- 1 Il existe également une version française, peu connue et rarement donnée sur scène.
1La pièce d’Oscar Wilde, écrite en français en 1891, et l’opéra de Richard Strauss (1905), dont le livret, dû à Hedwig Lachmann, est la traduction allemande sous une forme abrégée1, marquent l’apogée dramaturgique et lyrique des courants littéraires, picturaux et musicaux qui ont exploré le thème de Salomé depuis le Moyen-Âge. Au dix-neuvième siècle, en particulier, celui-ci fut surexploité depuis le Romantisme en raison de la fortune du motif de la femme fatale dont on constate qu’il a relégué la dimension religieuse de l’intrigue au second plan pour privilégier les figures profanes et érotisées de la mère, Hérodiade, et de sa fille Salomé, dansant pour Hérode et réclamant pour récompense la tête du prophète Jean-Baptiste (appelé Iokanaan par Wilde).
2Au dix-neuvième siècle, deux grands poèmes ont mis Hérodiade au premier plan : Atta Troll de Heine (1841) puis Hérodiade de Mallarmé (1864-1867), œuvre inachevée qui inspirera le compositeur et musicien allemand Paul Hindemith (Hérodiade, 1944). Mallarmé, l’un des modèles de Wilde avec Flaubert et Maeterlinck, envisageait d’écrire une œuvre dramatique ; il ne mena pas à bien son projet mais les trois parties d’Hérodiade dont nous disposons portent des titres qui relèvent du domaine musical : Ouverture (Incantation de la Nourrice), Scène (duo entre la Nourrice et Hérodiade), Cantique de Saint-Jean, constitué de sept quatrains, nombre symbolique que l’on retrouve dans la danse des sept voiles exécutée par Salomé chez Wilde puis chez Strauss. La présence de la musique dans le poème n’a rien d’étonnant puisque le mouvement symboliste établit sa primauté sur les autres arts et qu’il manifeste le désir d’exploiter les possibilités infinies du langage poétique dans ses rapports essentiels avec elle. L’analogie musicale est également présente sous la plume de Wilde : il y évoque « ces refrains dont les motifs répétés font ressembler Salomé à un morceau de musique et lui donnent l’unité d’une ballade » (« the refrains whose recurring motifs make Salome so much like a piece of music and bind it together as a ballad » [De Profundis 1026]). La ballade est l’une des formes fixes les plus célèbres de l’héritage lyrique médiéval ; elle consiste en trois strophes le plus souvent isométriques, suivi d’un envoi qui nomme le dédicataire le plus souvent « Prince » ou « Princesse », ce dernier mot revenant avec une insistance particulière dans la pièce de Wilde. Je rappellerai aussi que W. H. Auden a dit de Wilde qu’avec The Importance of Being Earnest il avait composé un opéra verbal, « a verbal opera » (Auden 322), le seul, selon lui, de tout le théâtre en langue anglaise. Tout cela pour poser une proximité voire une identité entre les deux médiums, le théâtre et l’opéra qui, idéalement, dans leur traitement de la voix, seraient superposables. La voix, parce qu’elle est corporelle et évanescente, présente et absente, fascine Wilde en tant que truchement, et c’est l’une des raisons pour lesquelles les commentaires sur elle sont légion dans sa pièce : le page, amoureux de Narraboth, dit que « Le son de sa voix ressemblait au son de la flûte d’un joueur de flûte. » (Salomé 91), la redondance signifiant et soulignant l’autonomie narcissique de la voix ;Iokanaan, pour sa part, est d’abord une voix avant d’être un corps bientôt décapité (le personnage est « La voix d’Iokanaan » avant d’être « Iokanaan » [55]) : c’est ainsi qu’il est introduit puisqu’on l’entend bien avant de le voir). Hérode reproche à Hérodiade de « crier comme une bête de proie » (152), détail que Strauss tâchera de reproduire dans la ligne vocale du personnage. Salomé fait de nombreux commentaires sur la voix de Iokanaan : « Quelle étrange voix ! Je voudrais bien lui parler » (67) ou encore « Ta voix m’enivre » (81). Iokanaan évoque pour sa part « la voix de celui qui a crié dans les déserts et dans les palais des rois » (73). Hérodias exige de son mari qu’il fasse taire le prophète qui l’insulte : « Je ne veux pas entendre sa voix » (105), clame-t-elle. Mais le texte reste muet sur la voix de Salomé. Il y a pourtant un élément sur lequel s’est sans doute fondé Strauss pour caractériser le personnage : Wilde dédiait le rôle à Sarah Bernhardt, connue pour son sens de la déclamation et sa grandiloquence, ce qui expliquerait le choix d’un grand soprano lyrique par le musicien, « a sixteen-year-old princess with the voice of Isolde » (Strauss 1974, 151).
3Pourtant l’analogie Salomé-théâtre/ Salomé-opéra ne tient que jusqu’à un certain point parce que les voix parlées et chantées ne sont évidemment pas analogues dans leurs réalisations esthétiques. Si Wilde émaille son texte d’appréciations sur les voix en attente d’actualisation, la voix chantée, effective chez Strauss, suscite une émotion plus puissante, capable de féconder le monde imaginaire voire les fantasmes des protagonistes. Je rappellerai qu’en allemand « voix » se dit Stimme et que la voix produit une Stimmung, c’est-à-dire une humeur ou une affection, ce qui pose le lien subjectif entre l’émetteur et le récepteur. Il n’est pas nécessaire de voir un personnage pour s’en faire une image mentale, l’entendre suffit. C’est l’expérience à laquelle Salomé (dans la pièce et dans l’opéra) et les spectateurs sont conviés : créer, à partir de l’invisible et de l’audible, un personnage (le prophète) à la seule écoute de sa voix s’élevant du monde souterrain d’une prison, la citerne au fond de laquelle il est enfermé.
4Conscient de la primauté donnée par Wilde à la voix, Strauss, soucieux de la respecter, met en écriture et en scène tous les registres vocaux : ténor (Hérode), baryton (Iokanaan), basse (divers rôles secondaires), soprano (Salomé), mezzo-soprano (Hérodias), alto (un page d’Hérodias). La voix d’Hérode, se caractérise par une déformation expressive patente, assez proche de celle de Mime dans le Siegfried de Wagner (1876), pour donner corps à ce personnage hystérique et terrorisé. La technique utilisée annonce le Sprechgesang expérimenté pour la première fois par Arnold Schoenberg en 1911 dans les Gurrelieder puis dans Pierrot lunaire l’année suivante. Lorsque la défaite d’Hérode est totale face à Salomé (il lui propose en vain mille trésors pour qu’elle renonce à la tête du prophète), sa voix se réfugie dans le parlando,et le chant lui manque lorsqu’il constate qu’on lui a retiré sa bague, symbole du pouvoir de vie et de mort qu’il exerce sur ses sujets. La partition indique que la phrase doit être fast nur gesprochen, presque parlée. À la fin de l’opéra, lorsqu’il ordonne la mise à mort de Salomé, il prononce ses derniers mots d’une voix blanche et étranglée. La voix chantée de Salomé se caractérise pour sa part par des motifs ascendants et par une fluctuation qui rend compte du caractère incontrôlable de son désir. Son instabilité grandissante apparaît selon deux modalités : des montées hystériques dans l’aigu (si bémol) et une chute vertigineuse dans l’extrême grave (fa dièse sur « Todes », dernier mot qu’elle prononce, « das Geheimnis des Todes », le mystère de la mort).
5La distribution vocale joue par ailleurs avec la tradition de l’opéra. On sait que le drame lyrique met en scène le plus souvent une histoire d’amour entre une soprano et un ténor, le baryton s’appliquant à contrecarrer les projets d’avenir de ces deux personnages, ordinairement des amants. De ce point de vue, Hérode aurait dû être un baryton, ce qui n’est pas le cas. Pourquoi ? Parce que si Salomé présente un conflit amoureux, la situation n’obéit pas aux conventions du genre puisqu’aucun amour n’est payé de retour et que les trois rivaux s’ignorent les uns les autres. Hérode désire Salomé qui aime/ désire Iokanaan qui n’aime/ ne voit que Dieu. Par ailleurs, le drame lyrique de la fin du dix-neuvième siècle avait déjà largement contribué à remettre en cause la dialectique convenue du triangle vocal. Strauss la réutilise, en la déformant, car elle lui permet de mettre en scène des personnages qui échouent dans leur tentative de communication, et de séduction, à un point tel qu’ils ne chanteront jamais les uns avec les autres mais plutôt les uns contre les autres. Si les voix parfois se mêlent, elles ne forment jamais d’ensembles susceptibles d’établir une harmonie passagère, sans doute parce que celle-ci ralentirait l’action. Les interventions respectives des trois personnages principaux sous-entendent par ailleurs le silence et l’écoute passive des autres, et suscitent toujours de violentes dénégations, facteur de dynamisme. L’opéra s’étend sur à peu près une heure trente et ce n’est pas un hasard si chaque protagoniste occupe environ un tiers de l’ensemble, le jeu entre présence physique et absence vocale, ou inversement, donnant la prépondérance à Salomé qui intervient vocalement au cours de la moitié de l’opéra et physiquement dans sa quasi totalité. En revanche, Iokanaan, dont la présence sur scène est extrêmement limitée, chante pendant trente minutes seulement et Hérode, témoin muet de la macabre scène finale, pendant environ vingt minutes. Plus encore que le théâtre parlé, la présence scénique d’un chanteur silencieux exacerbe le manque, l’incompréhension et la solitude dont pâtissent les personnages, en créant un vide musical suscitant chez l’auditeur un malaise, un désir et une interrogation : Pasolini l’avait compris en faisant interpréter au cinéma le rôle de Médée par une Maria Callas omniprésente mais quasiment muette (Medea, 1969).
6L’une des différences patentes entre le traitement de la voix dans la pièce et l’opéra est liée au choix des langues, le français chez Wilde, l’allemand chez Strauss. Il existe au moins une différence fondamentale entre les deux langues : la déclamation plus énergique de l’allemand est due à l’impact sonore des consonnes, « des accents très marqués, des oppositions très fortes et continuelles du fort et du faible » (Strauss 1951, 45). Strauss et sa librettiste Hedwig Lachmann les utilisent dans un but de concision et d’expressivité très réussies qui, dans certains cas, font perdre au texte son caractère symboliste, c’est-à-dire le ralentissement du débit de la parole, et modifient la place de l’accent tonique. Par exemple « Il peut arriver un malheur », où l’accent tonique porte sur la dernière syllabe, devient « Schreckliches kann geschehen » qui prend son impulsion sur la première syllabe de l’adjectif substantivé, effet extrêmement éloigné du rythme de l’octosyllabe français. De même, en allemand, à cause des consonnes occlusives sonores, la plupart des syllabes sont séparées, ce qui ajoute une impulsion supplémentaire inexistante en français où l’accentuation se déplace vers la fin de l’énoncé et où les vocables s’enchaînent les uns aux autres grâce à « la draperie légère du mot » (Strauss 1951, 40), métaphore désignant sous sa plume le e muet.
7De plus, Strauss, « après Wagner […], et profitant des progrès accomplis en matière de facture d’instruments, se trouve à la tête d’une formation impressionnante (cent à cent-vingt musiciens […]) » (Godefroid 20) qui sonne parfois avec une violence extrême. Le musicien reconnaît la force envahissante de l’orchestre qu’il commente dans un livre de souvenirs : « La lutte entre la parole et le son a été dès le début le grand problème de ma vie […]. » (Godefroid 20) Il parle d’ « inondation » sonore à propos de son orchestre et d’une « dynamique » instrumentale qui, dans Salomé et Elektra, « ne confère pas à l’orchestre la transparence […] présumée lors de la composition » (Godefroid 20), l’oreille étant constamment sollicitée par le flux orchestral et les ruptures de tonalité ou la polytonalité, ces phénomènes étant cependant toujours dictés par l’exigence dramatique, en particulier par la représentation du comportement pathologique de Salomé. La musique est mise au service de l’hystérie, cri du corps qui manifeste dans sa violente crudité à la fois la présence insistante de la demande et l’incapacité à satisfaire le désir. De ce point de vue, le style vocal, expressif, de Strauss, trouve l’un de ses accomplissements les plus aboutis dans le monologue final de Salomé clamant ce qu’elle croit être sa satisfaction (« Ah ! j’ai baisé ta bouche, Iokanaan » [165]) dans une scène souvent qualifiée d’orgastique.
8À l’inverse de l’opéra de Strauss et à la façon de Maeterlinck qui est l’un de ses modèles les plus patents, le texte de la pièce de Wilde joue sur l’effleuré, l’implicite et le suggéré, ce que la voix des comédiens cherche ordinairement à restituer par un ton mystique teinté d’onirisme, le texte étant généralement dit avec lenteur et recueillement, là où il est chanté avec impétuosité dans l’opéra. Les phrases de Wilde sont le plus souvent brèves, les constructions simples, les répétitions et les séquences exclamatives fréquentes. Parfois, la relation logique entre questions et réponses est fondée sur un décalage qui contribue à l’étrangeté du propos, l’indicible du réel intéressant plus l’écrivain que sa capacité à être décrit. La pièce donne à voir et à entendre un univers d’approximations et de miroitements bien plus qu’elle n’affirme les faits avec force, y compris lorsque Salomé laisse fuser son désir. Chez Wilde, une personne ou une chose est moins elle-même que le reflet d’une autre, d’où la multiplicité des images et comparaisons et l’insistance sur les ressemblances vagues et inattendues. Salomé, par exemple, ressemble « au reflet d’une rose blanche dans un miroir d’argent » (51). « On dirait la main d’une morte qui cherche à se couvrir avec un linceul » (73), dit aussi de la lune le page d’Hérodias. Ce même tour (l’emploi du verbe « dire » au conditionnel avec une suite nominale directe qui ressemble à un attribut mais sans objet direct) est employé à diverses reprises, par exemple par le jeune Syrien, toujours à propos de la lune : « On dirait une petite princesse qui a des yeux d’ambre », l’effet poétique visant à susciter une interrogation sur ce qui n’est formulé qu’hypothétiquement, ce qui exige de la part de l’interprète une attention extrême à l’articulation.
9L’utilisation de médiums différents pour mettre en voix d’une part le théâtre parlé, d’autre part l’opéra pose ainsi problème. D’un côté, le texte de Wilde ressortit à la poésie, en particulier à une écriture fortement inspirée par l’Ancien Testament, notamment par le Cantique des Cantiques, ainsi que par Mallarmé et Maeterlinck, par conséquent à un mode de composition supposant une diction solennelle et caractérisée par une fascination pour l’indicible ; de l’autre, il est mis en voix dans un opéra qui tire l’œuvre du côté d’un expressionnisme spectaculaire dévoilant tout mystère. L’opéra peut en effet se résumer en une scène de folie en trois tableaux, un scherzo se terminant brutalement par une scène d’horreur, une jeune fille embrassant frénétiquement une tête coupée, la vocalisation opératique ayant pour effet apparent de dépoétiser un texte caractérisé davantage par le non-dit que par l’expressivité. La mise en voix lyrique serait ainsi une façon d’exprimer brutalement ce que suggère la pièce : la primauté crue du corps, voire du sexe, sur les constructions esthétiques.
10On pourrait toutefois formuler une autre hypothèse et souligner que, dans les deux cas, le principal enjeu est celui du silence. Et si, loin de diverger dans leurs intentions esthétiques, la pièce de Wilde et l’opéra de Strauss poursuivaient le même but ? Toucher l’extrême du mot, montrer le revers de la parole, c’est-à-dire le silence.
Dans Maeterlinck. Le Théâtre du poème, Gérard Dessons affirme que les œuvres du dramaturge dépassent le cadre du théâtre en ce qu’elles conduisent à une réflexion en acte sur le langage. Le même phénomène s’observe chez Wilde qui, pour Salomé, s’en est inspiré. La parole entre en effet chez lui en concurrence avec l’invisible et le silence, deux abstractions a priori difficilement représentables à la scène. Comment dire le silence ? Comment montrer ce qu’on ne peut voir ? Autant de questions que pose cette crise du représentable caractéristique de l’époque. Pour Wilde, l’expérience dramaturgique est une tentative de faire voir et de faire entendre l’invisible : c’est la raison pour laquelle il ne dit rien de la voix de Salomé et pour laquelle il reste muet sur la chorégraphie des sept voiles, qui en tant qu’absolu de la danse, ressortit à l’irreprésentable. Il faut aussi rappeler l’idée de Maeterlinck selon laquelle le silence est plus signifiant que le dialogue quotidien. Il distingue en outre deux types de silence : le silence négatif, ou silence passif, qui est une absence de langage, une sorte de vide inexpressif, et le silence positif, ou silence actif, qui est un mode spécifique du dire, ce silence qu’entend Salomé au moment de l’exécution du prophète : « Il n’y a pas de bruit. Je n’entends rien. Pourquoi ne crie-t-il pas, cet homme ? » (157) Dans ce théâtre, se dessine une suggestion par le dire, par le voir, par l’énoncé, par le rythme et par le signe. Une non-conversation entre les personnages a bien lieu, un non-dialogue, puisque cette autre chose, ce déploiement risqué du langage à la lisière du silence, se dit autrement que par le truchement des mots. Une problématique du « parler » et du « dire » se met en place, à travers laquelle se dessine une parenté poétique entre Mallarmé, Maeterlinck et Wilde. « Parler » s’oppose au silence, alors que le « dire » est l’acte du verbe poétique et de la signifiance silencieuse. La question qui se pose est celle de savoir si, comme le remarque Octavio Paz dans L’Arc et la lyre, la poésie ne vise pas à faire du silence avec le langage. Mais peut-être la poésie ne manifeste-t-elle rien d’autre que l’impossibilité d’exprimer quoi que ce soit, en ne cessant de dire l’irrémédiable échec du langage tout en transformant l’échec en conquête et en suscitant un au-delà du langage. Ce silence qui n’est cependant pas un vide, bien au contraire, Heidegger le définit comme gleichzeitig, équitemporalité, comme le lieu de l’équivalence de toutes les dimensions du temps. C’est ce qu’observe Daniel Charles dans Le Temps de la voix (35) : « la voix silencieuse, voix du dépaysement et de l’étrangeté, rassemble dans l’instant la présence et l’absence, le clair et l’obscur ».
11Qu’en est-il de la voix de Salomé dans l’opéra de Strauss et de ce qu’apporte à la pièce sa réalisation lyrique ? Avec sa demi-douzaine de si naturels, sa tessiture haletante et les deux sols bémol graves exigés d’elle dans le contexte d’un orchestre le plus souvent déchaîné, le rôle est à tout le moins exigeant. Cette voix risque en permanence les extrêmes en s’étirant, en particulier dans la scène finale, vers le cri. Or, si le principe de motivation du signe poétique vise à réduire la distance existant entre le signifiant et le signifié, ce qui fait du langage poétique un moyen terme entre d’une part le langage ordinaire, unité à double articulation (morphème et phonème) où les deux plans du signe sont, selon la terminologie de Saussure, « arbitraires » (absence de lien naturel entre sa et sé),et d’autre part le cri, unité à articulation simple (absence d’articulation en phonème) où le rapport est motivé, la réalisation opératique est bel et bien la forme esthétisée et vocalisée de ce rêve poétique, mallarméen et à vrai dire irréalisable. Placer le cri à l’aube du poème assimile la pratique poétique à une remontée vers l’origine du langage ; le placer à l’aube et au crépuscule du chant également, ce qui est ma lecture du traitement de la voix de Salomé, tendue vers un au-delà qui pourrait bien être celui d’une source à jamais perdue, le cri originel. Selon Julia Kristeva, « L’expression poétique se situe à mi-chemin entre les gargarismes qui, sortant de la gorge, s’organisent en sons du langage […]. Le discours poétique apparaît dans son plan d’expression comme un langage fait à la fois de bruits et de sons » (Kristeva 17). J’appliquerai la même analyse au chant de Salomé. On comprend dès lors mieux pourquoi Strauss accordait à son orchestre une place prépondérante au détriment de ses chanteurs, afin de les contraindre à arracher leur voix de leur corps. On comprend aussi pourquoi, à l’inverse, cas à peu près unique dans l’histoire de l’opéra, l’œuvre de Strauss commence par le silence. Pourquoi ce silence ? Parce que « [p]ar le silence, le sujet est […] ramené de l’extérieur où manque la vérité pleine, au creux le plus intérieur de lui-même, où se noue le désir et ce que la psychanalyse appelle la pulsion de mort » (Juranville 31). À la suite de ce silence initial, pour toute ouverture, se fait entendre un trait rapide de clarinette dessinant une figure serpentine, la marque de fabrique de Salomé. Intervient ensuite la première phrase d’un ténor, Narraboth, dont le style contraste avec celui, brouillé, des autres protagonistes de cette scène. Ce qui est significatif, toutefois, est que pour le moment les bruits semblent étouffés et l’orchestre voilé. Autrement dit, ce qui se donne à entendre est le son et la voix de la genèse, un brouhaha que seul Haendel avait su mettre en musique un siècle plus tôt dans La Création (Die Schöpfung, 1798), brouhaha qui s’arrache peu à peu au silence initial. Quant à la fin de l’opéra, elle s’accomplit dans une tension extrême, avec l’ordre hurlé d’Hérode sommant ses soldats de mettre à mort Salomé. Ce disant, il atteint la note la plus haute de sa tessiture, un si bémol, le seul de toute sa partie. Partie du silence, l’œuvre se boucle dans un cri, renouant ainsi avec la question primordiale de savoir d’où surgissent les voix. Ainsi s’explique pourquoi, à la fin de la pièce de Wilde, ce n’est plus Salomé qui s’écrie « Ah, j’ai baisé ta bouche, Iokanaan, j’ai baisé ta bouche » (165), mais comme il est écrit, La Voix de Salomé. Une voix sans corps, juste avant que celui-ci ne soit écrasé sous les boucliers des soldats du tétrarque, une voix qui fuse juste avant de rejoindre le silence d’où elle est issue.