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Éclats de voix sur la scène britannique contemporaine

Maybe to blot out the voice : Vocaliser l’horreur dans quelques pièces de Pinter, Churchill et Crimp

Laetitia Pasquet

Résumés

Dévoilée sans pudeur, l’horreur ne peut exister qu’au grand jour. Elle fige le mécanisme de nos facultés mentales et empêche l’objectification par le langage des douleurs insoutenables qu’elle donne à voir. La voix, véhicule du langage (entendu comme entreprise rationnelle, logos), se montre impuissante face à la folie qui s’empare du regard et en même temps, outil indispensable du bourreau, elle tient une part de responsabilité dans la dramaturgie de la scène d’horreur, en particulier dans la scène de torture. à travers des pièces comme One for the Road, Far Away et Fewer Emergencies, le théâtre anglais contemporain assigne à la voix la mission paradoxale de montrer le mécanisme qui préside à l’avènement de la souffrance extrême tout en portant témoignage de l’horreur à travers laquelle l’humain devient méconnaissable et la langue impuissante. En découle une éthique de la vocalisation qui doit surmonter l’échec du logos pour restaurer la voix des victimes et inventer des stratégies de mise en voix et de mise en mots, afin d’atteindre cette sphère extrême de l’expérience et ainsi réveiller le sens de l’humain brisé par l’horreur.

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Texte intégral

1La relation entre voix et horreur pousse le paradoxe jusqu’à la schize pour plusieurs raisons. Tout d’abord, comme émotion, l’horreur anéantit toute perspective et réduit le sujet à son corps et à ses sens alors que la voix, pour le dire avec Herman Parret, est « ce fragment détaché, arraché, rejeté », qui prolonge le « corps, le déploie dans l’espace […] puisque la voix ignore l’immobilité » (Parret 28). Par ailleurs, en tant que spectacle, l’horreur sur-sollicite l’œil, opère même une fusion entre perception visuelle et intellection (le sujet horrifié ne peut penser que ce qu’il voit) alors, que la voix, elle, sollicite l’oreille. A elles deux, elles forment donc un spectacle à la fois total et impossible.

2Pour tenter de dépasser ce constat aporétique, j’ai choisi d’évoquer trois pièces contemporaines qui font le choix de ne pas montrer de scène d’horreur directement. One for the Road, l’une des pièces les plus explicites de Harold Pinter, est un long interrogatoire qui ne se déroule pas dans les geôles d’un pays lointain et sous-démocratisé mais au cœur de la civilisation occidentale, en Angleterre. Fewer Emergencies de Martin Crimp relate trois faits divers plus ou moins atroces en réactivant le procédé de l’hypotypose tragique : rien n’y est montré que des acteurs tentant de faire entendre l’horreur. Far Away de Caryl Churchill est une dystopie qui s’ouvre sur un dialogue entre une tante et sa jeune nièce. La fillette n’arrive pas à dormir car elle a vu son oncle se livrer à un génocide dans le jardin. Dans une entreprise révisionniste, la tante s’approprie le récit et y remet des mots fondant l’effondrement éthique qui est au cœur de la pièce. Interrogatoire, hypotypose, dialogue : puisque les trois pièces refusent de la montrer, la question de la médiatisation de l’horreur par la voix y est centrale.

3L’expression « médiatisation de l’horreur par la voix » fait apparaître le double fond qui métamorphose le lien entre voix et horreur : vocaliser l’horreur, c’est bien sûr tenter de mettre en voix (en mots ?) la sensation d’horreur, trouver un moyen de dépasser la schize. Mais c’est aussi faire advenir l’horreur en parlant, c’est-à-dire transformer la voix en spectacle horrifiant. On retrouve d’ailleurs là le double sens du mot « horreur » qui est à la fois la monstruosité qui se donne à voir et l’émotion de violent dégoût qui touche au corps.

4Attaque fondamentale du logos, du contenu sémantique véhiculé vocalement, l’horreur divise la voix, et en transforme la dimension esthétique et sémantique. Mon analyse sera structurée par les catégories très utiles proposées par Herman Parret dans La Voix et son temps : il distingue la voix-parole (support du logos) de la voix d’avant le langage (celle qu’on entend à travers le cri, le balbutiement, ou le rire) et de la voix d’après le langage (voix esthétiquement codée du chant et du théâtre).

Horreur et aporie

5La vision d’horreur est la Méduse. Elle change en pierre ceux qui la regardent, fige tout mouvement vital, absorbe intégralement le regard et anéantit donc la voix, sa vibration et son rythme propres. C’est ce lien entre la captation optique et l’étranglement vocal que je vais commencer par explorer.

6En son cœur, Far Away contient une scène d’horreur qui brise doublement le tissu de la pièce, uniquement composée de dialogues, et la plupart du temps à deux voix : “A procession of ragged, beaten, chained prisoners, each wearing a hat, on their way to execution. The finished hats are even more enormous and preposterous than in the previous scene” (Churchill 30). La scène est en effet muette, sans doute destinée à être chorégraphiée, puisque Churchill précise qu’idéalement il faudrait cent comédiens pour la jouer. Avant d’exécuter ses condamnés à mort, l’Etat les fait parader, arborant des chapeaux gigantesques, bariolés et zoomorphes. L’outrance est à la fois numérique, esthétique et herméneutique, puisque les prisonniers (corps de martyrs et têtes de clowns) sont constitués en oxymores sémiotiques. Le dispositif muet opère ainsi un court-circuit entre la vision et l’activité interprétative. On touche bien là l’engloutissement du regard typique de la scène d’horreur, d’autant que le silence vocal se double d’un silence éthique à la scène suivante, quand les personnages dissertent sur le spectacle :

Joan. – Sometimes I think it’s a pity that more aren’t kept. […] They could reuse them. […] It seems so sad to burn them with the bodies.
Todd. – No I think that’s the joy of it. The hats are ephemeral. It’s like a metaphor for something or other. (Churchill 31)

7A plusieurs reprises dans One for the Road, Nicolas (le bourreau) assoit sa domination physique d’un geste vrillé de la main mimant avec deux doigts un engin de torture destiné à leur arracher les yeux :

What do you think this is? It’s my finger. And this is my little finger. This is my big finger and this is my little finger. I wave my big finger in front of your eyes. Like this. And now I do the same with my little finger. I can also use both… at the same time. Like this. I can do absolutely anything I like. (Pinter 223)

8C’est là un geste théâtralement sursignifiant, tel un Événement Théâtral cher à Edward Bond., dans ce geste se lit la dynamique propre à l’horreur : remplir un regard désorienté et, par l’excès de douleur, tuer la voix, ou du moins, la faire régresser au stade d’avant la parole. D’ailleurs, le personnage de Victor, le prisonnier à qui ce simulacre de torture est infligé, est quasiment muet pendant toute la pièce.

9Quand le spectacle l’horreur ne pétrifie pas la voix et le regard, il opère une dissociation de la voix et de la parole-logos. Privée de son contenu sémantique, la voix se réduit à une pure expressivité. L’aporie dans laquelle le spectacle de l’horreur nous plonge, défait le logos et ne laisse à la voix qu’un sémantisme minimal, ancré dans le viscéral et le somatique. Il se manifeste le plus évidemment sous la forme du cri d’horreur, dont l’intentionnalité est tout entière de signifier le refus.

10Dans la première scène de Far Away, la fillette rapporte à sa tante les bruits qu’elle a entendus dans le jardin :

Joan. – I heard a noise.
Harper. – An owl?
Joan. – A shriek.
Harper. – An owl then. […]
Joan. – It was more like a person screaming.
Harper. – It is like a person screaming when you hear an owl (Churchill 12).

11La tante œuvre ici à un spectaculaire travail d’appropriation de la voix de sa nièce qui nous intéressera plus tard. Retenons d’abord de ce passage à la fois l’infigurabilité du cri d’horreur et la faillite du logos, qui se disent à travers les tâtonnements lexicaux : hésitation entre l’hyperonyme noise et son hyponyme shriek, entre le phénomène a shriek et le processus screaming, et confusion entre un émetteur réel présenté comme fictif (like a person) et un émetteur fictif présenté comme réel (an owl) : la sensation d’horreur s’exprime à la fois dans ce cri qui déchire la nuit, et, sur un mode mineur et ricoché, dans l’impossibilité de trouver les mots pour dire ce cri.

12Dans Fewer Emergencies, cet effet dévastateur de la sensation d’horreur – qui ampute la voix de la faculté de parole – mite littéralement le texte :

An aerosol — that’s right — that’s good — of blood —which he hadn’t foreseen — he hadn’t foreseen the aerosol of blood — or the sound — is this right? — or the sound of the distressed children when his head was on the white pillow — on the white pillow — don’t help me — when his head was on the white pillow picturing the scene. (Crimp 30)

13Ici les personnages racontent une tuerie en milieu scolaire. Au milieu de ce texte complètement troué par l’horreur sanglante et indicible de la scène, l’étrange syntagme : “the sound of the distressed children” rappelle un peu le mot “noise” employé plus haut, mais en supprime les vibrations. Ce “sound”, c’est une voix qui n’est presque plus en mouvement, qui s’est immobilisée, figée dans l’aporie.

Les horreurs infligées par la voix

14En plongeant le corps dans une douleur qui le submerge, l’horreur-sensation déconstruit la voix. C’est ce que montrent les scènes de torture : l’explosion à la fois du logos et du grain de la voix dans le cri d’horreur. Ce qui m’intéresse ici, c’est la mise en abyme de ce processus dans la scène d’interrogatoire. L’interrogatoire n’est en effet pas un préliminaire à la torture, c’est une torture, infligée uniquement par le verbe et par la voix. Pour le dire avec Elaine Scarry :

Torture inflicts bodily pain that is itself language-destroying, but torture also mimes (objectifies in the external environment) this language-destroying capacity in its interrogation, the purpose of which is not to elicit needed information but visibly to deconstruct the prisoner’s voice (Scarry 20).

En ce sens, et contrairement à l’idée généralement reçue quant à l’esthétique implicite de Pinter, One for the Road ne laisse pas l’horreur en coulisse.

Nicolas. – When did you meet your husband?
Gila. – When I was eighteen.
Nicolas. – Why?
Gila. – Why?
Nicolas. – Why?
Gila. – I just met him.
Nicolas. – Why?
Gila. – I didn’t plan it.
Nicolas. – Why not?
Gila. – I didn’t know him.
Nicolas. – Why not?
Gila. – I met him.
Nicolas. – When?
Gila. – When I was eighteen.
Nicolas. – Why?
Gila. – He was in the room.
Nicolas. – Room? [Pause.] Room?
Gila. The same room.
Nicolas. – As what?
Gila. – As I was.
Nicolas. – As I was? [Pause.]
Gila (screaming). – As I was! (Pinter 237–239)

15C’est bien sur la scène de la voix que la question interrogative se transforme en question-torture, destinée à arracher des aveux :

  • Sur la scène de l’intonation vocale d’abord : les questions répétées (Why? Why not? When?) sur une intonation descendante imposée par la présence du mot interrogatif figurent la menace de l’intrusion autoritaire dans l’intimité. Cette intonation brutale, soutenue par la brièveté des répliques, contamine d’ailleurs les dernières questions (Room? As I was?) et en exhibe la fausseté.

  • Sur la scène du rythme aussi : l’omniprésence du mode stichomythique transforme cette intrusion autoritaire en réification de l’interlocuteur à travers le phagocytage de ses répliques ; quand, à la fin du texte, c’est le pronom I qui est répété, l’appropriation de l’alterité est complète.

  • Sur la scène du silence enfin : le silence après l’interrogatoire fait encore partie de l’interrogatoire. Bien loin de constituer une pause, il assoit la domination du tortionnaire sur sa victime et le silence constitue alors une démonstration de force dans laquelle, par définition, la voix de l’autre se dissout.

16De quelle horreur l’interrogatoire est-il la scène ? Il ne s’agit pas ici de spectacle sanglant, mais de cette qualité particulière de l’émotion qui advient quand plus aucune perspective ne se fait sentir : comme le dit André Stanguennec dans un récent ouvrage consacré à la phénoménologie de l’horreur, celle-ci « stérilise en apparence toute réaction de dépassement vers la liberté en n’inspirant que répugnance, écœurement et abattement » (Stanguennec 14). Est ici atteint l’objectif de l’interrogatoire, de tuer la voix, voix qui, elle, de par son inaliénable humanité, réintroduirait une ligne de fuite. Preuve en est que le personnage de Gila finit par crier, régresser au stade de la voix d’avant la parole, tout en affirmant son refus.

17Dans ce processus de déconstruction de la voix ne se joue donc pas un anéantissement complet. La captation de la voix par l’interrogatoire ouvre la voie à une recréation, une réappropriation. Tout se passe en effet comme si le corps de la victime était converti en voix du bourreau : “In torture, it is part of the obsessive display of agency that […] allows real human pain to be converted into a regime’s fiction of power,” affirme la même Elaine Scarry (Scarry 18). Dans ce processus, la voix change aussi de sens. Détruite, la voix organique laisse la voix politique orpheline, objet de convoitise. La douleur aphone se transforme ainsi chez Pinter, en fiction de pouvoir hygiéniste et bizarrement anti-viriliste. A bout de désespoir, à la fin l’interrogatoire, Victor demande à Nicolas de le tuer. Voici la réponse du bourreau :

You’re probably just hungry. Or thirsty. Let me tell you something. I hate despair. I find it intolerable. The stink of it gets up my nose. It’s a blemish. Despair, old fruit, is a cancer. It should be castrated. Indeed I’ve often found that that works. Chop the balls off and despair goes out the window. (Pinter 233).

18Fiction à l’intérieur de la fiction, la métaphore se fait voix du bon sens épais et comique en naturalisant d’abord les manifestations du désespoir, puis cette même métaphore naturelle dérape vers un délire hygiéniste (the stink, a blemish, a cancer) qui aboutit à une solution radicale et antinaturelle : la castration. La boursouflure métaphorique propose ainsi une fiction vocale qui prend littéralement la place de la douleur du prisonnier.

19C’est cependant dans Far Away que ce travail de réappropriation est le plus spectaculaire, car la tante investit à la fois le trauma subi par sa nièce et la torture infligée aux prisonniers de l’oncle.

Harper. – You’ve found out something secret. You know that don’t you? […] Something you shouldn’t know.
Joan. – Yes I’m sorry.
Harper. – Something you must never talk about. Because if you do you could put people’s lives in danger. [...] I’m going to tell you what’s going on. Your uncle is helping these people. [...] Some of them were still in the lorry, that’s why they were crying. Your uncle is going to take them all into the shed and then they’ll be all right.
Joan. – They had blood on their faces.
Harper. – That’s from before. That’s because they were attacked by the people your uncle’s saving them from.
Joan. – There was blood on the ground.
Harper. – One of them was injured very badly but your uncle bandaged him up.
Joan. – He’s helping them.
Harper. – That’s right. […] I’m trusting you with the truth now. You must never talk about it or you’ll put your uncle’s life in danger and mine and even your own. You won’t even say anything to your parents.
Joan. – Why did you have me to stay if you’ve got this secret going on ?
Harper. – The lorry should have come yesterday. It won’t happen again while you’re here.
Joan. – It can now because I know. You don’t have to stop for me. I could help uncle in the shed and look after them.
Harper. – No, he has to do it himself. [...]
Joan. – Why was uncle hitting them?
Harper. – Hitting who?
Joan. – He was hitting a man with a stick. I think the stick was metal. He hit one of the children.
Harper. – One of the people in the lorry was a traitor. He wasn’t really one of them, he was pretending, he was going to betray them, they found out and told your uncle. Then he attacked your uncle, he attacked the other people, your uncle had to fight him.
Joan. – That’s why there was so much blood. [...] He only hit the traitors.
Harper. – Of course. I’m not surprised you can’t sleep, what an upsetting thing to see. But now you understand, it’s not so bad. You’re part of a big movement to make things better. You can be proud of that. You can look at the stars and think here we are in our little bit of space, and I’m on the side of the people who are putting things right, and your soul will expand right into the sky.

20Ici les questions qui cherchent une information réelle ne rencontrent que des réponses édulcorantes. Le scandale est rendu au spectateur, non signifié sur scène. Il s’agit d’abord de rendre l’œil et l’intelligence coupables (“you’ve found out something secret”), puis de faire taire la voix (“something you must never talk about”) avant de mettre en œuvre l’apprentissage d’un nouveau langage, c’est-à-dire d’un nouveau lexique et d’une nouvelle éthique : ici, torturer, c’est aider (“Your uncle is helpingthese people.”) ; le bourreau est un héros (“they were attacked by the people your uncle’s saving them from”) ; et les victimes des traitres (“He wasn’t really one of them, he was pretending, he was going to betray them”).

  • 1  « WAR IS PEACE. FREEDOM IS SLAVERY. IGNORANCE IS STRENGTH » (Orwell 6)

21La fillette finit par accepter ce récit antiphrastique rappelant la devise de l’Oceania dans Nineteen Eighty-Four1 :elle apprend ce nouveau langage, comme en attestent les diverses étapes d’acceptation, qui ravalent le scandale visuel et moral dans le champ d’une causalité maitrisée. C’est ainsi qu’on passe de “There was blood on the ground” à “That’s why there was so much blood.” Eminemment politique dans sa tentative de replier le politique sur un naturel cosmique (“You can look at the stars and think here we are in our little bit of space, our little bit of space”), donc de fonder la légitimité du pouvoir et de la violence sur la nature, la fiction mise en place par la tante est un travail d’appropriation vocal, qui camoufle les mots de l’enfant sous un récit héroïque.

Les voies/x d’issue

22La nécessité de trouver un moyen de dépasser l’aporie n’est pas seulement, ni essentiellement esthétique. Elle est éthique. Il s’agit de rendre l’horreur à son scandale, en défaire le pouvoir pétrifiant pour la voix, le regard, l’intelligence et la sensibilité. L’horreur est en effet un excès sémiotique. Tout y fait trop sens dans toutes les directions et c’est pour cette raison qu’elle court-circuite l’émotion. C’est donc peut-être dans un manque à signifier que la voix peut à proprement parler dire l’horreur, la dire sans s’y effondrer.

23La figure de l’enfant, présente dans les trois pièces, est une des voies choisies par les auteurs pour rendre l’horreur à son scandale. Sa présence sur scène a d’ailleurs une une dimension spécifiquement verbale et vocale, puisque le timbre de l’enfant est ce « soprano des êtres […] avant que les submerge la grande marée du langage » (Quignard 11). Ce timbre est donc naturellement lié à un état naïf du logos, qui fait que, par exemple, les lois de la conversation sont malmenées ce qui empêche d’engager un dialogue rationnel comme dans la scène inaugurale de la pièce de Churchill, précédemment citée : l’enfant est celui qui ne maitrise pas les codes de la parole (ici la nécessité de livrer une quantité d’informations suffisante). Ce défaut en fait le révélateur des hypocrisies de la société. Enfin, la présence d’un enfant réel sur la scène pour jouer le rôle d’un enfant est en soi, pour des raisons purement pratiques, une rareté (dans un renversement complet par rapport aux contraintes du théâtre élisabéthain, les figures enfantines contemporaines sont souvent jouées par de très jeunes femmes par exemple). La figure de l’enfant incarne donc une utopie de présence humaine sur scène, une présence-absence qui, par les artifices qu’elle impose aux metteurs en scène, met l’accent sur l’incarnation de l’humain au théâtre.

24Comme Martin Crimp le suggérait lors d’un entretien accordé pour la mise en scène de la trilogie Face au mur au Théâtre de la Colline, « Le regard de l’enfant est quelque chose que les adultes trouvent insupportable » (Angel-Perez). Elle décentre le regard du spectateur adulte en le confrontant à une perception naïve du monde qui fait immédiatement appel à une responsabilité éthique et éducative. Si l’enfant est étymologiquement celui qui ne parle pas, qui est encore en-deçà du langage, il est sur la scène celui dont le langage n’est pas encore modelé et dont chaque prise de parole constitue un appel éthique au spectateur. La figure de l’enfant permet donc de décupler le scandale de l’horreur tout en introduisant une ligne de fuite, un surcroit d’humanité et de polysémie sur la scène.

25La voix de l’acteur tisse donc un fil entre l’horreur présentée par l’univers fictif et l’énergie réelle et contingente du plateau. C’est ce fil qui permet de rendre l’horreur au sentiment tragique auquel elle s’arrache par son excès incompréhensible. Anne Ubersfeld nous en donne l’intuition quand elle écrit :

C’est bien [dans le spectacle de la parole] que [le processus d’identification] se tient, plus que dans un hypothétique rapport avec les passions du personnage. Les passions sont imaginaires, fictionnelles, mais les paroles, elles sont bien réelles : c’est nous qui les parlons, c’est notre bouche qui les dit, sotto voce. (Ubersfeld 152).

26Autre façon de faire un « spectacle de la parole », le chant, qui esthétise la voix, et la fait passer, selon les catégories d’Herman Parret, dans la « voix d’après la parole ». Fewer Emergencies contient plusieurs passages chantés, dont un en scat. Plus que dans une chanson écrite, la voix se fait spectacle dans la syncope de syllabes non-signifiantes. A première vue, l’effet émotionnel est violemment ironique : l’apparition de ce scat sur scène est motivée par le fait que les parents chantonnent sur leur bateau de plaisance pendant que leur fils se vide de son sang, enfermé à la maison, pris en pleine guérilla urbaine :

2. – It doesn’t worry them that Bobby’s not answering. 1. – Of course it worries them—that’s why they smile—that’s why they sing that little song. […] 3. – (sings – very soft and relaxed scat-singing) Doo doo-ba-dee doo doo doo ba-doo…
Ba doo-ba-dee doo, ba doo-ba-dee doo… (Crimp 49)

27Mais en même temps, ce spectacle de la voix est aussi celui d’une humanité regagnée, dans un acte qui renoue avec un corps vivant et créateur – non pas celui des personnages mais celui des comédiens qui chantent. La chanson introduit d’ailleurs une ligne de fuite d’autant plus puissante et vitale qu’elle exhibe son anachronisme ludique. Quand le récit d’une guérilla urbaine évoque le monde ultra-contemporain et resserre au maximum l’horizon du spectateur, le rythme syncopé du scat introduit du jeu à tous les sens du terme, décentre le regard en évoquant non le monde contemporain, mais la nostalgie joyeuse des années folles américaines.

28En plus d’anéantir l’émotion, le spectacle de l’horreur défait le sentiment d’une communauté humaine. La défiguration de l’homme y est telle qu’il devient impossible d’éprouver la reconnaissance de soi dans l’autre, qui est au fondement du sentiment d’humanité. Comment la voix pourrait-elle permettre de renouer ce fil ? Ici encore Anne Ubersfeld nous met sur la voie :

L’hypotypose, plus que tout autre moment poétique, passe la barre des contradictions : elle est à la fois voix de l’énonciateur-personnage, celle de l’énonciateur-scripteur et, pourrait-on dire, une voix anonyme. […] Voix anonyme qui vient de l’un, de l’autre, et de qui ? A la fois, elle se dit comme non-théâtre, à la fois elle est fortement théâtrale, justement parce qu’elle parle directement au spectateur. […] Et par ce qu’elle n’est la voix de personne, elle est pour tous. (Ubersfeld 139).

29Je finirai donc par l’évocation de l’hypotypose comme mise en voix empathique de l’horreur, à même d’en faire éclater le scandale. La pièce de Crimp est composée d’hypotyposes qui compliquent encore le schéma triple dessiné par Ubersfeld car la voix de l’énonciateur-personnage est celle du comédien, et que, dans les moments d’explosion d’horreur, cette voix se disloque et fait entendre la petite musique de la voix du personnage absent, comme dans : « She has no intention, thank you very much, of leaving. » (Crimp 14). La contamination énonciative met en présence un énonciateur-témoin, qui parle à la troisième personne, et la voix légèrement exaspérée de celle qu’on devine être le personnage évoqué.

30L’effet polyphonique ouvre un espace d’interprétation pour le spectateur, qui devient espace éthique quand l’hypotypose prend sa fonction classique, proprement tragique, qui est de dire l’horreur pour éviter d’avoir à la faire subir visuellement au public. L’hypotypose se caractérise, selon Georges Molinié, par un « côté à la fois fragmentaire, éventuellement déceptif et vivement plastique » (Molinié 168) propre à donner à voir l’objet de la description. Ici en l’occurrence, le son et le sang :

there’s another sound—what’s that other sound?—don’t help me, don’t help me—the sound of his heart—no—yes—yes—the sound of his heart—the sound of his own heart—the sound of the killer’s heart sounding in the killer’s head—that’s right—that’s good—which he hadn’t foreseen—he hadn’t foreseen the sound of his own heart in his own head—filling his head—his own heart filling his own head with blood—popping his ears—popping his ears with blood—like a swimmer—not swimmer—don’t help me—like a diver—this is right—diving into blood—he’s like a diver diving into blood. (Crimp 30)

31L’hypotypose semble ici faire entendre à la fois la voix du tueur au style indirect libre (“he hadn’t foreseen the sound of his own heart in his own head”), la voix d’un comédien qui a oublié son texte (“don’t help me”) et celle d’un écrivain en train de le forger à tâtons (“like a swimmer, not swimmer, like a diver”). Anne Ubersfeld le dit, la voix de l’hypotypose est une voix dont on ignore l’orgine, càd dont la corporéité est imaginaire, relève du fantasme et échappe ainsi un peu aux supplices physiques que peut faire subir l’horreur. L’ambiguïté fondamentale qui caractérise l’incarnation de l’hypotypose en fait donc un support potentiel pour l’empathie, une empathie non pas fondée sur les passions, mais sur les paroles, telle que la définit Anne Ubersfeld. D’où le trouble provoqué par les injonctions : ‘Don’t help me’.

32L’expression “Maybe to blot out the voice” utilisée dans le titre, extraite de la pièce de Crimp évoque le processus de déconstruction de la voix qui est à l’œuvre dans l’avènement de l’horreur : recouverte, étouffée, la voix est réduite à un son, encore humain, le cri d’horreur. Cependant la modalisation introduite par “Maybe” nous incite à aller regarder ailleurs et à inverser la perspective : la voix peut aussi se faire vecteur d’horreur, en particulier quand elle devient instrument de torture dans la scène d’interrogatoire. Mais enfin, tout cela, j’aurais pu le dire lors d’un colloque sur le cinéma ! La particularité et la beauté du théâtre sont bien dans le 3e mouvement, où la voix esthétisée, qu’elle soit chantée ou théâtrale, cette voix qui vient du corps vivant, présent, créateur des comédiens, peut introduire une ligne de fuite dans l’horreur, y réinjecter, pour reprendre les mots de Julia Kristeva, « du possible, du tolérable, du pensable. » (Kristeva 9)

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Bibliographie

Angel-Perez, Elisabeth. « Entretien avec Martin Crimp. A Propos de Face au mur (trilogie) » (2008) http://www.colline.fr/fr/spectacle/face-au-mur?page=documents, consulté le 8 juin 2011.

Churchill, Caryl. Far Away. New York : Theatre Communications Group, 2001.

Crimp, Martin. Fewer Emergencies. London : Faber and Faber, 2005.

Kristeva, Julia. Pouvoirs de l’horreur. Essai sur l’abjection. Paris : Seuil, 1980.

Molinié, Georges. Dictionnaire de rhétorique. Paris : Librairie Générale Française, 1992.

Orwell, George. Nineteen Eighty-Four. Éd par. Julian Symons. New York - London - Toronto : Everyman’s Library, 1987.

Parret, Herman. La Voix et son temps. Bruxelles : De Boeck Université, 2002.  Le point philosophique.

Pinter, Harold. « One for the Road [1984] ». Plays. 2e éd. vol. 4. London : Faber and Faber, 2005. 221-247.

Quignard, Pascal. La Leçon de musique. Paris : Hachette, 1987.

Scarry, Elaine. The Body in Pain. The Making and Unmaking of the World. Oxford : Oxford University Press, 1985.

Stanguennec, André. Les Horreurs du monde. Phénoménologie des affections historiques. Paris : Maison des Sciences de l’Homme, 2010.

Ubersfeld, Anne. Lire le théâtre III. Le dialogue de théâtre. Paris : Belin Sup, 1996.

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Notes

1  « WAR IS PEACE. FREEDOM IS SLAVERY. IGNORANCE IS STRENGTH » (Orwell 6)

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Pour citer cet article

Référence électronique

Laetitia Pasquet, « Maybe to blot out the voice : Vocaliser l’horreur dans quelques pièces de Pinter, Churchill et Crimp »Sillages critiques [En ligne], 16 | 2013, mis en ligne le 01 juin 2013, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sillagescritiques/2943 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sillagescritiques.2943

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Auteur

Laetitia Pasquet

Laetitia Pasquet est professeur agrégé et occupe actuellement un poste d’ATER à l’université de Paris-Sorbonne. Elle termine un doctorat consacré au rire de l’horreur sur la scène anglaise contemporaine sous la direction d’Elisabeth Angel-Perez.
Laetitia Pasquet is a holder of the “Agrégation” of English and works as a graduate teaching assistant in Paris Sorbonne University. She is finishing her PhD thesis about laughter and horror on the contemporary English stage (supervised by Prof Elisabeth Angel-Perez)
VALE (EA4085)

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