- 1 Dans Le Théâtre post-dramatique, Lehmann fait de la mise au second plan du texte l’une des caracté (...)
1Depuis que Barthes a défini la théâtralité comme « le théâtre moins le texte » (41), le poème dramatique, et son emblème le livre, ont pu apparaître comme les ennemis à abattre pour que puisse s’épanouir une théâtralité nouvelle. Cette dissociation du texte et du théâtre est allée croissant tout au long de la fin du xxe siècle, faisant l’objet de nombreuses réflexions théoriques, notamment au travers du concept de théâtre post-dramatique proposé par Hans-Thies Lehmann.1 Tiraillé entre le texte et la scène, le théâtre serait en crise.
- 2 Nous conservons, pour la clarté du propos, l’italique utilisé par Barker pour distinguer son emplo (...)
2Dans cette impasse, Howard Barker a trouvé une voie originale : critiquer tous azimuts pour mieux revendiquer sa singularité. Fustigeant un théâtre textuel indigent et idéologiquement convenu, il n’est pas plus tendre envers les avant-gardes assoiffées de nouveauté au détriment d’une réflexion dramaturgique et esthétique sur le texte. Dans ses écrits théoriques, et notamment Death, the One and the Art of Theatre, il oppose ainsi son art du théâtre à un théâtre certes protéiforme, mais toujours indigne, selon lui, de prétendre au rang d’œuvre d’art2. Et pourtant, un examen plus approfondi de sa poétique ne laisse pas d’étonner, tant son propre travail peut rappeler celui qu’il s’applique à démolir avec une telle véhémence.
- 3 Selon Szondi, le théâtre dramatique est un théâtre centré sur la relation entre l’homme et le mond (...)
3Très conforme à la définition que Peter Szondi donne du théâtre dramatique3, le théâtre de Barker cultive une originalité souterraine dont la forme scénique frappe souvent par son classicisme. Il est ainsi souvent, dans la pratique, le premier à brouiller les cartes d’une opposition nettement dessinée, en théorie, entre théâtre et art du théâtre. Comment donc distinguer le théâtre de cet autre que serait l’art du théâtre tel que le définit Barker, tant ceux-ci semblent, en dépit du postulat de leur différence, se recouper ? Le livre, emblème du texte et élément récurrent de l’imaginaire textuel et scénique de Barker, offre une piste intéressante pour examiner la question.
4Auteur prolifique pour la scène, Barker a également produit un important corpus de textes théoriques qui éclairent ses ambitions pour le théâtre, notamment dans ce qui l’oppose à ses contemporains. Cette opposition était déjà au cœur de ses Arguments for a Theatre (1989). Mais c’est dans un second volume, Death, the One and the Art of Theatre, qu’il systématise cette distinction en opposant l’art du théâtre qu’il appelle de ses vœux et le théâtre, dont il cherche à se démarquer. Tout au long de ce recueil d’aphorismes, Barker n’a de cesse de marteler cette dichotomie, énoncée dès la deuxième phrase du texte : « There is the theatre and there is the art of theatre. All that is proposed in this book pertains to the latter » (1). À grand renfort de paradoxes et d’antonymes, l’auteur dessine deux visions apparemment irréconciliables du théâtre : « The theatre purports to give pleasure to the many. The art of theatre lends anxiety to the few » (1), « The theatre reproduces life. The art of theatre invents life » (6).
5Toutefois, l’efficacité rhétorique et le dogmatisme avec lesquels l’auteur assène cette distinction ne suffisent pas à dissimuler une certaine imprécision quant au contenu des catégories qu’il esquisse. Il est relativement facile de circonscrire l’art du théâtre, auquel Barker aspire, quoique cette aspiration ne soit pas en elle-même un gage de succès quant à sa réalisation pratique. En revanche, ce que l’auteur congédie sous le nom de théâtre revêt les formes les plus diverses. Tout ce qui ne serait pas art du théâtre serait donc théâtre, et sous cette catégorie se rejoindraient des formes en apparence opposées : « The art of theatre repudiates the will to influence as a perversion shared by elements of the theatre as diverse as socialist realism and the Broadway musical (how diverse are these on close inspection?) » (64). Pire encore : selon Barker, le théâtre le plus radicalement opposé à une conception traditionnelle de l’art dramatique relèverait le plus souvent, en dépit des apparences, non de l’art du théâtre, mais bien du théâtre :
[Death, the One and the Art of Theatre] proceeded to distinguish what he now identified as the theatre – a form of entertainment decadent even where it claimed to be most radical – from his own art of theatre, an entirely different practice of a spiritual kind, unethical but tragic and distinguished by a supreme unknowingness – a passionate rejection of the enlightenment practice of all English theatre, with its political triteness and conventional outrages… (A Style 102).
6Le théâtre se présenterait ainsi sous le masque de l’art du théâtre, rendant plus difficile leur distinction : « The theatre… its habit of masquerading as the art of theatre… and this is not always mischievous… Let us say of the theatre — the cruellest verdict — it does not know itself » (Death 104). Définir l’art du théâtre de Barker, impose donc de circonscrire tout ce qu’il n’est pas, à savoir le théâtre.
- 4 Pour ce qui est du rapport entre Barker et Brecht et ses ambiguïtés, nous renvoyons à Heiner Zimme (...)
- 5 Sarah Kane a exprimé à plusieurs reprises son admiration pour Barker. Elle décrit en ces termes so (...)
7Cette identification est parfois aisée : Aristote, Tchekhov et Brecht font ainsi figure, tant dans les Arguments que dans Death, the One and the Art of Theatre, de bêtes noires qui permettent au dramaturge d’articuler, sous la forme de l’opposition, son propre projet théâtral, quitte à forcer le trait dans sa lecture des classiques4. Elle est aisée aussi lorsque Barker prend délibérément le contre-pied d’auteurs classiques en détournant à ses fins certaines de leurs œuvres, dans ses réécritures de Tchekhov ((Uncle) Vania), Lessing (Minna), Middleton (Women Beware Women), et surtout Shakespeare (Seven Lears, Gertrude – The Cry). La difficulté réside toutefois dans le fait que ces auteurs soient systématiquement présentés comme les représentants les plus illustres d’un théâtre en réalité omniprésent, auquel peu d’auteurs arriveraient à échapper. Revient in fine au théâtre tout ce qui n’est pas Barker lui-même, et ce même lorsque les auteurs se démarquent des dramaturgies classiques. En dépit du caractère novateur de leur théâtre, Samuel Beckett et Sarah Kane, dont on a pourtant souligné les affinités avec Barker5, se voient ainsi relégués par Barker dans la catégorie du théâtre :
[I]t is interesting that [Sarah Kane] was adopted by the theatre. What made it possible for someone who was superficially problematic, anarchic, violent and cruel, to be embraced by the system […] ? The reason must be that her plays can be read as critiques of contemporary life, and the modern theatre is obsessive about critiquing contemporary life. […] There is an original frisson, but it is deemed suitably bourgeois in the end. […] Just as Beckett is bourgeois. (Brown 172)
8Le problème réside moins dans les caractéristiques des auteurs, trop différents pour être rassemblés sous une même étiquette, que dans leur réappropriation par la scène et le public. La question se pose ainsi différemment : si différentes que soient les propositions artistiques, peut-on échapper au théâtre lorsque l’on fait du théâtre — dès lors que le projet s’incarne dans la matérialité de l’expérience scénique ?
- 6 Barker prétend avoir envoyé chacune de ses pièces au National Theatre, dont les refus le confirmai (...)
- 7 Après avoir été joué au début de sa carrière dans les salles les plus prestigieuses, Barker, en ré (...)
9C’est bien de la matérialité même du théâtre que Barker semble se méfier, lui qui a fait de sa marginalité l’un des traits distinctifs de son travail. L’art du théâtre s’érigerait ainsi en anti-théâtre, opposé par principe à toute forme de réalisation concrète, aussi bien qu’en anté-théâtre, rêve d’un théâtre qui n’existe pas encore, resté au seuil de sa propre matérialisation. Outre que Barker envisage dès ses Arguments la perfection du théâtre dans une idéalité rétive à toute concrétisation (c’est l’objet du texte utopique qui clôt le recueil, « The Play of Seven Days »), il n’a eu de cesse de s’en prendre à ce qui fait la matière même de l’expérience matérielle du théâtre. Cette critique commence par les lieux mêmes, constamment dénigrés, notamment les prestigieuses institutions du National Theatre ou du Royal Court6. Elle s’étend à leur organisation, conçue davantage, selon lui, pour favoriser des intérêts sociaux et économiques qu’artistiques : il fait du foyer, objet d’attaques récurrentes dans tous ses textes théoriques, le symbole de ce dévoiement. Barker, dont les mises en scène sont en général données dans des salles plus confidentielles7, affectionne d’ailleurs particulièrement les lieux dont l’emploi premier n’est pas le théâtre. Il se félicite ainsi de la réussite artistique de Gertrude – The Cry, dont la création eut lieu dans une salle de bal du palais d’Elseneur :
[I]ts situation in a non-theatre space delivered that sense of incongruity and anxiety that Barker asserted was a prerequisite of tragic experience… for him the purpose-built theatre, with its bars, foyers, safety-regulations and upholstered furniture only emphasized what Barker so passionately repudiated – domesticity… (A Style 74)
10Au-delà même des lieux, la méfiance de Barker s’étend à la réalisation pratique des spectacles, notamment dans ses aspects les plus immédiatement visuels : les décors et les costumes. Dans Death, the One and the Art of Theatre, il décrit ainsi l’argent du théâtre comme le cache-misère de sa pauvreté artistique et spirituelle :
The theatre resents the art of theatre, sensing its deeper intimacy with its public. All the lavish endowment of superficial skills and décor, the critical allegiance, the celebrity actors, the vulgar imprimatur of the patronage of the state with its palaces of art and its marketing bureaucracy (would you require to market a need?) cannot conceal the unhealthiness of the transaction. (Death 40-41)
11Les auteurs classiques, les grandes productions ne sont pas les seules à éveiller la suspicion de Barker, qui contamine même ses propres pièces, lorsque celles-ci sont mises en scène par d’autres que lui : « From time to time, I see a production of one of my texts and think that there, the director wanted to have his way and seized my text for its function. Immediately then, for me, it loses its interest » (Barker et Py 466).
12L’art du théâtre que Barker appelle de ses vœux s’inscrit ainsi dans une logique obsidionale dans laquelle son intégrité est sans cesse menacée par l’omniprésence d’un théâtre protéiforme, susceptible de se substituer à lui de manière insidieuse dès lors que le projet artistique s’inscrit dans la matérialité d’un spectacle. Mais son refus de la compromission avec le théâtre impose peut-être en retour à Barker le repli dans une idéalité qui menace de l’emprisonner. Le seul moyen pour l’art du théâtre de se préserver d’un abâtardissement serait ainsi de rester dans cet état liminal, antérieur à la réalisation scénique, de refuser le passage de la page à la scène, autrement dit de rester à l’état de livre. L’omniprésence du livre comme objet dans l’œuvre de Barker invite à considérer de quelle manière celui-ci peut-être envisagé comme le refuge d’un art du théâtre qui aspire et se refuse à la fois à l’incarnation scénique.
13La logique obsidionale qui caractérise les textes théoriques de Barker est également l’un des motifs récurrents de son œuvre dramatique, depuis A Hard Heart ou The Castle, dans laquelle Krak redessine inlassablement les plans d’une forteresse imprenable. Plus récemment, Slowly met en scène la résistance de quatre personnages féminins face à l’assaut de barbares. Cette logique commune brouille déjà la limite entre théâtre et théorie. Arguments for a Theatre, Death, the One and the Art of Theatre et A Style and Its Origins, sont ainsi des textes qui, sans avoir vocation à être portés à la scène, font théâtre, et s’insèrent dans une recherche de théâtralité, située au-delà du passage d’un texte de la page au plateau. Ces textes témoignent en effet du désir de Barker d’un théâtre dont l’essence ne dépendrait pas d’une incarnation scénique et serait déjà, en germe, présente dans les pages mêmes du livre. Outre que Barker a recours à plusieurs reprises à la forme dialoguée dans ses Arguments, sa préface même évite la rationalité attendue d’un essai théorique au profit d’une situation d’énonciation dramatisée :
The pieces collected here may be construed as theory, but theory is also rage, temper, nightmare and the suicide note, never really the measured judgment of objective minds, never simply a proposition but always an offensive or defensive act, the parrying of blows, the elaboration of an annihilation. (Arguments 9)
14Les Arguments peuvent ainsi se lire comme la longue rhapsodie d’un dramaturge déçu d’un théâtre incapable de porter à incarnation la singularité de sa parole, acculé à l’écriture théorique faute d’avoir pu trouver une scène qui lui convienne.
15Cette forme dramatique latente sous l’écriture théorique apparaît plus nettement dans Death, the One and the Art of Theatre, véritable polyphonie vocale dans laquelle se succèdent épisodes narratifs et aphorismes, d’où émergent plusieurs voix distinctes à la faveur de l’usage récurrent du discours direct. En opposant la première à la troisième personne, en introduisant régulièrement divers personnages et notamment l’Unique présente dès le titre, Barker dramatise son écriture théorique en escamotant, par la discontinuité de la forme aphoristique, la centralité de la parole autoriale. En résulte un texte qui, s’il relève bien de l’essai par son sujet (la définition d’un art du théâtre), s’en éloigne par une forme concertante qui évoque plus souvent le théâtre ou la poésie que la prose d’idée.
- 8 Barker, Howard. Ces tristes lieux, pourquoi faut-il que tu y entres ? 83.
- 9 Rabey, Ecstasy 226.
16Le dernier grand texte théorique de Barker, A Style and Its Origins, quoiqu’il prenne la forme d’une biographie, ne témoigne pas moins du désir de l’auteur de dramatiser ses écrits théoriques. Écrit sous le pseudonyme de son alter ego, Eduardo Houth, présenté comme le photographe de ses spectacles, A Style and Its Origins s’apparente en effet à une autobiographie détournée. Mais le masque posé sur l’écriture fictionnalise d’emblée son objet d’étude (en l’occurrence, Barker), en même temps qu’elle dé-fictionnalise son auteur imaginaire en lui attribuant l’écriture d’un livre dont la matérialité s’éprouve entre les mains du lecteur. Autobiographie histrionique dans laquelle il devient impossible de démêler le réel de l’imaginaire, A Style and Its Origins renvoie d’autant plus au théâtre que Houth apparaît comme personnage dans plusieurs pièces de l’auteur (A Wounded Knife, Actress with an Unloved Child8) ainsi que dans son livret d’opéra Dead, Dead, and Very Dead9.
- 10 Barker dit s’être essayé au roman dans sa jeunesse. Voir Nathalie Simon, « Howard Barker : un Angl (...)
- 11 Don’t Exaggerate, The Breath of the Crowd ont été écrits pour des comédiens.
17La méfiance de Barker vis-à-vis de textes trop explicitement dramatiques, et donc trop susceptibles de relever du théâtre plutôt que de l’art du théâtre a ainsi pour corollaire la dramatisation de textes a priori non théâtraux. Il ne faut peut-être pas s’en étonner : Barker s’est d’abord intéressé au roman10 et confesse, dans A Style and Its Origins, lire principalement de la philosophie, des romans, de la poésie (70). Il a en outre élaboré, en parallèle de son théâtre, un corpus poétique important dont il souligne lui-même les affinités avec ses textes dramatiques : « I write much more poetry now than I did. And what I have allowed myself to do is to let the poetry flow back into the playwriting » (Brown 169). Mais cette porosité entre textes dramatiques et poétiques suggère une ambiguïté fondamentale quant à l’oralisation de ces textes, caractéristique de l’écriture théâtrale. S’il est vrai que certains de ses poèmes s’apparentent à une écriture monologique11, la plupart sont destinés à la lecture silencieuse, voire travaillent l’impossibilité de l’oralisation. On peut dès lors se demander, en miroir, si certaines pièces n’ont pas elles aussi vocation à être lues dans le silence de la page plutôt que vues et entendues sur la scène.
18L’attention portée par Barker à la dimension scripturale, plutôt qu’orale, de l’écriture même théâtrale se manifeste aussi par la proportion croissante du texte non dramatique au sein des pièces elles-mêmes. Un phénomène marquant de la production récente de l’auteur est en effet l’envahissement progressif de l’espace textuel par les didascalies, plus rares dans les premières pièces. The Forty (Few Words) apparaît à cet égard comme le point d’achèvement d’une tendance de plus en plus marquée à la disparition du texte des acteurs au profit du texte didascalique : la pièce consiste en quarante courtes scènes, muettes ou très économes de mots. Si The Forty reste un cas à part, on constate dans d’autres pièces comme Slowly une utilisation dialogique ou chorale de la didascalie :
[sign:] Chill is your body /
(And closer.)
And your breath a frost /
(She exclaims.)
oh / i’d love you / if i burst in this room / as they will / i’d love and murder you /
(Nothing affects the frigidity of calf. sign’s gaze sweeps her adamantine surface. For a while they are similarly still, then sign withdraws, inch by inch, as if from a wild but briefly placid animal.) (109)
19Omniprésente et littéralement autoritaire vis-à-vis des actrices, la didascalie se signale ici par son traitement stylistique, notamment dans les choix lexicaux, qui, loin de la démarquer de l’écriture dramatique, semble au contraire l’y insérer comme une cinquième voix.
- 12 Le cri de Gertrude est certes entendu à plusieurs reprises dans la pièce. Toutefois, outre qu’il e (...)
20Cet effet de brouillage entre les dimensions scripturale et orale de l’écriture revêt parfois, comme dans Slowly, l’apparence d’une confusion. Elle se manifeste aussi, de manière plus brutale et aporétique, dans la recherche d’une dissociation radicale de l’écriture et de la voix parlée. Quoique sa facture puisse, à première vue, sembler classique, c’est l’une des questions centrales de Gertrude – The Cry, qui tourne tout entière autour de l’impossibilité de dire et a fortiori d’écrire un cri dont le mode premier de présence dans la pièce est paradoxalement l’absence12. Mais si Gertrude évoque une vocalité problématique, elle le fait au moyen d’un texte qui, quoique âpre, reste encore dicible. Dans des textes plus expérimentaux, Barker fait la tentative d’une décollation plus radicale de l’écriture et de l’oralité : textes coupe-gorge, ils emprisonnent la voix sur la page et la contraignent au silence en travaillant l’indicible. Il n’est guère étonnant à cet égard que Barker ait d’abord expérimenté ce genre d’écriture dans ses poèmes.
- 13 Barker évoque à plusieurs reprises son attachement au poète français, notamment dans A Style and I (...)
21C’est dans le recueil The Ascent of Monter Grappa (1991) que cette tendance atteint son expression la plus extrême, notamment dans le poème « 1989 ». À l’instar des calligrammes d’Apollinaire13, la spatialisation du texte sur la page renvoie ici à une primauté de l’ordre visuel et donc silencieux sur l’ordre oral et sonore :
22La multiplication des informations spatiales et typographiques, l’écriture pluridirectionnelle renvoient ici non à une parole ordonnée et compréhensible, mais à une cacophonie inaudible, métaphorique de l’effondrement du bloc soviétique auquel le poème fait allusion.
23Cette dissociation de l’écriture et de l’oralité est l’expression la plus spectaculaire d’une recherche entreprise par Barker dès ses premiers recueils de poèmes. Il expérimente ainsi dans The Breath of the Crowd (1986) une écriture en cascade dont le sémantisme est d’abord visuel :
Our
strata
of
pains
on
pains (The Breath of the Crowd 2)
24La répartition de l’écriture dans l’espace, non sa réalisation vocale, exprime ici le sémantisme : l’écrit se substitue au cri. Or, Barker a tenté la transposition de ces effets à l’écriture dramatique, précisément pour évoquer une vocalité impossible, dans son livret d’opéra Terrible Mouth. Lorsque intervient, à la fin de l’opéra, une femme s’exprimant d’une voix inhumaine, c’est ainsi à cette écriture que Barker a recours :
(The hooded figure addresses goya in a voice of inhuman pitch.)
figure in the hood:
There
is
no
love
like
yours
for
me
- 14 De l’aveu même de Barker, un problème similaire apparaît dans la représentation scénique du cri de (...)
25On voit ici l’intérêt de Barker pour les zones limites de la voix, telles que l’écriture peut les suggérer, mais telles que l’oralisation ne peut les approcher14 : cette voix inhumaine à laquelle l’auteur fait appel n’est-elle pas précisément celle qui reste sur la page et dans l’imaginaire du lecteur plutôt que celle qui se donne à entendre à l’oreille du spectateur ?
26La persistance d’une primauté de l’écrit dans certains des textes dramatiques de Barker pose la question de la possibilité de les transposer à la scène, préoccupation dont l’auteur fait d’ailleurs l’économie lors de l’écriture de ses textes. Évoquant sa pièce pour marionnettes The Swing at Night, il confie ainsi : « I thought of it primarily as a poem, but I wished to ignore any problems that would arise in the staging of this poem. I ignore all problems of staging a play also » (Francis 37). En d’autres mots : la page ne serait-elle pas un espace plus à même d’accueillir l’art du théâtre dont rêve Barker que la scène ? On serait en droit de le penser, tant la page et le livre s’inscrivent de manière récurrente dans l’imaginaire de l’auteur. Le livre se voit ainsi confier une place croissante dans les dispositifs mis en place par le dramaturge, aboutissant à une véritable fétichisation de l’objet. Dès 1993, Brutopia s’articule autour de l’élaboration d’un anti-livre qui prendrait le contre-pied de l’essai de Thomas More, dont l’auteur (sa propre fille) organise la diffusion clandestine : « The books should reach their readers arbitrarily, rather. Only then can I be assured one copy, and only one perhaps, might reach its loved ones and enrich his life » (Brutopia 191). C’est la même obstination qui pousse Prudentia, dans Seven Lears, à parcourir des bibliothèques entières : « I like libraries, they contain on average one truthful book, but finding it! That’s the nightmare » (Seven Lears 128).
27La bibliothèque : tel est le théâtre dans lequel Barker installe l’action de plusieurs pièces récentes, indiquant par là l’ambiguïté fondamentale d’une écriture dramatique qui, en insistant sur sa dimension littéraire, renâcle à quitter les rayonnages de l’étude pour les planches de la scène. Ce motif, qui fait son apparition dans The Bite of The Night (dont le décor est une bibliothèque universitaire dévastée), n’a cessé de croître en importance jusqu’à atteindre des proportions qui rappellent la bibliothèque de Babel de Borgès. Found in the Ground (2001) et The Road, the House, the Road (2006) évoquent toutes deux des bibliothèques fantomatiques et fantasmatiques qui contiendraient toute la littérature du monde, en même temps qu’elles seraient consacrées à sa destruction plutôt qu’à sa conservation :
[burgteata:] I know the fire is made of books
To burn the books I know
Is the whole purpose of the fire (Found in the Ground 130)
- 15 On retrouve ici la logique iconoclaste que Barker expose dans ses essais (« Murders and Conversati (...)
28C’est dire l’ambivalence qui caractérise le livre dans l’univers de Barker, objet d’une passion dont la destruction devient la confirmation paradoxale15. Promis à une destruction douloureuse mais nécessaire, le livre traduit la situation d’écartèlement dans laquelle se trouve l’auteur quant à son désir d’un théâtre qui, en aspirant à l’idéalité du livre, ne peut renoncer à l’incarnation de la scène.
29Hurts Given and Received, créée à Londres en 2010, apparaît comme un point d’aboutissement dans la réflexion de Barker sur les potentialités dramatiques du livre, et sur l’ambiguïté de la présence en scène d’un objet qui met en abyme les origines livresques de la représentation. Pièce métathéâtrale, elle met en scène l’élaboration d’un chef d’œuvre par Bach, poète génial (à l’instar du compositeur homonyme), dont le seul nom annonce le lien avec son créateur. Le livre de Bach, très concrètement figuré par les feuillets qui couvrent la scène, est de surcroît évoqué de manière récurrente dans les dialogues : « Place your order for the second volume / and having placed your order wait / wait patiently as five million others wait / the waiting is important and an element of the greatness of the poem » (74). Mais plus qu’un simple objet, le poème apparaît comme moteur de l’action, monstre assoiffé d’encre autant que de sang, qui réclame pour tribut la vie de ceux qui s’en approchent.
- 16 Le processus est fréquent dans l’œuvre de Barker, chez qui la figure de l’artiste apparaît de mani (...)
30Pourtant, en même temps qu’il est au centre de l’intrigue, le livre en question est étrangement absent, à la manière du tableau de Galactia dans Scenes from an Execution, évoqué mais jamais montré16. Comme le dit Bach lui-même en évoquant la publication toujours différée de son texte, l’attente constitue un élément crucial de l’œuvre, qui nous est toujours présentée non dans son achèvement, mais dans son élaboration, et dont ne nous parviennent que quelques bribes plus propres à éveiller la curiosité qu’à l’étancher. Ne seront ainsi mentionnés dans la pièce que des fragments inintelligibles : « Sky flotsam and baked bone you » (71), « Furplaneyouflamethisgemrootcastingrootmirandarootprosmirandaprostitute » (74). Pour le reste, le spectateur doit se contenter du spectacle muet des feuillets épars sur le plateau, et du bruit récurrent de la plume courant sur le papier.
31Le livre de Bach apparaît ainsi comme le cœur muet de la pièce, principal objet de la curiosité du spectateur, dont le désir d’accéder à l’œuvre sera toujours frustré. Or, sa seule présence en scène rend en retour problématique tout le langage qui l’entoure, présenté comme superflu face à l’essentialité du poème : toute parole se situe toujours en deçà de l’écriture recueillie dans le livre. La matérialité du texte entendu se brise sur l’évocation du texte écrit, mais inaudible, contenu dans les feuillets que noircit Bach, et qui semblent absorber le langage tel qu’il s’entend sur la scène. À rebours du cheminement traditionnel de l’écriture dramatique de la page vers le plateau, de l’écrit vers l’oral, Barker met en scène une situation dramatique où la voix semble assourdie, absorbée par un livre insatiable incarnant l’idéalité d’une écriture que ne saurait atteindre aucune oralité.
32C’est bien de l’écriture, et pas seulement de la parole qu’il est question ici : la pièce met en scène cette distinction en réduisant Bach, dans la seconde moitié de la pièce, à l’état de cadavre vivant, immobile et muet, suspendu au dessus de la scène en parodie de figure christique. Brutalisé par le père de la jeune Sadovee, qui le juge responsable de la mort de sa fille, le poète se voit privé de parole : « the poet can’t speak / i kicked speech out of him / the poet is forever silent » (61). Bach, de fait, ne prononcera plus un seul mot de la pièce. Mais ce silence, loin de mettre un terme à son œuvre, se révèle au contraire être la condition de son accomplissement. De manière quasi surnaturelle, la voix muette de Bach se met en effet à contaminer les autres personnages qui, possédés par le poète, complètent pour lui l’œuvre qu’il avait entreprise. Court-circuitant l’émission vocale, la voix de Bach, par l’intermédiaire de ces personnages, vient s’inscrire à même la page, à jamais étrangère au spectateur : du corps brisé et silencieux de Bach, « mi-convalescent mi-déité » (64), sourd ainsi une voix aussi parfaite qu’inaudible.
33À première vue, le livre inscrit ainsi au cœur même de la représentation la caducité du théâtre : véritable memento mori dramatique, il rappelle en permanence que le théâtre naît de l’écriture et est voué à y retourner, que la représentation ne saurait être qu’imparfaite face à l’idéalité du livre. L’espace scénique se transforme dès lors en espace vide, transitoire, tout juste peuplé de fantoches insignifiants au regard de la pérennité de l’écrit. Toutefois, l’espace scénique, si vide qu’il soit, n’en reste peut-être pas moins un espace nécessaire, et ce d’autant plus que l’idéalité de l’écrit reste, dans Hurts Given and Received, une hypothèse dont Barker suggère à plusieurs reprises qu’elle pourrait être mensongère. Si le chef d’œuvre de Bach a pour le spectateur l’attrait d’un absolu qui peut être imaginé mais jamais connu, il le condamne aussi à une frustration permanente que seule l’immédiateté de la représentation peut atténuer. Même imparfait, le spectacle devient la condition nécessaire à l’évocation d’un absolu au seuil duquel il est en même temps condamné à s’abolir. De même que la pièce est le cadre sans lequel le chef d’œuvre de Bach ne saurait être évoqué, le théâtre est le marchepied sans lequel l’art du théâtre ne saurait être imaginé. Dans son pouvoir de séduction même, le livre de Bach a en effet toutes les caractéristiques du leurre qui disparaît dès qu’on le touche du doigt. Detriment le suggère dès la troisième scène de la pièce :
bach seems to think, then writes, and thinks again, a parody of creativity. […]
Detriment: And you’re not writing anything / that page / obviously it’s blank (19)
34Il est ainsi fort possible que la page soit en réalité un espace tout aussi vierge et transitoire que la scène dans le théâtre de Barker. Le vide, le blanc, devient ainsi le point de rencontre dans lequel s’abolit une distinction trop radicale entre page et scène.
35La fascination pour l’espace blanc, qu’il soit page, toile ou espace scénique, est un élément récurrent dans l’imaginaire de l’auteur, particulièrement présent dans sa peinture, où le carré blanc revient de manière régulière rappeler, au sein même du tableau, l’état antérieur de la toile encore vierge de toute peinture. De même la page blanche de Bach apparaît non comme une page stérile mais comme une page grosse de toutes les potentialités. Ce parallèle entre la toile et la page est confirmé par Bach lui-même dès le début de la pièce : « The poet’s soul resembles a sheet / white and pristine / which / no sooner is it spread over a bed / than the whole world wants to lie on it » (21). Par le biais de la polysémie du mot sheet, (1) feuille de papier et (2) drap, et par extension métonymique, toile, Barker révèle la dimension profondément théâtrale de l’écriture dans sa pièce, où le livre appelle sa propre métamorphose en image scénique, où le livre lui-même devient, par glissement métaphorique, scène.
36Cette dimension matricielle de l’espace blanc fait l’objet d’un développement fécond dans l’imaginaire du dramaturge, qui en développe les ramifications dans les premières pages de A Style and Its Origins. Tout entières consacrées à l’espace blanc, jouant sciemment de l’usage de l’interligne, c’est-à-dire du vide typographique, les premières lignes du texte observent en effet de quelle manière l’écriture elle-même s’élabore à partir de l’espace blanc, et, en l’annulant, le révèle :
Beginning with the white sheet…
The women of his family had been laundresses and his mother wanted to wash…
She pegged great sheets on lines and the sheets cracked in the breeze…
She sang songs from the war as she carried the basket on her hip her labour was pleasure she laughed at the wind and showed her teeth… (A Style 13)
37Cet espace blanc que travaille le premier chapitre du texte se donne d’emblée comme un espace polysémique, espace de jeu qui est aussi une scène. Si par l’intermédiaire de l’espace blanc (white sheet) Barker tisse d’emblée le lien entre le linge maternel, l’écriture et la peinture, il évoque aussi immédiatement les potentialités théâtrales de cette métaphore en évoquant l’utilisation récurrente qu’il fait du drap blanc dans ses mises en scène : « The rectangle of pristine white, the bedsheet or the starched tablecloth, features routinely in his painting and in his plays… » (A Style 14). Par le biais de ces glissements métaphoriques, de cette polysémie de l’espace blanc, Barker révèle la dimension elle-même dramatique du livre dans son théâtre, toujours moins finalité en soi que nouvel espace de transformation. Le livre apparaît ainsi, dans l’œuvre théorique, dramatique, et scénique de Barker, comme un signifiant ambigu, point de contact entre littérature et scène, qui repose et renoue de manière dynamique la question du rapport entre théâtre et texte écrit. C’est tout le travail de Barker que de créer cet espace blanc, qu’il soit page ou scène, sur lequel pourrait, sinon se montrer, du moins s’imaginer un art du théâtre qui, tout inaccessible qu’il soit, ne laisse pas de fasciner ceux qui se prennent à l’envisager.
38Dans l’imaginaire de Howard Barker, rêveur intransigeant d’un art du théâtre qui ne souffrirait aucun mélange avec les préoccupations matérielles du théâtre, le livre peut apparaître comme le seul refuge, la scène paradoxale d’un art qui se refuse à l’incarnation spectaculaire. Il n’est pas étonnant à cet égard que ce soit dans ses essais théoriques, et notamment dans Death, the One and the Art of Theatre, qu’il ait le plus développé cette conception singulière du théâtre. Mais le potentiel dramatique même de ces essais théoriques révèle à l’inverse tout ce qui, dans sa conception du livre, rattache ce dernier à des préoccupations profondément dramatiques. C’est ce que confirme l’usage récurrent dans les pièces des motifs de l’écriture, du livre, de la bibliothèque. Si le théâtre s’affranchit du livre, ce dernier réinvestit la scène comme objet théâtral, métaphore d’un désir d’absolu. Ainsi, les livres tels qu’ils apparaissent dans les pièces de Barker ne sont pas à confondre avec les livres de ses pièces à proprement parler. Ils sont avant tout des figures idéales auquel nul livre réel ne saurait être comparé, ils sont aux véritables livres ce que l’art du théâtre est au théâtre : des leurres que la matérialité du livre, comme celle de la scène, ne saurait au mieux (mais c’est aussi ce qui leur donne leur prix) que suggérer. Les livres de Barker, invisibles, illisibles, souvent remplis de pages blanches, sont à l’instar de son art du théâtre un défi lancé à l’imagination, l’expression de son désir de faire de la scène une page blanche où le théâtre pourrait être réinventé.