1Barker résume parfois son travail de dramaturge, fort aujourd’hui de plus de trente ans d’écriture et d’une centaine de pièces, à l’émergence d’une voix singulière :
We writers and poets are like everyone else, we have prejudices and opinions on all sorts of things […]. But what I have is my imagination. That’s what I have: an imagination and a voice that I have crafted in theatre over the past thirty years. (Barker et Py 466)
2Cette déclaration a de quoi dérouter. Certes, en un sens, Barker n’a cessé de faire entendre une voix originale. Dès ses débuts dans les années 1970, Barker s’est distingué par la verve de ses dialogues, dans des pièces volontiers satiriques. Il a développé dans ses grandes pièces des années 1980 un lyrisme poétique qu’il voulait opposer à ce qu’il percevait alors comme une mainmise du réalisme sur l’écriture théâtrale. Mais la dimension très physique de son travail a largement contribué, au même titre que la poésie de sa langue, à l’attrait qu’il a pu exercer sur les acteurs comme sur les metteurs en scène, déroutés par les défis que représentait le traitement extrême des corps dans ses pièces : son théâtre a pu sembler s’adresser à l’œil tout autant qu’à l’oreille. En outre, revendiquer la singularité d’une voix est toujours problématique pour un auteur de théâtre dont l’écriture est appelée à se fondre dans la voix de personnages auxquels les acteurs à leur tour prêtent leurs accents, selon le paradoxe qui veut que l’auteur de théâtre soit précisément muet là où son texte est destiné à être entendu. Véritable chambre d’échos, le théâtre apparaît ainsi à la fois comme un lieu où la voix s’entend dans l’immédiateté de la profération du texte par l’acteur, mais où cette voix est toujours seconde, prise dans un jeu de relais et de répétitions où son apparente spontanéité n’est jamais que feinte.
3La réduction de Barker de son théâtre à une voix s’inscrit ainsi dans une logique contradictoire, humble et orgueilleuse à la fois, où ce qui le distinguerait ce ne serait rien qu’une voix, mais où, en même temps, celle-ci serait investie d’une originalité absolue. En plaçant la voix au cœur de sa démarche artistique, Barker apporte ainsi moins de réponses qu’il ne pose de questions, tant la voix ouvre de problématiques aussi bien au niveau de l’écriture (quelle est la spécificité de l’écriture dramatique en tant qu’écriture destinée à l’oralisation ?) qu’au niveau de la représentation (comment s’opère cette oralisation ? selon quels paramètres scéniques ?). Les réponses complexes et parfois contradictoires que le dramaturge apporte à ces questions témoignent d’une recherche tant poétique que scénique qui construit précisément la voix comme objet insaisissable.
4Premier point d’entrée dans l’univers vocal de Barker, nous nous concentrerons sur sa manifestation visuelle, sur l’organe qui par métonymie renvoie à la voix, la bouche, pour montrer de quelle manière celle-ci se construit à la fois comme obsession et comme obstacle à l’émergence du son, de quelle manière elle permet l’émission tout en lui faisant écran. Dépassant la frontière des lèvres, nous examinerons alors de quelle manière Barker, loin de se concentrer sur la fluidité de l’émission vocale, s’intéresse au contraire à son envers : une vocalité encombrée qui agit comme appel a contrario d’un éden vocal inaccessible. Nous verrons alors de quelle manière, à défaut de pouvoir la faire émerger sur scène, Barker s’efforce, tant sur la page que sur le plateau, de cerner au plus près cette voix toujours perdue, dans une idéalité qui la condamne peut-être à la désincarnation.
- 1 Barker a des mots très durs pour la création collective telle qu’elle est par exemple pratiquée pa (...)
5Si le théâtre est un lieu où la voix s’entend, il est aussi un lieu où la voix se voit. Dans l’immédiateté de l’émission vocale propre à l’art dramatique, l’acteur donne en effet à observer au spectateur le processus de production du son par un corps présent en scène. Or, il semble légitime, dans le cas du théâtre de Barker, de marquer un premier arrêt sur ces manifestations périphériques et non-auditives de la voix, tant celles-ci semblent occuper une place prédominante dans l’imaginaire de l’auteur, tant aussi l’oralisation du texte dans l’espace théâtral apparaît comme l’aboutissement d’un processus engagé bien en amont. Si l’écriture dramatique a pour finalité la profération du texte sur la scène, force est de constater qu’elle commence, dans le cas de Barker, dans le silence de la page. Auteur aussi prolifique que solitaire, aux antipodes des logiques de création collective à partir du plateau1, Barker revendique son écriture comme primum mobile d’une dramaturgie démiurgique où le travail scénique consiste à hisser a posteriori l’interprétation à la hauteur du texte :
Barker would never direct in a democratic mode, he neither asked advice nor consulted, but he was not manipulative and did not need to be since he had created the text and his authority as the interpreter of the work was beyond interrogation. (A Style 24)
- 2 Barker dit consacrer en toutes circonstances ses matinées à l’écriture théâtrale, les après-midi e (...)
- 3 Barker écrit ainsi au sujet de Victoria Wicks, pour qui il a écrit le rôle titre de Gertrude – The (...)
6Du fait même de l’abondance de sa production2, du fait aussi que l’auteur n’écrive pas dans la perspective immédiate d’une réalisation scénique, plusieurs de ses pièces n’ont jusqu’ici jamais quitté les pages du livre pour le plateau. Certaines parmi les plus importantes, comme The Ecstatic Bible dont la durée est estimée à huit heures environ, n’ont ainsi connu qu’une création partielle (Rabey 2009, 155). D’autres, comme Rome, n’ont jamais été montées dans un cadre professionnel. À certains égards, et même si Barker affirme parfois composer certains de ses textes en pensant à des interprètes spécifiques3, le dramaturge écrit ainsi pour des voix potentielles, encore muettes : ses textes présupposent des voix, les imaginent, à défaut de les faire encore entendre.
- 4 Pour une analyse plus détaillée de la peinture de Barker, nous renvoyons au catalogue de l’exposit (...)
7Faire imaginer des voix : c’est bien l’entreprise qui semble motiver le travail de Barker, a fortiori lorsqu’il travaille un medium muet dont il est aussi familier — la peinture. Parallèlement à son activité d’auteur, Barker a en effet produit un nombre important de tableaux, dont les affinités avec son œuvre dramatique sont nombreuses4. Or, c’est paradoxalement la dimension acoustique de la peinture qui semble l’intéresser. C’est ce que suggère déjà, dans Scenes from an Execution, la fresque assourdissante de Galactia : « Such a noisy painting that people will stare at it holding their ears » (231) ; c’est ce que confirme le titre de l’exposition organisée en 2006 à Londres par la galerie Shillam Smith, Landscapes with Cries. Cette dimension acoustique n’est pas immédiatement donnée dans la plupart des tableaux du dramaturge, de forme invariablement carrée, dans lesquels, de manière quasi systématique, quelques personnages sont représentés dans des paysages désolés. Si les situations paroxystiques et les postures extrêmes des personnages peuvent suggérer des sons et des cris, Barker se garde de trop expliciter les scènes représentées, tout juste esquissées par un titre. Surtout, comme c’est le cas dans Women Squabbling at a Funeral, il prive le plus souvent le spectateur du visage des protagonistes, soit que ceux-ci soient représentés de dos, soit qu’ils masquent leurs traits, soit encore que le peintre refuse de les préciser.
Figure 1 - Women Squabbling at a Funeral
Women Squabbling at a Funeral. 2001. Huile sur isorel. Collection privée.
8Le visage, dans la peinture de Barker, devient ainsi le plus souvent une béance, une absence, un blanc, qu’il revient au spectateur d’investir par son imaginaire. Se dessine ici une stratégie récurrente dans l’esthétique de l’auteur-peintre : frustrer le spectateur, reporter la révélation, encourager la spéculation en dérobant à l’œil l’objet recherché. Ainsi, les paysages hurlants de Barker nous demandent d’imaginer les cris absents de personnages sans visages.
9Une exception confirme ici la règle : le tableau Killers Denying It, singulier en ce qu’il donne à voir non seulement les visages et même les bouches des trois personnages qui y sont représentés, mais aussi en ce que ces derniers s’adressent directement au spectateur qu’ils regardent droit dans les yeux.
Figure 2 - Killers Denying it
Killers Denying it. 2000. Huile sur isorel. Collection privée.
- 5 Barker compare explicitement son travail d’écriture à celui du peintre britannique dans Arguments (...)
10Loin d’apaiser l’interrogation du spectateur sur la dimension acoustique de la toile, la représentation explicite de la bouche ouverte excite au contraire son imaginaire : la privation de la voix devient d’autant plus insupportable que les bouches béantes se donnent comme indice d’une phonation. Dans la continuité de la tradition picturale féconde de la représentation du cri (on songe en particulier à Munch ou Bacon5), l’anti-allégorie de la musique que peint Barker pose au spectateur une question lancinante : quel est le son produit par ces bouches grandes ouvertes ?
11Cette question résonne avec force au-delà du travail pictural de Barker, notamment dans ses écrits théoriques. Dans Death, the One and the Art of Theatre, le dramaturge revient avec insistance sur le motif de la bouche ouverte, qu’il dissocie précisément du son que celle-ci est censée produire, donné comme inintelligible, voire inaudible :
Theatre is situated on the bank of the Styx (the side of the living). The actually dead cluster at the opposite side, begging to be recognized. What is it they have to tell? Their mouths gape…
•
Very great plays yield no meanings. They move like the mouths of the dead on the banks of the Styx. (Death 20)
- 6 Nous laissons ici de côté la dimension érotique de la bouche présentée comme doublon de l’orifice (...)
12La bouche ouverte devient ainsi le signe d’une béance plus profonde à l’œuvre dans le théâtre de Barker, d’une dissociation radicale entre le corps et la voix, le signe donné (la bouche ouverte) et le sens refusé (la voix absente)6. Ce qui caractérise en effet la bouche béante, c’est l’impossibilité de lui assigner un sens ou même un son précis : on ne peut rien « lire » sur ses lèvres, ni voyelle ni émotion spécifiques. La focalisation de Barker sur cet aspect anatomique de la voix révèle son désir de saisir au moment de son émergence une voix neuve, encore inouïe, qui serait celle des morts, celle de la tragédie :
If Death has a language it will not be our language. Tragedy anticipates the language of Death, both in the speech and the shock of the speech. How could it fail to shock? It utters what has not been uttered. It steals utterance from Death… (Death 37)
13En ôtant à la mort les mots de la bouche, en restant pour ainsi dire suspendu aux lèvres de protagonistes encore muets, au bord du langage, Barker crée un effet d’attente considérable quant à la voix qui doit surgir de cet orifice sur lequel il a concentré tous les regards.
- 7 Sur le motif de la mutilation du visage dans le théâtre de Barker, voir Angel-Perez, « Facing Defa (...)
14La focalisation sur la bouche qui caractérise Death, the One and the Art of Theatre ne reste pas lettre morte dans les pièces elles-mêmes : elle constitue au contraire un motif récurrent. Cette focalisation est parfois le fait d’une violence physique : la bouche fait partie des organes parmi les plus mutilés dans le théâtre de Barker, que ce soit dans Victory où Scrope se fait découper les lèvres, ou dans The Bite of the Night où Fladder voit sa langue arrachée7. Dans les deux cas, ces mutilations viennent inscrire dans la chair cette béance dont Barker fait la condition préalable à l’émergence de la voix tragique. Mais la focalisation, si elle se fait de façon moins ostensiblement violente, n’est pas moindre dans une pièce comme Gertrude, où nombre de didascalies renvoient à la bouche du personnage éponyme, soit qu’elle y enfonce son poing (123), soit qu’elle la maquille (148), soit, bien entendu, qu’elle crie. On remarque d’ailleurs que, dès la première évocation du cri dans les didascalies (« gertrude seems to vomit in her ecstasy » 84), la focalisation sur la bouche se fait sous la forme d’une béance contradictoire, entre malaise (vomit) et jouissance (ecstasy), où la manifestation acoustique de la voix laisse place à une description visuelle et presque anatomique.
15La même ambiguïté caractérise la bouche dans le premier livret d’opéra écrit par Barker, au titre on ne peut plus explicite : Terrible Mouth. Ce titre n’est guère surprenant en apparence pour une œuvre qui, parce qu’elle est chantée, appelle le regard sur la voix et son organe métonymique, la bouche. Mais il se révèle trompeur en opérant en réalité une disjonction entre visualité (la bouche) et auralité (la voix). La « bouche terrible » du titre est en effet celle, muette, du peintre Goya, personnage principal du livret : elle fait référence à l’« autoportrait au chapeau » dans lequel il arbore des lèvres closes en un sourire sibyllin (Arguments 41). Cette première antinomie (chant / bouche fermée), qui confirme par ailleurs l’intérêt de Barker pour la dimension acoustique de la peinture, se double d’un paradoxe supplémentaire, a fortiori pour une œuvre lyrique : la voix à laquelle cette bouche renvoie est celle d’un peintre sourd. Le personnage de Goya est de surcroît scindé en deux entités sur le plateau : « Goya » d’une part, économe de mots, dont la voix est parlée, et « La Voix de Goya », voix chantée qui exprime sur scène les pensées intérieures du protagoniste, mais que les autres personnages sont censés ne pas entendre. On voit ici de quelle manière la focalisation sur la bouche si volontiers grande ouverte dans le théâtre de Barker fonctionne en réalité comme un leurre : en même temps qu’elle semble faire appel à une voix, elle en retarde en réalité l’apparition. La bouche fonctionne ainsi littéralement comme un révélateur de la voix : elle la dérobe en la dévoilant. En même temps qu’elle pointe vers elle, elle fait écran à son émergence et suspend dans l’image le moment où le son va se faire entendre. Les voix finissent pourtant par se faire entendre : c’est à ces manifestations non plus visuelles mais auditives de la voix qu’il convient à présent de prêter l’oreille.
16Suspendu aux lèvres béantes de ses personnages, Barker leur donne pour mission de donner à entendre au spectateur la voix des morts : tâche ardue s’il en est. Comme on pouvait s’y attendre, cette révélation est le plus souvent différée, poursuivant la logique déceptive qui caractérise déjà la focalisation sur la bouche, signe d’une voix qui refuse encore de se révéler. Il ne suffit pas, en effet, d’ouvrir grand la bouche ni même de parler pour que résonne cette langue nouvelle que Barker appelle de ses vœux ; c’est là l’impasse dans laquelle Shakespeare lui-même, selon le dramaturge, se retrouve acculé lorsqu’il fait parler le fantôme dans Hamlet :
Hamlet’s father – a resentment ascribed to him by the living… his speech written in the language of the yet-living… (Death 87)
17Le langage des personnages de Barker se révèle ainsi bien souvent décevant, en décalage avec les vocalités inouïes que semblait promettre la focalisation sur leur bouche béante. Une nouvelle contradiction apparaît ici : l’insistance sur la dimension physique, anatomique, charnelle de la bouche laisse souvent place à une voix qui semble à l’inverse désincarnée, à une voix blanche.
18Il serait faux, bien sûr, de reléguer toute la vocalité dans le théâtre de Barker à une voix atone : les élans lyriques y sont présents, et même nombreux. Toutefois, il serait aussi erroné de laisser de côté tout ce qui, par contraste, donne précisément sa valeur à ce lyrisme, à savoir une voix qui frappe parfois par sa banalité. On est à bon droit surpris par l’apparition de ce langage dans le théâtre de Barker, qui a fait de la lutte contre le réalisme et contre le style « télévisuel » l’un de ses chevaux de bataille :
[D]exterity with speech […] was becoming scarce as the drama schools failed in their obligations to keep voice at the heart of their teaching. The disease of naturalism, as Barker characterized it, combined with the increasingly dominant part played by television in the culture, and its wholesale capitulation to naturalism, ensured that the training of young actors prioritised ‘realism’ and minimized the disciplines of projection and articulation, both of which were in any case politically suspect in a regime that denigrated all manifestations of ‘elitism’, whether in dress or speech. (A Style 48)
19Pourtant, une pièce comme Gertrude – The Cry, loin d’être écrite dans un style uniformément lyrique, explore, comme le suggère déjà son titre, tous les états de la voix, jusqu’aux plus communs. C’est ainsi délibérément un cliché linguistique vide de sens, un morceau de prêt-à-parler, que Gertrude recycle lorsqu’elle cherche à faire diversion auprès d’Isola après le meurtre de son fils :
[gertrude:] Go shopping and in the market say I won’t pay that
Preposterous price say for a kilo of
anything that will delay your homecoming (160)
20Ailleurs, Barker s’aventure aux antipodes de l’écriture tragique classique lorsqu’il utilise le balbutiement pour signifier l’usure du langage en faisant butter Isola sur le nom du duc de Mecklenburg :
isola: Isn’t it peculiar I cannot and I was educated to a high degree I cannot say that word
gertrude: Mecklenburg
isola: Yes
You can say it but not me
I want to say oh anything but that
Middleburg
Magdeburg
But Mecklenburg
oh i said it then (122)
21Au moyen du bafouillis, le dramaturge met en scène, non sans effet comique, une parole empêtrée très éloignée du lyrisme poétique qu’il revendique de prime abord pour la scène. Cet embarras de la parole trouve son paroxysme dans les tirades de Hamlet, dépouillé de son éloquence shakespearienne :
hamlet: Entering a woman
(He chews his tongue in his anxiety.)
Being entered by a man
The going in
The coming in
Is
(He pulls at his face.)
There is love and there is the coming in the coming in and the going in and this
(He struggles.)
This saves the love from death it is not before the love
(He grapples.)
There is love and if the love is terrible it runs out of language and in this agony of language this dying of the language the coming in alone can save the love from dying with the language the love which otherwise would howl of wordlessness like a starved dog nailed into a room implores the coming in to save it I am saying the coming in does not come first how can it come before the love implores it how it how it’s how (102)
- 8 Sur la question de l’aposiopèse dans le théâtre de Barker, nous renvoyons à l’article de Michel Mo (...)
22Le corps et le visage torturés du prince du Danemark suggérés par les didascalies prennent ici toute la place, laissant à la voix la portion congrue d’un discours menacé d’insignifiance. Ce texte auto-référentiel montre en même temps qu’il les évoque les limites d’un langage tendu entre l’aphasie et la logorrhée que dessinent respectivement les aposiopèses et l’absence de ponctuation8. Comme le montrent ces exemples tirés de Gertrude, l’incarnation de la parole ne se fait pas sans douleurs dans le théâtre de Barker, et le corps reste attaché à la parole comme autant de scories qui empêchent l’émergence de la voix tragique, d’une voix qui serait blanche non plus parce qu’elle serait atone, asthénique ou insignifiante, mais parce qu’elle serait pure.
23C’est en effet l’autre pôle vers lequel tend la voix dans le théâtre de Barker : celui d’une pureté peut-être inaccessible. À rebours des vocalités encombrées dans le corps, embarrassées par les détritus du langage quotidien et de la chair, le dramaturge se prend en effet à rêver d’une vocalité dont la désincarnation serait la marque de l’idéalité. C’est bien cet objectif de purification du langage et de purification par le langage qu’il assigne au théâtre dans ses essais théoriques :
The art of theatre, in its impatience with the world, utters in its own languages. Moreover it understands these languages to be the means by which its public is cleansed of the detritus of familiarity, domesticity and recognition. (Death 7)
24Dans Gertrude, cette purification de la voix trouve une expression concrète dans la dissociation radicale du corps et du cri. Ce dernier, qui menaçait d’emblée l’intégrité physique de la protagoniste (« i did not think / at the cry’s end / i could still be intact » 161) prend à la fin de la pièce une existence autonome : « [H]er great cry comes, not from herself, but from the land » (174-5).
- 9 Le texte de cette pièce de jeunesse, non publiée figure en annexe de notre mémoire de thèse, Spect (...)
- 10 Barker rattache explicitement la question de l’accent à ses propres origines sociales ouvrières, e (...)
25Ce travail de désincarnation des voix, dont Gertrude donne l’illustration la plus explicite, est caractéristique de l’évolution récente de l’écriture de Barker et révélateur quant à la direction générale de ses aspirations esthétiques. Il donne en effet sens à une évolution remarquable de ses pièces : la disparition des marqueurs de vocalité idiosyncrasiques au profit de l’émergence de cette voix singulière dans laquelle se fondraient tous les interprètes de ses œuvres. Le travail des accents est un indicateur particulièrement clair de cette évolution, en ce qu’ils témoignent de l’enracinement de la voix dans un corps caractérisé, entre autres, géographiquement et socialement, c’est-à-dire ancré dans une matérialité. Or, après avoir un temps intégré les accents à son écriture, Barker s’est employé à un nivellement du langage qui efface ces attaches corporelles à tel point qu’on peut désormais effectivement dire des personnages de Barker qu’ils parlent tous la même langue. Dans les pièces de jeunesse, influencées par Brecht et dans lesquelles la lutte des classes est un sujet récurrent, la caractérisation passe le plus souvent par une différence d’accents, de registres, de sociolectes. L’accent du Yorkshire de Oldham dans Henry v in Two Parts9, l’accent écossais de McGroot dans The Power of the Dog, le parler populaire de la famille Biledew sont autant de caractéristiques qui ont disparu dans les derniers écrits de Barker10. On ne trouve rien de tel dans les pièces récentes où l’expression des personnages, à l’instar de l’interprétation que Barker attend de ses interprètes, s’est standardisée :
[Barker] argued for – and demanded of his actors – a clarity in delivery that was best served by the standard spoken English known as ‘received pronunciation’, because the density of his texts, in order to be followed by a public less and less familiar with complexity, required the most direct transmission. Accents – regional or national – even a highly personalized style of playing the role – inhibited this. Barker’s style as director followed his style as writer. The more depth and contradiction contained within the speech, the more essential became a distinctive mode of delivery. (A Style 49)
26Désentrelacer la voix de son interprète pour faire ressortir non plus l’individualité de l’acteur mais la singularité de l’écriture : tel semble être l’objectif paradoxal que le dramaturge se fixe au moment du passage de la pièce de la page au plateau.
27Il convient toutefois de remarquer que le théâtre de Barker donne aussi à entendre des personnages éloquents qui insistent sur la continuité entre leur chair et leur parole. C’est évidemment le cas de Galactia, dans Scenes from an Execution, qui affirme justement « parler du ventre » (« I go from my belly » 242) et fait de celui-ci une autre bouche, déversant une langue orgueilleuse et virtuose dans laquelle on chercherait en vain l’usure évoquée plus haut :
galactia: Are you fascinated by me? I have a sagging basket of flesh where my children have swung, and my navel protrudes like a rude tongue. But my tongue! You love that, don’t you, restless tongue! Do I exhaust you? (234)
28L’éloquence de Galactia, la vigueur apparente de sa parole qui sembleraient justifier un retour de confiance dans les possibilités expressives de la voix appellent toutefois quelques réserves. Barker (dont on a pourtant souvent dit que la peintre vénitienne était le porte-parole) prend ainsi ses distances avec ce personnage dont il condamne l’arrogance et dont les éclats de voix finissent par se heurter au silence :
[Barker] was frustrated by the character’s moral earnestness, a moral earnestness that he had come to dislike in all human beings but found particularly irksome in theatre where he now thought the protagonist required to challenge the audience with her ostensible lack of sympathy… […] Barker’s production stressed Galactia’s selfishness, her ruthless exploitation of others, and strained to make the arguments of her enemies more cogent – he hated the idea that the moral power might rest with Galactia… (A Style 59-60)
- 11 C’est bien en ces termes que Barker fait référence à l’artiste, notamment dans Scenes from an Exec (...)
29Figure de l’artiste dont l’hubris consiste précisément en une confiance peut-être excessive dans sa force d’expression11, Galactia, à l’instar des autres figures d’artistes qui peuplent le théâtre de Barker (la tapissière Sleev dans I Saw Myself, le poète Bach dans Hurts Given and Received), finit privée de sa faconde souveraine et métaphoriquement muselée lorsque son œuvre se voit récupérée par les autorités politiques de Venise. Quelle que soit sa beauté, le verbe brillant de Galactia se résorbe ainsi pour finir dans un silence lourd d’ambiguïtés. Surtout, Barker semble être revenu de l’écriture emphatique qui caractérisait encore, dans les années 1980, les grandes pièces du Théâtre de la Catastrophe auxquelles appartient Scenes from an Execution. De manière significative, c’est dans le silence que le poète Bach, dernier avatar de la figure de l’artiste dans l’œuvre du dramaturge, achève son poème : aux sirènes d’un lyrisme explicite, Barker semble désormais préférer l’ambiguïté d’une parole trouée de silence, plus proche de cette voix idéale que toute incarnation sonore ou toute clarification sémantique menace de faire s’évanouir.
30Se dessinent ainsi autour de la voix idéale que construit théoriquement Barker trois écueils entre lesquels il s’agit de naviguer. Cette voix fantasmatique se définit à rebours d’un langage asthénique menacé d’insignifiance d’une part et d’un lyrisme trop explicite qui la priverait de son ambiguïté sémantique d’autre part ; elle aspire en outre à une idéalité dont la désincarnation serait le signe, mais qu’elle ne peut atteindre sans disparaître tout à fait. Eu égard à ce dernier point en particulier, le problème qui se pose à Barker peut ainsi se reformuler par rapport au texte : de quelle manière conserver lors du passage à la scène l’ambiguïté, la polysémie, la neutralité du texte écrit lorsque celui-ci est porté par un comédien ? À l’opposé du mouvement conventionnel qui fait de l’oralisation le point d’achèvement de l’écriture dramatique, Barker semble s’efforcer de préserver au sein de la parole théâtrale le silence de l’écriture, dépositaire de la voix singulière de l’auteur. C’est ainsi paradoxalement aux confins du silence que semble le mieux résonner cette voix que Barker cherche à faire entendre, voix de l’écriture que l’interprétation de l’acteur, nécessaire à sa révélation, menace en même temps d’ensevelir. Coincé entre le bruit d’une parole encombrée par le corps et menacée d’insignifiance d’une part, et l’idéalité d’une voix muette surinvestie de sens d’autre part, le texte, tel qu’il se dessine dans le théâtre de Barker sert ainsi soit de repoussoir soit de planche d’appel à une voix fantasmée dont il n’est pas certain qu’elle puisse jamais se faire entendre. C’est pourtant bien dans ce combat désespéré que l’auteur va s’engager dans ses expérimentations tant poétiques que scéniques.
31Comment faire entendre une voix inouïe ? Comment ne pas décevoir lorsqu’on donne pour mission au théâtre de faire résonner cette voix ? Après s’être abandonné à un lyrisme explicite dont la beauté l’emportait peut-être sur le mystère et dont Galactia reste l’exemple le plus éloquent, Barker semble s’être engagé, dans ses dernières pièces, dans une stratégie de repli vers le silence. Death, the One and the Art of Theatre (2005) peut apparaître comme le manifeste de cette nouvelle poétique — un manifeste justement elliptique et troué puisque il s’agit d’un recueil d’aphorisme :
In the art of theatre not only do we expect the audience to be silent, we demand it of them, we demand it as the confirmation of our intentions. We concede there are many silences, but we discriminate among the silences. (Death 17)
32Dès lors, il s’agira moins de fournir cette voix que de créer les conditions nécessaires pour que le spectateur puisse se l’imaginer : de proposer, plutôt que la voix elle-même, son écrin. C’est ainsi un travail de la béance que Barker semble désormais poursuivre, béance qui, à l’instar de celle des bouches que Barker peint et met en scène dans son théâtre, invite le spectateur à combler dans l’imaginaire les carences de la perception sensorielle immédiate.
33Le premier lieu dans lequel Barker creuse cette béance est la page, le texte même. Un rapide coup d’œil en convainc déjà : les textes de Barker, au fil du temps, ont perdu en densité, se sont aérés, et laissent un espace plus grand au vide, au blanc. The Forty (Few Words), recueil de quarante pièces constituées essentiellement de didascalies, et dans laquelle ne figurent, comme le suggère le sous-titre, que quelques répliques, fait à cet égard figure de point d’achèvement. Un tournant s’opère au cours des années 1980 lorsque Barker adopte progressivement dans ses pièces, notamment dans The Europeans (écrit en 1987), l’écriture versifiée, opérant ainsi une intégration dans son écriture dramatique de ses expérimentations poétiques. Or, dès son apparition, le vers barkerien se distingue par ses affinités avec le silence. À l’inverse de ce que l’on peut voir dans la versification classique, la fin du vers dans l’écriture de Barker correspond moins à la récurrence d’un schéma rythmique, rimique, ou prosodique, qu’à une déstabilisation du rythme, le vers n’étant pas mesuré. Elle correspond souvent à une aposiopèse et confronte littéralement le langage au silence. C’est ainsi la vision extatique de l’horreur qui interrompt l’empereur Léopold venu contempler le champ de bataille désolé dans The Europeans :
leopold: i laugh
(The painter sketches.)
this pain which soddens every turf
this bowel which droops from every bush
this crop of widows and orphans
i laugh (The Europeans 91)
34Le blanc qui suit le vers apparaît ici comme un espace de résonance qui révèle l’insuffisance des mots à exprimer le spectacle terrible qui s’étale devant les yeux du monarque.
35Ce rapport de l’espace typographique vide au silence apparaît plus fortement encore dans les expérimentations formelles que Barker intègre à son écriture dramatique dans les années 1990, avec notamment l’apparition et le développement d’une écriture verticale que l’auteur commente au début de A Style and Its Origins :
And on this sheet of white, the ordering of the speeches so peculiar to Barker, the lines separated according to their rhythms of
Word
Placed
Under
Word
to indicate the burden of pain with which each syllable is to be uttered… (15)
- 12 Sur la question du carré blanc dans les toiles de Barker, voir nos pages dans Spectres de Shakespe (...)
36L’effet est ici double. D’un point de vue graphique, la disposition des mots sur la page, cernés de blanc, semble les faire résonner dans un espace plus vaste, les arracher à un silence auquel ils pourraient bien aussi retourner. Ce travail suggère ainsi une forme de précarité du langage, comme si le mot peinait à s’imprimer sur la page, comme si l’encre menaçait toujours de se résorber dans la page blanche initiale. Barker rejoint ici dans l’écriture une préoccupation constante de sa peinture, dans laquelle l’accumulation de carrés blancs rappelle au sein du tableau l’état antérieur de la toile vierge12. Ce danger d’une régression de l’écriture vers le blanc est en outre évoquée de manière explicite dans The Road, the House, the Road, où Barbara, démasquant l’hypocrisie inhérente à tout écrit et en particulier à ceux de J, commente ainsi son livre : « All your civility is false all of it I knew it from the first page it was as if between each line of print a blind line contradicted it » (250).
- 13 Dans le même ordre d’idées, on note que Barker introduit à l’écrit un autre paramètre dont l’orali (...)
37Surtout, en remettant en question l’usage de l’écriture horizontale, Barker complique son rapport conventionnel à l’oralisation, en introduisant un effet d’écriture que la voix n’est peut-être pas à même de rendre. Barker fait ainsi de la disposition des mots sur la page un paramètre signifiant d’ordinaire exclu lors du passage d’un texte de l’écrit à l’oral, même dans le cas de l’opposition entre vers et prose où le sens procède d’une différence de nature rythmique bien plus que de particularités typographiques13. Par ce moyen, Barker pose fondamentalement la question que posent aussi les caligrammes d’Apollinaire, poète envers qui il se reconnaît une dette (A Style 70) : celle de la lisibilité même du texte. On ne saurait ainsi inférer de l’audition du texte parlé, inscrit dans la chaîne horizontale du temps, l’inscription du texte écrit dans la trame verticale de la page ; on ne saurait deviner, à l’écoute du texte, le vide et le blanc qui entourent le mot écrit. Le travail du texte sur la page s’inscrit ainsi dans les stratégies par lesquelles Barker préserve le silence de l’écriture au sein de la parole dite par l’acteur, en ménageant des effets qui ne sont pas dicibles, qui restent le privilège du texte imprimé plutôt que proféré.
38C’est toutefois sur la scène que les stratégies d’évidement du dramaturge apparaissent avec le plus de netteté : Barker transforme son plateau, à l’instar de sa page, en un espace vide qui n’est pas sans rappeler les réflexions de Peter Brook, un espace où le spectateur guette l’émergence de cette voix idéale dont la mise en scène a pour fonction de favoriser le surgissement. Cette tendance à l’épure s’exprime en premier lieu sans doute dans les scénographies d’une « austère beauté » que le dramaturge signe lui-même sous divers pseudonymes (notamment Thomas Leipzig) et qui, comme les costumes, ont pour objectif, dit-il, de mettre en valeur la parole :
[I]n his later designs for costumes Barker concentrated on suits of black or grey, put his actresses in hats and on an austerely beautiful stage created a milieu which emphasized the word and the status of the word-speaker… (A Style 23)
39Ces scénographies, caractérisées par leur minimalisme, excluent toute dimension décorative pour concentrer l’attention sur les interprètes et le texte. Il est d’ailleurs marquant de voir Barker metteur en scène réduire de manière drastique les indications d’espaces qu’il avait lui-même données dans ses didascalies. Les raisons en sont partiellement économiques : les scénographies suggérées dans les premières pages de He Stumbled ou plus encore de The Ecstatic Bible sont monumentales. Toutefois, cet appauvrissement correspond en réalité profondément à l’esthétique ascétique à laquelle le dramaturge aspire. Évoquant dans A Style and Its Origins les conditions rocambolesques de création de Gertrude – The Cry au château d’Elseneur, il écrit ainsi :
Barker and The Wrestling School [were left] with a rectangular ballroom and no set, with one day to prepare before the opening… these were the conditions in which he thrived… always his decisions were swift, whether in making substitutions or simply throwing away cherished elements of his staging… (73)
40En se concentrant sur le strict nécessaire, en l’occurrence l’acteur et le texte, Barker metteur en scène s’efforce d’éliminer de ses spectacles tout ce qui pourrait faire obstacle au surgissement de la voix dans sa plus stricte nudité, ce qui apparaît comme l’objet même des personnages autant que du metteur en scène dans sa réécriture du Hamlet de Shakespeare.
41Encore le vide de l’espace scénographique ne suffit-il pas. C’est pour finir à un endroit plus surprenant encore que Barker va s’employer à creuser cette béance nécessaire à l’émergence de la voix tragique : chez l’acteur même. Barker travaille en effet de plus en plus dans ses textes aussi bien que dans ses mises en scène à l’apparition de voix acousmatiques, dont la source, c’est-à-dire le corps de l’acteur, disparaît. On a vu que le cri de Gertrude finissait par s’autonomiser par rapport au personnage, par se dissocier de son corps : c’est ici le point d’achèvement d’un phénomène qui apparaît dans plusieurs autres pièces de l’auteur. Dans Ursula, la voix du Christ, voix à l’incarnation problématique s’il en est, sourd ainsi du corps inerte de Lucas, étendu nu sur le rivage de l’estuaire :
(A voice comes from the still body of lucas.)
christ: Throw the panel in the river. (103)
- 14 La mise en scène de l’auteur à été créée en septembre 2009 aux Riverside Studios à Londres.
42De manière plus frappante encore dans Found in the Ground, la voix de Macedonia, personnage représentant l’ensemble des victimes de l’Holocauste et donc porteuse par excellence de la voix des morts, se voyait, dans la mise en scène de l’auteur, dissociée de son corps par le recours à l’amplification14. Sa voix diffuse apparaissait ainsi séparée de son corps sans tête (Macedonia est décrite dans le dramatis personae par les mots « a headless woman »), ou du moins, dans le cadre de la représentation, dont le visage était sans cesse masqué par un large chapeau.
43Le recours à l’amplification est ici révélateur en ce qu’il témoigne du désir de Barker de scinder le corps émetteur de la voix et la diffusion du son, en ayant recours si nécessaire à la technologie. À cet égard, il ne faut pas considérer les nombreuses pièces radiophoniques de l’auteur et ses pièces pour marionnettes comme un épiphénomène de son travail, mais bien comme le prolongement de problématiques inhérentes à son théâtre. Des pièces radiophoniques comme, à l’origine, Scenes from an Execution, et plus récemment The Road, the House, the Road ou Let Me, permettent ainsi au dramaturge d’explorer plus avant le rapport conflictuel de la voix au corps qui lui sert de source, où les voix, pour reprendre la belle formule d’Alexandra Poulain, ne sont plus que « le prolongement métonymique de corps dont elles désignent en même temps l’absence » (Poulain 125). De la métonymie à la métaphore, Barker va jusqu’à substituer au corps vivant de l’acteur le corps inerte de la marionnette dans All He Fears et The Swing at Night : la voix pré-enregistrée n’a cette fois plus de rapport au corps de la marionnette que par convention. Désentravée du corps du comédien, la voix de l’acteur peut alors résonner dans sa nudité radicale. Pour signifier ce dépassement de l’ancrage charnel de la voix, le dramaturge confie le rôle principal de cette dernière pièce à une marionnette dont le corps est constitué de plastique transparent (A Style 109), trace de plus en plus évanescente d’un corps dont l’émergence de la voix pure exige l’effacement.
44Même marginales au sein du corpus considérable de l’auteur, ces pièces fournissent des pistes précieuses pour la compréhension du travail de l’acteur caractéristique de Barker : la marionnette devient le modèle de l’évidement de l’acteur permettant qu’il soit traversée par la parole tragique. De là procèdent ses exigences dans la direction d’acteur, dans le maintien du corps notamment (A Style 109), qui assimilent le metteur en scène à un marionnettiste définissant le moindre geste de ses acteurs :
He knew if he were to direct it could only be with performers of a certain kind – it would need to be an ensemble united by faith, in him not only as writer, the ultimate repository of meaning, but as visualizer, delineating their position in the acting space, even the gesture and the body’s attitude… (A Style 24)
45Devenu littéralement per-sonnage, masque creux par lequel passe l’écriture, l’acteur se fait, dans le théâtre de Barker, cette béance même où s’abîme l’imaginaire du spectateur à l’affût du surgissement de la voix tragique.
*
46Si le théâtre de Barker peut, à l’évidence, se définir comme un théâtre de la voix tant celle-ci y apparaît comme un enjeu central, il convient pourtant de préciser que cette appellation renvoie moins aux voix que l’on y entend qu’aux voix que l’on y recherche. À l’instar du cri perdu de Gertrude, cri primal qu’il s’agit toujours de retrouver, la voix se dérobe sans cesse dans ce théâtre qui ne renonce pourtant pas à attendre son surgissement en créant un contexte propice à sa révélation. La focalisation autour de la bouche qui caractérise l’imaginaire tant visuel que textuel de Barker fait ici office de leurre : s’il témoigne bien sûr de la fascination de l’auteur pour l’objet vocal, il court-circuite en réalité par l’image de la bouche ouverte l’émergence du son et détourne la perception auditive de la voix vers une perception d’abord visuelle. Absorbé par la contemplation de la béance buccale, le spectateur en arrive ainsi à oublier que, si grand ouvertes qu’elles soient, les bouches de Barker sont en réalité le plus souvent muettes. Cette stratégie d’évitement d’une confrontation directe à la voix se poursuit dans plusieurs aspects de l’écriture de Barker qui laisse entendre, en lieu et place de la vocalité originale promise au spectateur, une parole quotidienne et usée ou à l’inverse un lyrisme entendu qui diffèrent encore le surgissement tant attendu. De fait, l’idéalité rattachée à la voix dans les conceptions théoriques de Barker, qui fait de la parole tragique l’émanation de la voix des morts, condamne peut-être celle-ci à un silence perpétuel sur le plateau du théâtre. La scène devient ainsi, dans le théâtre du dramaturge, un espace vacant où Barker rassemble les conditions d’émergence de la voix tragique en travaillant le vide qui permettrait son apparition : sur la page d’abord, sur la scène ensuite, dans l’acteur enfin. Cette voix tant désirée a-t-elle jamais répondu à l’appel du dramaturge ?
I do these things
Oh how I persist I am at least persistent
And I ask
Does anybody want them?
The answer comes back
Nobody at all
So I go on (The Forty)
47Force est en tout cas de constater que Barker, vox clamans in deserto, ne se lasse pas de reposer la question. Et à défaut d’obtenir une réponse, cette question sans cesse reformulée finit elle-même par dessiner une voix singulière qui, pour n’être pas idéale, n’en mérite pas moins d’être écoutée.