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Le texte de l'autre

Le détournement du genre policier sur la scène anglaise contemporaine : One Minute (2003) de Simon Stephens et Orphans (2009) de Dennis Kelly

Aloysia Rousseau

Résumés

La catégorie théâtre policier n’est pas entrée dans le vocabulaire critique, ne faisant figure que de collocation malheureuse, empruntée au genre canonique qu’est le roman policier. Le whodunit, c’est-à-dire l’intrigue policière dans sa forme la plus traditionnelle, semble être la seule expression utilisée de manière récurrente par la critique théâtrale. Or on voit bien ce que cet étiquetage a de réducteur, désignant une forme obsolète. À l’opposé du whodunit, One Minute (2003) de Simon Stephens et Orphans (2009) de Dennis Kelly refusent la sacrosainte suprématie de l’énigme, désormais reléguée au second plan. L’appellation théâtre noir, faisant écho au roman noir, n’est pas plus satisfaisante dans la mesure où la violence et les crimes sont renvoyés au hors scène. C’est donc bien un nouveau genre d’intrigue policière que proposent ces dramaturges britanniques. À l’opposé du principe d’explicitation, les enquêtes policières de Kelly et de Stephens se structurent autour de l’absence, du vide.

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Texte intégral

  • 1  CUDDON, 1998, « whodunit ».

1Le Penguin Dictionary of Literary Terms propose la définition suivante du whodunit: « A crime story closely akin to the thriller, the detective story and the roman policier, and often synonymous with these terms1 ». Le whodunit est ainsi à la fois proche et souvent synonyme des trois autres genres que sont la detective story, le roman policier et le thriller dont on nous dit d’emblée qu’il s’agit d’un terme très vague :

  • 2 Ibid., « thriller ».

A vague term, perhaps no longer particularly useful for purposes of categorization, yet frequently used for a wide variety of fiction, and also for plays and films. [...] Very broadly speaking, such fiction might include the crime novel, the police procedural, the roman policier, the cloak-and-dagger story, some ghost and horror stories, a multitude of novels of adventure and, of course, what is known as the politico-military (thriller)2.

  • 3 Ibid., « detective fiction ».
  • 4 Ibid., « crime fiction ».

2Le recours à l’adjectif vague, au syntagme adverbial very broadly et au modal might sont les indices d’un discours pour le moins incertain. Le deuxième synonyme proposé à l’entrée whodunit qu’était detective fiction ne comporte que la précision « SEE Crime fiction3» et c’est en effet à l’entrée crime fiction que l’on trouve enfin une définition digne de ce nom : « The commission and detection of crime, with the motives, actions, arraignment, judgment, and punishment of a criminal, is one of the great paradigms of narrative4». Il semblerait ainsi qu’une réelle confusion accompagne toute tentative de définition et de dénomination claire et précise du genre policier. Or le théâtre anglais contemporain, et plus précisément les deux dramaturges choisis ici comme étant représentatifs d’un nouveau théâtre policier, se font le reflet de cette confusion onomastique.

3Simon Stephens commence à écrire à la fin des années 1990 et est auteur en résidence au Royal Court Theatre en 2000 et 2001. One Minute, qui a été représentée pour la première fois au Crucible Theatre à Sheffield en 2003, se structure autour de la disparition d’une petite fille. L’utilisation de la locution « autour » n’est pas anodine ici car il s’agit bien dans cette pièce de mettre en lumière non pas l’enquête elle-même mais les conséquences du crime sur des individus directement et indirectement concernés.

4Dennis Kelly est quant à lui un artiste éclectique, à la fois auteur de pièces de théâtre souvent très sombres, de séries télévisées, comme Utopia diffusée sur la chaîne britannique Channel 4, ou encore d’une adaptation de Matilda de Roald Dahl en comédie musicale. Dans sa pièce Orphans (2009), Liam fait irruption dans l’appartement de sa sœur Helen et de son mari Danny, couvert de sang, et dit avoir trouvé un jeune homme poignardé étendu dans la rue. Le récit de cette découverte est toutefois constamment remanié par Liam nous amenant à questionner l’authenticité et la fiabilité de son discours.

5Ces deux dramaturges s’inscrivent dans la lignée de la detective fiction, du thriller et du whodunit tout en subvertissant les codes, ce qui explique sans doute l’absence d’appellation précise pour qualifier ce genre théâtral. Il n’existe en effet pas de terme pour désigner ce que l’on qualifiera, faute de mieux, de théâtre policier contemporain, le mot whodunit étant bien trop désuet pour éclairer de manière pertinente les pièces de Kelly et de Stephens. Le whodunit est en effet un genre obsolète et extrêmement codifié qui relève aujourd’hui le plus souvent du théâtre boulevardier. En Angleterre, le whodunit, ou mystery play, est bien souvent cantonné aux adaptations scéniques des romans d’Agatha Christie qui prennent la forme d’une pièce bien faite, a well-made play, et n’ont qu’une seule visée, répondre à la question « who’s done it ? ». Afin d’arriver à cette résolution, il convient de franchir un certain nombre d’étapes, autant de passages obligés qui permettent aux personnages et aux spectateurs d’identifier le coupable. Or les pièces de Dennis Kelly et de Simon Stephens ne peuvent en aucun cas être qualifiées de whodunits car leurs théâtres se situent précisément à l’opposé de ce processus d’explicitation constante. Cette instabilité onomastique reflète plus généralement un brouillage générique dans la mesure où ces dramaturges ne semblent pas s’inscrire dans la lignée d’un genre particulier. Une certaine cohérence se dégage toutefois de ces emprunts divers et variés. Le théâtre anglais contemporain, tout comme le roman policier contemporain, semble suivre un mouvement inverse à celui de la série télévisée policière. La télévision témoigne en effet d’une fascination pour l’explicite, le sang et le catalogue des détails morbides comme l’illustre l’incroyable succès des séries américaines comme Dexter ou Les Experts. Les blouses blanches, pipettes et taches de sang font désormais partie d’un univers familier pour tout téléspectateur lambda.

  • 5  FORT, 2011, p. 388.
  • 6  FROMHILAGUE, 2005, p. 35.
  • 7 Ibid., p. 37-38.

6Pas d’évolution vers l’opsis, voire l’obscène, dans le théâtre anglais contemporain. Les dramaturges britanniques proposent un théâtre policier de l’implicite, du non-dit, tant du point de vue linguistique que scopique. Dans la lignée du roman policier, le théâtre policier contemporain « crée du vide, substitue au meurtre originel le trou du trauma, porte le récit vers la mimétique du rien5 ». Là où la fiction policière traditionnelle s’ouvre sur une énigme qui se doit d’être résolue à la fin, le théâtre policier contemporain s’ouvre et se clôt sur une énigme. Ainsi ce genre ne serait plus l’expression de la modernité, comme l’affirme Jacques Dubois, mais de la postmodernité. L’irrésolution et l’ellipse sont érigées en système dramatique. Les dramaturges anglais contemporains s’inscrivent dans la lignée du roman à énigme tout en détournant le genre. On interprètera ce détournement comme étant avant tout stylistique : ces pièces policières seront analysées à la lumière des figures de rhétorique qu’elles sollicitent pour occulter ou retarder le dévoilement du contenu référentiel. On s’intéressera à One Minute comme théâtre de l’aposiopèse qui est, comme le rappelle Catherine Fromilhague, « l’interruption du déroulement syntaxique attendu, typographiquement marquée par des points de suspension : la phrase reste inachevée6 », tandis que Orphans sera étudiée à la lumière de l’épanorthose, dont Catherine Fromilhague propose la définition suivante : « Autocorrection par adjonction d’un syntagme. La marque morpho-lexicale, explicite ou pas, de l’épanorthose est l’adverbe modalisateur ‘plutôt’ qui est ici de plus un connecteur. La figure restitue le dynamisme d’une pensée saisie dans une apparente recherche de vérité7 ». One Minute repose sur l’interruption, sur le manque, se construisant autour du vide, tandis qu’Orphans sollicite la reprise, l’ajout progressif d’information. Ces deux pièces se structurent toutefois autour d’une même défaillance du raisonnement, qui n’est jamais mené à terme ou formulé de manière satisfaisante. La quête de vérité demeure en suspens, sans cesse interrompue dans One Minute, rectifiée dans Orphans, mais en aucun cas résolue, aboutie.

One Minute et la figure de l’aposiopèse

7L’intrigue de One Minute semble au premier abord répondre parfaitement aux exigences du genre policier. Une petite fille, Daisy Schults, a disparu. Le détective Garry Burroughs, trente-huit ans, et son collègue Robert Evans, vingt-quatre ans, mènent l’enquête. Garry Burroughs est un policier consciencieux qui réprimande régulièrement le jeune Robert pour son manque de sérieux et d’investissement, couple traditionnel, voire cliché, du roman policier. Mais la ressemblance s’arrête là. Si One Minute met en scène une enquête policière, il s’agit d’une enquête policière en creux, comme l’explique Simon Stephens dans l’introduction à son deuxième recueil de pièces :

  • 8  STEPHENS, 2003, p. xi-xii

If One Minute was a detective story, though, it was a detective story with its centre removed, with its heart taken out. Many of the scenes that one imagines when considering a dramatised police missing persons search were taken away. There was never a body revealed onstage. No suspect was identified. No one was arrested or interrogated. There was no confession. No one was ever charged or sentenced. The case remained open. […] The play is more a meditation on grief than it is a cop story. Whenever I have grieved, and whenever I have watched people grieving, I am always struck by the notion that the core has been removed from their lives. It’s like they’ve had a part of them taken away8.

  • 9 Ibid., p. 43.
  • 10  GANTEAU, 2011, p. 418.
  • 11  STEPHENS, op. cit., p. 18.
  • 12 Ibid., p. 19.
  • 13 Ibid., p. 22.

8One Minute est une pièce qui se construit à partir de la figure de l’ellipse, tant d’un point de vue formel qu’affectif. La structure en creux de la pièce et la parole lacunaire des personnages font écho au sentiment de manque que suscite le deuil. L’ellipse, et plus précisément l’aposiopèse, miment le vide qui habite ces individus en souffrance. Gary est paradoxalement le personnage le plus représentatif de ce discours lacunaire. Alors que son statut de détective devrait induire une parole de la quête herméneutique et de la résolution, Gary est le personnage dont le discours est le plus indéterminé. À l’inverse de la traditionnelle maîtrise herméneutique du détective, Gary est précisément celui qui ne sait pas, qui ne possède jamais le savoir, comme l’indiquent les multiples occurrences de la phrase « I don’t know » et expressions équivalentes dans la pièce. Lorsqu’Anne demande à Gary s’il pense que sa fille Daisy est encore en vie, celui-ci s’emploie consciencieusement à ne pas répondre, comme en témoignent les expressions « I don’t know », « I really can’t say. I just don’t know », « I couldn’t say », « I don’t know », « We can’t possibly tell » ou encore « We couldn’t say at this stage » qui se succèdent à chacune de ses répliques9. Ces aveux d’ignorance sont comparables aux pertes de mémoire du détective-narrateur dans When We Were Orphans de Kazuo Ishiguro, dont Jean-Michel Ganteau nous dit qu’elles « signalent un silence, un vide impossible à figurer directement mais autour duquel le narrateur ne cesse de tourner » avant d’ajouter que « le récit tout entier […] n’est paradoxalement justifié que par sa capacité de ne pas dire10 ». Le discours de Gary n’est guidé par une stratégie ni du dévoilement ni de l’occultation mais bien par une incertitude constante. Gary fait en outre un usage abusif de l’aposiopèse, laissant au lecteur/spectateur le soin de compléter ce discours en suspens. Si la figure de style est marquée d’un point de vue typographique, elle s’inscrit aussi de manière auditive et visuelle dans l’espace théâtral. L’interruption de la parole, signalée par un tiret, des points de suspension ou tout simplement un blanc sur la page, laisse place au silence et au noir lors de la représentation de la pièce. Ce vide qui investit à la fois le texte et l’espace scénique induit un vide interprétatif chez le spectateur qui doit faire face à une carence informative. Trois occurrences d’aposiopèse illustrent cette carence dans la pièce, la première située à la fin d’un dialogue entre Gary et Catherine, serveuse dans un bar que fréquente régulièrement Gary et confidente de ce dernier. Après avoir refusé à plusieurs reprises de raconter sa journée à Catherine par diverses stratégies d’évitement, « It’s not that interesting11 » ou « You don’t want to know12 », Gary finit par céder : « All right. This is what happened to me today : » suivi d’un blanc puis du monologue d’une jeune femme, Marie-Louise13. L’aposiopèse est ici subvertie puisque le blanc est comblé par la prise de parole d’un autre énonciateur, le récit de Marie-Louise se substituant à celui de Gary. Une deuxième aposiopèse apparaît un peu plus loin dans le discours de Gary qui tente de faire preuve de compassion à l’égard de Marie-Louise dont on apprend qu’elle a fait un faux témoignage. Cette dernière a prétendu apercevoir la petite fille disparue :

GARY (standing). Thank you for your concern. I understand your anxiety. It must have felt as though we were wilfully neglecting your statement. I can assure you that wasn’t the case. I want to thank you for your time.

MARIE LOUISE. I don’t know what to do.

  • 14 Ibid., p. 39.

Beat. He touches her hand.
GARY. I understand, y’know? I do. People get . . .14

  • 15 Ibid., p. 12.

9People get… confused, lonely, desperate? L’attitude de Marie Louise n’est pas expliquée au lecteur/spectateur qui se doit d’adopter une posture interprétative, posture idéale du spectateur de théâtre selon Simon Stephens : « I [write] plays that demand a position of interpretation from their audience rather than reception. As an audience member I always enjoy creatively investigating an idea rather than simply listening to one15 ». On remarquera le recours au verbe to investigate qui déplace l’enquête policière de l’espace dramatique à l’espace spectatoriel, de l’intradiégétique à l’extradiégétique. Le détective ayant échoué dans son entreprise d’éclaircissement, la quête herméneutique est prise en charge par le lecteur/spectateur. La pièce s’achève enfin sur une aposiopèse qui apparaît cette fois dans le discours du jeune policier Robert et non de Gary :

ROBERT. I like you.
GARY. You what?

ROBERT. I was going to thank you for not grassing on me when I freaked out on you.

GARY. You didn’t. Not really.

ROBERT. You’re all right. You know? You are. You . . .

GARY. What?

ROBERT. Just –

  • 16 Ibid., p. 71.

Very, very long pause16.

  • 17 Ibid., p. 41.

10On assiste là encore à un détournement des codes du genre policier. Si la pièce se termine par un traditionnel passage de témoin entre le détective aguerri et son jeune protégé, ce qui est transmis n’est pas le savoir mais au contraire l’ignorance. Alors que l’aposiopèse était l’apanage de Gary, c’est désormais Robert qui, comme son aîné, peine à finir ses phrases et à exprimer ses sentiments. Le jeune homme arrogant fait preuve d’humilité dans ce dénouement qui célèbre le doute, à l’opposé de l’indispensable résolution du roman policier traditionnel. L’intrigue n’évolue pas, comme il se doit, de l’ignorance vers le savoir mais se caractérise par un état statique, un piétinement de l’enquête résumé en ces termes par Gary : « We have found no clues. No developments have been made17 ». Si la pièce s’ouvre ainsi sur une situation typique de la detective story, une réécriture du genre s’opère à travers la rupture du contrat herméneutique. Comme le rappelle Frank Evrard dans son étude du roman policier, ce genre interdit d’ordinaire toute fin ouverte :

  • 18  EVRARD, 1996, p. 15.

11Le primat de la structure de type énigmatique, l’attente chez le lecteur d’une vérité au bout de l’attente, vérité qui clôt et implique un retour à l’ordre, tendent à bloquer la réversibilité du texte, à réduire la polysémie et la polyphonie. Le récit est fermé par la révélation d’une solution unique, par l’enfermement dans une clôture parfaite, l’identification et l’arrestation du coupable bouclant le roman en un texte autonome. Cette révélation exigée par le contrat « honnêtement » passé avec le lecteur, et rarement insatisfaite, limite la qualité plurielle du texte18.

12Or c’est précisément un texte pluriel que nous offre Simon Stephens : le coupable n’est ni identifié ni arrêté et le doute demeure quant à l’éventuelle résolution de l’enquête. One Minute n’est pas enfermée dans une clôture parfaite mais érige au contraire l’aposiopèse en véritable système syntagmatique et paradigmatique.

Orphans et la figure de l’épanorthose

  • 19  KELLY, 2009, p. 17.
  • 20 Ibid., p. 25.
  • 21  FROMILHAGUE, op. cit., p. 37.
  • 22  CLÉMENT, 1994, p. 423.
  • 23  KELLY, op.cit., p. 22.
  • 24 Ibid., p. 23.
  • 25 Ibid., p. 72.
  • 26   Ibid, p. 88.
  • 27  FROMILHAGUE, op. cit., p. 38.
  • 28 Ibid., p. 38
  • 29  CLÉMENT, op. cit., p. 424.

13Une même subversion du genre policier est opérée par Dennis Kelly dans Orphans. La pièce s’ouvre sur une situation typique du roman noir : Liam fait irruption dans l’appartement de sa sœur Helen et de son mari Danny, couvert de sang, « He has blood all down his front19». Danny, le beau-frère de Liam, fait figure de détective amateur, sa femme Helen lui reprochant d’ailleurs cette imposture : « What is the matter with you ? […] You’re not fucking Petrocelli20 », Tony Petrocelli étant un avocat, héro d’une série télévisée américaine éponyme diffusée dans les années 1970, connu pour l’efficacité redoutable de ses interrogatoires. D’abord mystérieux, le crime de Liam est peu à peu dévoilé pour finalement être révélé comme étant un crime raciste. La question liminaire n’est plus « who’s done it ? » mais « What has he done ? », déplaçant ainsi l’absence de référent de l’auteur à l’acte, du criminel au crime. À la différence de One Minute, Orphans semble toutefois aller de l’avant dans son recours à l’épanorthose qui est, rappelons-le, l’« autocorrection par adjonction d’un syntagme21 ». On pourrait d’ailleurs penser que l’épanorthose est la figure de prédilection du genre policier qui repose précisément sur un dévoilement progressif de l’information. Mais il s’agit là d’un leurre dans la mesure où l’épanorthose ne se contente pas d’ajouter un syntagme mais de corriger en même temps celui qui précède, le dénonçant comme inopérant. La fonction référentielle du langage est mise à mal. L’épanorthose est, à l’opposé du genre policier, la figure de l’impossible vérité. Elle a pour fonction, comme le souligne Bruno Clément dans son analyse du théâtre de Samuel Beckett, « de mettre en rapport les deux termes possibles d’une vérité qui ne rencontrera jamais d’expression plus adéquate que le mouvement qu’elle crée entre eux22 ». Cette figure de rhétorique repose sur un artifice car elle prétend aller de l’avant alors même qu’elle ne fait en réalité que mettre en mots le piétinement de la pensée. Ce brouillage référentiel est particulièrement flagrant dans Orphans dans la mesure où Ian ne cesse de modifier son récit, donnant au lecteur/spectateur l’impression d’être le témoin, non pas d’un acte de remémoration, mais d’une fiction en train de se construire sous ses yeux. L’épanorthose est détournée de sa fonction première. Elle ne restitue pas « le dynamisme d’une pensée saisie dans une apparente recherche de vérité », comme l’affirme Catherine Fromilhague, mais trahit au contraire une volonté de dissimulation, comme en témoignent les hésitations de Liam quant à la désignation du lieu du crime : « I come round the corner and he’s like, on the fucking lying, on the pave-, on the tarmac, on his own23 » ou la nature des blessures : « maybe they weren’t cuts, maybe they were…tears or something, rips24». La figure de style est identifiable à l’échelle d’une réplique mais aussi de la pièce dans son ensemble. Elle est une stratégie à la fois linguistique et dramatique. L’intrigue ne progresse en effet qu’à travers de constantes rectifications. La victime est d’abord un jeune homme dont on a tailladé le visage, trouvé inconscient sur un trottoir. Ian précise peu de temps après qu’il est asiatique, ce qu’il n’avait pas mentionné dans sa première version des faits. Il dit ensuite lui avoir parlé, admettant ainsi que le jeune homme n’était pas inconscient, contrairement à ce qu’il avait d’abord affirmé. Une nouvelle version des faits est alors proposée : « I found him. He was unconscious. He wakes up and started talking but then he passed out again, which is when I got blood all on me, because I held him in my arms, I didn’t want him to bang his head and I put him down and then, a minute, and then he gets up and bolts off25 ». On ne recense aucune marque d’incertitude dans ce discours mensonger. L’absence d’hésitation trahit paradoxalement le caractère fictif du récit d’Ian. La nature factuelle et assertive de la réplique, les phrases courtes et la syntaxe hachée témoignent de la part d’Ian d’un souci d’objectivité feinte. La stratégie est la suivante : en dire le moins possible afin d’assurer la crédibilité de son discours. Une nouvelle correction est toutefois apportée lorsqu’Ian dit avoir eu peur de cet homme qui a surgi de nulle part et l’a attaqué avant d’admettre finalement qu’il l’a lui-même suivi et torturé avant de l’attacher dans une cabane où il se trouve encore, tout cela sans aucun autre motif qu’un racisme latent prêt à ressurgir : « I’m screaming into his face, you Paki, you Arab, you terrorist, you fucking bin Laden, you beheading piece of, you not-my-colour cunt, how dare you how dare you threaten the people I – / Pause / I dunno what come over me / I’m not like that. I’m not a racist26». Cette dernière rectification teintée d’humour noir fait d’Ian un monstre raciste sans aucun motif à ce crime qu’il assume tout en prétextant ne pas avoir été guidé par des intentions xénophobes. Alors qu’il prétend que sa victime fait partie d’une bande de voyous qui a agressé Danny, on apprend à la fin de la pièce qu’il s’agissait d’un homme d’âge mûr, sans aucun rapport avec l’agression dont a été victime Danny. Ce n’est pas un désir de vengeance qui a poussé Ian à torturer cet homme mais une volonté de faire le mal entièrement arbitraire. Ce conflit entre ce que prétend être Ian, « I’m not a racist », et ce qu’il est réellement vient confirmer l’analyse que propose Catherine Fromilhague de l’épanorthose comme étant une « figure fondée sur une construction ‘à double détente’27 ». Celle-ci souligne la dimension polyphonique de l’épanorthose à travers laquelle « deux locuteurs semblent en effet s’exprimer successivement28 ». Cette dualité caractérise le discours d’Ian qui donne à entendre dans son utilisation de l’épanorthose, figure qui selon Clément « dit de deux manières ce qui ne saurait se formuler d’aucune des deux seulement29 », un souci d’honnêteté qui se heurte à une parole mystificatrice.

  • 30  KELLY, op. cit., p. 93.
  • 31 Ibid., p.93.
  • 32 Ibid., p. 94.

14Kelly détourne ainsi les codes de la detective story. S’il emprunte à ce genre les stratégies d’évitement et de report de l’information, ce n’est pas pour tendre à une résolution de l’énigme mais pour faire ressurgir une violence de plus en plus extrême, quoique toujours linguistique et non pas visuelle, la violence étant renvoyée au hors-scène. L’épanorthose dans Orphans donne à entendre une gradation dans l’horreur, comme en témoigne cette succession de répliques d’Helen qui décide de convaincre la victime de ne pas dénoncer Ian : « We have to convince him not to say anything30 ». To convince devient « to talk to him », « to scare him », « to frighten him », puis « to make him think that we’re going to kill him », « kill him, torture him, kill his family31» puis « threaten him32 ».

15La pièce se clôt sur une épanorthose, non pas stylistique mais structurelle. Kelly propose un dénouement heureux qui est ensuite nié, dénouement dans lequel Helen décide finalement de garder le bébé qu’elle attend alors qu’elle voulait avorter :

DANNY. You want that child with me?

HELEN. Yes.
DANNY. My child?

  • 33 Ibid., p. 118.

HELEN. Yes. I want your child. Our child33.

16La pièce pourrait se clore sur cette dernière réplique à la manière d’un happy end mettant en avant la réconciliation entre mari et femme autour de l’enfant à venir. Mais Kelly apporte une dernière retouche à sa pièce, un éventuel dénouement tragique venant se greffer sur le happy end :

DANNY. Get rid of it. Take it out. Take that child out. I want you to get rid of that child.
He begins to pull his hand away, but she won’t let him.

HELEN. I…don’t want to get rid of it.

DANNY. You have to.

HELEN. No.

DANNY. You do.

HELEN. No.
DANNY. Yes.
HELEN. No.

DANNY. Yes.

HELEN. No.

  • 34  Ibid., p. 119.

He continues to try to pull it away. But she continues to hold it there. This continues34.

  • 35  KRACAUER, 1922-1925, p. 175.
  • 36  KELLY, op. cit., p. 119.

17A l’opposé de la « certitude excluant toute remise en question » censée, selon Siegfried Kracauer35, caractériser la résolution de l’énigme policière, c’est à nouveau une fin en suspens qui nous est proposée ici. L’inachevé n’est pas le fait d’une parole interrompue, comme dans One Minute, mais résulte au contraire d’une parole prolifique qui refuse de laisser place au silence, comme l’indique la dernière didascalie de la pièce : « this continues »36.

  • 37  GANTEAU, op. cit., p. 421.

18L’étude de One Minute et de Orphans nous a permis d’identifier un certain nombre de stratégies stylistiques d’évitement empruntées au roman à énigme. Mais Simon Stephens et Dennis Kelly détournent ces stratégies de leur fonction première qui consiste à brouiller la quête herméneutique pour aboutir à une solution claire et précise. L’intrigue n’est jamais résolue dans One Minute et Orphans : à l’opposé de l’univocité propre à la detective fiction, leurs œuvres célèbrent le doute et la polysémie. Comme le souligne Jean-Michel Ganteau à propos du roman policier contemporain, « ces œuvres ressassent la faillite de l’entendement. […] Elles privilégient l’évocation très indirecte d’une vérité en souffrance, toujours inaccessible37 ».

19La trame policière devient en outre prétexte à un questionnement éthique, permettant à ces dramaturges d’explorer les notions de culpabilité et d’empathie. L’originalité de ce théâtre consiste à dépasser le couple traditionnel coupable/détective et à inclure ceux qui gravitent dans cet univers sans être nécessairement directement impliqués dans l’enquête. Les dramaturges inscrivent le crime dans une communauté, familiale dans Orphans, urbaine dans One Minute, et s’intéressent à la posture adoptée par cette communauté allant de la compassion à la révolte en passant par le voyeurisme ou la délation. Le spectateur semble occuper une place de premier ordre dans cette communauté, comme en témoigne le succès croissant du théâtre immersif en Angleterre qui fait circuler le public à travers ses pièces, à l’instar de la compagnie Punchdrunk, pour ne citer qu’un exemple. Leur production The Drowned Man: A Hollywood Fable (2013) est une libre adaptation de Woyzceck de Georg Büchner transposée dans un studio hollywoodien des années 1960 et ayant pour visée de brouiller la frontière entre fiction et réalité, suscitant, au sens propre comme figuré, la perte de repères du spectateur-vagabond.

20C’est bien un nouveau genre de detective fiction qui se dessine dans la production théâtrale contemporaine et justifierait que l’on s’y intéresse de plus près à défaut de trouver une appellation adéquate pour le qualifier. Les dramaturges anglais contemporains détournent les codes du genre policier traditionnel, qu’il s’agisse de son versant le plus conventionnel qu’est le whodunit ou de son versant plus violent qu’est le roman noir. Ce détournement est opéré par des moyens stylistiques, comme dans Orphans et One Minute, ou scéniques, à l’instar des expérimentations proposées dans The Drowned Man, citée ici à titre d’exemple. Quels que soient les stratégies mises en œuvre pour insuffler un vent nouveau au genre, il semble grand temps de reconnaître l’existence d’un théâtre policier autre que boulevardier sur la scène anglaise contemporaine.

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Bibliographie

CLÉMENT, Bruno. L’Œuvre sans qualités. Rhétorique de Samuel Beckett. Paris : Éditions du Seuil, 1994.

CUDDON, J. A. The Penguin Dictionary of Literary Terms. Londres : Penguin Books, 1998.

DUBOIS, Jacques. Le Roman policier ou la modernité. Paris : Nathan, 1992.

EVRARD, Frank. Lire le roman policier. Paris : Dunod, 1996.

FORT, Camille. « Introduction ». Études anglaises. Octobre-décembre 2011, n° 64/4, p. 387-389. 

FROMILHAGUE, Catherine. Les Figures de style. Paris : Armand Colin, 2005.

GANTEAU, Jean-Michel. « “If you like, we play detective” : intrigues en souffrance chez Peter Ackroyd, Martin Amis et Kazuo Ishiguro ». Études anglaises. Octobre-décembre 2011, n° 64/4, p. 415-426.

KAZUO, Ishiguro. When We Were Orphans. Londres: Faber and Faber, 2000.

KELLY, Dennis. Orphans. Londres : Oberon Books, 2009.

KRACAUER, Siegfried. Le Roman policier : un traité philosophique. [1922-1925]. Traduit de l’allemand par Geneviève et Rainer Rochlitz. Paris : Payot, 1981.

STEPHENS, Simon. One Minute. [2003]. Plays Two. Londres : Methuen Drama, 2009.

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Notes

1  CUDDON, 1998, « whodunit ».

2 Ibid., « thriller ».

3 Ibid., « detective fiction ».

4 Ibid., « crime fiction ».

5  FORT, 2011, p. 388.

6  FROMHILAGUE, 2005, p. 35.

7 Ibid., p. 37-38.

8  STEPHENS, 2003, p. xi-xii

9 Ibid., p. 43.

10  GANTEAU, 2011, p. 418.

11  STEPHENS, op. cit., p. 18.

12 Ibid., p. 19.

13 Ibid., p. 22.

14 Ibid., p. 39.

15 Ibid., p. 12.

16 Ibid., p. 71.

17 Ibid., p. 41.

18  EVRARD, 1996, p. 15.

19  KELLY, 2009, p. 17.

20 Ibid., p. 25.

21  FROMILHAGUE, op. cit., p. 37.

22  CLÉMENT, 1994, p. 423.

23  KELLY, op.cit., p. 22.

24 Ibid., p. 23.

25 Ibid., p. 72.

26   Ibid, p. 88.

27  FROMILHAGUE, op. cit., p. 38.

28 Ibid., p. 38

29  CLÉMENT, op. cit., p. 424.

30  KELLY, op. cit., p. 93.

31 Ibid., p.93.

32 Ibid., p. 94.

33 Ibid., p. 118.

34  Ibid., p. 119.

35  KRACAUER, 1922-1925, p. 175.

36  KELLY, op. cit., p. 119.

37  GANTEAU, op. cit., p. 421.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Aloysia Rousseau, « Le détournement du genre policier sur la scène anglaise contemporaine : One Minute (2003) de Simon Stephens et Orphans (2009) de Dennis Kelly »Sillages critiques [En ligne], 18 | 2014, mis en ligne le 22 avril 2015, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sillagescritiques/3924 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sillagescritiques.3924

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Auteur

Aloysia Rousseau

Aloysia Rousseau, spécialiste de théâtre anglais contemporain, est MCF à l’Université Paris-Sorbonne (VALE, EA 405) où elle enseigne la littérature anglaise et américaine. Elle est l’auteur d’une thèse de doctorat intitulée « Réhabilitation d’un genre : la comédie de menace de David Campton à Martin Crimp (1957-2008) » et a publié plusieurs articles sur le théâtre de Martin Crimp. Elle est également l’auteur d’un ouvrage consacré à Arcadia de Tom Stoppard (Paris : Atlande, 2011). Ses recherches actuelles portent sur l’hybridité générique dans le théâtre anglais contemporain, plus particulièrement sur le renouvellement des genres populaires que sont la comédie et le whodunit.

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