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Philosophie, esthétique

« Un néant follement attifé »1 : macabre et grotesque dans Mesure pour Mesure

Sophie Chiari

Résumés

Dans Mesure pour Mesure, pièce anamorphotique s’il en est, le grotesque possède une force satirique d’autant plus forte qu’il s’allie au macabre. Shakespeare dépeint une vanité dramatique et place le morbide au cœur de la vie, dans un monde marqué par l’enfermement et l’instabilité. À Vienne, ville rongée par la syphilis et menacée par la peste, Claudio, Juliette, Isabella, Mariana, Angelo et le Duc sont des doubles habités par la même ferveur et la même luxure. La pièce présente une galerie de personnages aussi fragiles qu’inquiétants, et le thème médiéval de la danse macabre qui court en filigrane dans la tragicomédie révèle la vanité de leurs discours comme de leurs différentes postures. Au-delà de son caractère festif, le grotesque shakespearien est teinté de couleurs sombres et il entrouvre des failles dont la dimension tragique apparaîtra dans une œuvre comme King Lear.

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Texte intégral

Introduction: grotesque macabre, grotesque décadent

  • 1  Citation tirée de la « Danse macabre » de Charles Baudelaire (Les Fleurs du mal, XCVII, vers 13-16 (...)
  • 2  Shakespeare, King Lear, 264-65. Voir Shakespeare, Tragédies, II, éd. Déprats, 143-45 (3.2.27) : «  (...)
  • 3  Les citations de Measure for Measure renvoient toutes à l’édition de J. W. Lever, (1965). Les cita (...)
  • 4  Williams, 269.
  • 5  Voir Thomson, 3. Selon Thomson, la force du grotesque réside dans la coexistence malaisée du rire (...)
  • 6  Rhodes, 10. Voir aussi Kayser, qui attribue au grotesque trois caractéristiques principales : « Th (...)
  • 7 On applique généralement cet adjectif à la littérature et à l’esthétique des dernières années du 19(...)

1« The codpiece that will house / Before the head has any, / The head and he shall louse » (3.2.27-29), chantonne le fou dans Le roi Lear2.Dans Mesure pour mesure, l’intrigue pourrait se résumer de la façon suivante : le jeune Claudio, amoureux de Juliette, a logé sa braguette avant d’avoir logé sa tête, et les poux n’ont guère tardé à faire leur apparition. D’ailleurs, pour rendre compte du sort du jeune homme, c’est Lucio, avatar citadin du fou, qui s’écrie : « For the rebellion of a codpiece to take away the life of a man! » (3.1.77)3. Désigner la braguette, « codpiece », revient à désigner, par glissement métonymique, le sexe viril. Selon Gordon Williams, « the rebellion of a codpiece » renverrait même à une  insurrection phallique4. Si pareille expression peut laisser dubitatif, on ne peut pas pour autant sous-estimer l’importance de la petite phrase de Lucio dans Mesure pour mesure qui,  en quelques mots, nous plonge dans le grotesque et le macabre, mêlant le rire, la mort, et la sexualité5. Comme l’observe Neil Rhodes, « […] frivolity and the macabre, or, more generally, laughter and revulsion, are the twin polarities of the grotesque »6. Toujours selon Rhodes, les deux polarités du grotesque que sont la frivolité et le macabre ne sont à confondre en aucun cas avec deux autres polarités bien distinctes, la beauté et l’horreur, caractéristiques quant à elles d’images non plus grotesques, mais décadentes (« decadent imagery »). Or, dans Mesure pour mesure, il est parfois difficile de faire la part entre le grotesque et le décadent7. Le grotesque, en d’autres termes, peut être décadent. En outre, si le grotesque shakespearien est macabre, il faut reconnaître que dans Mesure pour mesure, il est rarement frivole. La légèreté shakespearienne est toujours grave. Aussi me permettrai-je d’exclure tout recourt au champ lexical de la frivolité, et de mentionner en revanche la décadence de la cité viennoise dans le cadre de mon analyse du grotesque propre à Mesure pour mesure. Cette décadence, à mon sens, ne parvient jamais à étouffer le grotesque, et refuser de la voir reviendrait à nier les tonalités sombres de la pièce – nier, aussi, le sentiment d’anxiété qui s’en dégage, renvoyant au changement de règne, qui voit l’arrivée sur le trône de Jacques Ier. Ce que je souhaite montrer ici, c’est que, même si le grotesque est anxiogène, il possède une dynamique satirique et subversive, décuplée par des thématiques macabres qui l’accompagnent. Car si  Shakespeare laisse de côté les détails les plus macabres de sa source (chez Cinthio, par exemple, le frère est exécuté, et sa tête est apportée à sa sœur Epitia), il place néanmoins le morbide au cœur de la vie. Dans cette analyse, je m’attacherai donc à comprendre comment Shakespeare réutilise les codes propres aux Vanités, ces natures mortes allégoriques de la fin du 16e et du début du 17e siècles, avant de voir comment il superpose à cette esthétique raffinée une dimension grotesque et carnavalesque. Ces deux points me permettront de mieux saisir la manière dont, après avoir emprunté à la peinture et à l’art populaire, Shakespeare s’inspire de la thématique de la danse de la mort afin de distancier et d’esthétiser les maux de ses personnages décadents avant l’heure. De cette lecture de la pièce se dégagera une vision particulière de la pièce, qui pourra s’assimiler à une mise en scène virtuelle. Une fois mise en place, cette dernière nous permettra de répondre à une question simple, en apparence, mais essentielle et sans doute plus complexe qu’elle n’en a l’air : quelle est véritablement la fonction du grotesque dans Mesure pour mesure ?

Le murmure de la vanitas

  • 8  Voir par exemple Bennett, et plus particulièrement le chapitre 9. L’idée selon laquelle Mesure pou (...)
  • 9  Voir notamment Gibbons, 129.
  • 10  « So shall yee atteyne to the vertue of true fortitude, never being affraide for the horror of dea (...)
  • 11  Voir Mesure pour mesure, 1.1.66-72 et 2.4.24-30.
  • 12  Ce dernier, venu admirer dans le plus grand secret les décorations londoniennes de son entrée roya (...)

2En apparence, Mesure pour mesure reflète quelques-unes des vicissitudes, des problèmes et des caractéristiques du réel tel que le connaissait Shakespeare. Bien que l’hypothèse d’un duc dont l’image serait modelée sur les traits de Jacques Ier soit trop simpliste pour s’avérer exacte, elle a longtemps séduit ceux, nombreux, qui pensaient que la pièce avait été écrite pour être jouée à la Cour8. Or, de nombreuses études ont démontré depuis que, selon toute probabilité, Mesure pour mesure fut d’abord représentée au théâtre du Globe avant de l’être devant le roi lors de la soirée de la Saint-Étienne9. Il faut néanmoins reconnaître qu’en tant que membre des « King’s Men », Shakespeare ne pouvait guère éviter de faire quelques allusions plus ou moins flatteuses à son royal mécène. On ne sera donc pas surpris que le stoïcisme prôné par le duc face à la mort à l’acte 3, scène 1, rappelle les conseils royaux prodigués au jeune prince dans le Basilikon Doron10. On peut en outre voir dans la phobie avérée de Vincentio envers les masses11 une allusion à l’aversion du souverain aux bains de foule12. Dans The Magnificent Entertainment (1604), Thomas Dekker raconte même que, lors de son couronnement, le 15 mars 1604, Jacques Ier n’aurait pas hésité à hâter le rythme de la cérémonie afin d’échapper au regard de ses sujets. Si ce qu’affirme Dekker est vrai, cela ne dut pas non plus échapper à Shakespeare qui, en sa qualité de serviteur de sa majesté, participa à la procession solennelle du couronnement – procession dont on retrouve par ailleurs un écho au dernier acte de Mesure pour mesure, qui met en scène l’entrée royale du duc de Vienne.

  • 13  Bawcutt semble toutefois assez circonspect sur la valeur topique des propos tenus par Mistress Ove (...)

3La ville que ce dernier est censé diriger reflète de surcroît bon nombre des caractéristiques de la capitale anglaise telle que la connaissait Shakespeare, et l’évocation des bas-fonds de la cité autrichienne n’est pas sans rappeler les abords du quartier populaire et mal famé qu’était alors le Bankside. Aussi, presque tous les éditeurs de la pièce s’accordent-ils à dire que lorsqu’au début de la pièce, Mistress Overdone se lamente sur les affres subies par sa profession (1.2.75-77), elle évoque en filigrane une réalité historique plus ou moins précise13.  

  • 14  William Shakespeare, Twelfth Night, 338, 5.1.213. Au cours du dernier acte, un Orsino abasourdi dé (...)
  • 15  Hans Holbein, Les ambassadeurs (Londres, National Gallery, 207 x 209,5 cm, 1533). Voir le site :
    ht (...)
  • 16  Voir Baltrusaitis, 101.

4Shakespeare cherchait-il donc son inspiration dans le monde qui l’entourait ? La réponse n’est pas aussi simple qu’il y paraît. Non seulement parce que les allusions au réel sont toujours suffisamment floues pour résister à toute interprétation définitive, mais aussi parce que le théâtre est, par son essence même, pure représentation. Il déforme donc plus qu’il ne traduit les réalités d’une époque. Mesure pour mesure ne fait pas exception et l’on peut donc voir dans la pièce « a natural perspective, that is and is not »14 – en d’autres termes, une anamorphose inquiétante de la société telle que la connaissait Shakespeare. Une anamorphose macabre à l’image du célèbre tableau des Ambassadeurs qu’Hans Holbein peignit à Londres en 153315. Cette toile représentant deux personnages à l’apparence sereine, Jean de Dinteville, envoyé de François 1er à la cour anglaise, et Georges de Selve, évêque de Lavaur, laisse nettement entrevoir en arrière plan une nature morte composés de livres de cantiques et d’arithmétique, de globes célestes et terrestres, d’instruments de musique, de chaînes et de médaillons. Si l’œil peine à voir que l’une des cordes du luth est cassée, il balaye sans peine le somptueux dallage habilement reproduit par le peintre, et semblable au pavement de la cathédrale de Westminster. Toutefois, à y regarder de plus près, une tache noire assombrit le tableau qui n’est en réalité qu’un trompe-l’œil. De la toile bruit en effet l’imperceptible murmure de la vanitas car, vue de biais, elle ne propose plus la sérénité affichée des ambassadeurs, mais une angoissante représentation de la finitude matérialisée par un crâne. Holbein crée donc plus qu’un simple tableau. Il met en scène une pièce en deux actes où se jouent tour à tour la splendeur et la misère humaine16. Dans Mesure pour mesure, Shakespeare ne fait rien d’autre. Il semble écrire une comédie qui se termine aimablement par la perspective de quatre mariages, alors qu’il ne cesse en réalité de nous montrer des squelettes : « thy bones are hollow » (1.2.52), s’écrit Lucio devant un gentilhomme débauché. La mort est une défiguration anamorphotique :

Devant la mort, le spectateur retrouve le tout et le rien, la plénitude de l’expression qui est aussi le vide de l’expression. La tête de mort est en elle-même anamorphotique, offrant deux images contradictoires : une face ricanante et une face creuse. C’est une représentation ‘pleine du vide’ (Salon de 1859, O. C., II, p. 678), où, comme disait Baudelaire, ‘un néant follement attifé’ se fait voir (« Danse Macabre », O.C. I, p. 97)17.

5Nous autres, hypocrites lecteurs et spectateurs de Mesure pour mesure, savons bien, dans le fond, que le rire y est macabre. On ne sourit guère, mais on rit parfois férocement en assistant au spectacle que nous proposent les personnages de la pièce.

  • 18  Quignard, 81.
  • 19  De manière générale, un décompte du temps est constamment opéré par le duc, Juliette, le prévôt, I (...)

6« Le sourire », écrit Pascal Quignard, « est ce qui maintient la bouche close. Le rire est ce qui desserre les mâchoires. Puis il dégage entièrement les dents et commence la prise de mort »18. Le rire est donc bien souvent macabre par essence, et cela se confirme dans Mesure pour mesure, pièce en clair-obscur où Shakespeare ne cesse de brandir un sablier imaginaire comptant les minutes qu’il reste à vivre pour Claudio, un Claudio déjà presque mort car pour lui, il est toujours trop tard. « He’s sentenced, ‘tis too late », dit par exemple Angelo à Isabella (2.2.55). « Too late ? » reprend-elle au vers 57. Par cette anadiplose, elle met en cause ce verdict en s’efforçant de retourner le sablier19. Un sablier qui, dans la vanité que dépeint Shakespeare, pourrait symboliser la fuite du temps, comme la probable bougie à demi-consumée que l’on imagine éclairer le cachot de Claudio.

7La pièce est en outre parcourue de bout en bout par des références à la déchéance, à la mort, aux têtes que l’on coupe. « Be absolute for death » (3.1.5), dit ainsi le faux moine à Claudio, dans une scène de prison que l’on a souvent comparée à un memento mori, et qui peut bien prêter à rire quand on sait que le moine n’est qu’un religieux de pacotille. Dehors, le corps ravagé de Mistress Overdone figure un memento mori ambulant, ce qui n’empêche pas que la maquerelle déclenche l’hilarité sur son passage.

  • 20  Maguire, 67: « Brothels provided dishes of stewed prunes for anxious clients so that you could exp (...)

8Dans la cité viennoise vue par Shakespeare, plus que la ruine des âmes, c’est le délabrement du corps qui fait horreur. « Ay, but to die, and go we know not where ; / To lie in cold obstruction, and to rot » (3.1.117-18) : les mots d’un Claudio désemparé suggèrent que, davantage que la mort, l’idée même d’un corps putréfié révulse les hommes. Le pourrissement est l’apogée du grotesque, son apogée macabre et répugnante. Cette vision d’un corps décomposé hante littéralement la pièce, puisque la syphilis, que l’on combat de façon dérisoire en mangeant des pruneaux (la femme d’Elbow réclame des « stewed prunes » lorsqu’elle se rend au bordel, 2.1.89)20, ravage la population et qu’Angelo lui-même, au cours de l’acte 2, se compare à une charogne (« carrion ») en décomposition (2.2.167). Pourtant, curieusement, cette fin violente que l’on attendait se dérobe sans cesse. Peut-être parce que, comme l’explique Michael Neill,

  • 21  Neill, 204.

The end is what the tragic dramatist most wishes to bring about, but it is also the end of his writing, and the very thing it wishes to defer. […] This [narrative anxiety generated by that peculiarly tense contradiction] is perhaps only a subspecies of the generalized human nervousness about the aesthetics of closure […]21.

  • 22  Voir dans ce volume l’entretien accordé par Stéphane Braunschweig à Jean-Michel Déprats et Estelle (...)
  • 23  Shakespeare, Mesure pour mesure, Acte 3, scène 1, 64.

9Cette angoisse générée par l’imminence de la fin, Shakespeare la met en scène dans sa pièce en revendiquant son goût pour le fragmentaire et l’inachevé. Comme l’explique encore Stéphane Braunschweig, « Shakespeare écrit une dramaturgie du comme si »22. Et « jusqu’au bout, l’intrigue se déploie comme si [Claudio] était vraiment mort ». Si Claudio est donc aux portes de la mort, il s’agit d’une mort pour rire. Cette fin sans cesse remise au lendemain est aussi celle qui caractérise Barnardine, qui croupit en prison depuis des années et ne semble pas s’y trouver trop mal, puisqu’il y nourrit sa propre décadence. Son entêtement à vivre génère quelques-uns des passages les plus comiques de la pièce, cela d’autant plus que Barnardine est en réalité le double ivre et grotesque de Claudio qui, lui aussi, veut vivre coûte que coûte plutôt que « mourir, et partir sans savoir où »23.

Le grotesque, trope carnavalesque

  • 24  À ce sujet, voir Chastel, Morel.

10Qu’est-ce que le grotesque à la Renaissance24 ? Faute d’une définition précise, Montaigne nous donne quelques précieux indices dans ses Essais :

Considerant la conduite de la besongne d’un peintre que j’ay, il m’a pris envie de l’ensuyvre. Il choisit le plus bel endroit et milieu de chaque paroy, pour y loger un tableau élabouré de toute sa suffisance ; et le vuide tout autour, il le remplit de crotesques : qui sont peintures fantasques, n’ayans grace qu’en la vareiete et estrangeté. Que sont-ce icy aussi à la verité que crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n’ayants ordre, suite, ny proportion que fortuite ?

  • 25  Montaigne, « De l’amitié », Livre 1, chap. 27, p. 189. Voir également Florio, « Of Friendship », 1 (...)

Desinit in piscem mulier formosa supernè25

  • 26  Iselin, 403. Cet article consacré au grotesque dans Le roi Lear, qui constitue le point de départ (...)
  • 27  Anny Crunelle-Vanrigh dans William Shakespeare, Mesure pour mesure, Trad. J.-M. Déprats, p. 143. C (...)
  • 28  Kamps et Raber, 258.

11À l’instar de Shakespeare, qui termine Mesure pour mesure par des points de suspension virtuels et refuse ainsi de nous livrer le fin mot de l’histoire, Montaigne revendique le droit d’écrire de « grotesques » fragments, sans jamais mettre un point final. Lui aussi se confronte chaque jour un peu plus à l’angoisse de la fin, qu’il sublime par un flot d’écriture voué à ne jamais se tarir. L’homme sait néanmoins juger son œuvre et devancer les éventuelles critiques, et son constat n’est donc pas dénué d’ironie. À l’en croire en effet, ses essais ne seraient que « crotesques et corps monstrueux, rappiecez de divers membres, sans certaine figure, n’ayants ordre, suite, ny proportion que fortuite ».  Comme l’a souligné Pierre Iselin, le mot « crotesque » apparaît ici comme « un trope poétique, qui plus est réflexif. Marqué par la variété, la prolifération, la marge, l’instabilité et le sauvage, voire le monstrueux, connoté comme extravagant, désordonné, bizarre, voire ridicule, le grotesque est né à la critique littéraire sous les auspices du paradoxe : celui d’un auteur qui présente son œuvre comme décentrée, démembrée, toujours ailleurs »26. Ces propos pourraient fort bien rendre compte de Mesure pour mesure,une œuvre « décentrée, démembrée, toujours ailleurs ». Décentrée parce que le personnage principal, à savoir le duc, se cache derrière les atours d’un moine. Démembrée parce que les saynètes des bas-fonds viennent rompre le rythme de l’intrigue principale au point de la contaminer, la vierge devenant tentatrice et ange pervers, et toujours ailleurs parce qu’on passe du cloître à la maison close, d’une ville incontrôlable à un espace quadrillé et surveillé27 et, plus largement, de Vienne à Londres, les ruelles de la cité ne manquant pas de rappeler celles des quartiers fréquentés par Shakespeare lui-même. On ne sait jamais vraiment où l’on est et même les lieux que l’on croyait sûrs cachent peut-être le stupre et l’immondice. Ainsi, la ferme de Mariana, que l’on qualifie de « moated grange » (2.1.265) à l’écart de la ville, ressemble à s’y méprendre à une maison close jacobéenne. Holland House, célèbre lupanar du 17e siècle, était par exemple située en marge de la cité et entourée d’eau. On y conversait, et on y jouait de la musique28, comme chez Mariana. Celle dont le prénom même revoie à la pureté ne serait-elle donc qu’une courtisane ? Pourquoi pas ? Tout n’est que masques et mascarades dans cette « city comedy » antiphrastique, qui échappe ironiquement à toute mesure, à tout jugement définitif, et dont la ligne de fuite se perd dans le lointain. Le silence d’Isabella à la fin de la pièce ne permet d’ailleurs aucune clôture, aucune résolution. Le non finito shakespearien participe donc à la fois d’une esthétique macabre qui se dérobe au dernier moment, et sans doute d’une esthétique plus grotesque  que véritablement maniériste.

  • 29  Thomsen, 11 : « Le grotesque se présente comme un principe de distorsion et de distanciation : il (...)
  • 30  Voir Bakhtine, 315.
  • 31  Isaac Oliver, The Rainbow Portrait (Hatfield House, 127 × 99.1 cm, 1600). Ce portrait peut être vu (...)
  • 32  Shakespeare, Mesure pour mesure, Acte 2, scène 2, 45.

12Cette esthétique est grotesque au sens où la pièce met en exergue une difformité corporelle qui privilégie la distorsion et la distanciation29. « Millions of false eyes / Are stuck upon thee » (4.1.60-61), s’écrie Vincentio pour mieux se plaindre du triste sort réservé aux puissants. Or, Mesure pour mesure problématise justement de manière ironique et distanciée le combat entre la bouche (orifice privilégié du corps grotesque bakhtinien)30, l’oreille et l’œil, trois motifs par ailleurs délicatement rebrodés dans les plis du manteau d’Elisabeth Ière dans le Rainbow Portrait attribué à Isaac Oliver31. Chez Shakespeare, ces trois parties du corps sont déformées, détournées, sexualisées, et évoquent quelque contre-blason grotesque. La tragicomédie n’est donc en somme, pour paraphraser Montaigne, qu’une « peinture fantasque » – ou qu’une « fantasticall picture » pour reprendre les termes de son traducteur John Florio. Or, le mot « fantasque » semble être l’un des termes-clés de la pièce. Dans la liste des personnages, Lucio est un excentrique, « A Fantastic ». Vincentio est quant à lui « the old fantastical duke of dark corners » (4.3.156). Qui plus est, ce duc se fait remarquer pour ses idées quelque peu « fantasques », car comme le fait observer Lucio : « It was a mad, fantastical trick of him to steal from the state and usurp the beggary he was never born to » (3.2.89-90). Le régent, enfin, semble n’être qu’un un singe furieux jouant des « fantastic tricks » (2.2.121-22), c’est-à-dire, dans la traduction de Jean-Michel Déprats, jouant des « tours grotesques »32.

  • 33  Voir la définition donnée par l’OED. « Fantastic », adj. 6. a.: « Having the appearance of being d (...)
  • 34  Voir par exemple Hamlet, 1.5.169-70, 225: « How strange or odd some’er I bear myself / (As I perch (...)
  • 35  William Shakespeare, Twelfth Night, op. cit., 1.1.15, 163.
  • 36  William Shakespeare, Much Ado About Nothing, 2.3.20-21, 206.
  • 37  Dans la traduction française de The Old Wives’ Tale (1590), les trois pages portent les noms de Ca (...)

13Le fantasque et le grotesque sont intimement liés pour les contemporains de Shakespeare33. Aussi Florio utilise-t-il dans sa traduction l’adjectif « fantasticall » pour qualifier les grotesques. On pourrait objecter que Shakespeare utilise généralement le terme « antic » pour évoquer le grotesque34, mais Mesure pour mesure montre précisément qu’il connaît et utilise des variantes, et ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’il se plaît à employer un mot pour un autre. Ainsi, dans La nuit des rois, comédie écrite quelques années plus tôt,  le dramaturge associait déjà le terme « fantastical » à la prolifération des formes : « So full of shapes is fancy / That it alone is high fantastical » (1.1.14-15), remarque Orsino dès la première scène de la pièce35. Encore un peu plus tôt, dans Beaucoup de bruit pour rien, Shakespeare employait le même adjectif en le reliant directement à la multiplicité et à l’étrangeté, deux caractéristiques du grotesque : « his words are a very fantastical banquet, just so many strange dishes » (2.3.20-21), observe Benedick, songeur, à propos de Claudio36. Ces exemples tirés de deux pièces différentes, écrites à quelques années d’intervalle, suffisent à montrer que, dans Mesure pour mesure, l’association entre le « fantastical » et le grotesque est loin d’être fortuite. Quant aux contemporains de Shakespeare, ils associent et, parfois, vont jusqu’à assimiler « antic », renvoyant habituellement au grotesque, et « fantastic », mot proche de notre « fantasmatique » français. Ainsi, George Peele, dans The Old Wive’s Tale, nomme ses trois pages Antic, Frolic et Fantastic37.

  • 38  Hasard ou non, Lucio fait référence à la sirène pour tenter d’expliquer la naissance d’Angelo. Voi (...)

14La scène élisabéthaine et jacobéenne est par conséquent peuplée de personnages-types comparables à des peintures étranges et mouvantes semblant surgir de la nuit des temps. En un sens, là où Lucio emblématise de façon très concrète le type même du personnage grotesque, Vincentio, le « duc des coins sombres », incarne quant à lui de manière plus subtile, presque métaphorique, le « crotesque » élisabéthain et jacobéen, étrange dessin dissimulé par des ruines, et dont le contour irrégulier ne laisse d’intriguer le spectateur. Souvenons-nous en effet qu’à l’origine, les « crotesques » sont ces « peintures fantasques » découvertes dans les fouilles de la Domus aurea de Néron à Rome et auxquelles Montaigne se réfère. Ce dernier propose même un exemple abouti de grotesque par le truchement d’une citation extraite de l’Art Poétique d’Horace, Desinit in piscem mulier formosa supernè  [« un beau corps féminin qui finit en poisson »], que Florio s’empresse de traduire en anglais: « A woman faire for parts superior, Ends in a fish for parts inferior »38. L’exemple retenu montre que le grotesque a trait à l’hybridité – la bizarrerie du bas corporel de la jeune femme primant dans ce cas sur l’élégance et la beauté de ses membres supérieurs.

  • 39  Voir Bakhtine, op. cit.
  • 40  Shakespeare, Mesure pour mesure, Acte 3, scène 2, 73.
  • 41  Shakespeare, Mesure pour mesure, Acte 2, scène 2, 44-45.

15L’hybridité générique de la tragicomédie shakespearienne n’est plus à démontrer. Sa géographie de l’emboîtement, qui présente au spectateur une dystopie viennoise peuplée de personnages aux noms italiens et parcourue de quartiers vaguement londoniens, n’y est sans doute pas pour rien. En revanche, peu de critiques se sont penchés dans le détail sur les références anatomiques qui jalonnent la pièce. Or, dans la tragicomédie shakespearienne, l’anatomie est clairement perçue comme grotesque. En effet, si l’on choisit, ne fût-ce que quelques instants, de s’en remettre à la théorie sur le grotesque développée par Mikhaïl Bakhtine – théorie selon laquelle le grotesque se déploie non seulement par le biais des saillies, mais aussi des orifices corporels39 – on remarque rapidement que dans Mesure pour mesure, l’anatomie grotesque peut se résumer  au corps d’Angelo qui, « quand il fait de l’eau », répand une urine s’apparente à de la « glace congelée » (3.2.105-07)40. Le régent concentre donc en sa seule personne toutes les potentialités grotesques du corps humain, un corps bestialisé puisqu’il est perçu dès le début de la pièce comme un « singe furieux » jouant des « tours […] grotesques »41.

  • 42  Shell, 32.
  • 43  Shakespeare, Mesure pour Mesure, Acte 2, scène 1, 35.

16Ce métabolisme risible, décadent, et sexualisé à l’extrême, se retrouve plus largement à deux niveaux différents. Sur un plan secondaire et métaphorique, le corps politique viennois, symbolisé par un duc faible et un substitut corrompu jusqu’à la moelle, se trouve dans un état critique42. La syphilis qui sévit de manière endémique peut alors être perçue comme la manifestation corporelle et grotesque du pourrissement des institutions. Sur un plan plus immédiat, Shakespeare nous offre une leçon d’anatomie grotesque. Le ventre, par exemple, est protubérant lorsqu’il révèle des femmes enceintes, à l’instar de Juliette, de Mrs Elbow, « great with child » (2.1.88), et de la prostituée Kate Keepdown, engrossée par Lucio (3.2.192-96). Pompey Bum est l’incarnation même du corps grotesque, réduit qu’il est à son postérieur, « ce qu’il a de plus grand »43, comme le déclare perfidement Escalus (2.1.214-15).

17Le régent est lui aussi entraîné par son bas corporel, fasciné par la souillure et le viol, excité par l’idée d’un plaisir pris à la dérobée. Selon Lucio, il aurait été engendré par une sirène (« a sea-maid spawned him»), à moins qu’il ne fût conçu entre deux morues (« begot between two stockfishes ») (3.2.104-05). Cette procréation grotesque et surnaturelle souligne tout à la fois l’impuissance du substitut (le poisson étant à l’époque signe d’abstinence et de froideur, par opposition à la viande, chaude et vénérienne), et son affiliation avec les mets du carême. Néanmoins, et de façon paradoxale, les appétits d’Angelo peuvent aussi s’avérer monstrueux : « Fit thy consent to my sharp appetite », demande-t-il impérieusement à Isabella  (2.4.160), et c’est encore en termes culinaires que le duc, au cours du dernier acte, mentionne l’imagination perverse du régent (« salt imagination », 5.1.399). La sexualisation de la nourriture fait en effet partie de ce grotesque gras et quasi-rabelaisien qui s’enracine dans une littérature carnavalesque.

  • 44  Pierre Bruegel, Le combat de carnaval et de carême (Kunsthistorisches Museum de Vienne, 118 x164,5 (...)
  • 45  Ost, Piret et Van Eynde, 237.

18Si la pièce appartient à cette forme littéraire bien particulière – si, en d’autres termes, elle la dramatise – elle est portée par un personnage à la fois central et marginal, à savoir Lucio, qui côtoie faibles et puissants, comme le fait Feste dans La nuit des rois, ou encore comme le fou minuscule et peint de dos par Bruegel au cœur même de sa célèbre toile, le Combat de Carnaval et Carême, exécutée en155944. Lucio revendique le droit à un langage libre et sans entraves. L’alphabet personnel de cet excentrique se déploie dans le « grotesque carnavalesque » dont la « fonction est d’affranchir par rapport aux vérités dominantes et de révéler la face cachée du monde »45. Lucio/Lucifer passe pourtant pour un menteur pathologique, mais le monde de Mesure pour mesure est le monde de l’envers, le monde du « mentir vrai ». Lucio/Lux est donc celui qui, au cours du dernier acte, démasque le frère Ludovic (5.1.353) : sa fonction est celle d’un révélateur, à l’instar du petit fou de Bruegel qui, au beau milieu d’un insondable chaos, porte crânement son flambeau et semble montrer une issue au spectateur assailli par tant de confusion. Lorsqu’il colporte des rumeurs sur la vie sexuelle de Vincentio, on ne le croit pas. Pourtant, un indice, certes ténu, laisse penser qu’il ne se trompe peut-être pas. En effet, lors de la troisième scène du premier acte, alors que le duc vient chercher refuge dans un monastère, le dramaturge ne nous laisse pas entendre ce que dit tout d’abord le moine qui accueille Vincentio. Mais la réponse de ce dernier, que Shakespeare nous livre,  nous en donne une petite idée :

No. Holy father, throw away that thought;
Believe not that the dribbling dart of love
Can pierce a complete bosom. (1.3.1-3)

19Certes, Frère Thomas pourrait très bien avoir l’habitude de recueillir des âmes en peine dans son monastère, ce qui expliquerait son interrogation initiale. Il existe néanmoins une interprétation différente du même passage. En effet, que répond le duc ? Que ce n’est pas « la flèche de l’amour » qui le pousse à venir ici. Voilà qui peut en effet laisser penser que le moine croit, dans un premier temps, que Vincentio pousse la porte de son monastère afin de venir confesser quelque faiblesse charnelle. Et il le croit pour la simple raison que le duc est réputé pour ses amours légères.

20Cette lecture sème le doute et éclaire la personnalité de Vincentio sous un jour nouveau, somme toute assez peu flatteur. Cet homme ne serait-il pas aussi le personnage volage que décrit Lucio sur le mode de l’excès ? Parce qu’il n’a de cesse de désacraliser le duc de Vienne en soulignant ses appétits sexuels, le « Fantastic » incarne donc un contre-pouvoir parodique, et il est à ce titre un avatar du « Lord of Misrule » des fêtes carnavalesques de l’Angleterre élisabéthaine. Voici donc un roi de Malgouverne dont le principal tort consiste sans doute à exprimer une vérité certes déformée, mais qui n’en reste pas moins une vérité. Dans les divers portraits qu’il brosse du duc de Vienne, Lucio est donc un peintre d’anamorphoses viennoises, et nul ne sera surpris d’apprendre que le rire qu’il déclenche est de ceux qui font grincer des dents. Il s’agit en effet d’un rire où le macabre se mêle au grivois, un rire à la fois festif et terrifiant.

La danse de mort

21Dans la ballade de Thomas Hill, The Doleful Dance, and Song of Death, la Mort commence par un jeu de mots grotesque sur un euphémisme désignant habituellement la copulation :

  • 46 The Roxburghe Ballads, 9 vols, Hertford: printed for the Ballad Society by S. Austin, 1871-99, iii. (...)

Can you dance The shaking of the sheets?—
A dance that everyone must do –
Can you trim it up with dainty sweets,
And everything as ’longs thereto?
Make ready then your winding sheet,
And see how you can bestir your feet,
For Death is the man that all must meet.46

22Lorsque la mort s’apprête à l’emporter avec elle, le corps humain est nu, décomposé, haletant. Il est grotesque. Dans la danse de mort, mort et sexe font donc bon ménage, et dans Mesure pour mesure, le bourreau, désigné par le doux nom d’Abhorson, que l’on peut comprendre comme l’inversion de « son of a whore », combine ces deux aspects. Pour tout spectateur de la pièce, la danse de mort revisitée par Shakespeare a un caractère proprement carnavalesque. Comme l’affirme Ronald Knowles :

  • 47  Knowles, 79-80.

The Dance of Death strikes at the heart of carnival since it concentrates on final bodily putrefaction, whatever might await the soul, whereas carnival celebrates bodily regeneration on earth.47

  • 48  Isabella n’a de cesse de demander à Angelo de se mettre à la place de son frère (« If he had been (...)
  • 49  Dans la pièce de Shakespeare, ce que souhaite vraiment Angelo, c’est réduire à l’impuissance le fr (...)
  • 50  Shakespeare, Romeo and Juliet, 55, 1.1.17-23: « Sampson: ’Tis all one, I will show myself a tyrant (...)
  • 51  Dans le cas de Mesure pour Mesure, un seul et même acteur pourrait incarner Claudio et Angelo, et (...)
  • 52  Au début de la pièce, elle s’apprête à rentrer au couvent. Or, à l’époque, « nunnery » servait aus (...)
  • 53 OED, « wench », 2: « A wanton woman; a mistress. Obs. exc. arch. More explicitly common, light, or (...)

23Néanmoins, Knowles n’évoque pas ici Mesure pour mesure, mais Roméo et Juliette. Il y définit ainsi la danse de mort chorégraphiée à la fois par et pour les deux amants tragiques. Dans Mesure pour Mesure, la danse de mort est exécutée par un couple plus dérangeant, celui que forment Isabella et Claudio, liés par un désir quasi-incestueux que la sœur révèle à son corps défendant à de nombreuses reprises48. Un désir incestueux qu’a bien compris Angelo, lui qui veut qu’on lui rapporte une tête coupée. Ici, la décapitation n’est sans doute qu’un substitut de plus, à savoir le substitut symbolique d’une castration – Julia Kristeva, dans ses Visions capitales, a d’ailleurs souligné la nature éminemment fascinante, symbolique et sexuelle d’une tête coupée49. La tragédie des amants de Vérone repose elle aussi, du moins partiellement, sur une série de dangereux jeux de substitutions (on pourrait ainsi parler de « tomb trick » plutôt que de « bed trick »). Quant à la décapitation, elle intervient dans les jeux de mots sur « head » et « maidenhead » auxquels se livrent les serviteurs Samson et Gregory dans la première scène50. Dans Roméo et Juliette comme dans Mesure pour mesure, la mort sévit, même si elle reste purement symbolique dans la seconde – c’est du moins ce que suggère le silence final du frère et de la sœur, chacun étant déjà mort dans le regard de l’autre. Mesure pour mesure peut donc être perçue comme une reprise cynique et grinçante de Roméo et Juliette. Bien que les deux œuvres aient été écrites à dix ans d’intervalle, on peut y voir un diptyque pré-gothique où le macabre, l’amour et le grotesque se trouvent entremêlés. Pré-gothique parce que la mort est imminente, que la nuit y brouille tous les repères, et que l’on y trouve châtiments, tombes et sombres geôles. Dans Mesure pour mesure, comme dans Roméo et Juliette, un jeune homme amoureux de Juliette est condamné par les autorités. Comme dans Roméo et Juliette, un moine quelque peu étrange va s’efforcer de l’aider. Enfin, à l’instar de Roméo et Juliette, Mesure pour mesure est une pièce carnavalesque peu à peu envahie par la danse de mort, une danse effectuée non seulement par les protagonistes que sont Isabelle, Claudio, Angelo, et le duc de Vienne, mais aussi par tous les autres personnages, alter ego grotesques se dupliquant à l’infini. Si l’on se souvient que les acteurs qui incarnaient ces personnages jouaient fréquemment deux rôles différents51, cette duplication devient vertigineuse, d’autant que les individus dépeints en trompe-l’œil par le dramaturge sont eux-mêmes doubles. Lucio incarne la trivialité et la sagesse (deux termes que recouvrent un seul et même adjectif, « light »). Angelo est à la fois ange et diable, et Isabella, troublante héroïne, est tantôt vierge, tantôt putain52. Ces deux caractéristiques contradictoires et pourtant associées à une seule et même jeune femme sont pleinement révélées par Lucio lorsque ce dernier enjoint la novice d’aller voir le substitut pour le convaincre d’épargner son frère : « O, to him, to him, wench! He will relent; / He’s coming: I perceive’t » (2.2.127.129). Dans l’Oxford English Dictionary, si le premier sens de « wench » renvoie à la jeune fille vierge, le second renvoie à la fille de joie, « a wanton woman » ou « a mistress »53. Dans cette perspective, on peut alors interpréter le « He’s coming » de Lucio comme une allusion sexuelle assez crue, anticipant la jouissance du pénitent Angelo, celui qui s’affame et se flagelle, dans les bras d’une fausse vierge.

  • 54  Le duc évoque dans la pièce la substitution de la tête de Claudio par celle de Barnardine (4.2.174 (...)
  • 55  La danse macabre « dont la plus ancienne représentation connue se voyait près de Bâle, au couvent (...)
  • 56  Bawcutt semble assez circonspect sur la valeur topique des propos tenus par Mistress Overdone. Sel (...)

24Cette danse de mort proleptique, dolente, grimaçante et érotique, entraîne tous les personnages de Mesure pour mesure, tous stylisés à l’extrême. On notera au passage que d’un point de vue historique, la peste est la mère de la danse macabre. Lorsqu’une grande épidémie de peste sévit entre 1348 et 1352, elle terrifia la population. La mort terrassait des individus issus de toutes les classes sociales. « [D]eath’s a great disguiser » devait-on sans doute murmurer, à l’instar du duc de Vienne à l’acte 4, scène 254. Cette mort noire et médiévale donna naissance au thème de la danse macabre55. Or, au 17e siècle, l’Angleterre est toujours confrontée à la peste, puisqu’on sait qu’elle retarda l’entrée solennelle de Jacques Ier dans la ville de Londres en 1603, et la proclamation du 16 septembre 1603 visait d’ailleurs à fermer les lieux de débauche londoniens, officiellement soupçonnés de propager l’épidémie. La pièce y fait allusion lorsque Pompée affirme que « tous les bordels des faubourgs de Vienne doivent être abattus » (1.2.88-89). Dans Mesure pour mesure, ce n’est pas la peste noire qui sévit, mais son double grotesque, qui enfle les corps avant de les détruire. La maquerelle y fait allusion lorsqu’elle exprime ses craintes, liées au dépérissement de son commerce :  « Thus, what with the war, what with the sweat, what with the gallows, and what with poverty, I am custom-shrunk » (1.2.75-77). Ici, le terme de « sweat » pourrait bien renvoyer à la peste bubonique56. Pareille épidémie, en plein cœur de Vienne, donne donc lieu à une nouvelle danse macabre – cette fois-ci revue et corrigée par Shakespeare – et dans laquelle éros a rendez-vous avec la mort. C’est du moins ce que suggère la thématique de la flagellation, qui parcourt la tragicomédie de bout en bout.

  • 57  Shakespeare, Mesure pour mesure, Acte 2, scène 4, 55.
  • 58  McCandless, 105.

25Cette flagellation est religieuse, punitive, et érotique. Lorsqu’au cours de sa seconde confrontation avec Angelo, Isabella prétend que même « sous le coup d’un verdict de la mort », elle porterait « [L]es marques du fouet cinglant » « comme des rubis »57, elle semble d’abord s’identifier aux icônes féminines d’un masochisme typiquement chrétien58. En réalité, ses fantasmes mettent en scène une scénographie rappelant les tourments subis par les suppliciés de l’Enfer, mais aussi des fantasmes érotiques et violents, suggérant un corps sanglant, brisé, et donc grotesque par sa dislocation, voire sa difformité. En d’autres termes, Isabella organise un manège du lit (« bed-trick ») virtuel, une rencontre sexuelle taboue qui se réalisera ultérieurement par l’entremise de son double, Marianna.  

  • 59  Adelman, 102.
  • 60  Lors du deuxième acte, le prévôt informait Angelo qu’elle était déjà sur le point d’accoucher (voi (...)

26L’érotisme triomphe-t-il dans Mesure pour mesure ? On peut certes penser, à l’instar de Janet Adelman dans Suffocating Mothers, que le mariage et la maternité rendent la chose impossible59. Qu’Isabella, symboliquement, est morte. Pourtant, le dénouement peut aussi s’interpréter comme une promesse érotique. Lorsque Claudio entre en scène, il porte un bandeau sur le visage (5.1.475), devenant de ce fait l’emblème vivant de l’amour espiègle, tel Cupidon aux yeux bandés. Sa présence rappelle ironiquement l’amour luxurieux des bordels de la ville qui ne manqueront pas de renaître de leurs cendres, puisque le fils de Vénus servait aussi d’enseigne favorite aux lupanars élisabéthains et jacobéens. Quant à Juliette, elle apparaît sans doute un bébé dans les bras60, incarnant une maternité triomphante, qui peut être interprétée comme la victoire de la sexualité sur sa répression par les autorités. Ainsi, bien que le grotesque soit essentiellement anxiogène dans Mesure pour mesure, il s’avère en fin de compte plus fort que la mort. Grouillant, difforme, marginal, il pullule, envahit, se multiplie, et l’emporte ainsi contre la froideur et la stérilité de la grande faucheuse, qui repart bredouille de la cité viennoise.

Conclusion : failles tragiques et dimension proleptique

  • 61  A l’acte 3 scène 1, par exemple, le duc qui devrait parler en vers, même s’il est déguisé en moine (...)

27« O, you beast! » (3.1.135) s’exclame une Isabella indignée face à ce frère qui voudrait tant vivre. Ce n’est pourtant pas seulement Claudio, qui est bestial, c’est la population tout entière. La pièce présente en effet une galerie de personnages grotesques, inquiétants et fragiles, où le thème médiéval de la danse macabre qui apparaît en sourdine sert à révéler la vanité et le ridicule de leurs postures. On ne s’étonnera donc pas que dans le véritable Vexierbild (tableau à secret) que nous livre Shakespeare, le macabre démultiplie le grotesque – simple manifestation parmi d’autres de la copia élisabéthaine, laquelle devient, sur les planches, ouvertement transgressive. Pour preuve, la prose habituellement réservée aux gens de peu contamine la pièce, et le vers se distend, craque, cédant parfois à ses assauts répétés61.

  • 62  Bakhtine, op. cit.

28Au 18e siècle, le gothique prendra l’ascendant sur ce grotesque rabelaisien : les corps ne seront plus déformés, mais sanglants, et le rire grinçant cèdera la place à la peur. Les 16e et 17e siècles, eux, privilégient encore une dimension festive. Toutefois, bien au-delà de son caractère festif, le grotesque shakespearien entrouvre des failles dont la dimension tragique ressortira très clairement dans une œuvre comme Le roi Lear. Dans Mesure pour mesure, le grotesque annonce la maladie, la mort, les dérèglements. Il est par conséquent ce qui permet aux personnages d’éviter le pire, ne serait-ce que de justesse. A ce titre, sa fonction est éminemment proleptique. Tel le bouclier-miroir d’Achille dans L’Énéide, le grotesque shakespearien permet aux spectateurs comme aux personnages d’anticiper le cours des événements – événements parfois si confus, si insensés, que le monde selon Shakespeare paraît vain. En somme, si le grotesque noir du dramaturge se démarque assez nettement de la vision critique d’un Mikhaïl Bakhtine62, il correspond en revanche assez bien à la conception tragique du grotesque d’un Wolfgang Kayser. C’est donc en précurseur du théâtre de l’absurde que Shakespeare utilise le grotesque, témoignant de la perte de sens et de repères d’une société vivante, certes, mais malade, car Vienne est un monstre urbain. En dernière analyse, Mesure pour mesure est une habile variation de la « city comedy » chère à Middleton, et qui compte de cette monstruosité par le biais d’une forme de réalisme grotesque permettant au public deviner la critique féroce des maux de Londres derrière la peinture satirique des mœurs de Vienne.

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Notes

1  Citation tirée de la « Danse macabre » de Charles Baudelaire (Les Fleurs du mal, XCVII, vers 13-16 : « Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres / Et son crâne, de fleurs artistement coiffé, / Oscille mollement sur ses frêles vertèbres. / - Ô charme d’un néant follement attifé ! »).

2  Shakespeare, King Lear, 264-65. Voir Shakespeare, Tragédies, II, éd. Déprats, 143-45 (3.2.27) : « Quiconque loge sa braguette / Avant d’avoir logé sa tête, / La tête et lui auront des poux ».

3  Les citations de Measure for Measure renvoient toutes à l’édition de J. W. Lever, (1965). Les citations françaises de la pièce sont, quant à elles, tirées de la traduction de Jean-Michel Déprats.

4  Williams, 269.

5  Voir Thomson, 3. Selon Thomson, la force du grotesque réside dans la coexistence malaisée du rire et de la terreur, qu’il définit comme « co-presence of the laughable and something which is incompatible with the laughable ».

6  Rhodes, 10. Voir aussi Kayser, qui attribue au grotesque trois caractéristiques principales : « The grotesque is the estranged world […] The grotesque is a play with the absurd […] [And it is] an attempt to invoke and subdue the demonic aspects of the world », p. 184-88. Dans son ouvrage, Kayser étudie surtout la littérature du 20e siècle, et Rhodes remet en question la pertinence de ses conclusions pour la littérature et le théâtre élisabéthains : « The Elizabethan grotesque is the result of an identifiable and unrepeatable phase in the development of English culture », p. 165.

7 On applique généralement cet adjectif à la littérature et à l’esthétique des dernières années du 19e siècle. Dans l’Oxford English Dictionary (OED), l’adjectif « decadent » est défini comme « state of decay or decline; falling off or deteriorating from a prior condition of excellence, vitality, prosperity, etc. » (la première occurrence de l’adjectif remonterait à 1837 : « T. Carlyle French Revol. I. i. ii. 15 Those decadent ages in which no Ideal either grows or blossoms? »). L’anachronisme est ici délibéré et tente de rendre compte à la fois de l’atmosphère sombre de Mesure pour Mesure, pièce écrite peu de temps après la crise de succession ayant marqué la fin de règne d’Élisabeth Ière, mais aussi une écriture qu’on pourrait qualifier de décadente avant l’heure et marquée par une esthétique de la dissolution et de la noirceur.

8  Voir par exemple Bennett, et plus particulièrement le chapitre 9. L’idée selon laquelle Mesure pour mesure aurait été écrite pour être jouée à la Cour (Shakespeare jouant lui-même le rôle du duc) a été depuis mise à mal par de nombreux critiques. À ce sujet, on consultera par exemple Levin, 171-93.

9  Voir notamment Gibbons, 129.

10  « So shall yee atteyne to the vertue of true fortitude, never being affraide for the horror of death […]: and especiallie, beware to offend your conscience with use of swearing or lying […] » (Livre I, p. 21).

11  Voir Mesure pour mesure, 1.1.66-72 et 2.4.24-30.

12  Ce dernier, venu admirer dans le plus grand secret les décorations londoniennes de son entrée royale, se serait ainsi vu oppressé par ses sujets, rapidement informés de sa visite, avant de trouver refuge au Royal Exchange pour échapper à la ferveur populaire. Ces faits sont relatés par Robert Armin, acteur membre de la troupe de Shakespeare, dans The Time Triumphant, opuscule inscrit au registre des libraires le 27 mars 1604.

13  Bawcutt semble toutefois assez circonspect sur la valeur topique des propos tenus par Mistress Overdone. Selon lui, « sweat » signifierait soit « sweating-sickness », soit « sweating-treatment », mais ne renverrait pas à la peste bubonique. Voir Shakespeare, Measure for Measure, éd. Bawcutt, 95.

14  William Shakespeare, Twelfth Night, 338, 5.1.213. Au cours du dernier acte, un Orsino abasourdi découvre l’existence du frère jumeau de Viola, et la ressemblance entre les deux jeunes gens est telle que qu’il s’imagine un instant que le dédoublement soudain de Viola est le fruit d’une illusion d’optique – autrement dit, d’une anamorphose.

15  Hans Holbein, Les ambassadeurs (Londres, National Gallery, 207 x 209,5 cm, 1533). Voir le site :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Hans_Holbein_the_Younger_-_The_Ambassadors_-_Google_Art_Project.jpg

16  Voir Baltrusaitis, 101.

17  Stamelman, 254 . Voir le site :
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1989_num_41_1_1718

18  Quignard, 81.

19  De manière générale, un décompte du temps est constamment opéré par le duc, Juliette, le prévôt, Isabella, Angelo, ce qui rappelle au malheureux qu’il ne sera bientôt plus de ce monde.

20  Maguire, 67: « Brothels provided dishes of stewed prunes for anxious clients so that you could experience cause and cure in one visit ».

21  Neill, 204.

22  Voir dans ce volume l’entretien accordé par Stéphane Braunschweig à Jean-Michel Déprats et Estelle Rivier à propos de sa mise en scène de Measure for Measure en 1997.

23  Shakespeare, Mesure pour mesure, Acte 3, scène 1, 64.

24  À ce sujet, voir Chastel, Morel.

25  Montaigne, « De l’amitié », Livre 1, chap. 27, p. 189. Voir également Florio, « Of Friendship », 1603: “Considering the proceeding of a painters worke I have; a desire hath possessed mee to imitate him: He maketh choice of the most convenient place and middle of everie wall, there to place a picture, laboured with all his skill and sufficiencie; and all void places about it he filleth up with antike Boscage or Crotesko works; which are fantasticall pictures, having no grace, but in the variety and strangenesse of them. And what are these my compositions in truth, other than antike workes, and monstrous bodies, patched and hudled together of divers members, without any certaine or well ordered figure, having neither order, dependencie, or proportion, but casuall and framed by chance? / Desinit in piscem mulier formosa supernè. Hor. Ars. Poe. 4 / A woman faire for parts superior, Ends in a fish for parts inferior”. Cette traduction est intégralement consultable en ligne : http://www.luminarium.org/renascence-editions/montaigne/1xxvii.htm

26  Iselin, 403. Cet article consacré au grotesque dans Le roi Lear, qui constitue le point de départ du développement qui va suivre, cite en outre abondamment Montaigne et son traducteur John Florio.

27  Anny Crunelle-Vanrigh dans William Shakespeare, Mesure pour mesure, Trad. J.-M. Déprats, p. 143. Ces mêmes idées sont développées par Wilson.

28  Kamps et Raber, 258.

29  Thomsen, 11 : « Le grotesque se présente comme un principe de distorsion et de distanciation : il déforme les proportions et les dimensions ». Ce passage est également cité par Silhouette, note 24. L’article est consultable en ligne sur le site : http://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/article.php?ID_ARTICLE=SR_010_0007

30  Voir Bakhtine, 315.

31  Isaac Oliver, The Rainbow Portrait (Hatfield House, 127 × 99.1 cm, 1600). Ce portrait peut être vu en ligne sur le site suivant : http://en.wikipedia.org/wiki/File:Elizabeth_I_Rainbow_Portrait.jpg. Pour une analyse détaillée de ce tableau, on consultera le long article de Costa de Beauregard. Cette étude est également disponible en ligne sur le site de la SFS (Société Française Shakespeare) : http://www.societefrancaiseshakespeare.org/docannexe/fichier/1094/1984-4Costa%20de%20Beauregard.pdf

32  Shakespeare, Mesure pour mesure, Acte 2, scène 2, 45.

33  Voir la définition donnée par l’OED. « Fantastic », adj. 6. a.: « Having the appearance of being devised by extravagant fancy; eccentric, quaint, or grotesque in design, conception, construction, or adornment ». L’OED fait remonter la première utilisation de cet adjectif utilisé au sens de « grotesque » à 1616 : « R. C. Times’ Whistle (1871) iii. 1078 : Drusus, that fashion-imitating ape, Delights to follow each fantastique shape ». Or, la citation donnée par l’OED semble n’être qu’un écho déformé des vers d’Isabella dans Mesure pour mesure : « His glassy essence – like an angry ape / Plays such fantastic tricks before high heavens / As makes the angels weep » (2.2.121-23). L’emploi de « fantastic » au sens de grotesque remonterait donc en réalité au plus tard à 1604, année où Mesure pour Mesure fut jouée pour la première fois.

34  Voir par exemple Hamlet, 1.5.169-70, 225: « How strange or odd some’er I bear myself / (As I perchance hereafter shall think meet / To put an antic disposition on) ». Sur l’association traditionnelle entre « antic » et « grotesque », on consultera également la définition de l’italien « grottesca » par John Florio dans son dictionnaire bilingue italien/anglais : « a kinde of rugged unpolished painters worke, anticke worke ».

35  William Shakespeare, Twelfth Night, op. cit., 1.1.15, 163.

36  William Shakespeare, Much Ado About Nothing, 2.3.20-21, 206.

37  Dans la traduction française de The Old Wives’ Tale (1590), les trois pages portent les noms de Cabriole, Caracole et Faribole. Voir Le conte de la bonne femme traduit par Marie-Anne de Kirsch dans Théâtre élisabéthain, Cottegnies, Laroque et Maguin, 559-93.

38  Hasard ou non, Lucio fait référence à la sirène pour tenter d’expliquer la naissance d’Angelo. Voir Mesure pour Mesure, 3.2.104-105: « Some report, a sea-maid spawned him ».

39  Voir Bakhtine, op. cit.

40  Shakespeare, Mesure pour mesure, Acte 3, scène 2, 73.

41  Shakespeare, Mesure pour mesure, Acte 2, scène 2, 44-45.

42  Shell, 32.

43  Shakespeare, Mesure pour Mesure, Acte 2, scène 1, 35.

44  Pierre Bruegel, Le combat de carnaval et de carême (Kunsthistorisches Museum de Vienne, 118 x164,5 cm, 1559). Voir le site Internet :
http://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Der_Kampf_zwischen_Karneval_und_Fasten_(1559).jpg

45  Ost, Piret et Van Eynde, 237.

46 The Roxburghe Ballads, 9 vols, Hertford: printed for the Ballad Society by S. Austin, 1871-99, iii. 184-6. Neill précise que l’on fait souvent remonter à 1625 la première version imprimée de cette ballade, mais qu’elle a probablement été publiée bien avant. Voir Neill, op. cit., note 65, 75-76.

47  Knowles, 79-80.

48  Isabella n’a de cesse de demander à Angelo de se mettre à la place de son frère (« If he had been you, and you as he » 2.2.64), puis évoque clairement l’inceste lorsqu’elle rend visite à son frère en prison (« It’s not a kind of incest » 3.1.138). Voir aussi Stéphane Braunschweig à ce sujet : « Je voulais qu’il y ait un rapport très charnel entre Isabelle et Claudio pour que le motif du reproche inconscient d’Isabelle soit que son frère a détruit cette relation fusionnelle et pure. Il fallait qu’elle soit comme amoureuse de son frère, non pas dans un sens sexuel ou érotique, mais qu’elle éprouve un amour d’enfant passionné ».

49  Dans la pièce de Shakespeare, ce que souhaite vraiment Angelo, c’est réduire à l’impuissance le frère d’Isabella pour mieux le remplacer dans son cœur. Dans tout triangle amoureux, il existe effet un tiers devenu gênant, qu’il faut vaincre, voire supprimer.

50  Shakespeare, Romeo and Juliet, 55, 1.1.17-23: « Sampson: ’Tis all one, I will show myself a tyrant: when I have fought with the men, I will be civil with the maids; I will cut off their heads. / Gregory: the heads of the maids? / Sampson: Ay, the heads of the maids, or their maidenheads, take it what sense thou wilt ».

51  Dans le cas de Mesure pour Mesure, un seul et même acteur pourrait incarner Claudio et Angelo, et une seule et même actrice Juliette et Isabella. Deux autres acteurs devraient néanmoins jouer Claudio et Juliette lors de la dernière scène, puisque même si ces personnages restent muets, ils apparaissent en même temps qu’Angelo et Isabella. Cette hypothèse est envisagée par Summers, 67.

52  Au début de la pièce, elle s’apprête à rentrer au couvent. Or, à l’époque, « nunnery » servait aussi à désigner familièrement un bordel (OED, « nunnery », 1. b).

53 OED, « wench », 2: « A wanton woman; a mistress. Obs. exc. arch. More explicitly common, light, or wanton wench, wench of the stews ». La première occurrence du mont « wench » dans ce sens remonterait à 1362 (« Langland Piers Plowman A. Prol. 51 Ermytes on an hep wiþ hoteide staues, Wenten to Walsyngham & here wenchis aftir »).

54  Le duc évoque dans la pièce la substitution de la tête de Claudio par celle de Barnardine (4.2.174).

55  La danse macabre « dont la plus ancienne représentation connue se voyait près de Bâle, au couvent dominicain de Klingenthal au 14e siècle ». Voir Pierre, 213. L’article est disponible sur le site : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/pharm_0035-2349_1970_num_58_206_8296_t1_0213_0000_4

56  Bawcutt semble assez circonspect sur la valeur topique des propos tenus par Mistress Overdone. Selon lui, « sweat » signifierait soit « sweating-sickness », soit « sweating-treatment », mais ne renverrait pas à la peste bubonique.Voir Shakespeare, Measure for Measure, éd. Bawcutt, 95.

57  Shakespeare, Mesure pour mesure, Acte 2, scène 4, 55.

58  McCandless, 105.

59  Adelman, 102.

60  Lors du deuxième acte, le prévôt informait Angelo qu’elle était déjà sur le point d’accoucher (voir 2.2.15-16).

61  A l’acte 3 scène 1, par exemple, le duc qui devrait parler en vers, même s’il est déguisé en moine, s’adresse à Isabella en prose (3.3.150-270), alors même que le frère et la sœur, issus d’un milieu plus modeste, conversent en vers (3.1.53-149). Les valeurs prosodiques de la pièce sont donc elles aussi inversées.

62  Bakhtine, op. cit.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sophie Chiari, « « Un néant follement attifé » : macabre et grotesque dans Mesure pour Mesure »Sillages critiques [En ligne], 15 | 2013, mis en ligne le 14 janvier 2013, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sillagescritiques/2709 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sillagescritiques.2709

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Auteur

Sophie Chiari

Sophie Chiari est maître de conférences habilitée à diriger des recherches à l'Université d'Aix-Marseille. Elle est l'auteur de plusieurs articles consacrés à la traduction, au théâtre et à la poésie de la Renaissance anglaise et a récemment publié une monographie intitulée L'image du labyrinthe à la Renaissance (Champion, 2010). Elle vient de terminer la traduction de Pride and Prejudice, de Jane Austen (Le livre de poche, 2011), ainsi que l'édition augmentée et révisée des Renaissance Tales of Desire (CSP, 2012). Elle écrit actuellement une monographie consacrée aux liens entre William Shakespeare et Robert Greene (à paraître aux éditions Classiques Garnier) et travaille également au sein d'une équipe de traduction des pièces de Tennessee Williams (coordonnée par Jean-Michel Déprats pour les Editions théâtrales).
Sophie Chiari is Senior Lecturer in English Literature at Aix-Marseille University. She has written several articles on translation as well as on Elizabethan drama and poetry, and has recently published a monograph on The Image of the Labyrinth in the Renaissance (Champion, 2010). She has just completed a translation of Jane Austen’s Pride and Prejudice into French (Le livre de poche, 2011) and a revised edition of Renaissance Tales of Desire (CSP, 2012). She is currently working on a book devoted to William Shakespeare and Robert Greene (Classiques Garnier), and she is also part of a collaborative project coordinated by Jean-Michel Déprats and focused on the translation of Tennessee Williams’s dramatic works (Editions théâtrales).
LERMA, Aix-Marseille Université

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