriques de Howard Barker, Vanasay Khamphommala souligne quant à lui l’opposition fondamentale entre le rejet du « théâtre » observé sur la scène contemporaine et l’aspiration à un « art du théâtre » qui s’en distinguerait. Un rapport ambivalent au texte de théâtre se construit ainsi, cristallisé dans l’objet du livre et dans l’espace fantasmé de ses pages, tel qu’il apparaît dans les écrits théoriques et dramatiques de Barker. En examinant de près ces livres imaginaires, Vanasay Khamphommala suggère qu’ils jouent à la fois le rôle du rival ambigu pour la scène, celui de refuge pour un théâtre qui se méfie de l’incarnation spectaculaire, et revêtent la fonction de matrice imaginaire pour un art du théâtre qui cherche à s’inventer.

5C’est plus radicalement sur la pensée construite par l’autre que porte la deuxième partie de ce volume : le théâtre au miroir de la théorie. Dans sa réflexion sur le potentiel éthique du théâtre, Liza Kharoubi propose d’interroger une création empreinte de violence et d’injustice à l’aide de la philosophie contemporaine anglo-saxonne. Si le sujet éthique, tel que le définit Simon Critchley, est constitué par une hétéro-affectivité qui le soumet à la demande de l’autre, le théâtre ne serait-il pas le lieu par excellence de cette contamination du sujet ? Le plateau serait-il alors à considérer comme une techné, qui permettrait de nous exposer au toucher de l’Autre et de fonder le lien éthique ? Liza Kharoubi nous invite à ne plus fuir la part d’ombre de la « caverne de Caliban », et à reconnaître la nécessité éthique d’une vulnérabilité du spectateur. Cette question fondamentalement dramatique du rapport à l’Autre stimule depuis plusieurs décennies des croisements féconds entre le théâtre politique et la théorie post-coloniale. Sur la scène britannique, Caryl Churchill a été l’une des premières à s’emparer des notions psychiatriques élaborées par Frantz Fanon pour nourrir un théâtre militant, où les travers de la société s’expriment dans les pathologies du sujet. Liliane Campos analyse ces symptômes de la peur de l’Autre dans deux pièces de Churchill des années 70,  ainsi que leur reprise par Nick Gill dans son récent Mirror Teeth. Les schèmes psychiatriques permettent aux deux auteurs de mettre en accusation les fantasmes identitaires de la société britannique. Toutefois, la dynamique privilégiée par Gill est bien plus régressive que celle de son modèle, très conforme en ceci à l’image d’un théâtre contemporain qui croirait davantage au pouvoir du cauchemar qu’à celui du diagnostic. C’est enfin un rapport au discours psychiatrique et psychanalytique, plus fondamentalement critique, que Nicolas Boileau relève dans sa lecture de l’œuvre de Sarah Kane. La disparition progressive du corps qui caractérise les œuvres de Kane à mesure qu’elles s’écrivent y est interprétée comme une résistance à une certaine clinique du sujet. Si cette résistance se construit d’abord contre les stéréotypes de la psychanalyse (post-)freudienne, elle se déplace toutefois dans les dernières œuvres vers une « impossible localisation du sujet » plus proche de la psychanalyse lacanienne, réfutant les discours cognitivistes.

6Pour finir, la dernière partie de ce volume, consacrée au théâtre en dialogue avec les autres arts, se fédère autour d’une problématique commune : l’idée de frontière générique. L’expression « autres arts » est-elle encore valide lorsqu’on aborde le théâtre contemporain ? La porosité des frontières génériques semble avoir été à la fois une évidence et une aspiration pour les artistes du XXe siècle envisagés ici. Fantasmées ou réelles, ces frontières stimulent l’expérimentation formelle comme le rapport ludique aux codes. En revenant aux sources de son « théâtre de l’imagination », c’est à W. B. Yeats que s’intéresse Pierre Longuenesse pour rappeler la nécessité de l’hybridation dans ce projet poétique. La pratique éditoriale du dramaturge poète, mais surtout son travail sur la performativité de la voix et la performance dansée, invitent à dépasser toutes les antinomies habituelles entre corps et parole, musique et verbe. A la lumière de sa mise en scène récente des Eaux d’Ombre, Pierre Longuenesse explore l’hybridation fondamentale d’un théâtre où « la performance dansée est au corps ce que l’écriture poétique est au verbe », et où la catégorie d’un drame pensé comme « pur » n’aurait aucun sens. Selon la même logique, Kerry-Jane Wallart interroge la place de la danse, cette « dramaturgie affranchie du texte », dans deux pièces de Wole Soyinka. Expression de la dépossession, ces séquences chorégraphiées opèrent un recul du sens et de l’interprétation, voire une mise en échec du sémiotique. Dans une lecture inspirée par Baudrillard, Kerry-Jane Wallart conçoit la part dansée de A Dance of the Forests et The Bacchae of Euripides comme une déprise de la mimésis au profit de l’opsis, permettant l’accès de la scène au symbolique. C’est enfin à un autre type d’espace scénique que s’intéresse Antonia Rigaud qui, dans l’article proposé ici, examine le rôle fondamental de la notion de performance dans l’œuvre de John Cage. Elle propose de lire l’expérimentation théâtrale que John Cage a menée tout au long de sa carrière, à la lumière du pragmatisme américain. Les Europeras de Cage bousculent les codes formels de l’opéra et les limites entre les arts, dans la continuité des transgressions amorcées dans ses Musicircus.

7Cette pensée de la frontière qui se développe dans les pratiques scéniques au XXe  siècle et au début du XXIème siècle, aspire à remettre en question toute velléité essentialiste. Le théâtre contemporain, enclin à la labilité et à la circulation, se fait aussi le lieu de l’autre. Qu’il se construise avec ou contre ses hypotextes, les autres discours artistiques qui l’entourent ou encore en regard de la théorie qui à la fois l’inféode et lui permet de prendre tout son sens, le théâtre face à son autre réaffirme son élan dialogique.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Élisabeth Angel-Perez et Liliane Campos, « Introduction »Sillages critiques [En ligne], 18 | 2014, mis en ligne le 01 juin 2014, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sillagescritiques/4110 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sillagescritiques.4110

Haut de page

Auteurs

Élisabeth Angel-Perez

Université Paris-Sorbonne, VALE

Articles du même auteur

Liliane Campos

Université Paris III-Sorbonne Nouvelle

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search