1Histoire tragique ou tragédie historique, le Richard II de Shakespeare se singularise par au moins deux caractères : son extrême sophistication formelle, et le sujet brûlant qu'elle aborde, dans le contexte polémique de la succession d'Elizabeth. Mon propos est ici de mettre en corrélation ces deux évidences et d'établir par quelles relations syntaxiques interfèrent le poétique et le politique dans une pièce nécessairement prudente. Les remous causés par les écrits catholiques (Thomas Morgan, Richard Rowlands, Robert Parsons) et ceux du parlementaire puritain Wentworth à propos de la succession (« A Pithie Exhortation to her majesty for establishing her succession to the Crown »), l'identification de plus en plus fréquente de la reine Elizabeth à Richard II (Forker 5-7), le fait que la pièce ait probablement été jouée au Globe à la veille de la rébellion d'Essex, le 7 février 1601, sont quelques-unes des circonstances qui indiquent à quel point Shakespeare touche à un matériau sensible, vulnérable à la censure, et donc favorable à l'auto-censure. On peut difficilement expliquer autrement l'absence dans le premier Quarto (1597) d'une scène capitale, celle de la déposition, dont on pense qu'elle fut jouée, à défaut d'être imprimée (Forker 516). Très théâtrale, la scène du Parlement pose à elle seule quatre des questions abordées ici :
-
les libertés que Shakespeare prend avec ses sources,
-
les rapports complexes entre théâtre et politique, spéculaire et spectaculaire, pouvoir et représentation,
-
la « curieuse perspective » discursive qui fait prendre à un objet/signe donné des significations si différentes, voire opposées,
-
la réception prudente, sceptique, distante (en tout cas complexe) induite par la pluralité des points de vue, au plan idéologique comme au plan esthétique.
2Tout d'abord, la manière avec laquelle Shakespeare utilise ses sources tient de la prestidigitation. En faisant successivement parler les voix pro-lancastriennes (majoritairement les sources anglaises) et les voix pro-henriciennes (majoritairement les sources françaises), il imprime à la pièce ce mouvement de balancier qui donne successivement le beau rôle à Bolingbroke, puis à Richard. Les rôles de victime et de tyran s'inversent en chiasme, selon une chorégraphie bien réglée. Le point d'équilibre de l'échange, situé au milieu de la pièce, correspond au retour d'Irlande de Richard et au retour d'exil de Bolingbroke ; or la chronologie shakespearienne, qui rompt avec celle des chroniques, est un artifice de construction. D’autre part, cette symétrie structurelle, rendue perceptible par des signes théâtraux appuyés (les larmes de Richard en particulier), altère dans le même temps la réception et la sympathie du public, qui bascule rapidement, en raison inverse des rapports de force manifestés sur scène. Certes, le motif traditionnel de la roue de la Fortune est ici reconnaissable. Simplement, il est dans la pièce plus qu'un motif. Le double mouvement de descente et d'ascension est non seulement l'objet de développements discursifs, comme la parabole de la balance (3.4.84-89), ou celle des seaux dans le puits (4.1.184-9), mais également l'objet de mises en scène à la théâtralité appuyée, comme celle où Richard descend rencontrer Bolingbroke au château de Flint :
Down, down I come; like glist’ring Phaëthon,
Wanting the manage of unruly jades.
In the base court ? Base court, where kings grow base
To come at traitors' calls and do them grace.
In the base court ? Come down ? Down court! down king !
For night-owls shriek where mountain larks should sing.
[exeunt King Richard and followersfrom above] (3.3.178-183)
3Si le geste de Richard ressemble à celui qu'il commentait déjà lors du duel judiciaire, lorsqu'il descendait embrasser son cousin (« We will descend and fold him in our arms », 1.3.54), la grammaire en est différente (le « we » s'efface en « I »), et la rhétorique passe de l'ellipse à la copia. Le premier Richard sous-entend, joue sur les mots par la syllepse :
Farewell, my blood; which if to-day thou shed,
Lament we may, but not revenge thee dead. (1.3.57-8 )
4Au contraire, dans la (basse)-cour du chateau de Flint (3.3), le jeu de mots sur « base », renforcé par la répétition, et le martèlement de « down », donne à la descente sa signification politique et symbolique ; le commentaire est ici redondant, et mêle références classiques (la chute de Phaëton) et proverbiales (la chouette et l'alouette).
5L'hypocrisie machiavélique du premier geste rappelle le baiser de Judas, auquel il est fait une référence insistante dans cette tragédie de la trahison (3.2.132). La deuxième descente, au contraire, est bien perçue comme la déchéance pathétique d'un grand. La répétition du même geste scénique, abondamment commenté par un discours spéculaire, subit ainsi une inversion radicale du sens, politique et dramatique.
6Au changement d'allégeance correspond donc en miroir le changement de sympathie, que Shakespeare ponctue par une variation sur le thème théâtral de la descente. Par le même chassé-croisé, Richard s'approprie, en le magnifiant, le discours de déploration. Alors que Bolingbroke en était la voix légitime en raison de son exil, puis de son deuil et du détournement de son héritage (3.1.16-27), Richard reprend et amplifie la tonalité élégiaque, au point qu'elle domine tout le discours du roi déchu dans la deuxième partie de la pièce, où le motif des larmes devient obsédant. Certes, Mowbray (1.3.159-173, 176-7), York et Gaunt (2.1.5-16) dans la première partie, prennent aussi le ton de la déploration, sur un fond de nostalgie et de patriotisme. Dans la deuxième, en revanche, la dissolution par les larmes prend une dimension à la fois personnelle et eschatologique : « As if the world were all dissolved to tears », dit Scroop (3.2.108). La contemplation d'un monde sens dessus-dessous, en proie à la guerre civile, où la mort menace à domicile, prend les accents de la danse macabre et de la vanité :
For God's sake, let us sit upon the ground
And tell sad stories of the deaths of kings —
How some have been deposed, some slain in war,
Some haunted by the ghosts they have deposed,
Some poisoned by their wives, some sleeping killed —
All murdered. For within the hollow crown
That rounds the mortal temples of a king
Keeps Death his court; and there the antic sits,
Scoffing his state and grinning at his pomp,
Allowing him a breath, a little scene,
To monarchize, be feared and kill with looks,
Infusing him with self and vain conceit,
As if this flesh which walls about our life,
Were brass impregnable; and humoured thus,
Comes at the last and with a little pin
Bores through his castle wall, and farewell, king !
Cover your heads and mock not flesh and blood
With solemn reverence. Throw away respect,
Tradition, form and ceremonious duty,
For you have but mistook me all this while.
I live with bread like you, feel want,
Taste grief, need friends. Subjected thus,
How can you say to me I am a king ? (3.2 155-177)
7Au lieu d'agir, ou de réagir, comme le lui conseille l'évêque de Carlisle, Richard médite sur le pouvoir et l'histoire, dénonce la pompe comme vaine illusion, et l'exercice du pouvoir comme un jeu de rôles provisoire sur la scène éphémère du theatrum mundi. L'artifice du topos poétique est évident, comme l'est l'artifice rhétorique de la tirade, et celui, dramatique, qui suspend l'action aux lèvres du roi-poète. Le lieu commun, le discours poétique aux formes reconnaissables, la copia rhétorique, et la longueur même de la tirade, attirent trop l'attention : la théâtralité du pouvoir, la vanité des rituels, l'omniprésence de la Mort fournissent une abondance de tropes à un conceit dont la spécularité annonce d'autres miroirs, mais dont la conclusion, dépourvue d'artifices, dégonfle en un petit quatrain le montage rhétorique des trente vers qui précèdent : « I live with bread like you ». Commentaire narcissique sur sa propre déchéance, le discours élégiaque se charge donc ici de lyrisme personnel, certes narcissique et parfois complaisant, mais différent du ton simplement nostalgique ou plus strictement politique ou patriotique des deux premiers actes.
8Une autre forme poétique qui se répète tout au long de la pièce est la prophétie. Simple interprétation chorique des présages funestes pour le capitaine gallois (2.4.8-15), expression d'une ultime vérité politique chez Gaunt mourant (2.1.31-68), ou encore appel à la vengeance personnelle chez la Duchesse de Gloucester (1.2), la prophétie est dans presque toutes les bouches, annonçant la mort du roi et surtout les calamités de la guerre civile. En refusant de faire couler le sang de l'ordalie (1.3), Richard dénonce - ou annonce - précisément l'effusion de sang que tous les spectateurs de Shakespeare ont déjà vue sur scène dans la première tétralogie, « the dire aspect / Of civil wounds ploughed up with neighbours' sword » (1.3.127-8). Richard II, tragédie d'une saignée interrompue, annonce par plusieurs voix (Richard, Gaunt, Carlisle) la tragédie anglaise, la guerre des deux Roses. L'artifice poétique consiste alors à faire référence, sous forme de vision prospective, à un spectacle qui est en fait rétrospectif pour le public de l’époque ; mais en même temps qu'il est poétiquement auto-référentiel, le procédé est politiquement significatif puisque la menace de guerre civile, à la fin du règne d'Elizabeth, est bien là, alors que le débat sur la succession prend la dimension d'une controverse à l'échelle européenne.
9Or, ce n'est pas le seul mode qui permet de lire la prophétie sur les deux axes du temps. Alors que Carlisle dénonce l'irrégularité d'un procès sacrilège, la prophétie itérative de la guerre civile emprunte le topos du Golgotha (« let me prophesy [...] this land [shall] be called / The field of Golgotha and dead men's skulls », 4.1.137-145), réminiscence biblique de la crucifixion, et motif obsédant du crâne des vanités. Comme pour la sortie d'Eden, la chute ou le meurtre d'Abel, l'intertexte biblique sert en même temps un propos poétique. Si l'identification de Richard-martyr au Christ est de plus en plus insistante, et que la trahison de Judas prend des dimensions exponentielles (4.1.171-3), le topos subit néanmoins la loi de la déformation des « perspectives curieuses », puisque Richard fait une méprise ironiquement tragique sur Bagot, Bushy et Green, d'une part (« Three Judases », 3.2.132), et que d'autre part, il s'identifie autant au Christ qu'à Judas. L'allégorie est soumise à la même instabilité du regard lorsque les rôles d'Abel et de Caïn circulent entre Gloucester et Mowbray / Richard (1.1.104), puis entre Richard et Exton (5.6.43). De manière indirecte donc, Richard assumerait les deux rôles successivement, puisque son implication dans le meurtre de Gloucester est attestée. La perméabilité, ou l'oscillation entre les rôles de victime et de bourreau que révèle l'instabilité des rôles allégoriques montre donc un topos poétique (mythe) soumis à une lecture anamorphotique. Il y a trop d'Adam(s), de Ponce(s) Pilate(s), de Caïn(s) et d'Abel(s), et surtout trop de Judas dans la pièce pour que l'attention ne soit pas attirée sur le caractère instable, voire interchangeable, des rôles symboliques.
10Le discours sur les larmes comme perspective est sans doute à relier à ce renversement poétique des points de vue, et à cette réversibilité / instabilité des rôles. Le lieu commun sur l'anamorphose comme perspective « dépravée » souligne toutefois son propre artifice et sa propre erreur par deux procédés, l'un conceptuel, l'autre dramatique :
BUSHY: Each substance of a grief hath twenty shadows,
Which shows like grief itself, but is not so ;
For sorrow's eyes, glazed with blinding tears,
Divides one thing entire to many objects,
Like perspectives, which rightly gazed upon,
Show nothing but confusion; eyed awry,
Distinguish form. So your sweet majesty,
Looking awry upon our lord's departure,
Find shapes of grief, more than himself, to wail,
Which, looked on as it is, is nought but shadows
Of what it is not. Then, thrice-gracious Queen,
More than your lord's departure weep not. More is not seen,
Or if it be, 'tis with false Sorrow's eye,
Which for things true weeps things imaginary. (2.2.14-27)
11D'une part, Bushy met sur le même plan l'effet optique d'un miroir ou celui d'un prisme, qui « divides one thing entire to many objects », et l'effet artistique de l'anamorphose (« which [...] eyed awry / Distinguish form »). Le conceit comme conception fantasmatique de la reine (« Conceit is still derived / From some forefather grief », 2.2.34-5) fournit à Bushy le prétexte à une autre illustration du conceit comme commentaire sur l'artifice. Or ce commentaire sur l’artifice comme fausseté est lui-même invalidé par la séquence dramatique : les appréhensions de la reine sont avérées par l'arrivée de Green, qui annonce le débarquement de Bolingbroke. Le conceit dit donc le vrai, et le « heavy nothing » va prendre la forme prodigieuse d'un héritier contre nature :
QUEEN: So, Green, thou art the midwife to my woe,
And Bolingbroke my sorrow's dismal heir.
Now hath my soul brought forth her prodigy,
And I, a gasping new-delivered mother,
Have woe to woe, sorrow to sorrow joined. (2.2.62-6)
12Représentée comme une parturition monstrueuse (« prodigy »), la délivrance du chagrin subit, sur le mode fantastique, une distorsion qui pourtant annonce une vérité à venir : Bolingbroke-Œdipe tuera son roi / père. C'est également le chagrin qui opère sur le mode de la lecture double, lorsque York ne constate la ressemblance physique de Richard avec son père, le Prince Noir, que pour dénoncer la différence de leur éthique :
His face thou hast, for even so looked he,
Accomplished with the number of thy hours ;
But when he frowned, it was against the French
And not against his friends. His noble hand
Did will what he did spend, and spent not that
Which his triumphant father's hand had won.
His hands were guilty of no kindred blood,
But bloody with the enemies of his kin.
O Richard! York is too far gone with grief,
Or else he never would compare between — (2.1.174-185)
13Miracle de l'hérédité, la « perspective naturelle » qui fait voir l'image du père dans celle du fils est toutefois instrument de « comparaison », c'est-à-dire de différenciation. La lecture en perspective est ainsi à l'opposé du miroir trompeur de la flatterie, thème récurrent de la pièce, qui culmine dans la scène du Parlement où le miroir est soumis aux lectures multiples qu'ouvre le signifiant scénique :
[Enter Attendant with a glass]
Give me the glass, and therein will I read. [Takes looking-glass]
No deeper wrinkles yet ? Hath Sorrow struck
So many blows upon this face of mine
And made no deeper wounds ? O, flatt’ring glass,
Like to my followers in prosperity,
Thou dost beguile me. Was this the face
That everyday under this household roof
Did keep ten thousand men ? was this the face
That, like the sun did make beholders wink ?
Was this the face that faced so many follies,
That was at last outfaced by Bolingbroke ?
A brittle glory shineth in this face —
As brittle as the glory is the face ! [Shatters glass]
For there it is, cracked in a hundred shivers.
Mark, silent King, the moral of this sport,
How soon my sorrow hath destroyed my face. (4.1.276-291)
14Livre de ses péchés (« the very book indeed / Where all my sins are writ », 4.1.274-5), le miroir est pourtant décrit comme flatteur (« flatt’ring glass », 279), puisqu'il ne réfléchit pas la déchéance politique qui le dé-figure. L'éthique ambivalente des instruments d'optique, et du miroir en particulier (symbole de vanité, mais aussi instrument de connaissance de soi), explique peut-être cette incohérence dans le propos de Richard, le divorce entre image et visage, et la destruction finale de l'objet.
15L'autre accessoire scénique et objet symbolique où la flatterie a son siège est la couronne :
JOHN OF GAUNT
Now He that made me knows I see thee ill —
Ill in myself to see, and in thee seeing ill.
Thy death-bed is no lesser than thy land,
Wherein thou liest in reputation sick ;
And thou, too careless patient as thou art,
Commit'st thy annointed body to the cure
Of those physicians that first wounded thee.
A thousand flatterers sit within thy crown,
Whose compass is no bigger than thy head ; (2.1.93-101)
16John of Gaunt, opérant ici comme miroir de Vérité, vaticine en prenant la voix du Roi Edouard. L'artifice de la ventriloquie spectrale lui permet ainsi de dire le politiquement indicible :
O, had thy grandsire with a prophet's eye
Seen how his son's son should destroy his sons,
From forth thy reach he would have laid thy shame,
Deposing thee before thou wert possessed,
Which art possessed now to depose thyself. (2.1.104-8)
17Mise en abyme, la prophétie procède de la prosopopée, au sens où Gaunt, mourant mais toujours en vie, donne la parole à l'aïeul mort, et annonce l'auto-déposition (« depose thyself ») comme la seule issue politique. A l'acte 2.3, Bolingbroke a recours au même stratagème pour fléchir York :
HENRY BOLINGBROKE
As I was banished, I was banished Hereford ;
But as I come, I come for Lancaster.
And noble uncle, I beseech your grace,
Look on my wrongs with an indifferent eye.
You are my father, for methinks in you
I see old Gaunt alive. O then, my father,
Will you permit that I shall stand condemned
A wandering vagabond, my rights and royalties
Plucked from my arms perforce and given away
To upstart unthrifts ? Wherefore was I born ?
If that my cousin king be King of England,
It must be granted I am Duke of Lancaster.
You have a son, Aumerle, my noble cousin ;
Had you first died, and he been thus trod down,
He should have found his uncle Gaunt a father,
To rouse his wrongs and chase them to the bay. (2.3.113-128)
18L'artifice est à l'évidence politique, et la permutation des rôles, que la « perspective naturelle » autorise (« in you / I see old Gaunt live »), conduit à un raisonnement où Hereford devenant Lancaster, York devient Gaunt et Aumerle Bolingbroke. En inversant en miroir les deux paires oncle-neveu, en inversant également le mort et le vif, Gaunt revient sur scène pour forcer la conscience de son frère ; la perspective devient alors outil rhétorique de propagande.
19Sur le mode acoustique, la distorsion prend la forme de la rumeur (« ’Tis thought the King is dead », 2.1.7), écho trompeur de la vérité, dont le discours fait chuter les rois, comme celui de la flatterie :
These signs forerun the death or fall of kings.
Farewell. Our countrymen are gone and fled,
As well assured Richard their king is dead. (3.1.15-7)
20Plus efficace que les armes, la désinformation change le cours des batailles, et donc le cours de l'histoire. Alors que le recours aux premières est toujours différé dans Richard II, l'usage politique de la seconde, associé à l'art du comédien, fait des miracles sur la scène politique. Au sourire hypocrite de Bolingbroke (« the craft of smiles », 1.4.28) répondent les larmes fortuites, sinon feintes, d'Aumerle :
KING RICHARD II
And say, what store of parting tears were shed?
DUKE OF AUMERLE
Faith, none for me ; except the north-east wind,
Which then blew bitterly against our faces,
Awaked the sleeping rheum and so by chance
Did grace our hollow parting with a tear. (1.4.5-9)
21La perspective acoustique opère plus fréquemment encore sur le mode du jeu de mots, qu’il s’agisse de la paronomase, de l’homophonie ou de l’antanaclase. L'auto-portrait macabre de Gaunt s'articule sur une homophonie d’essence comique, ainsi que sur la paronomase implicite sur « womb / tomb », d’essence tragique :
JOHN OF GAUNT
O, how that name befits my composition !
Old Gaunt indeed, and gaunt in being old.
Within me grief hath kept a tedious fast,
And who abstains from meat that is not gaunt ?
For sleeping England long time have I watched ;
Watching breeds leanness, leanness is all gaunt.
The pleasure that some fathers feed upon
Is my strict fast — I mean, my children's looks,
And therein fasting, hast thou made me gaunt.
Gaunt am I for the grave, gaunt as a grave,
Whose hollow womb inherits naught but bones. (2.1.73-83)
22Les variations sur « G / gaunt » dessinent un portrait de la maigreur macabre à la Arcimboldo, alors que, par une rime mentale (« grave » = « tomb », et « tomb » rime avec « womb »), la fosse aux ossements s'inverse en matrice (« hollow womb »). Mais la composition très artificielle du portrait, fait d'ossements décharnés, intègre un discours politique aux résonances religieuses : par le jeûne et la veille, formes d'ascèse inconnues à la cour de Richard, Gaunt a sauvé l'Angleterre.
23Outre les jeux de mots onomastiques et les autres formes d'homophonie et d'ambiguïté, la pièce met en scène une ultime perspective acoustique, non verbale celle-là. Alors que Richard soliloque (pour la première et la dernière fois), qu'il peuple sa cellule de pensées (« A generation of still-breeding thoughts », 5.5.8), et qu'il joue à lui seul tous les rôles (« Thus play I in one person many people », 5.5.31), une musique amie l'interrompt :
Music do I hear ?
Ha, ha, keep time ! How sweet sour music is,
When time is broke and no proportion kept !
So it is in the music of men's lives.
And here have I the daintiness of ear
To check time broke in a disordered string,
But for the concord of my state and time
Had not an ear to hear my true time broke.
I wasted time, and now doth Time waste me ;
For now hath time made me his numb’ring clock :
My thoughts are minutes; and with sighs they jar
Their watches on unto my eyes, the outward watch,
Whereto my finger, like a dial's point,
Is pointing still, in cleansing them for tears.
Now, sir, the sound that tells what hour it is
Are clamorous groans, which strike upon my heart,
Which is the bell. So sighs, and tears, and groans
Show minutes, times, and hours. But my time
Runs posting on in Bolingbroke's proud joy,
While I stand fooling here, his Jack o'the clock.
This music mads me ! Let it sound no more ; [Music ceases]
For though it have holp madmen to their wits,
In me it seems it will make wise men mad.
Yet blessing on his heart that gives it me,
For ’tis a sign of love ; and love to Richard
Is a strange brooch in this all-hating world. (5.5.41-66)
24L'offrande musicale, véritable miroir de Vérité, provoque une plongée rétrospective et introspective, anagnorèse tardive qui précède immédiatement la catastrophe, et qui induit, paradoxalement, la folie. Sous l'effet de la musique, la mémoire se mue en théâtre de l'intimité, chaotique et fantastique. Ce plaisir paradoxal (« how sour sweet music is... ») évoque la définition du plaisir tragique par Nietzsche :
Le plaisir que provoque le mythe tragique a la même origine que l'impression de plaisir causée par la dissonance musicale. (La Naissance de la Tragédie, 153)
25Dans Richard II, le traitement maniériste d’un portrait médiéval en diptyque semble donc opérer selon une logique du chiasme, qui inverse non seulement le sens, mais également la réception. Avec la même sophistication formelle, fortement soulignée et auto - référentielle, le hiératique s’inverse en lyrique alors que la sympathie du spectateur change de camp, et que le spectaculaire initial se mue en un théâtre spéculaire de l’intime. Le parcours de la couronne vide au miroir brisé charge les artifices de scène que sont les accessoires à la fois d’une épaisseur symbolique, grâce à l’effet de syllepse, et d’une réflexion sur la représentation, puisque chacun de ces objets, aux confins du politique et du théâtral, met en jeu la question du point de vue et de la perspective. L’artifice, qu’il soit de nature rhétorique ou purement théâtrale, est souligné, exhibé, commenté, avec d’autant plus d’insistance qu’il est soumis à la fluctuation ondoyante du point de vue. Le jeu sur le conceit dans la pièce ne saurait donc être réduit à une fuite prudente du politique, dans l’actualité brûlante d’une fin de règne difficile, mais semble plutôt s’inscrire dans une réflexion poétique sur le théâtre de la politique.