- 1 VERHELST, 2004, non publié, p. 28.
1« Withered be the hand, palzied be the arm, that ever dares to touch one of Shakespeare’s plays » : telle est la menace que le critique Henry Norman Hudson adresse en 1848 aux éventuels adaptateurs de Shakespeare (Spencer 8). Ironiquement, son blâme fait écho aux textes de La Troisième Partie d'Henry VI et de La Tragédie de Richard III, dans lesquels le duc de Gloucester, futur roi Richard, se plaint que la nature l'a doté d'un bras desséché comme un arbuste ou un rameau flétri (respectivement 3.2.156 et 3.4.67-68). La référence intertextuelle au personnage difforme de Richard apparente la reconfiguration à une défiguration de l'hypotexte shakespearien. Dans ce contexte, le vers « Voyez-vous ce bras ? Paralysé, desséché, envahi d'écailles de serpent », extrait du Richard III de Peter Verhelst, apparaît non seulement comme le résultat d'une réécriture mais comme une métaphore ironique du processus de dégénérescence qui y a conduit1.
- 2 Cet article est une version remaniée de l'analyse parue dans MARCH, 2012.
2Mis en scène au Festival d'Avignon par Ludovic Lagarde en 2007, le Richard III du dramaturge belge flamand fait l'ellipse totale du dernier acte qui, dans l'hypotexte shakespearien, dramatise la sanglante bataille de Bosworth. Il s'agira dans un premier temps de voir comment cette béance cristallise, sur la page comme sur le plateau, le choix d'une esthétique de la suture ou de l'impossible suture, métaphore dialectique de la relation entre hypo- et hyper-textes. Par ailleurs, la représentation de la guerre étant systématiquement source de métathéâtralité dans les pièces historiques de Shakespeare, nous nous pencherons sur les stratégies du conflit qui prennent le relais de la fable du sang et par lesquelles le métathéâtre fait retour dans le texte et sur la scène en l'absence de champ de bataille2.
- 3 MONTAIGNE, 1595, p. 197. Marguerite Duras : « Moi aussi j'ai lu avant d'écrire et j'ai imité des g (...)
3Toute écriture est une réécriture selon Marguerite Duras, qui reformule quatre siècles plus tard la citation bien connue de Montaigne : « nous ne faisons que nous entre-gloser »3. Dans le monde palimpsestueux de la littérature, dont elle est la figure scandaleuse par excellence, l’adaptation présente la particularité d’afficher son patrimoine génétique sans vergogne. Ainsi, l'adaptation, dont les processus et le résultat cristallisent la notion de littérarité en se réclamant de l'incessante circulation des textes qui la fonde, semble actualiser la métaphore de la littérature comme monstre de Frankenstein. Ouvrant les portes de son laboratoire, elle donne à voir la fabrication du texte, sa trame et ses coutures. Faisant fi des conventions, l'adaptation donne sans vergogne l'envers pour l'endroit. À l'inverse de Coriolan, qui refuse d'exhiber en public les cicatrices des blessures de guerre qui ont fait de lui un général de l'armée romaine, l'adaptation du théâtre pour le théâtre révèle au grand jour les sutures textuelles qui résultent des greffes, excisions, amputations, fractures et réductions, décollements, déboîtements et autres déplacements organiques. D'une certaine manière, le théâtre élisabéthain, connu pour sa violence spectaculaire, semble se prêter particulièrement bien à l'exploration chirurgicale comme mode opératoire de l'adaptation.
4Le Richard III de Verhelst développe une dramaturgie de la suture. Le texte, traduit du néerlandais par Christian Marcipont, se présente comme une prolifération de micro-récits, cousus ensemble par le fil conducteur d'une voix off. Sur les vingt-et-une scènes qui dramatisent l'accession au trône et le règne de l'anti-héros difforme et sanguinaire, onze constituent de longs monologues où les personnages féminins, Richard et Buckingham se livrent à tour de rôle à l'auto-fiction. Verhelst réduit la trame historique à sa plus simple expression, évacuant systématiquement les épisodes militaires et confiant à une voix off le soin de donner au lecteur-spectateur les repères nécessaires à la compréhension de l'action. L'Histoire nationale se reconstruit à partir d'une multitude d'histoires particulières qui induisent un éclatement des points de vue. Par sa présence ou son absence à la charnière des scènes, la voix en pointillé fonctionne comme une figure du rhapsode, chanteur de l'Antiquité grecque qui, selon l'étymologie, « coud et ajuste des chants », allant de ville en ville réciter des extraits de poèmes épiques. La pièce de Verhelst s'apparenterait donc au « drame rhapsodique » contemporain tel que le définit Jean-Pierre Sarrazac dans L'Avenir du drame, qui coud et découd sans cesse les fragments d'un tissu dramatique discontinu. Fondé sur l'hybridation, l'allusion, la citation, ce type de drame tisse les références pour favoriser l'émergence d'une œuvre universelle qui n'est pas sans rappeler la notion élisabéthaine de théâtre du monde.
- 4 GREENBLATT, 2004, p. 298-301.
5Le Richard III de Verhelst se présente comme un montage de soliloques qui alternent avec des dialogues. La linéarité de l'intrigue, remise en question par des processus de fragmentation et de juxtaposition, de reprise et de ressassement, de coupe et de réduction, cède la place à une configuration verticale, en accord avec la démarche d'introspection à laquelle se livrent les personnages. Le théâtre baroque de Shakespeare se prête particulièrement bien à cette tendance auto-référentielle et narcissique du théâtre post-dramatique., où la centralité de l'intrigue est remise en question. Ses pièces développent la réflexivité à un double niveau : métathéâtrales, elles appellent à réfléchir au médium dont elles dépendent ; humanistes, elles travaillent les techniques de la représentation de l'introspection psychologique. Stephen Greenblatt montre ainsi la progression qui se fait jour entre le soliloque artificiel, schématique et mécanique de Richard III à l'acte 5, scène 5, et celui, beaucoup plus élaboré, de Richard II, également à l'acte 5, scène 5, mais composé trois ans plus tard, en 1595. Tous deux comparables en ce qu'ils donnent à voir « une sorte de théâtre de la conscience », ils témoignent de l'intérêt croissant de Shakespeare pour les processus cachés de l'intériorité. Cette tendance s'accentue avec la méditation de Brutus qui montre les mécanismes d'une pensée en train de se construire, à l'acte 2, scène 1 de Jules César pour atteindre son apogée avec Hamlet4.
6Dans le Richard III de Verhelst, la plongée intérieure des personnages s'exprime sur la page par la verticalité des soliloques en vers blancs qui contraste avec l'horizontalité des dialogues en prose, ainsi que sur scène, par la profondeur du champ. Quatre plans se succèdent, du proscenium dédié à la communication politique aux marches d'escalier où se fomentent les intrigues politiques, en passant par l'alcôve et le couloir sombre menant aux coulisses où une gargouille symbolise l'Autre Scène. Cette écriture de plateau qui enchâsse les plans fonctionne comme une métaphore du palimpseste de Richard III, convoquant, au-delà de Shakespeare et Verhelst, le souvenir de la mise en scène de Roger Planchon au Festival de 1966, sur la place du Palais des Papes, au pied de la monumentale volée de marches menant à ce lieu de pouvoir.
7La verticalité induit une fragmentation structurelle qui se répercute jusque dans l'écriture syncopée du texte, souvent caractérisée par la parataxe. Placée sous le signe de la blessure, la pièce de Verhelst appelle des stratégies de la suture. De manière révélatrice, ce drame rhapsodique s'ouvre sur un chant, « Le Chant de la mère », long soliloque d'exposition dans lequel la duchesse, mère de Richard, raconte son accouchement par césarienne, évoquant la blessure qui ne pourra jamais cicatriser :
- 5 VERHELST, 2004, non publié, p. 2.
Je vois un couteau, un trait rouge qui jaillit,
Je sens un cri naître en moi
Qui ne se découvre pas d'issue : désormais
Ce cri en moi est pétrifié5.
8La coupure du cordon ombilical, irréversible, s'avère crime contre l'humanité : « ce qui va nous dévorer » (Verhelst 3). Seule la mort de Richard, vécue comme une nouvelle délivrance par sa mère et par son peuple, peut y mettre un terme, à la fin de la pièce. Telle une pietà, la duchesse agenouillée serre le corps inerte de son fils contre elle. Alors qu'elle prononce le dernier soliloque du texte, qui ressasse le premier, le dénouement renoue avec l'exposition dans une structure circulaire, ultime tentative de suture dans l'histoire familiale comme dans l'Histoire nationale :
- 6 VERHELST, 2004, non publié, p. 50.
Retourne dans mon ventre. Traverse ma peau[...]
Pour qu'une fois encore je puisse te prendre dans mes bras,
Et que t'étant réintégré à moi,
Jusques en ses confins le monde entier périsse[...]
L'ultime fois...
Enfin la délivrance
De la délivrance6.
9Marcipont introduit dans sa traduction, volontairement ou pas, une rupture de construction qui semble ironiquement conclure à l'impossible suture entre le texte source et le texte cible.
10Prise dans la dialectique du même et de l'autre, oscillant entre narcissisme morbide et vitalité débridée, l'adaptation est soumise à une véritable tension dramaturgique. L'extraordinaire dynamisme que génère l'hypertextualité se trouve contrebalancé par la dimension spéculaire de l'hypertexte revisitant sa source classique, entreprise morbide et macabre si l'on s'en tient à la théorie de la « nécrophilie littéraire » avancée par Howard Barker, pour qui revisiter les textes classiques revient d'abord à les exhumer7. Dans le cas de Richard III, le phénomène est démultiplié puisque l'hypotexte lui-même résiste à toute fixité, existant en différentes versions qui sont le reflet mouvant les unes des autres : le premier in-quarto de 1597 (Q1), dont dérivent quatre autres in-quartos comprenant une infinité de variantes (Q2 à Q5) et l'in-folio de 1623.
- 8 Le terme « tradaptation » a été forgé par Michel Garneau en 1978 pour qualifier sa version en fran (...)
11Lorsque l'adaptation implique un changement de médium, il convient de réencoder l'œuvre pour la rendre lisible dans un autre système signifiant. Mais lorsqu'il s'agit de revisiter le théâtre au théâtre, l'adaptation acquiert inévitablement une dimension métathéâtrale, auto-réflexive. Traduire, adapter, trad-apter selon le terme québécois consacré, ou réécrire un texte dramatique sont autant de processus métalittéraires qui conduisent à examiner les conventions du genre et au-delà, l'acte de production8. De même, la mise en scène d'un texte écrit pour la scène entraîne, outre sa relecture, une réévaluation du système de représentation, une redéfinition de sa spécificité. Revisiter une œuvre au sein d'un même système de signes, si complexe soit-il, appelle nécessairement à revisiter ledit système. Cette nécessité apparaît d'autant plus criante lorsqu'il s'agit de représenter le théâtre du XVIe siècle sur la scène contemporaine et d'envisager la théâtralité dans la diachronie. Ce qui était théâtral à la Renaissance l'est-il encore aujourd'hui ? Comment rethéâtraliser le théâtre par le théâtre ? Ces questions renvoient à ce qui constitue le théâtre, à ce qui le distingue des autres genres littéraires, des autres arts.
12La dimension spéculaire de l'adaptation du théâtre au théâtre est encore amplifiée dans le cas des pièces de Shakespeare, dont l'esthétique baroque invite à la réflexion dans tous les sens du terme. Il en résulte un narcissisme exacerbé, qui confine à la morbidité. Dans la réécriture de Richard III par Verhelst, le phénomène s'exprime à travers la forme dominante du soliloque dans lequel les personnages se mettent en scène et se racontent. La réécriture, qui se fonde de fait sur une poétique du ressassement de l'hypotexte, se caractérise en outre chez Verhelst par des processus spéculaires de reprise et d'écho qui culminent, on l'a vu, dans la structure circulaire de la pièce.
13Sur le plan sonore, la mise en scène recourt à des stratégies d'amplification de la voix de Laurent Poitrenaux, incarnant le rôle-titre, qui fonctionnent comme autant de plans rapprochés sur le texte, ainsi qu'à des effets d'écho qui le réverbèrent à l'infini.
14Certains procédés spéculaires renvoient directement au médium théâtral. Si l'omniprésence du rouge dans le dispositif conçu par Lagarde peut être vue comme un retour du sanglant champ de bataille dont Verhelst fait l'ellipse dans sa réécriture, elle est aussi auto-référence à la sémiologie du théâtre.
15Guerre et théâtre s'avèrent d'ailleurs étroitement liés dans l'œuvre dramatique de Shakespeare. Dans les pièces historiques, la mise en scène de la guerre est en effet systématiquement prétexte à métathéâtralité, reliant le spéculaire au spectaculaire macabre.
- 9 BOUTHOUL, respectivement 1969, p. 5, et 1951, p. 6.
- 10 VOLTAIRE, 1759, p. 11.
- 11 LESCOT, 2001, p. 92.
16Le rapport flagrant entre guerre et théâtre dans l’œuvre shakespearienne, et dans la tragédie de Richard III en particulier, tient notamment au caractère spectaculaire et dynamique de l’objet de la représentation, le conflit armé. Gaston Bouthoul, sociologue des guerres et fondateur de la polémologie, définit la guerre comme « le plus spectaculaire des phénomènes sociaux », « la forme la plus énergique […] du contact des civilisations9 ». Voltaire parlait déjà de « théâtre de la guerre » au chapitre III de Candide10, et la métaphore « théâtre des opérations » est entrée dans l’usage courant. Dans les pièces historiques de Shakespeare, la guerre se conçoit en effet comme un prolongement de la politique par d’autres moyens, comme « un précipité d’histoire », selon la formule de David Lescot, un concentré d’action11. La guerre coïncide donc avec le drame, dont l’étymologie grecque renvoie au mouvement, à l’action.
- 12 LECERCLE, 2001, p. 20.
17Pourtant, si le phénomène de la guerre semble a priori prédisposé à la théâtralisation, sa représentation scénique est un défi permanent parce qu’elle soulève des problèmes techniques, d’ordre spatio-temporel notamment. La guerre a beau être spectaculaire (du latin spectare : regarder), elle ne tient pas dans le champ du regard et ne peut donner lieu qu’à des représentations fragmentaires, marginales ou métaphoriques. Du fait de leurs différences structurelles, la guerre nourrit donc un rapport paradoxal au théâtre qu’elle renvoie constamment à ses limites, l’invitant à les dépasser. Pour François Lecercle, « Shakespeare fait de la guerre ce qui, forçant le théâtre d’avouer ses limites, permet paradoxalement d’en célébrer la puissance »12.
- 13 Sur l'expression « contrat de guerre », voir Bouthoul, qui définit la guerre comme phénomène socia (...)
- 14 LARUE, 2000, p. 135.
18Shakespeare joue de ce paradoxe, créant un véritable jeu de miroirs entre les deux notions, un aller-retour entre la surenchère spectaculaire et la réflexion spéculaire qu’elle induit. Si la guerre sous plusieurs formes est enjeu dramatique, puisqu’elle se trouve au cœur des deux tétralogies historiques, sa représentation est également systématiquement vecteur d’auto-référentialité théâtrale. L’objet de la représentation ramène au médium de cette représentation dans un parcours circulaire. Le détour par le champ de bataille permet au théâtre d’opérer un retour sur lui-même. La théâtralisation de la guerre dans la première tétralogie historique participe en effet d’une double visée. D'une part, elle déconstruit le phénomène martial pour en dénoncer l’absurdité. Le non-sens de la guerre civile s’exprime dans la succession de deux paraboles inversées dans l’acte 2, scène 5 de La Troisième Partie d'Henry VI où le dramaturge zoome sur les marges du champ de bataille. On y voit tour à tour un fils pleurant le père qu’il vient de tuer par erreur, puis un père pleurant le fils qu’il vient, lui aussi, de tuer par erreur. D'autre part, elle déconstruit le phénomène théâtral dont les codes sont mis à nu : dans le dernier acte du Richard III de Shakespeare, le contrat de guerre renvoie systématiquement au contrat de spectacle13, le champ de bataille à la scène, comme si la guerre était, selon la formule d’Anne Larue, « soluble dans le théâtre14 ». Ainsi, la tente que dressent les soldats dans le camp évoque la skênê du théâtre antique, qui désignera la scène par métonymie. Les armures qu’ils revêtent méthodiquement, selon un rituel bien établi, suggèrent des costumes de scène. La définition stratégique d’un cadre spatio-temporel précis renvoie à celui de la représentation théâtrale. Il en découle une esthétique non-illusionniste, servie par un plateau minimaliste, qui invite le spectateur à inventer avec les artistes la représentation de la bataille de Bosworth, réduite ici à la synecdoque d’un duel entre Richard et Richmond. Cette démarche sera verbalisée dans le fameux prologue et les chœurs d'Henry V, où les porte-parole du dramaturge sollicitent directement la coopération du public, censé démultiplier l’action sur le plateau en termes d’espace, de temps, de moyens humains et matériels.
- 15 LECERCLE, 2001, p. 66.
19L’œuvre de Shakespeare vérifie pleinement l’affirmation de Daniel Mortier, selon qui « mettre en scène des guerres, c’est donc faire toujours, et même encore plus, du théâtre15 ». Les pièces historiques semblent ainsi avoir une fonction de laboratoire de la création théâtrale, fonction qui prend tout son sens en cette fin du XVIe siècle qui voit en Angleterre l’émergence d’un théâtre séculier et la formalisation progressive des genres tragique et comique. Au vu de ces considérations sur la relation entre guerre et théâtre chez Shakespeare, la réécriture de Richard III par Verhelst et sa mise en scène par Lagarde, qui se distinguent par une ellipse du champ de bataille, soulèvent deux questions. L’évacuation systématique des épisodes militaires ne signifie pas pour autant l’absence de la guerre : celle-ci reste présente en filigrane et constitue un système de référence qui mérite d’être exploré. Quelles sont, dès lors, les nouvelles stratégies de sa représentation ? Qu’advient-il par ailleurs de la dimension métathéâtrale ?
- 16 IONESCO, 1966, p. 62-63.
20La première tétralogie historique que clôture Richard III emboîte deux types de guerre au sens strict du terme et quatre niveaux de conflit au sens large : la guerre internationale entre la France et l'Angleterre, qui s’achève à la fin de La Première Partie d'Henry VI et à laquelle Richard III fait allusion verbalement ; la guerre civile ou guerre des Roses ; la guerre des sexes ; le conflit intérieur qui fait de la conscience du personnage un champ de bataille. Verhelst se saisit de ces pistes dramaturgiques dont il inverse la portée, faisant passer les éléments historiques à l’arrière-plan pour privilégier la théâtralisation de l’intime. Il retourne la pièce comme un gant. Les stratégies de mise en scène oblique de la guerre exploitent particulièrement la dimension sonore. La guerre informe le discours des personnages, sur les plans thématique et stylistique. Comme le remarque Lagarde, le texte extrêmement poétique de Verhelst réagit différemment à la lecture et à la mise en jeu. Sur le plateau, le dialogue se fait beaucoup plus violent, véritable « parole de combat, de conflit » pour reprendre la définition de la parole théâtrale par Ionesco16. En outre, si la trame historique qui sous-tend le règne de Richard III n'est plus représentée visuellement, elle fait retour sur le plateau par le biais d’une voix off assurant une fonction chorique puisque, en marge de l’action dramatique, elle la glose. La tension sonore se manifeste encore à travers les accords grinçants d’une guitare électrique qui ponctuent la fin de chaque scène. Si la représentation de la guerre est schématique, fragmentaire dans le Richard III de Shakespeare, elle est diffractée chez Verhelst et Lagarde. La guerre est transportée hors champ et intériorisée. Ce choix en faveur d’une intériorisation du conflit reflète d’ailleurs l’évolution dramaturgique de l’œuvre tragique shakespearienne des grandes fresques historiques aux pièces noires telle Le Roi Lear, qui dramatise autant la faillite des pères que leur abus de pouvoir. Il rend compte à la fois de la déterritorialisation du champ de bataille, évacué de la scène occidentale contemporaine pour être exporté dans d'autres continents, et des mutations morphologiques récentes d'une guerre qui ne tient plus dans le champ militaire mais le déborde, se caractérisant par un éclatement spatio-temporel, contaminant d'autres territoires, notamment celui de l'image et des nouvelles technologies (témoin en est le rôle d'internet, des réseaux sociaux, de la téléphonie mobile dans les révolutions actuelles du Proche et du Moyen Orient).
21Les processus d’intériorisation déjà évoqués, tels la réduction drastique des personnages de Shakespeare à Verhelst, le parti pris de multiplier les soliloques, la mise en scène de l'intime suggérée spatialement par la profondeur du champ, donnent à voir les conflits de conscience des personnages. Mais leur corps est également traité comme un champ de bataille. La duchesse revit son accouchement dès la scène d'exposition. Lady Anne, torturée par son désir pour Richard, se roule, lascive, sur les marches d’escalier. De ce point de vue, le grand lit revêt une importance cruciale car il met en scène la souffrance des corps (l’accouchement de la duchesse), leurs ébats qui confinent au combat (la relation de Richard et Lady Anne), la vraie et la petite morts. On comprend, dès lors, la nécessité de cerner les corps en multipliant les points de vue et les plans rapprochés.
22Chez Shakespeare, la représentation de la guerre permet d’interroger le rapport à l’Histoire, de revenir au passé pour intervenir sur l’actualité. Chez Verhelst et Lagarde, la marginalisation du champ de bataille permet précisément de situer au cœur de la représentation son enjeu principal, le pouvoir. Ce déplacement métonymique entraîne la déconstruction, non plus du phénomène martial en tant que tel, mais des stratégies politiques de lutte pour le pouvoir. Il renvoie à l’essence même du théâtre selon Lagarde, qui l'envisage comme un contre-pouvoir dont la fonction principale doit être éminemment subversive. La représentation des stratégies du pouvoir ramène inéluctablement aux stratégies de la représentation théâtrale, le statecraft au stagecraft. Ainsi, Lagarde s’interroge moins sur le théâtre politique que sur la manière de faire politiquement du théâtre, pour reprendre une formule de Jean-Luc Godard appliquée au cinéma.
- 17 PILLE, 2006, p. 141.
- 18 LECERCLE, 2001, 144.
- 19 MARCH, 2010, p. 105.
- 20 CORMANN, 2003, p. 31.
23« Inévitable et impossible objet dramatique », selon les termes de René-Marc Pille17, la guerre oblige le théâtre à se remettre en question d’un point de vue formel, structurel, à questionner sa propre évolution pour en réinventer constamment les stratégies et les codes. Interroger le théâtre, comme genre littéraire et comme art du spectacle, c’est avant tout s’interroger sur la problématique du regard et de la vision. Pour Lecercle, c’est précisément « parce qu’elle donne à la vision un caractère hautement problématique que [la guerre] est un objet privilégié pour le théâtre18 ». Parce que l’objet regardé, la guerre, s’avère paradoxalement spectaculaire tout en refusant de se laisser emprisonner dans le champ de vision, les points de vue se succèdent dans la première tétralogie historique. Shakespeare fait alterner plans séquences et plans rapprochés, autant de tentatives pour contenir la bataille, la cerner, la traquer. Lagarde, quant à lui, multiplie sur le plateau les niveaux et perspectives qui dénotent l’impossibilité de rendre compte du conflit martial. Il en résulte une dramaturgie de l’excitation de l’œil et de sa frustration simultanée. L’œil du regardant constitue précisément le point de départ de Lagarde, le pivot de son travail. Paradoxalement, alors que l’œuvre de Shakespeare interroge le médium du théâtre, étymologiquement « le lieu d'où l'on voit », ses personnages sont aveugles, dominés par leurs pulsions, par le pouvoir. Dominé par son désir de conquête, qu'il considère comme une fin en soi, Richard III n’a pas de projet politique. Il est en ce sens révélateur que pour Lagarde la notion de public coïncide avec celle d’opinion publique19. « La reterritorialisation de la guerre dans l’espace politique » telle qu’elle est opérée dans sa mise en scène de Richard III consiste, selon les termes d’Enzo Cormann, « à rouvrir la question de la guerre dans l’espace de la pensée de l’assemblée théâtrale (au lieu de la clore dans la captation spectaculaire20) ». Lagarde prône donc un théâtre populaire, dans le droit fil des théâtres élisabéthain et vilarien.
24Ce travail sur l’œil du spectateur, associé à la conviction profonde que le théâtre n’est pas un univers clos sur lui-même mais ouvert sur le monde, conduisent Lagarde à repenser le théâtre comme carrefour artistique, à la croisée d’autres modes de représentation auxquels il se confronte, dont il s’imprègne et s’enrichit. La démarche expérimentale de Lagarde le conduit ainsi à emprunter les codes du système audio-visuel appliqués au genre de la télé-réalité, faisant de Richard III un exemple de théâtre-réalité à travers la mise en scène de l'intime. Il en résulte un spectacle obscène, non seulement parce qu'il transforme le spectateur en voyeur, mais parce qu'il convoque sur le plateau des média habituellement hors-scène. Le projet de Lagarde n'envisage pas cette intermédialité comme une dénaturation de l’art théâtral, un risque de le faire disparaître, absorbé par d’autres systèmes codifiés. Pour le metteur en scène, l’auto-référentialité théâtrale ne peut se penser qu’en termes d’ouverture sur l’art et la société si le théâtre, loin de tout immobilisme, veut continuer à s’affirmer comme vecteur légitime d’une vision politique du monde.
- 21 « The text is a site of struggle, neither sacred nor sterile, for over its surface run cracks and (...)
- 22 BROOK, 1998, p. 21.
25Violence spectaculaire et métathéâtralité sont donc étroitement liées dans le théâtre baroque de Shakespeare. C'est probablement ce qui en fait un matériau privilégié pour toute entreprise de reconfiguration, par définition narcissique, morbide, voire macabre. L'ellipse du champ de bataille, ce trou sur lequel s'achève la pièce de Verhelst, cristallise ce que Barker nomme les fissures et les béances qui parcourent la surface d'un texte ni sacré ni stérile et en font un terrain de conflit, le lieu d'une appropriation possible21. La pièce s'achève sur une lacune, métaphore de cet oubli créateur que Peter Brook définit ainsi : « Ce n'est qu'en oubliant Shakespeare que nous pouvons commencer à le trouver22 ». La mise en scène de Lagarde accentue la structure cyclique de la pièce, en posant d'entrée de jeu la nécessité d'oublier le Richard III shakespearien. Dès l'exposition, l'acteur Laurent Poitrenaux négocie la relation scène-salle, amenant le spectateur à déconstruire et reconstruire son horizon d'attente, défendant la réécriture de Verhelst comme une création originale et indépendante d'un quelconque rapport hiérarchique avec sa source. Bossu, difforme, le comédien prononce le premier vers de la tragédie shakespearienne d'une voix grinçante et contrefaite : « Now is the Winter of our Discontent » (1.1.1). Puis il descend les marches à la rencontre du public, se débarrassant d'un geste de son infirmité pour déplier sa haute taille et apparaître dans toute sa prestance. L'intrusion intertextuelle du premier vers de la tragédie shakespearienne, prononcé d'une voix contrefaite, apparaît comme une métaphore de sa reconfiguration textuelle et scénique, un geste qui cristallise la relation complexe qu'entretiennent les deux pièces. La réécriture de Verhelst devrait-elle se réduire à une distorsion de celle de Shakespeare ? L'interprète de Richard se débarrasse littéralement de cette posture, secouant son grand corps pour le redresser. Gestes vocal et physique se combinent pour donner une leçon de lecture spécifique à l'adaptation. Cité en anglais, alors que la représentation se joue en français, le vers intrus est à la fois hommage direct au texte source, tout comme le titre de la pièce de Verhelst emprunté à Shakespeare, et une façon de s'en défaire. Il s'agit d'autoriser immédiatement le dialogue intertextuel, de plonger le spectateur sans perdre de temps dans ce processus dialogique en lui signifiant que l’ordre chronologique de l’écriture n’est pas synonyme d’ordre hiérarchique entre les textes. Répondre à l’horizon d’attente préexistant au spectacle tout en annonçant qu’on ne va pas y répondre, tel est le défi que relèvent Lagarde et Poitrenaux.
26Si la rencontre de Shakespeare et du Festival d'Avignon dessine un carrefour doublement mythique à l'horizon duquel se profilent des attentes d'une exigence extrême, l'œuvre du dramaturge élisabéthain n'y est pas moins considérée comme une machine d'écriture infinie, pour la page comme pour le plateau. Loin de toute sanctuarisation, Shakespeare contribue à faire du Festival d'Avignon un festival de création qui, en retour, constitue un terrain de recherche privilégié pour explorer les formes contemporaines européennes de l'appropriation shakespearienne.
- 23 Sur la distinction que Barthes opère entre plaisir et jouissance voir Le Plaisir du texte, Paris : (...)
- 24 FAIVRE D'ARCIER, 2007, p. 130.
27L'adaptation se situe de manière ambivalente au carrefour d'une vitalité débridée et d'un narcissisme morbide, phénomène qui, au-delà de sa production, rend sa réception particulièrement complexe. Le spectateur oscille entre le plaisir de la reconnaissance de l'hypotexte shakespearien et le vertige de la jouissance engendrée par l'écart avec celui-ci, si l'on applique la théorie barthésienne à la lecture de spectacles23. Les nouvelles configurations de l'œuvre de Shakespeare en Avignon participent donc de ce « théâtre de l'insécurité » qui, selon Bernard Faivre d'Arcier, non seulement constitue la marque de fabrique du Festival mais relève de son devoir24.