« Il y a des moments où pour peindre complètement quelqu’un il faudrait que l’imitation phonétique se joignit à la description ».
Proust, Sodome et Gomorrhe
1Gertrude Stein fait partie de ces premiers écrivains qui ont consciemment travaillé l’écriture en termes d’analyse, transformation et restitution de la voix, traitée en tant que matière rythmique, sonore, ainsi que visuelle, une matière dont la variation énonciative constitue le centre de la recherche stylistique. Avec Gertrude Stein, la page devient le point d’arrivé et de départ d’une performance plurisensorielle. Son influence sur les avant-gardes des années d’après-guerre, à travers John Cage notamment, est grande, à une époque où la musique comme la littérature commencent à expérimenter de nouvelles formes, à l’aide notamment des technologies sonores, dans le but de bousculer la perception habituelle et d’éveiller chez l’auditeur la disponibilité à une écoute inédite. Ce lien entre une recherche formelle et les technologies du son, avec ce qu’elles amènent de nouveau dans le champ de la perception mais aussi de l’imaginaire, semble être déjà présent implicitement dans la démarche de l’écrivain américain, ce qui participe à expliquer son impact sur des artistes qui ont fait de l’enregistrement l’outil principal d’une recherche sonore et langagière, tel Brion Gysin, l’un de premiers poètes sonores, célèbre pour ses permutations et cut-ups au moyen du magnétophone. Si Gertrude Stein n’a pas fait elle-même un usage esthétique des technologies sonores, sa recherche a contribué à ouvrir sur un ensemble de pistes théoriques et expérimentales qui seront poursuivies par la génération suivante, comme si les expériences abordées ne pouvaient être développées qu’au-delà de la page.
2La voix, au sens physique du terme, semble constituer l’un des objets principaux d’une écriture qui, d’un côté, interroge son propre statut et fonctionnement, de l’autre, explore la manière de percevoir. Ainsi, Gertrude Stein s’intéresse-t-elle à la fois aux deux médias que sont l’écriture et l’être humain en tant que corps percevant, et essaie-t-elle par là non seulement de les étudier, mais aussi de renouveler les procédés de mise en forme et de connaissance, en faisant de la voix un point de repère, un objet d’étude et une limite à atteindre. Mais cette approche est aussi une critique de la tradition littéraire, une critique visant entre autre à souligner l’écart entre écriture et langue, à une époque où la linguistique moderne pose des questions analogues. Comme l’écrit de Saussure dans le chapitre de son Cours de linguistique générale intitulé « Représentation de la langue par l’écriture » :
Langue et écriture sont deux systèmes de signes distincts ; l’unique raison d’être du second est de représenter le premier ; l’objet linguistique n’est pas défini par la combinaison du mot écrit et du mot parlé ; ce dernier constitue à lui seul cet objet. Mais le mot écrit se mêle si intimement au mot parlé dont il est l’image, qu’il finit par usurper le rôle principal ; on en vient à donner autant et plus importance à la représentation du signe vocal qu’à ce signe lui-même. C’est comme si l’on croyait que, pour connaître quelqu’un, il vaut mieux regarder sa photographie que son visage. (de Saussure, 2005, 45).
3Gertrude Stein s’attache à cet écart entre écriture et langue, et plus spécifiquement, entre écriture et voix, tout en cherchant leur correspondance : cet écart est le point opérationnel qui lui permet de questionner les deux termes, ainsi que d’étirer l’écriture jusqu’à la limite de ses possibilités de prise sur le réel, en premier lieu le réel acoustique de l’énonciation.
4Dans une des ses conférences données aux Etats Unis dans les années Trente, Gertrude Stein donne sa définition du génie, définition générale qui est aussi une façon détournée de se référer à elle-même, à ses propres capacités, mais surtout à ses propres tâches d’écrivain. Gertrude Stein affirme qu’être un génie, c’est à la fois être capable de dire et d’écouter le monde qui l’entoure :
Being a genius is being one who is one at one and at the same time telling and listening to anything or everything.
Any of you try it and you will see what a difficult thing it is to listen to anything and everything in the way any one is telling anything and at the same time while you are listening to be telling inside yourself and outside yourself anything that is happening everything that is anything. That is what genius is to be always going on doing this thing at one and at the same time listening and telling really listening and really telling. (Stein, 2010, 34)
5Dans cet extrait, le génie est présenté comme quelqu’un qui, tout en étant un, et donc sans perdre ses propres contours, dit et écoute en même temps le flux sonore, et plus précisément vocal, dans lequel il est immergé. Sa posture marque à la fois le point subjectif de réception et l’ouverture vers l’extérieur, et travaille par là sur la porosité entre le dedans et le dehors, en faisant découler l’un de l’autre selon un mouvement circulaire et synchrone. Le génie écoute la manière de dire (listen to anything and everything in the way any one is telling anything), mais cette même écoute passe simultanément par le prisme d’une reformulation intérieure et extérieure (telling inside yourself and outside yourself) : un procédé qui implique, d’un côté, la tentative de rendre la perception telle qu’elle est, au moment où elle se fait, grâce à cette coprésence entre l’acte de percevoir et de restituer ; de l’autre, une démarche d’appropriation, car l’extérieur perçu n’est rendu qu’après être passé par l’intériorité du sujet percevant.
6Ainsi, ce qui est mis en avant dans cette définition du génie, c’est la relation entre un sujet qui est « un », distinct, et une multiplicité provenant de l’extérieur. Par la double action de dire et d’écouter, la voix du sujet se laisse traverser par la plurivocité ; elle devient plurivoque, tout en restant singulière.
7Cette posture permet aussi au sujet de rester au présent, le présent de la profération et de l’écoute : le sujet est en train de dire ce qu’il est en train d’écouter, et vice-versa, il est en train d’écouter ce qu’il est en train de dire, et on peut noter à ce propos les marques du present continuous de telling et de listening (dont les sonorités sont prolongées par anything et everything), car c’est justement un continuous present qui est visé, le génie se caractérisant par le fait de ne jamais arrêter le mouvement (That is what genius is to be always going on doing this thing) : il est sans cesse au présent, en train de le capter, immergé dans le processus. Ce qui, pour Gertrude Stein, irait à l’encontre de l’action de se souvenir : telling and listening s’opposerait à remebering.
8Dans cette recherche, l’écriture semble donc jouer le rôle fondamental d’instrument d’exploration, de révélation et d’appropriation, dans une lutte constante contre les schémas interprétatifs devenus habituels et empêchant de ce fait une perception renouvelée. Des schémas qui fonctionnent grâce à la mémoire, et qui font que le présent est appréhendé au prisme du passé : d’où la tentative de la part de l’écrivain de se tenir au plus près de l’instant.
9Le sujet fait entrer l’extérieur à l’intérieur, le traduit en écriture, pour ensuite le restituer à nouveau en termes de mouvement visuel et sonore grâce à l’action de lire. C’est précisément par cette opération de translation et de restitution des voix qui l’entourent, que le sujet « passeur » rend ces mêmes voix audibles : des voix audibles parce que visibles.
10Nous pouvons comprendre cette volonté de Gertrude Stein de donner à voir et à entendre des voix par sa conception phénoménologique selon laquelle la réalité n’est pas dissociable de sa perception, perception dont le processus reste toutefois inconscient.
11Gertrude Stein avait commencé à cultiver l’intérêt pour la question de la perception pendant ses études de médecine. Si d’un côté elle étudiait le fonctionnement de la moelle épinière et de la section du cerveau liée au processus de la sensation, de l’autre, elle participait aux activités du Laboratoire de psychologie de William James, pionnier de la psychologie aux Etats Unis et théoricien du pragmatisme. Les expérimentations qui avaient lieu au sein du laboratoire tournaient autour de la relation entre perception et attention, pour comprendre comment l’attention détermine la perception, et comment les différents sens travaillent ensemble dans l’élaboration des informations sensorielles, notamment en ce qui concerne les interactions entre l’ouïe et la vue. Comme Gertrude Stein l’affirmera plus tard dans sa conférence intitulée « Plays » sur la perception du spectateur au théâtre :
Is the thing seen or the thing heard the thing that makes most of its impression upon you at the theatre. How much has the hearing to do with it and how little. Does the thing heard replace the thing seen. Does it help or does it interfere with it.
[…]
It is always the most interesting thing about anything to know whether you hear or you see. And how one has to do with the other. It is one of the important things in finding out how you know what you know. (Stein, 1998b, 249, 257)
12Au centre de la recherche esthétique de Gertrude Stein se trouve donc la tentative de repérer la forme capable de rendre compte de la façon de percevoir. Le rapport entre forme, perception et réalité est chez elle indissociable, car percevoir, c’est déjà pour l’écrivain donner forme à la réalité, de même que la réalité ne peut être appréhendée que par sa mise en forme. La perception de la réalité est donc une question de composition, mais l’inverse est aussi vrai : la composition est un fait de perception. La composition esthétique peut alors donner à voir la perception, et devenir par là-même expérience consciente.
13Dans « Composition and explanation » (Stein, 1998a), Gertrude Stein réfléchit sur le paradoxe selon lequel la perception de la réalité semble être toujours égale, tout en ne cessant jamais de varier, d’osciller entre le même et sa mutation, un mouvement qui est sans solution de continuité. Ainsi, une génération se distingue de celles qui la précèdent et la succèdent par la façon de donner forme à la réalité. Toutefois, c’est précisément parce qu’il s’agit d’une variation progressive, travaillant sur le continuum, que les gens occupés par les différentes activités de l’existence ne s’en aperçoivent pas : ainsi, ils couvrent la variation par la répétition du passé, autrement dit, par leur mémoire. Le créateur, qui se distinguerait des autres par son insouciance des contraintes quotidiennes (opinion dont nous ne pouvons douter de la tournure ironique, mais qui marque néanmoins le thème de l’individu dégagé d’une masse sans conscience ni volonté), est libre au contraire d’observer et de ressentir les variations – tel un détecteur – et il a alors le rôle de révéler la perception telle qu’elle est au présent, au-delà des habitudes. Il devra donc trouver la forme qui rende compte du changement, au lieu d’utiliser les formes devenues désormais classiques et ne correspondant plus à la réalité contemporaine. Pour reprendre le titre du célèbre essai du formaliste russe Chklovski, « L’art comme procédé » (Chklovski, 2001), écrit en 1917, l’art est alors un procédé qui, à travers un travail sur la forme, restitue la perception dans toute son intégrité, en la libérant de l’automatisme : autrement dit, l’art dégagerait la perception de la reconnaissance, en montrant la différence, la dissemblance.
14Ainsi, le fait de se maintenir toujours à l’écoute de ce qu’elle dit et de ce qu’elle entend permet à Gertrude Stein de rester au présent et non dans la mémoire, pour s’éloigner de l’interprétation et aller vers l’expérience. Plus particulièrement, si l’écrivain s’intéresse à la manière de parler, c’est parce qu’elle semble témoigner le plus directement de la manière, à chaque fois différente, de percevoir, et donc d’être, de vivre. Une manière qui s’exprime non seulement par les mots et les sujets choisis, mais aussi, voire surtout, par les variations du rythme, des intonations, du timbre. Comme Gertrude Stein écrit dans The Autobiography of Alice B. Toklas,
I don’t hear language, I hear tones of voice and rhythms […]. (Stein, 1998a, 729)
15Peut-être influencée par l’habitus du médecin, qui considère les sons du patient, y compris sa voix, comme symptomatiques d’un état à diagnostiquer, Gertrude Stein écoute les discours qui l’entourent dans leur façon d’être proférés, d’être travaillés par l’élocution, par l’acte même de dire. En se mettant au présent grâce à la double activité de dire tout en écoutant et d’écouter tout en disant, il s’agit donc, pour l’écrivain, de faire découvrir la réalité perçue telle qu’elle se manifeste dans la parole vivante. Comme l’écrit Dana Cairns Watson, « Stein saw that the voice, the stutter, the fake bravado, the lingering words, and the insistent repetition of the human voice is the main story, “the essence of what happens” » (Watson, 2005, 18).
16L’écriture aiderait à montrer ces voix dans leur mouvement particulier. Ainsi, dans des textes comme Three Lives, The Making of Americans, Everybody’s Autobiography, Wars I have seen, l’écriture devient un instrument d’inscription des voix, de voix qui se différencient les unes des autres par leur façon de se configurer rythmiquement, de marquer les accents, d’insister sur certains mots : autrement dit, elles se différencient par leur façon particulière de varier la répétition. Un mouvement qui constituerait pour Gertrude Stein « the essence of what happens ».
Now I have it to my feeling to feel all living, to be always listening to the slightest changing, to have each one come to be a whole one to me from the repeating in each one that sometime I come to be understanding. Listening to repeating is often irritating, listening to repeating can be dulling, always repeating is all of living, everything in a being is always repeating, always more and more listening to repeating gives to me completed understanding. Each one slowly comes to be a whole one to me. Each one slowly comes to be a whole one in me. (Stein, 1990, 279)
17L’écrivain fait ainsi corps avec l’acte d’écrire : à l’instar d’un phonautographe, son oreille recueille les conversations qu’elle entend et sa main les transcrit sur une page.
18Nous pouvons de ce fait tisser un lien, à nos yeux éclairant pour les similitudes ainsi que pour les différences qu’il révèle dans les problématiques abordées, entre la démarche de Gertrude Stein et l’imaginaire propre à l’histoire des appareils d’enregistrement, une histoire qui est liée à son tour à celle de la médecine comme à celle des idées. Comme le montre Jonathan Sterne, figure majeure des Sound Studies aux Etats Unis, dans son ouvrage intitulé The Audible Past / Cultural Origins of Sound Reproduction, (Sterne, 2003) les appareils d’enregistrement ont aussi pu être inventés parce que il y a eu une pratique et une pensée qui se sont formées dans le champ de la médecine et de l’imaginaire qui les ont rendu concevables. Le premier appareil d’enregistrement, le phonautographe, naît au moment où l’ouïe devient un objet de connaissance en soi, notamment avec l’institutionnalisation de l’otologie dans la deuxième partie du XIXe siècle. Une discipline qui naît à son tour sous l’influence de la pratique de la dissection : le fait que chaque organe puisse être séparé du reste du corps aboutit à leur étude individuelle ; ce qui a permis, dans un rapport mutuel d’influences, le développement de la physiologie, où chaque organe est examiné pour la première fois séparément et, avant tout, du point de vue de sa fonction. Ainsi l’oreille est étudiée en tant que mécanisme, un mécanisme qui traduit les vibrations en son. Par conséquent, le son n’est plus compris en tant que phénomène en soi, mais en tant qu’effet, en tant que sensation. C’est justement dans le cadre de cette nouvelle manière de penser que des recherches telles que celles menées par le Laboratoire de William James ont pu voir le jour.
19En ce qui concerne les appareils d’enregistrement, il est significatif que les premières inventions portent des noms qui lient la notion de voix à celle d’écriture : phonautographe, phonographe, graphophone… Créé par Scott de Martinville en 1857, le phonautographe est un appareil qui enregistre le son, mais qui ne le restitue qu’en termes visuels. En prenant comme modèle le mécanisme de l’oreille, le dispositif raccorde un pavillon à un diaphragme, lequel capte les vibrations acoustiques pour les transmettre ensuite à un stylet qui les grave sur une feuille de papier. Le phonautographe ne permet donc pas de transformer à nouveau les courbes dessinées en son : c’est un instrument qui écoute mais que l’on ne peut entendre que par l’image.
20Comme le pointe Jonathan Stern, le but de Scott de Martinville n’était pas de reproduire le son original, comme ce sera le cas du phonographe, mais de le rendre visible pour pouvoir l’analyser. D’un côté, avec le phonautographe, son inventeur visait à trouver une équivalence entre écriture et voix, pour arriver à une sorte de « sténographie naturelle », à une « synthèse de la parole », ou encore, à une « photographie de la parole », selon les expressions que l’on peut lire dans ses textes intitulés significativement : « Fixation graphique de la voix » (Scott de Martinville, 1857) et « Le problème de la parole s’écrivant elle-même » (Scott de Martinville, 1878). De l’autre, de Martinville voulait en même temps maintenir un écart de nature, nécessaire à l’observation, à la manière d’une photographie par rapport à la réalité qu’elle capture. En d’autres termes, le phonautographe était conçu pour que la voix puisse s’écrire toute seule, pour qu’elle soit imprimée directement en termes graphiques, sans altération, dans un double idéal de fidélité – pour que les actions d’écouter et de parler deviennent analogues aux actions de lire et d’écrire –, mais aussi, d’objectivation : car, si entre la voix et l’écriture il doit y avoir un rapport d’équivalence, le passage d’un état à l’autre (du sonore au visuel), et donc la médiation, reste toutefois central dans ce dispositif qui vise à fixer un objet sonore, et donc temporel. C’est pour cette raison que, quand le phonographe sera inventé, Scott de Martinville ne pourra qu’exprimer de l’incompréhension pour cet instrument qui ne fait que restituer le son en tant que son.
21Une variante à cet égard très intéressante, et qui est plus spécifiquement en lien avec la pensée médicale, est le phonautographe de Bell, l’inventeur du téléphone, et de Blake, l’un des premiers otologistes aux Etats-Unis : une variante qui reprend l’idée de Scott de Martinville de s’inspirer de l’oreille en tant que mécanisme, mais cette fois-ci littéralement, car le pavillon de leur instrument est constitué par une véritable oreille, l’oreille sectionnée du corps d’un cadavre. Toutefois, si Bell et Blake s’intéressent au phonautographe, ce n’est pas pour analyser la voix, mais pour en faire un instrument à l’usage des sourds : l’oreille du phonautographe est pensée comme une prothèse qui donne à voir les sons à ceux qui ne les entendent pas, à ceux qui ne peuvent pas les écouter. Sterne parle à ce propos de machines to hear from them.
*
22Pour revenir à Gertrude Stein, son écriture semble fonctionner à plusieurs égards comme un instrument pour écouter les voix au moyen du travail fait sur la page. Mieux, un instrument qui sert à réveiller et à forger l’écoute par le biais de la vue.
23Pourtant, si Gertrude Stein travaille avec la littérature, et non par exemple avec un phonautographe, c’est parce que ce qui l’intéresse, c’est précisément l’écart, cette fois-ci d’ordre esthétique, entre la voix et l’écriture et, au sein même de l’écriture, entre les impressions auditives et visuelles.
24Cet intervalle se joue à deux moments : celui de la composition, quand la voix est transcrite ; et celui de la restitution, c’est-à-dire de la lecture. Deux moments supposant des opérations de traduction, ce qui implique non seulement la notion de fidélité, mais aussi, voire surtout, la notion de changement. Ces opérations jouent sur l’interaction fondamentale entre l’écoute et le regard, une interaction qui trouve dans la page son assise performative.
25D’une part, donc, nous pourrions dire que la mécanique est ici refusée au nom d’une quête contre l’automatisme de la machine, et substituée par le travail actif et conscient de la perception au présent, car ce qui est visé c’est, comme nous l’avons montré, l’appropriation de l’expérience. D’autre part, l’intérêt pour l’interaction entre les sens, notamment entre la vue et l’ouïe, donne lieu à la recherche de différentes possibilités de superposition, entre interférence et collaboration, à la lumière d’un questionnement plus large sur la perception.
26La voix, où plutôt les voix, ne s’écrivent pas automatiquement, mais passent à travers la voix du sujet, elles sont reformulées à son intérieur, pour ensuite être composées sur la page. Si la voix imprime l’écriture, il est important aussi de souligner sa transformation : la voix devient écriture. Ainsi, pour compléter la citation introduite plus haut:
I don’t hear language, I hear tones of voice and rhythms, but with my eyes I see words and sentences. (Stein, 1998a, 729)
27Ensuite, l’écriture à son tour imprime la voix et dresse l’écoute, comme nous pouvons le lire dans Everybody’s Autobiography :
As I write the movement of the words spokenby someone who lately I have been hearing sound like my writing feels to me as I am writing. (Watson, 2005, 32)
28En ce qui concerne plus particulièrement le moment de la lecture, la page de Gertrude Stein demande de la part du lecteur un investissement, de l’ordre d’un ludisme créateur : « whatever you can play with is yours, écrit-elle, and this is the beginning of knowing » (Stein, 2002, 374). Gertrude Stein travaille en effet sur des configurations de mots, de phrases et de paragraphes, de façon à ce qu’ils réagissent entre eux selon un principe de montage ; un travail qui investit la page-même du point de vue graphique, en donnant lieu à des véritables effets visuels. Des effets qui prennent forme selon le regard qu’on leur porte, car le travail de montage, s’il est lancé par l’écrivain, doit être continué par le lecteur. C’est pour cette raison que Gertrude Stein efface tous les repères guidant les pauses, à commencer par la ponctuation, pour que chacun puisse réaliser ces mêmes configurations à travers son propre tempo et ses propres choix de césure. Comme l’auteur écrit dans « Poetry and Grammar »:
A comma by helping you along holding your coat for you and putting on your shoes keeps you from living your life as actively as you should. (Stein, 1998b, 320)
29Un même texte ouvre ainsi sur différents chemins possibles, un même mot peut se charger d’une pluralité de sens. Mais ce qui est peut-être le plus saisissant pour notre propos, c’est que souvent l’écrivain n’attribue pas d’identité claire aux différentes voix, comme dans le cas emblématique de ses pièces de théâtre. Le lecteur semble ainsi être appelé à faire lui-même le travail de déceler et détacher une voix d’une autre, pour reconnaître, dans le flux de ce qui semble la répétition d’un même timbre, la variation d’une instance plurivoque. Il semble pourtant que dans ce type de recherche l’ambigüité entre les voix soit essentielle, le continuum rythmique effaçant les limites au profit d’une métamorphose toujours en train de se faire. Ce devenir est maintenu justement par la vue : c’est la vue qui nourrit l’audition, ou mieux, la vue permet l’éveil d’une oreille intérieure à l’écoute démultipliée, où une voix se métamorphose en une autre, sans solution de continuité.
30Ainsi, quand Gertrude Stein écrit dans Everybody’s Autobiography aimer « lire à l’intérieur et non à l’extérieur (« to read inside and not outside ») (Watson, 2005, 30), il faut très probablement interpréter cette affirmation comme une indication, voire comme une injonction à une lecture intérieure, qui permettrait de maintenir ce flux continu, ces superpositions aux contours en mouvement. Comme l’écrivain avant, le lecteur est amené à son tour à entendre intérieurement les différentes voix, les faire émerger d’un fond apparemment indistinct, tout en laissant à l’œuvre l’ambiguïté des limites entre une voix et une autre. Un travail, celui de l’écoute, que le lecteur semble devoir maintenir même lorsqu’il lit à voix haute. Sa voix unique doit chercher à se déployer à partir de et en même temps qu’une écoute démultipliée, comme le premier écran d’une longue série de juxtapositions, à la manière d’une chronophotographie de Etienne-Jules Marey, ou, en changeant de champ : comme la voix aigüe qui se dégage des harmoniques d’un chant polyphonique (je pense à l’exemple des chœurs religieux sardes). La présence de la page est alors essentielle, car elle est l’instrument qui maintient cette tension entre un choix et les autres chemins possibles qui, tout étant irréalisés, continuent à opérer.
31Ainsi, Gertrude Stein met en place un jeu de superpositions vocales, car, à sa voix d’écrivain qui se fait passeur d’une plurivocité, s’ajoute la voix du lecteur, entre travestissement - ce qui comporte l’idée de jeu - et métamorphose. Un jeu qui se trouve bien représenté par The Autobiography of Alice B. Toklas, avec son dispositif ventriloque : récit écrit par Gertrude Stein, la voix du narrateur appartiendrait à Alice, sa compagne ; sauf que Alice, qui est censée être l’auteur de son autobiographie, ne fait que parler de Gertrude : ainsi, nous avons en réalité l’autobiographie de Gertrude Stein écrite par elle-même à travers la voix d’Alice… Comme si l’auteur ne pouvait trouver sa propre voix qu’à partir d’une autre, en l’occurrence la voix de la personne aimée, et cela, grâce à l’écart de la mise en écriture. Une habitude, celle du dédoublement, que l’on pouvait retrouver, paraît-il, au sein même de la voix de Gertrude Stein, si l’on suit ce qu’Alice B. Toklas écrivait de sa compagne, cette fois-ci en tant que véritable auteur :
32When she talked, very little, or laughed, a good deal, I thought her voice came from this brooch. It was unlike anyone else’s voice - deep, full, velvety, like a great contralto’s, like two voices. (Toklas, 1063, 23)