1Nous proposons d’aborder les autoportraits de deux photographes particulièrement créatifs du tournant du siècle, Alfred Stieglitz et Lee Miller, d’abord muse de Man Ray, puis photographe elle-même. Nous utiliserons la méthode de la micro-analyse tactile inspirée de Carlo Ginzburg en histoire et d’Aloïs Riegl en Histoire de l’Art, et proche de l’objectivation participante de Bronislaw Malinowski. Comme celle de Carlo Ginzburg en histoire, cette lecture méticuleuse nous permettra de décrypter les choix et de dévoiler les enjeux même inconscients de leurs auteurs. À l’instar d’Aloïs Riegl qui mettait au même niveau tous les arts, nous travaillerons en transversalité, en entrecoupant l’écrit, le photographique et les pratiques artistiques dans lesquelles les artistes s’inséraient. Cette lecture nous permettra d’approfondir les jeux latents entre exposition et surexposition. Nous tenterons de dessiner ainsi l’évolution identitaire de la blancheur à l’ombre chez Stieglitz, et de la nudité au pastiche chez Lee Miller. Nous étudierons dans les deux cas ce passage d’une surexposition sociale et médiatique à une sous-exposition ou à un pastiche leur laissant davantage de liberté.
2En 1907, Stieglitz consolidait sa position de passeur avant-gardiste des arts, en recevant d’Edward Steichen, qu’il avait dépêché à Paris, les premières œuvres d’artistes modernistes comme celles de Brancusi, Picasso, Giacometti, Matisse. Il allait officiellement les exposer l’année suivante à la galerie 291. Depuis trois ans, il avait mis fin à son rôle de rédacteur en chef du journal Camera Notes au service de la photographie pictorialiste, et créé un nouveau journal, Camera Work,au service de la « photographie pure », au slogan ravageur : « Camera Work—The magazine without an ‘If”—Fearless—Independent—Without Favor ». Grâce à cette nouvelle position, il avait évincé de facto les chefs de file de la photographie pictorialiste américaine : l’ambassadrice de la photographie américaine à l’exposition universelle de Paris de 1900, Frances Benjamin Johnston, mais aussi Fred Holland Day qui avait produit une cinquantaine d’autoportraits en Christ, et dont il n’avait daigné voir les œuvres exposées à Londres et à Paris.
3Quatre ans plus tard, avec The Steerage qu’il montre pour la première fois dans son nouveau journal au sein d’un dossier iconographique consacré à la ville de New York, Stieglitz porte le coup de grâce à la photographie pictorialiste : reconnue comme œuvre d’art à part entière par Picasso, The Steerage fut considérée comme une icône de la « photographie pure » grâce à l’exactitude quasi scientifique du rendu et à la netteté de ses contours.
Fig. 1 : Alfred Stieglitz, self portrait 1911
Platinum Print. Courtesy of the Israel Museum of Jerusalem. The Levine Photography Collection.
© adagp
- 1 Voir l’article de Nathalie Boulouch, « Un fou de couleurs ? Stieglitz et l’autochrome », Carrefour (...)
4C’est aussi en 1911 qu’il fait cet autoportrait majeur qui marque un moment de rupture et de naissance : Stieglitz abandonne également définitivement l’idée de vouloir diffuser la photographie couleur en Amérique1 et avec ce retour au noir et blanc donne à la photographie américaine une première place dans le monde.
- 2 On peut voir le portrait de Stieglitz fait par Edward Steichen sur le site du Metropolitan Museum (...)
- 3 On peut voir le portrait de Stieglitz fait par Imogen Cunningham sur le site du Imogen Cunningham (...)
5Stieglitz est alors âgé de quarante sept ans. Si nous comparons cet autoportrait au portrait de lui fait par Steichen,2 ou celui que réalisera plus tard Imogen Cunningham3, nous pouvons constater qu’il apparaît comme une épure : le visage fortement éclairé de l’artiste émerge d’un fond noir profond et intense.
- 4 On peut voir l’autoportrait de Stieglitz pris à Cortina sur le site du Lacma ;
http://collections.l (...)
6Toutes les références vestimentaires, sociales ou culturelles présentes dans l’autoportrait pris à Cortina en Italie4 à l’âge de vingt-six ans ont disparu. On le voyait alors allongé sur les escaliers, jambes repliées, appuyé sur les coudes, les yeux fermés, rêvant peut-être à son ascension à venir. Les accessoires – le chapeau tyrolien, l’habit sobre d’artiste –, le piqué fortement contrasté comme celui d’une gravure, dans la lignée des pictorialistes durs, et la position allongée à la Breughel soulignaient son attachement à la sensibilité germanique.
- 5 W. J. T. Mitchell 1987, 179: « The assumption that photography is an inherently realistic medium i (...)
7Dans l’autoportrait de 1911, par contre, la présence du noir, (pour Burke, équivalent à une frustration de la vision), produit une rupture totale de point de vue, dans le sens d’un signe inversé de l’infini. Stieglitz ne souligne qu’une chose : il s’appartient entièrement et aspire à la parfaite affirmation de soi dans la tradition emersonienne de « self-reliance ». Il le dit: « Wherever there is light, one can photograph. » (URL, Luminous Lint, 2011). On pourrait également l’appeler « autoportrait christique » du fait de l’éclairage focalisé sur le visage et du rayon de lumière qui tombe sur le triangle de sa chemise blanche dans la semi-obscurité. Stieglitz, qui méprisait le tournant commercial pris par la photographie avec Kodak, pourrait avoir adopté l’éclairage zénithal de Rembrandt inspiré du clair-obscur de Caravage. Tout comme Engels qui voulait voir les leaders révolutionnaires peints en couleurs rembrandtesques5, Stieglitz pourrait avoir préféré un usage radical de la lumière.
8Une deuxième caractéristique est l’effet de proximité crée par la frontalité. Aucune distanciation n’est établie par des éléments perturbateurs dans l’image, hormis le pince-nez. Stieglitz se concentre sur un dialogue frontal avec le spectateur, n’offrant d’autres alternatives que l’éternité immanente du noir.
- 6 William Morris est l’auteur d’une utopie marxiste, News From Nowhere (1890).
- 7 William Morris2000, 25 : « In 1871 I went to Iceland with Mr. Magnusson, and apart from my pleasure (...)
9Mais ici c’est surtout la surexposition du visage qui nous frappe. Rappelons que, de 1898 à 1903, Stieglitz influencé par l’impressionnisme et le japonisme, a essentiellement photographié New York sous la neige, se rapprochant de la démarche puriste de l’esthète socialiste William Morris6 parti en Islande redécouvrir les légendes originelles afin de renouveler la culture anglaise ternie, selon lui, par un capitalisme amoral et triomphant7. Cette recherche de pureté et de blancheur apparaît aussi dans les autoportraits vernaculaires de Frank J. Haynes, George Beam, Ola Garrisson ou plus tard Edward Quigley et John F. Collins. Même si l’on sait par Gertrude Stein que cette couleur blanche le caractérise : « I remember him dark and I felt him having white hair. He can do both those things or anything » (Frank 24, cité in Hunter 134), on pourrait avancer qu’en surexposant son visage, en s’offrant une moustache blanche et neigeuse, Stieglitz présente dans cet ovale épuré et unifié émergeant du fond noir, une icône de blancheur.
- 8 Ces images ont été réunies dans How the Other Half Lives: Studies among the Tenements of New York, (...)
10Comme toute icône, elle se caractérise par la fixité du regard. Un autre photographe contemporain de Stieglitz, le photojournaliste Jacob Riis, a donné à voir des regards de ce type en photographiant au flash magnésium les habitants du Lower East Side8. En choisissant de reprendre ici ce regard frontal fixe, Stieglitz nous ancre de manière subtile dans sa propre histoire, celle d’un enfant issu d’une immigration récente (ses parents étaient arrivés en 1843), pour qui le Lower East Side est une des étapes vers l’américanité et une certaine aisance financière. Cet intérêt pour « le passage » se retrouve dans The Steerage, moment selon lui d’intense émotion esthétique.
There were men, women and children on the lower deck of the steerage [...] I longed to escape from my surroundings and join them [...] The scene fascinated me: A round straw hat, the funnel leaning left, the stairway leaning right [...] round shapes of iron machinery [...] I saw shapes related to one another—a picture of shapes, and underlying that, the feeling I had about life […] (Leggat, URL, 2011)
11Comme le canotier autour duquel tout s’articule, Stieglitz est au centre de la photo au sens propre et métaphorique : son regard aimant aux deux sens du terme se veut le centre du passage entre l’Europe des salons et une Amérique encore provinciale.
12Stieglitz réussit ainsi le paradoxe suivant : il s’identifie aux valeurs WASP les plus ancrées : la blancheur, celle de Moby Dick, la baleine blanche que poursuit le capitaine Ahab ; la quête de la masculinité – rappelons le terme « photo pure », en anglais « straight photography », dont Colin Eisler souligne les connotations significatives (URL, Eisner, 2011, 4) ; celle de l’américanité, avec des déclarations telles que : « I was born in Hoboken. I am an American. Photography is my passion. The search for Truth my obsession » (Norman, 1971, 162) ; et enfin celle de l’individualisme, avec des référence à Emerson comme celle-ci :
Standing up here on the hill, away from all humans—seeing these wonders taking place before one’s eyes—so silently—it is queer to feel that beyond the hills there are Humans astir—& just the reverse of what one feels in watching the silence of Nature. No school, no church is as good a teacher as the eye understandingly seeing what’s before it. I believe this firmly than ever. (cité dans Hughes 34).
13Mais à la fois, il laisse filtrer en filigrane la réalité de sa filiation juive dans le nom de sa galerie – The Little Galleries of the Photo Secession (« little » comme on dit en yiddish « kleine Mensch ») – le regard fixe et le pince-nez, signe de l’appartenance au peuple du livre. Rappelons qu’à l’époque où cet autoportrait fut fait, la littérature juive américaine en était aux prémisses avec des œuvres comme celles de Mary Antin (The Promised Land, They Who Knock at Our Gates : a Complete Gospel of Immigration). Le livre de Henry Roth Call it Sleep ne fut pas publié avant 1934. Les livres de littérature juive du début du siècle étaient surtout les ouvrages de poètes yiddish tels Abraham Cahan, Aaron Glanz, Morris Rosenfeld ou Menahem Dolizki (Voir Norton Anthology).
- 9 Je fais allusion à l’idée de double consciousness exprimée par W.E.B. Du Bois, qui explique commen (...)
- 10 J’entends le terme « subtiliser » au sens où l’entend Baudrillard, 174: « La subtilité, c’est l'ar (...)
14Sous l’emprise de la double conscience9, Stieglitz met son talent au service de valeurs qu’il a décidé de servir pour s’en servir. En se présentant en personnage pur, Stieglitz s’oppose aux caricatures diffamatoires des mouvements nativistes. Tout comme le dit Frederick Douglass dans « Pictures and Progress », il exprime la profonde nécessité d’un regard clair, vrai, authentique. En utilisant l’ovale christique ou l’obscurité, il subtilise10 la religiosité de F. H. Day aux valeurs troubles et en laïcise la portée. Pour mieux asseoir ce retournement, il l’ancre dans la tradition emersonienne de la « self-reliance » et se revendique comme Américain afin d’acquérir la reconnaissance de tous.
15Cependant, ne se contenter que de voir dans cet autoportrait qu’une réponse à l’horizon d’attente WASP ou communautaire serait faire affront à l’exigence de Stieglitz. L’obscurité pourrait être celle de l’obscurantisme, et le pince-nez représenter le peuple du livre qui surmonte les ségrégations (rappelons qu’il était parti étudier en Allemagne car l’accès des universités américaines était restreint). Cette surexposition décalée crée ainsi une des premières formes photographiques subtiles dans le sens où l’entend Baudrillard pour qui l’autre n’existe que par « ce mouvement indirect et subtil de captation, de séduction, de dévolution. » (Baudrillard 174)
- 11 On peut consulter l’autoportrait délégué Shadows in Lake (1916) sur le site du Metropolitan Museum (...)
- 12 On appelle autoportrait délégué un portrait non référencé comme autoportrait dans la légende mais (...)
- 13 Eisner (URL): « It is straight. No tricks of any kind. — No Humbug — No sentimentalism. Not old no (...)
16Cet autoportrait délégué12 double, pris en 1916, pendant la guerre, se situe à un moment de remise en cause de sa vie personnelle et familiale. En 1915, Stieglitz est tombé amoureux d’une jeune artiste peintre qui enseigne au Texas, Georgia O’Keefe, qui sera sa muse et deviendra sa femme en 1924. Juste avant la fermeture de sa galerie 291 en 1917, il l’expose, publie le dernier numéro de Camera Work entièrement consacré à Paul Strand et se remet à la photographie à temps complet. Il se trouve ainsi en 1916 à un passage entre une vie établie, où il occupait une place de leader charismatique, et une nouvelle vie libre où il peut s’adonner à sa double passion. Preuve de cette nouvelle énergie, la centaine de photos qu’il fait du corps nu de Georgia O’Keefe et qu’il expose deux ans plus tard dans une de ses nouvelles galeries présentant l’enregistrement des variations toujours renouvelées de leur désir mutuel13.
17Avec ce dernier « autoportrait délégué » – l’auteur ne se désignant pas dans la légende – intitulé Shadows in Lake, Stieglitz se dégage du poids de son rôle de chef de file de la photographie américaine et recouvre la liberté de l’art comme à l’orée d’un nouveau monde.
18En effet, on peut voir, sur le fond fangeux ou boueux, tacheté en haut de quelques éclats de soleil, les deux silhouettes debout dans l’eau, ou peut-être sur un bateau. Stieglitz, recroquevillé sur lui-même, tient dans ses mains un appareil, pendant que son ami(e) le regarde faire et lève les bras en signe d’étonnement, ou peut-être pour maintenir en l’air une lanière de l’appareil. Les ombres projetées, légèrement déformées par le soleil de milieu d’après-midi, et le corps massif de Stieglitz nous laissent supposer qu’il tient en bandoulière une sorte de sac où se trouve son matériel photographique. Les deux personnages portent une casquette, signe d’une volonté d’appartenance prolétaire, et regardent de face leurs ombres qu’ils semblent commenter. Ils se tiennent tous les deux l’un près de l’autre, et leurs genoux se frôlent.
- 14 On peut voir son autoportrait (self portrait with newsboy, 1909) sur le site de Flickr :
http://www (...)
- 15 On peut consulter son autoportrait délégué sur le site Lunettes Rouges :
http://lunettesrouges.blog (...)
19À la même époque, l’ombre est utilisée comme autoportrait chez Lewis Hine14 et autoportrait délégué chez André Kertesz15, Walker Evans, Man Ray, Picasso, ou Jasper Johns.
20Mais chez Stieglitz, il s’agit d’un autoportrait en ombre double comme les premiers autoportraits africains-américains dont les auteurs, par prudence, restaient groupés. Ce trait caractéristique de la minorité africaine américaine nous induirait à penser que Stieglitz ne revendique plus son américanité, sa blancheur, et sa masculinité, mais plutôt son appartenance communautaire et plurielle (comme le suggère le nom de sa première galerie évoquée plus haut). Il se serait en quelque sorte désolidarisé de la violence qui l’aurait conduit comme sujet à se construire dans son unicité en se soumettant à un code social oppressant comme dans l’autoportrait précédent. Jean-Luc Nancy nous éclaire sur ce phénomène de construction identitaire du portrait en disant : « l’objet en général n’est rien de moins que le surgissement en soi improbable d’une unité au milieu de la dissémination générale, chaotique et perpétuellement fluente de la multiplicité sensible » (Nancy 50).
21Cette « dissémination chaotique et perpétuellement fluente » d’où surgit le sujet serait représentée par l’eau, déjà connotée dans The Steerage. Mais l’idée de passage et donc de rive a disparu puisque dans Shadows in Lake, l’eau envahit tout l’espace, annihilant de facto l’idée de repère temporel précis. C’est sur elle que s’inscrit l’ombre des deux personnages qui rappellent par leurs casquettes et leurs gestuelles, ces hommes du Lower East Side qui discutent avec vivacité, questionnent et répondent comme pour le pilpul, tels que les décrit Hutchins Hapgood dans The Spirit of the Ghetto (Norton Anthology, 121).
22Si pour Kant l’objet de l’image est le temps, pour Stieglitz celui de la photographie est de libérer le temps : « To see the moment is to liberate the moment. » (Luminous Lint, 2011). On pourrait avancer qu’en focalisant l’image, non plus sur l’occultant/éblouissant dont le danger serait un aveuglement fusionnel, mais sur le jeu d’un voilement/dévoilement, Stieglitz, en voilant l’image, dévoile sa propre image, une image-vision libérée, celle d’une identité poétique juive, éternelle, collective, dissoute, debout, instable, flottante. En présentant cette idée comme ombre, il la fait universelle. En plaçant désormais ses nouvelles valeurs dans l’attente, ou l’imprégnation de la sensibilité de l’homme dans l’espace, il retrouve dans ce dernier autoportrait la valeur ontologique de la peinture telle que la définissait Alberti, celle « d’embrasser avec art la surface de la source » (Alberti 119).
23Nous proposons d’étudier désormais l’évolution identitaire de Lee Miller à travers ses autoportraits et de voir les correspondances et les écarts entre elle et celle de Stieglitz. Si nous avons pu reconnaître dans la recherche de Stieglitz une volonté constante d’atteindre le plus haut degré de conscience de soi, nous souhaitons désormais suivre la quête de Lee Miller vers une libération du féminin à travers une pratique photographique reconnue aujourd’hui comme une des plus poétiques et des plus achevées.
24En 1928, une photo que Lee Miller avait faite comme modèle pour Edouard Steichen, alors photographe – il allait être nommé en 1947 conservateur du MoMA – et sur laquelle elle avait cédé ses droits fut réutilisée pour une publicité qui vantait les protections féminines Kotex. Poursuivie par les ligues de vertu, Lee Miller essaya d’en empêcher la publication, en vain. Elle alla trouver Steichen qui, pour la sortir de ce mauvais pas, lui remit une lettre de recommandation à l’attention de son ami Man Ray qui vivait à Paris, où elle s’empressa de partir en compagnie d’une amie, Tanja Ramm. Un élément clé de l’adolescence de Lee – le fait que son père Théodore, photographe, la faisait poser nue – va se prolonger, avec l’aval de ce père, avec Man Ray. Et c’est à ses qualités de modèle parfait, immobile, idéal, que Cocteau s’attaqua dans le film Le Sang d’un poète, en lui coupant les bras pour lui redonner vie.
- 16 On peut consulter Neck,1930 signé de Man Ray et de Lee Miller, sur le site de Flickr :
http://www.f (...)
25Devenue à Paris à la fois la muse et l’élève de Man Ray, elle passa bientôt de modèle à photographe et produisit la même année (1930) deux autoportraits, un intitulé Neck dont elle disputa la paternité à Man Ray et qui est aujourd’hui légendé Lee Miller, par Man Ray (et Lee Miller)16, et un second où elle figure de trois quarts profil. Envoyée en 1932 par Vogue à Florence afin de rechercher des dessins et des motifs datant de la Renaissance italienne pour un article sur les serre-tête commandité par la firme Schiaparelli, elle profita de l’occasion pour faire un troisième autoportrait avant de retourner à New York ouvrir son propre studio.
26Le premier autoportrait, intitulé Lee Miller’s Neck,représente le cou nu tendu de Lee vu de trois quarts dos. On ne discerne qu’à peine le visage qui semble endormi ou en extase. Ramassant dans la « corbeille à papier » la photo que Man Ray avait faite de son visage détourné, elle retravailla le cliché. Le trouvant soudain très beau, Man Ray voulut se l’approprier et la chassa du studio après une dispute orageuse. Quand elle revint, la photo était punaisée au mur, la gorge tranchée au cutter, couverte de giclées d’encre rouge. (Penrose 30)
Fig. 2 : Lee Miller par Lee Miller, 1930
© Lee Miller Archives, England 2014
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27Le deuxième autoportrait est intitulé Lee Miller par Lee Miller. Le visage est de trois quarts. Cet autoportrait au corsage clair, rouge à lèvres, cheveux courts, se veut par sa position et ses accessoires discrets un parangon de l’élégance moderne. Notons le foulard noir noué à l’américaine, en bandana, avec le nœud sur le côté arrière.
28Le troisième autoportrait au cadrage horizontal donne l’idée d’espace et d’aisance. Légèrement appuyée sur le coude, Lee Miller pose en contraposto sur le bord d’un fauteuil clair aux formes douces. Elle porte une robe de velours noir rehaussée au niveau des coudes et de la poitrine d’une bande froncée plus lumineuse, probablement de couleur dorée, qui rappelle les robes élisabéthaines de la Renaissance. Ses cheveux blonds ondulés, retenus en arrière par un fin bandeau, sont relevés en boucles serrées rappelant l’alternance lisse et plissée de la robe. Avec son regard modeste tourné vers le bas, elle laisse admirer son profil d’une blancheur parfaite accentuée par la solarisation. L’éclairage qui tombe sur son visage, son épaule et le fauteuil, nous invite à repenser l’autoportrait comme une quête de blancheur au féminin. Le fond est d’un noir absolu, son corps à peine visible, et ses mains sont discrètement dissimulées.
Fig. 3 : Lee Miller. Autoportrait au bandeau 1932,© Lee Miller Archives, England 2014
- 17 On peut voir la collection des photographies de Lee Miller à la Farley Farm House, Chiddingly, Eas (...)
All rights reserved.www.leemiller.co.uk17
- 18 Voir Exploding Hand (1930), sur le site deConnaissance des arts :
http://www.connaissancedesarts.c (...)
29Ces trois autoportraits expriment plusieurs zones de tension : la première entre ses deux rôles de modèle et de photographe (le premier autoportrait à la frange, avec ce visage qui cherche à s’extraire du noir, pourrait être la métaphore de cette naissance), la seconde, par la double signature présente de part et d’autre du miroir, « Lee Miller par Lee Miller », qui pourrait représenter l’officialisation de son désir de recon-naissance. Exploding Hand,18réalisé également en 1930, soulignerait que cette tension est bien allée jusqu’à son point de rupture puisque désormais Lee Miller tient la poignée/l’appareil, et reprend possession de son image.
- 19 Dans Les vies de Lee Miller, son fils, Antony Penrose, souligne le traumatisme qu’elle avait subi (...)
- 20 Rappelons cet épisode d’Othello : avant de mourir, sa mère lui avait donné un mouchoir magique pou (...)
- 21 En 1932, Man Ray, pour faire revenir Lee, lui avait glissé dans la poche une photo de son œil, ave (...)
30Une autre forme de tension entre corps nu et corps habillé, entre blessure et cicatrisation, est également perceptible. Dans le premier autoportrait, Lee Miller, en allant chercher la photographie de son cou dans la corbeille pour la retravailler, l’esthétise et fait d’un déchet un objet de beauté dans la tradition surréaliste. Elle cherche à se réapproprier son image et son corps. La blessure à l’encre rouge faite par Man Ray pour la renvoyer à sa féminité pourrait avoir été vécue par Lee, du fait de la violence de ce geste, comme une répétition métaphorique du viol subi19. L’autoportrait au foulard aurait ainsi pour but de cacher/panser la blessure, et de se réapproprier son corps/cou, faisant monter à la surface l’unité de ce qui la constitue dans son ipséité, et revendiquant pour elle même sa beauté et son propre désir. Le foulard, comme une jalousie derrière laquelle elle cacherait sa féminité, serait là pour déjouer et calmer la passion jalouse de Man Ray20. Il aurait ainsi une position centrale dans le renversement métaphorique des rôles que Lee opère au sein de l’image : affiché comme accessoire de liberté, il la protégerait, et renverrait Man Ray à sa passion jalouse. En l’arborant dans la liberté du noué, Lee Miller renverserait l’histoire d’Othello. En voilant son cou/corps, elle montrerait qu’elle se le réapproprie en le réintroduisant dans le domaine de l’intime/du caché. Toutefois en conservant le foulard/mouchoir, elle montrerait qu’elle ne parvient pas à se défaire totalement de l’excitant21 qui souda un jour leur passion et qui inscrit sur elle une forme d’obscurité.
31Dans cette logique de réappropriation de sa féminité, de cette « renaissance à elle-même », le troisième autoportrait cherche à retrouver « cette modestie, cette humilité, cette chasteté » qui, pour Georges Vigarello sont les signes de la beauté au xvie siècle. Voici comment il décrit le portrait Renaissance :
Le sens des attitudes et des manières révèle combien la beauté féminisée est nécessairement une beauté soumise ou, au moins très contrôlée. Ce qui renforce encore le prestige du haut : peu de mouvement, « extrême dignité du geste », retenue rigoureuse de « la figure de la face », un socle quasi immobile, une partie haute discrètement « lumineuse ». [….] Le « ris » surtout doit être limité et « modéré » pour mieux témoigner « de la splendeur et de la sérénité de l’âme » ou de la « retenue » encore rigoureusement recommandée par Léonard de Vinci dans la « peinture des femmes ». Chaque déplacement doit suggérer pudeur et fragilité. L’ensemble de la dynamique corporelle doit se montrer dominée pour garantir la beauté.(Vigarello 35)
32On peut qualifier ce dernier autoportrait de pastiche, dans la mesure où il mime l’autoportrait au féminin en soi, et « copie » l’idéal fantasmatique de féminité. Ce portrait « renaissance » est en outre le signe de sa constante réactivité à la mise à nu répétée qu’elle ne cesse de fuir, même si elle y participe, en partant de New York pour Paris quand son nom est associé avec ce qu’il y a de plus intime dans la féminité, ou en rejoignant New York en 1932 lorsque Man Ray vend les photos où elle pose nue (Ombres sur le buste de Lee, 1930 ; Nu penché en avant, 1931).
- 22 Voir le récit de Penrose, 20.
- 23 Lee Miller envoya à Vogue, le magazine qui l’employait, le reportage sur Buchenwald intitulé : « ‘ (...)
33Cette carte de visite respectable et figée serait ainsi le tribut qu’elle paye afin de faire oublier le scandale Kotex et la surexposition/sur-médiatisation dont elle a été victime et afin de se réintroduire quatre ans plus tard dans le milieu new-yorkais de l’image. Dans ce passage de l’impudeur à la pudeur, ces trois autoportraits seraient à lire comme une volonté de réappropriation de ce qui la fonde sans toutefois y vraiment parvenir. En effet, le but commercial du troisième autoportrait induit qu’en ne s’acceptant qu’à travers le cadre d’une image de mode assez attendue, elle oblitère la liberté inhérente à la pratique autoportraitiste. En se présentant comme une icône de féminité, elle jouerait avec son désir identificatoire et avec sa peur de s’y voir enfermée de nouveau. Or si l’éblouissement créé ici par la solarisation la fige et cherche à dévier le regard du fond, il n’en souligne pas moins l’obscurité insondable. Lee pourrait être, comme le dit Baudelaire, « le couteau et la plaie ». Rappelons que son premier amant de dix-sept ans sauta d’une barque et se noya, et qu’Argylle, un amant new-yorkais qui était venu lancer des fleurs de son biplan sur le quai du bateau où elle se trouvait, s’écrasa22. Cette robe noire ne serait-elle pas seulement celle d’une âme narcissique « touched with pensiveness », comme le dit De Quinceydans « The Affliction of Childhood », qui appellerait ceux qui sont attirés à la rejoindre ? Ce déplacement vers l’ailleurs temporel ou spatial serait par sa seule représentation sur papier glacé l’unique façon d’atteindre ce sublime aux connotations passionnelles, et la photo, lieu transgressif par excellence, jouerait le rôle d’appel à la destruction, du regardant au regard captif, happé par les profondeurs de l’obscurité. On pourrait avancer que cette tension transgressive entre déréalisation d’elle-même et maîtrise professionnelle lui donnera par la suite une liberté de regard hors du commun. Elle lui permettra d’explorer le surréalisme au quotidien, soulignant la légèreté de l’amour, l’incongruité de la guerre comme dans les photographies Irmgard Seefried chantant une aria dans les ruines calcinées de l’Opéra de Vienne, 1945, ou Allemagne, 1945 où des statues recouvertes d’un camouflage transforment le paysage champêtre en univers étrange. Mais plus : afin de prouver la réalité de son reportage en Allemagne, elle se fit photographier par son ami photographe Dave Scherman dans la baignoire d’Hitler (1945) et fut l’une des rares à toucher aux limites de la représentation dans son reportage pour Vogue23 à Dachau.
34Pour conclure cette réflexion sur la surexposition, la focalisation sur la blancheur chez Stieglitz a cassé le sentiment de saturation de la démultiplication égotiste de F. H. Day qui ne reconnut jamais ses crucifixions comme autoportraits – c’est-à-dire dans leur réflexivité. En disant de ses photographies : « Look, it is I » (Brunet 256), il ne se considérait que comme un photographe modeste, ne réussissant jamais à se détacher comme artiste de la représentation christique, ni d’établir une distance non fusionnelle vis-à-vis de son sujet dans le respect du regard de l’autre. La surexposition de la blancheur qui pourrait être perçue comme une part de soi rêvé en devenir a permis à Stieglitz d’instaurer un lien plus authentique avec le réel et de replacer l’individu au centre de sa liberté. Elle lui a permis d’affirmer que la photographie se définit par elle-même et est une énergie autonome qui élève notre degré de conscience. Ne voyant que ce qui est clair et unique, il évacua certes de son champ de vision la photographie sociale, mit fin à la photographie pictorialiste du portrait souvent pratiquée par les femmes mais établit ainsi un nouveau rapport d’égal à égal entre la photographie et le monde. Il avait besoin de cette « discrimination anti-discriminante » pour que la photographie enfin considérée comme un art permette à tous d’y participer à la mesure de leur talent. Dans la société ségréguée du début du xxe siècle, cet autoportrait marque paradoxalement le début d’une photographie libre et indépendante et la chute des valeurs christiques incarnées par F. H. Day dans l’auto-représentation.
- 24 Par ses photographies poétiques de Paris, Eugène Atget eut une influence considérable sur les phot (...)
35L’autoportrait en ombre peut être mis en parallèle avec le retour au primitivisme en peinture par le refus affirmé de se définir comme achevé. Il est en accord total avec le caractère indiciaire du médium et suit la direction imprimée par Eugène Atget24 qui avait à maintes reprises utilisé son ombre dans des autoportraits délégués. Stieglitz prouve dans son autoportrait en ombre sa capacité à se remettre en cause une nouvelle fois. En se plaçant à sa source, il laisse entre la pellicule et le positif ce seul espace « inframince » pour reprendre le terme de Duchamp, sur lequel vient s’inscrire l’image indiciaire. Contrebalançant la diffusion de masse de la photographie, il passe de la tentation de l’identificatoire à la méfiance. En utilisant l’ombre, et plus tard en signant les Equivalents, Stieglitz fait de la photographie un « art tendu vers l’épiphanie de sa vérité ontologique » (Greenberg 26).
- 25 L’élégance italienne de l’homme de cour de la Renaissance pour qui le plus grand art consiste en c (...)
36L’autoportrait féminin se caractérise jusqu’en 1939 par une mise en scène méticuleuse d’un corps qui se donne à contempler, mettant en scène l’idée que les autoportraitistes se font de leur beauté. Les valeurs de la beauté italienne : la gestuelle et l’élégance nonchalante de la sprezzatura25sont reprises en pastiche par Lee Miller. L’autoportrait féminin dans sa pratique démultipliée se caractérise également par une intense sensibilité au temps. Dans le cheminement suivi par Lee Miller vers sa reconstruction personnelle, on peut parler de passage d’une surexposition à une autre, d’une surexposition médiatique – celle orchestrée par Steichen, – à une surexposition de la nudité – celle produite par Man Ray et qu’elle fit sienne –, à celle de son autoportrait en pastiche. Dans ce dernier, l’art solaire de Lee Miller qui s’inscrit dans la logique de la nouvelle ère de la photographie commerciale mise en place par Steichen, conservateur du MoMA, aura consisté à préserver à l’étoffe de nos rêves sa part de noir. C’est de cette chrysalide désormais vide que Lee, enfin libre, prendra son envol en photographiant le désert égyptien et la guerre comme correspondante de l’armée américaine.
37norman, Dorothy, Alfred Stieglitz, an American Seer, New York,Random House, 1973.