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Partie V : Arts visuels

Le film de tournage shakespearien : fiction documentarisée ou documentaire fictionnalisé ?

L’exemple de A Little Touch of Harry: The Making of Henry V
Sarah Hatchuel

Résumés

Cet article sur les coulisses des adaptations filmiques des pièces shakespeariennes interroge les contours flous du making of, genre qui oscille entre documentaire et fiction, révélation du discours ou plongée dans la fiction. Après avoir rappelé les positions théoriques autour des concepts de « fiction » et « documentaire » et précisé le rôle important du spectateur dans l’élaboration d’un « contrat de lecture », nous nous concentrerons sur un making of en particulier, A Little Touch of Harry: The Making of Kenneth Branagh’s Henry V. Ce making of propose à la fois une lecture documentarisante d’extraits de fiction et une lecture fictionnalisante du documentaire ; il transforme le tournage du film en récit à suspense où le réalisateur devient le double du héros fictif et où la révélation de l’artifice s’accompagne d’une volonté de contrôler la réception des spectateurs, le point de vue de l’« auteur » étant présenté comme faisant « autorité ».

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Texte intégral

Shakespeare et effets métadramatiques

1Le théâtre de Shakespeare présente de nombreux effets métadramatiques qui pointent du doigt l’illusion et révèlent l’énonciation derrière la fiction. Les spectateurs sont ainsi encouragés à rester vigilants, à ne pas plonger entièrement dans l’histoire et donc à ne pas adhérer complètement à son idéologie. Ces mises en abyme peuvent prendre la forme de pièces dans la pièce (qui viennent ajouter un second niveau dramatique), de Prologues et/ou d’Epilogues (qui encadrent la pièce principale), ou bien encore de soliloques (où l’acteur interagit directement avec son public). Les films adaptés des pièces shakespeariennes proposent régulièrement des équivalents cinématographiques à ces moments réflexifs, que ce soit par des commentaires en voix off, des regards-caméra, des décors stylisés, des citations d’autres films, ou bien encore des films dans le film (Hatchuel, 2004, pp. 94-126). Cependant, la nature même du médium cinématographique, en créant une ségrégation des espaces entre l’acteur et le spectateur, en instaurant un écran étanche entre le monde de la fiction et celui de la salle, empêche toute mise à nu radicale de l’illusion, toute mise à nu des artifices qui ont permis la création filmique. Aucune interaction réelle ne peut avoir lieu entre l’acteur et le spectateur. En conséquence, l’énonciation paraît presque toujours se dissoudre au sein de la narration. L’artifice filmique œuvre généralement pour cacher sa propre existence. Les procédés du cinéma classique, parce qu’ils génèrent facilement des mondes imaginaires crédibles, favorisent la création d’une diégèse plutôt que la révélation du discours qui la sous-tend. Si la révélation de l’artifice cinématographique a lieu, elle est reléguée à l’extérieur des films, dans ce que Gérard Genette appelle l’épitexte, c’est-à-dire tout élément participant à la communication autour du film lui-même : entretiens avec les acteurs et le réalisateur, revue de presse, comptes rendus de tournage, etc (Genette, 1987, 316). Dans le cas des adaptations cinématographiques des pièces de Shakespeare, cet épitexte comprend des entretiens accordés par les artistes aux médias, la publication des scénarios (dans lesquels sont révélées les intentions du réalisateur), mais également des films de tournages. Le film de tournage, autrement connu sous le nom anglais de making of, est un documentaire sur la réalisation des films long-métrage de fiction, et participe généralement à la promotion de ces derniers. Métafilmique par essence, le making of d’un film shakespearien peut être vu comme une véritable mise en abyme de la fiction, permettant de soulever le voile qui cache si souvent l’artifice de la création cinématographique. Cet objet filmique, en révélant les coulisses, en donnant à entendre les discussions entre réalisateurs, producteurs et comédiens, en pointant du doigt les procédés techniques à l’œuvre dans la création de l’univers fictif, offre ainsi un équivalent à la révélation de l’illusion et de l’artifice au sein du théâtre shakespearien. Le making of semble ainsi se situer au confluent du monde réel et du monde fictif, révélant l’extrême porosité de la frontière entre cinéma-documentaire et cinéma de fiction. Dans un making of, fiction et documentaire se côtoient, en effet, intimement. Le discours s’accompagne d’un méta-discours, expression même des conditions de la réalisation

Fiction et documentaire : positions théoriques

2De nombreux théoriciens du cinéma ont écrit sur la question des différences entre cinéma de fiction et documentaire (autrement appelé cinéma de non-fiction). Ces cinémas impliquent deux formes discursives distinctes, mais qui n’en sont pas moins, dans les deux cas, une appropriation avant tout subjective du réel, un discours construit à partir d’une réalité donnée. Pour Guy Gauthier, la fiction appartient au domaine de l’irréel et le documentaire à celui du réel, mais à un réel existant au moment des prises de vue (Gauthier, 1995). Carl R. Plantiga précise que le cinéma de non-fiction donne l’impression que des objets, entités, événements ou situations ont eu lieu ou ont existé dans le monde réel tel que représenté (Plantiga, 1997, 18). Le documentaire se caractérise alors par une absence d’acteurs jouant d’autres rôles que le leur. Cette forme de cinéma se tourne dans les conditions du direct, se calquant sur une vie menée à l’improviste. Le documentaire se démarque ainsi du modèle romanesque qui régit la fiction où l’on progresse vers une fin logique sans rupture discursive. William Guynn se situe en droite ligne de cette pensée. Selon lui, dans le film de fiction, décors, costumes et acteurs sont « transporté[s] devant une caméra prisonnière, dans le but de créer le spectacle ». A l’inverse, dans le documentaire, l’intrigue, les « personnages » et le décor émergent « tout formés du réel » et l’histoire « imite le déroulement des événements réels ». Quant à la caméra, elle « cherche son objet naturel en se mouvant dans la réalité » (Guynn, 2001, 25)

3Se pose alors la question du degré de consentement des « acteurs » : dans quelle mesure consentent-ils à être filmés par la caméra et à être vus par le public ? Cette forme discursive spécifique au documentaire est, selon Guynn, propice au rétablissement d’une certaine vigilance chez le spectateur, qui serait plus à même de mobiliser des « opérations de la pensée éveillée, du raisonnement contrôlé et du jugement » devant des faits supposés réels (Guynn, 2001, 193). Devant un documentaire, le spectateur ne peut plus, comme devant une fiction, fantasmer la présence des acteurs, objets ou personnes, car ce qu’on lui présente est une succession d’événements ayant déjà eu lieu. On retrouve la notion de vigilance et de lucidité dans la plupart des écrits sur le documentaire.

4Cependant, certains théoriciens mettent encore davantage l’accent sur l’importance de la réception. Pour Pierre Baudry, la différence principale entre documentaire et fiction réside dans l’existence ou non d’une convention passée entre l’œuvre et son public. Lorsque nous regardons une fiction, nous savons pertinemment que ce que nous voyons n’est qu’illusion mais nous jouons à faire semblant de l’oublier. Selon Baudry, ce serait « ce déni d’illusion, posé contractuellement entre le film et son spectateur » qui serait constitutif de la fiction. Le documentaire se définirait alors en opposition comme un genre cinématographique qui « prétend faire l’économie de cette convention » (Baudry, 1992, p. 9). Roger Odin met également le spectateur (et sa réception) au centre de la question : « La différence entre fiction et documentaire n’est qu’une différence de forme discursive et pour le spectateur de régime de croyance (on pourrait aussi dire de contrat de lecture) » (Guynn, 2001, préface d’Odin, 8). Selon la terminologie de Roger Odin, une lecture « documentarisante » peut ainsi s’appliquer à tout ou partie d’un film de fiction, et une lecture « fictionnalisante » peut intervenir sur tout ou partie d’un documentaire.

5Lors d’une lecture fictionnalisante, le spectateur va annexer l’œuvre au mythe ou à la fiction pure. Lors d’une lecture documentarisante, au contraire, le spectateur envisage un « énonciateur supposé réel » qui est à l’œuvre derrière l’image. Christian Metz avance des arguments qui nient l’existence d’une énonciation filmique à caractère anthropoïde dans le cinéma de fiction : le discours ne relèverait pas du réalisateur mais du film lui-même. Cependant, dans le cadre d’un documentaire (où le discours cinématographique nous est explicitement révélé comme issu directement d’une création humaine), la source (ou le foyer) de l’énonciation est alors occupée par un sujet humain (voir Metz, 1991, 12). La lecture documentarisante interrompt l’identification aux personnages du film et vient « bloque[r] la fascination fictionnalisante » (Guynn, 2001, préface d’Odin, p. 11).

6Edward Branigan, à l’instar de Roger Odin, remarque qu’il est possible de regarder tout film de fiction de manière distanciée et non fictionnalisée. Il donne l’exemple du Magicien d’Oz, qui peut être vu comme un exemple du jeu de l’actrice Judy Garland en 1939 (voir Branigan, 1992, p. 193). Mais ces différents types de lecture appliqués à toute œuvre (de fiction ou de non-fiction) sont avant tout encouragés par le dispositif dans lequel s’insère la diffusion ou la présentation du film. Un fléchage (ou guidage) de la réception peut, en effet, s’effectuer par le biais du générique, du titre, de l’ouverture du film, des dossiers de presse, du bouche à oreille, etc., qui contribuent à « fixer » le film dans un genre particulier. Ce guidage de la réception est à rapprocher de la position théorique adoptée par Hans Robert Jauss (1978, voir particulièrement p. 49-54 et 113) selon laquelle « chaque réception nouvelle se développe à partir d’un sens attendu ou préexistant » (p. 113). Un « horizon d’attente » serait ainsi construit par l’œuvre elle-même, particulièrement dans un rapport aux œuvres précédentes, à travers les jeux d’annonces, les citations ou références implicites, les signes familiers, qui prédisposent le lecteur ou le spectateur à un certain mode de réception.

7Cet article se propose de mettre au jour le fonctionnement et les enjeux esthétiques des making of au regard de cette dialectique qui régit documentaire et fiction, réalité et irréalité, vigilance ou hypnotisme du spectateur, révélation du discours ou plongée dans la fiction. Nous étudierons, dans un premier temps, plusieurs films de tournage shakespeariens afin de comprendre en quoi ces making of entretiennent les paradoxes et oscillent entre documentaire et fiction. Puis, dans un second temps, nous nous concentrerons sur un making of en particulier, A Little Touch of Harry: The Making of Kenneth Branagh’s Henry V. Ce making of non seulement brouille les frontières entre documentaire et fiction en offrant une lecture documentarisante d’extraits de fiction, mais il propose également une lecture fictionnalisante du documentaire en transformant le tournage du film en récit à suspense.

Films de tournage shakespeariens : esthétique et idéologie

8Dans leur grande majorité, les making of d’adaptations de pièces de Shakespeare utilisent les mêmes éléments filmiques. Ils se composent d’extraits de la fiction finale, d’images prises en répétition, sur le tournage ou en post-production, d’entretiens avec le réalisateur (qui exprime ses intentions), l’équipe technique, les producteurs, les acteurs (qui racontent leur expérience sur le tournage et donnent leurs impressions sur la pièce de Shakespeare), et, parfois, des professeurs spécialistes du dramaturge élisabéthain. Dans certains cas, une voix de narration peut intervenir discrètement. Ces éléments hétérogènes révèlent, chacun à sa manière, le discours qui sous-tend la création des long-métrages. Ces making of, afin de promouvoir la sortie du film, fonctionnent fréquemment sur le mode de l’autocongratulation et véhiculent une idéologie selon laquelle Shakespeare a écrit des pièces universelles et éternelles, pouvant être jouées par tout type d’acteurs et être comprises par tout type de spectateurs, sans besoin d’expérience ou de connaissance préalable. Cette vision « universalisante » et « démocratisante » est essentiellement transmise par les propos des acteurs et du réalisateur. Dans le making of accompagnant la sortie de Roméo + Juliette (1996), le réalisateur Baz Luhrmann insiste sur le fait que Shakespeare était avant tout un auteur populaire, l’équivalent moderne d’un scénariste de séries télévisées, et qu’il écrivait des histoires révélant avant tout la nature et les émotions humaines. Pour justifier son choix des acteurs (Leonardo Di Caprio en Roméo et Claire Danes en Juliette), il déclare que Shakespeare a écrit ses pièces pour un accent américain et que « le langage shakespearien, finalement, c’est du rap ». En trouvant des équivalents dans la culture populaire, Luhrmann véhicule une idéologie de la ressemblance dans la différence, d’une correspondance directe entre passé et présent, promettant un accès facile au texte shakespearien. Le réalisateur espère ainsi garantir un succès populaire et financier à son film. Ian McKellen, scénariste du Richard III réalisé par Richard Loncraine (1995), nous offre une vision similaire dans le making of de son film : « We shouldn’t be afraid of Shakespeare. The story and the characters are as relevant today as they were at the time of Shakespeare’s Globe ». Quant à Oliver Parker, réalisateur de Othello (1995), il compare la pièce à un thriller exotique, au rythme passionné, insérant ainsi la pièce de Shakespeare au sein des codes génériques de notre époque. Puis, il loue l’interprétation de Desdémone par l’actrice française Irène Jacob. Selon lui, elle a abordé le texte avec fraîcheur, sans idée préconçue. Les propos des acteurs transmettent encore cette idée d’un Shakespeare accessible aisément. Pour Claire Danes, Shakespeare a écrit des histoires dont les émotions restent éternelles. Kenneth Branagh et Laurence Fishburne, interviewés dans le making of d’Othello (1995) pour leur rôle respectif de Iago et Othello, affirment que le film est « sexy » et puissant. Il s’adresse à tous car tout le monde peut comprendre le concept de jalousie. Fishburne declare : « Branagh is a guy from Belfast and I come from Brooklyn. We shouldn’t be playing Shakespeare ». A travers des propos oscillant entre autodérision, fausse modestie et autocongratulation, les deux acteurs souhaitent démystifier Shakespeare pour inciter un public toujours plus nombreux à aller voir le film. De même, l’acteur Billy Crystal, interviewé dans le making of relatant le tournage du Hamlet réalisé par Branagh (1996) tient à souligner qu’il a répété son rôle du fossoyeur à la manière d’un De Niro dans Le Parrain. Cependant, le texte shakespearien n’est pas entièrement dépouillé de son aura car les acteurs ne cessent également d’affirmer à quel point jouer Shakespeare reste pour eux un véritable honneur et un grand privilège.

9La voix de narration, lorsqu’elle existe dans le making of, a surtout une fonction de suture, reliant les éléments hétérogènes (interviews, extraits, images de tournage) entre eux. Cependant, elle contribue à amplifier le message universaliste avec de brèves présentations telles que « Othello, the eternal tragedy of love and jealousy » ou bien « Shakespeare wanted to move his audience. Baz Luhrmann wishes to do the same now ». Les réalisateurs sont ainsi posés comme des artistes prenant directement le relais du dramaturge.

10Looking for Richard, « adaptation » de Richard III réalisée par Al Pacino en 1996, est un film à part, puisqu’il brouille, en son sein même, les frontières entre fiction et documentaire. Pacino filme les scènes principales de Richard III, et y ajoute plusieurs commentaires métafilmiques composés de séances de répétition dans un théâtre ainsi que d’entretiens avec des universitaires, des acteurs et des gens dans la rue. Le film porte sur deux processus à la fois : la mise en scène d’une version théâtrale de la pièce, et le passage d’une pièce de théâtre à une adaptation cinématographique. Pacino tourne d’abord les scènes comme du théâtre filmé, d’une manière relativement statique et dans un espace où l’artifice des décors est apparent, mais sa caméra finit par adopter une esthétique cinématographique, tournant autour des acteurs, insistant sur leur visage et leurs émotions. Pacino se présente tour à tour comme le roi Richard au sein d’une diégèse parfois réaliste, comme un acteur qui joue Richard et perturbe la création de l’univers fictif, et comme lui-même, en quête de la « vérité » du rôle. En alternant des procédés de construction et de déconstruction de la fiction, Pacino réalise un film qui intègre en lui-même son making of, une œuvre qui contient son propre épitexte et processus de fabrication

Films de tournage : entre fiction et documentaire

11Par des images de tournage, des interviews et (parfois) des voix de narration, le making of se rapproche d’une œuvre documentaire, présentant les conditions réelles vécues par le réalisateur, les techniciens et les acteurs, et révélant le discours qui sous-tend leur démarche créatrice ou leur interprétation du rôle. Dans le making of, le processus qui régit la création d’une fiction se trouve, en fait, documentarisé. Cependant, en filmant le tournage d’une fiction appelée à appartenir au domaine de l’irréel, et en insérant de larges extraits de ce récit filmé imaginaire, il se rapproche de la fiction. Les making of présentent régulièrement des extraits du long-métrage dont ils font la promotion. Un épisode du tournage d’Henry V, raconté dans l’autobiographie de Branagh, révèle d’ailleurs bien la confusion énonciative que crée le genre du making of. Pendant que Branagh jouait la séquence au cours de laquelle la ville d’Harfleur est assiégée, il ne savait plus vers quelle caméra se tourner : quelle était celle qui filmait la fiction et celle qui filmait le documentaire ? Pour citer Branagh : « With a television documentary crew also following us around the set, I wasn’t sure at times what camera I was supposed to look at » (Branagh, 1989, p. 229).

12Le making of peut également présenter, sur le tournage du film, le réalisateur en train de regarder des rushes de la fiction sur des écrans de contrôle ou bien, en post-production, sur des écrans de montage. Les extraits de fiction sont alors perçus au travers de la vision du « créateur » à laquelle le spectateur est amené à s’identifier l’espace d’un instant. Au lieu d’être présentés au sein d’un continuum narratif, ces extraits de fiction sont intégrés dans un making of destiné à une diffusion télévisée lors de la campagne promotionnelle du long-métrage. La lecture du spectateur est donc appelée à se modifier. Le dispositif fait passer le spectateur d’une lecture fictionnalisante à une lecture documentarisante des extraits filmiques. Cette lecture documentarisante est renforcée par l’encadrement de ces séquences par les images précises de leur tournage. Dans le making of d’Othello (1995), par exemple, les images révélant le tournage de la scène où Desdémone arrive à Chypre sont immédiatement suivies de la séquence montrant cette arrivée dans le film achevé. Les extraits sont entourés par leurs conditions d’élaboration, tournage du tournage au caractère éminemment métafilmique. Les spectateurs ne s’intéressent plus uniquement à l’histoire que ces extraits racontent. Ils lisent à présent ces bouts de fiction comme le résultat d’une création artistique qu’ils peuvent juger comme plus ou moins réaliste et réussie au regard des artifices mis en jeu lors de leur réalisation.

13La réception des extraits de fiction est, de plus, guidée par le discours que le réalisateur, les acteurs et les techniciens tiennent lors des entretiens. Les extraits sont donc retirés d’un contexte narratif pour être placés dans le contexte avant tout discursif et métafilmique du tournage. Symptomatique de la relation étroite et symbiotique existant entre fiction et documentaire au sein du making of, la transition entre un extrait et le tournage de cet extrait peut se faire par le biais d’un glissement subtil par volet. Dans le making of de son Henry V, Kenneth Branagh commence sa tirade « Once more unto the breach, dear friends » dans la prise tirée de la fiction... et la termine dans la même prise mais, cette fois-ci, tournée au milieu des techniciens et des éclairages par la caméra du documentaire. Le glissement par volet non seulement dénonce l’illusion filmique en donnant à voir les artifices de réalisation, mais instaure également deux niveaux d’énonciation : un premier niveau en la personne du réalisateur de fiction et de ses collaborateurs (Kenneth Branagh, acteurs et techniciens) ; un second niveau en la personne du réalisateur du documentaire (le journaliste Iain Jonhstone). Ce second énonciateur se construit également pendant les entretiens avec les intervenants du tournage. Le réalisateur, les acteurs, les techniciens et les producteurs livrent tous, en effet, leurs impressions ou leurs commentaires en regardant directement la caméra, obligeant toujours le spectateur à prendre conscience de l’instance énonciative du making of.

14Le brouillage entre le documentaire et la fiction se révèle aussi à travers la nature même des personnes interviewées. Généralement, une des caractéristiques du documentaire est l’absence d’acteurs. Or, le making of présente des entretiens avec des personnes qui, si elles jouent certes leur propre rôle, n’en sont pas moins les acteurs d’un film de fiction. Elles sont en costume, prêtes à jouer, ou se reposent entre deux prises. La personne interviewée est donc toujours perçue dans un entre-deux : elle est à la fois réelle et fictive, ce qui encourage l’apparition d’un phénomène proche de la dénégation chez le spectateur du making of, phénomène intervenant normalement pendant une fiction. Les acteurs commencent d’ailleurs souvent leurs discours non pas en rappelant qui ils sont dans la vie, mais en donnant leur nom et leur fonction dans le film de fiction.

15Looking for Richard, film singulier en ce qu’il est à la fois une fiction adaptant la pièce de Richard III et un documentaire proposant une réflexion sur la création de cette fiction, rend particulièrement instable le cadre ontologique des deux genres (voir Lefait, 2005, p. 41-64). Lors d’une discussion (intégrée au film) avec le metteur en scène Frederic Kimball, Pacino décrit son entreprise en des termes qui trahissent l’imprécision et l’ambiguïté du genre adopté : « We provided this kind of ducudrama type thing to inform some of the scenes, so you know where you are » (mes italiques). Les scènes où la pièce de Richard III est jouée sont souvent tournées sur un mode « amateur » : il est donc difficile pour le spectateur de comprendre si les acteurs jouent ou répètent. Parfois, la présence d’un public (qui assiste aux scènes jouées) brouille encore nos repères : le public apporte-t-il la garantie que les scènes entrent bien dans un cadre fictionnel (et ne sont pas juste répétées), ou bien distancie-t-il les spectateurs de cinéma en leur révélant le cadre théâtral (et donc illusoire) de ces mêmes scènes ? Si le statut fictif des scènes « jouées » est remis en question, les scènes de documentaire (entretiens avec les acteurs, rencontres avec des universitaires, visites de lieux touristiques shakespeariens…) interrogent également notre croyance dans un « réel » objectif. Les spectateurs ne peuvent qu’y repérer les effets spéciaux (comme le ralenti) ou les phrases histrioniques (« How do I look ? ») à l’évidence répétées plusieurs fois par Pacino avant d’être filmées. Le film nous invite à observer un « réel » subjectif et explicitement retravaillé, un documentaire hanté par la fiction et par le point de vue qu’il souhaite pourtant déconstruire.

16En brouillant les frontières entre scènes d’adaptation « classique » et scènes de tournage, Looking for Richard contribue à montrer que fiction et documentaire, lorsqu’on les juxtapose, entrent dans une relation systémique. Les deux genres interagissent et transforment réciproquement leur nature propre. En commençant par de nombreuses séquences « réelles », le film de Pacino donne l’illusion que la fiction semble bien longue à commencer, avant de nous faire prendre conscience que l’illusion a peut-être commencé depuis longtemps (voir Lefait, p. 59). En soulignant que le « réel » n’est plus l’apanage du documentaire et que la fiction peut être rattrapée par le « réel », le film de Pacino élargit, ou du moins fait bouger, les cadres ontologiques. Ce faisant, il contribue paradoxalement à les abolir, c’est-à-dire à rendre leur distinction purement et simplement arbitraire. Le film élabore un autre mode (hybride) de présentation, celui de la « docufiction », et, de manière fort shakespearienne, interroge les notions de « réalité » et de « vérité », révélant que le monde entier est film et que le film peut se faire monde.

17Cependant, dans Looking for Richard, cette fictionnalisation de la « réalité » s’opère au sein même du film, et non dans un épitexte entièrement détaché de l’œuvre de fiction. Il va s’agir à présent de montrer que le « réel » peut également se retrouver « fictionnaliser » dans un making of extérieur à l’œuvre de fiction

A Little Touch of Harry: le documentaire fictionnalisé

18Si, dans un premier temps, le propre du making of extérieur au film est de documentariser la fiction, de transformer le regard que le spectateur lui porte, il est possible que le documentaire soit, dans un second temps, fictionnalisé. C’est notamment le cas de A Little Touch of Harry, le making of d’Henry V, réalisé en 1988 pour une diffusion télévisée sur les chaînes anglaises et américaines, lors de la sortie du film. Par le biais de procédés narratifs, plusieurs parallèles sont créés entre le film de fiction et le film du tournage. Le long-métrage d’Henry V réalisé par Kenneth Branagh raconte le parcours initiatique d’un roi anglais vers la maturité, en introduisant à la fois le mythe de David et Goliath, et celui du self-made man. Au fil de l’histoire, le roi (joué par Branagh également) apprend à faire face aux doutes qui l’assaillent, à accepter ses responsabilités, et à remporter la victoire contre des forces militaires françaises bien plus nombreuses. Réalisé en 1988 et sorti en salle en 1989 (sauf en France où il fut distribué en 1991), le film se positionne clairement comme une fiction aux multiples rebondissements et au happy end flamboyant où l’attente cathartique du spectateur est satisfaite.

19Le premier extrait choisi pour ouvrir le making of est celui qui ouvre également le film de fiction : une main, dans l’obscurité, craque une allumette ; le visage d’un homme s’éclaire ; cet homme commence alors à nous parler et allume un projecteur de cinéma. Iain Johnstone, l’auteur du making of, entretient donc la confusion entre fiction et documentaire dès le commencement. Le spectateur peut légitimement se demander s’il a affaire au film de fiction ou à son making of. Ce problème de fléchage est résolu quelques images plus tard lorsque l’écran précise le titre du documentaire : « A Little Touch of Harry: the Making of Henry V ». Le cadre ainsi défini, tout extrait tiré de la fiction d’Henry V acquiert un statut différent. Le dispositif de présentation pousse le spectateur à changer de système de lecture.

20L’histoire du film d’Henry V est présentée par le Choeur, emblème métathéâtral cher à Shakespeare, et joué par l’acteur Derek Jacobi comme un personnage anachronique n’appartenant pas au monde de l’histoire proprement dite. Cette figure narrative trouve son écho dans le making of du film, qui est également présenté sur le mode de la narration. Contrairement aux autres films de tournage shakespeariens, la voix de narration se fait ici beaucoup moins discrète : elle intervient tout au long du documentaire. Les commentaires sont prononcés par Judi Dench, elle-même actrice dans Henry V. Alors que, généralement, le genre du documentaire présente une voix off impersonnelle (« sans corps », « sans substance » et « incapable de représentation » selon Guynn [2001, p. 138]), la voix de Dench est, elle, reconnaissable et personnalisée. Sa source appartient au monde même du making of, puisque Dench est également filmée et interviewée en tant qu’actrice jouant Mistress Quickly dans le long-métrage. La personne réelle derrière la voix off est notamment révélée lorsque Dench fait référence à son propre passé. Sur des images où les acteurs s’entraînent à monter à cheval avant le tournage de la bataille finale, le commentaire de Dench prend, en effet, un tour très personnel : « When I was at drama school, they didn’t teach us how to ride ». Dans ce making of, la voix off devient elle aussi un personnage impliqué dans l’action diégétique. Elle appartient au monde « réel » du tournage qu’on documentarise, tout en restant un élément extérieur qui commente de manière extradiégétique. Réflexifs et personnels, les commentaires de Dench sont également narratifs et exégétiques : ils contribuent à faire avancer l’action en donnant des informations factuelles, et rendent intelligibles des images de tournage qui pourraient sembler obscures à des spectateurs n’ayant pas encore vu le long-métrage.

21Les commentaires de Dench exposent des faits, apportent cohérence et continuité aux différents épisodes du tournage et aux interviews, interprètent les images, leur donnent un sens précis en les mettant en contexte. Ils viennent donc proposer un système idéologique pour regarder à la fois le making of et le long-métrage dont il décrit le processus de fabrication. La présence d’une voix off dans un documentaire implique l’existence d’une « position symbolique seconde » (Guynn, 2001, p. 80), d’une autorité supérieure qui personnifierait le savoir et la compétence. La voix off présente, explique, enseigne et dirige, suggérant et entretenant une relation hiérarchique entre elle et le spectateur (voir Plantiga, 1997, p. 115). La voix off donne l’impression de ne pouvoir être critiquée car elle symbolise la « vérité », la stabilité du sens. Elle est d’ailleurs souvent comparée à une « voix divine » qui inviterait le spectateur à absorber passivement son message. Selon Guynn, le spectateur « ne peut en aucun cas répliquer ou contredire. La réversibilité du discours est impossible » (Guynn, 2001, p. 138). La voix off de Dench révèle le discours qui sous-tend le film de Branagh et qui s’exprime à travers l’esthétique et la construction du héros royal. Pour Dench, la bataille d’Azincourt, « moment de pur cinéma », doit être esthétiquement « convaincante ». Quant au siège d’Harfleur, il doit nous faire croire « que l’on y est ». Ces commentaires révèlent, mais sans volonté critique de dénonciation, que le long-métrage cherche à cacher les conditions de sa fabrication, à effacer les marques de son énonciation par l’histoire dans laquelle on souhaite immerger (hypnotiser ?) le spectateur. Le fait de parvenir à plonger le spectateur dans une diégèse crédible est même présenté comme une condition sine qua non de réussite pour le film : « In the end, if it wants to be successful, a film must create emotions in the audience ». La voix off de Dench déconstruit le long-métrage dans ses intentions esthétiques et ses ambitions populaires, et suggère que la clé du succès réside surtout en la capacité de Branagh de jouer Henry V en « héros qui attire la sympathie ».

22Or, Dench va également transformer Branagh (sous sa casquette de réalisateur) en héros sympathique, cette fois-ci au sein du making of. Le documentaire insiste d’abord sur l’âge de Branagh. Les commentaires de Dench précisent qu’il fête ses 28 ans pendant le tournage. L’un des acteurs (Ian Holm) souligne que ce que Branagh réalise, à 28 ans, est « remarquable ». Cette insistance sur la jeunesse de Branagh n’est pas une simple coïncidence : elle crée une similitude avec le héros de la fiction, puisque le roi Henry V avait également 28 ans à l’époque d’Azincourt. Tout au long des interviews, les acteurs et les techniciens font état de leur admiration pour leur metteur en scène. Dench précise même que Branagh n’a encore joué que dans deux films avant le tournage d’Henry V et ajoute « Would Branagh be attempting a hurdle too high for his young shoulders ? » Le making of tend ainsi vers une glorification du réalisateur, tout comme le roi Henry est glorifié dans le film de fiction. Le directeur de la photographie souligne aussi la détermination et l’assurance de Branagh : « When he has a shot in mind, he doesn’t give up until he has achieved his initial vision ». Kenneth Branagh devient donc, dans le documentaire, un personnage digne d’une fiction, calqué sur son rôle fictif du roi Henry. En outre, la plupart des commentaires de Judi Dench construisent un parallèle flagrant entre les difficultés rencontrées par Henry à combattre l’armée française, et celles de Branagh à créer son film, sur le plan des finances, de l’esthétique et de l’organisation.

23Ces commentaires en voix off témoignent d’une fictionnalisation qui donne naissance à un véritable récit aux thèmes hautement romanesques, opérant sur le mode de l’attente et présentant des tensions, des pauses, des rebondissements et du suspense. Dench pose explicitement la question de savoir si Branagh parviendra à mener à bien son entreprise de metteur en scène : « Will Branagh succeed ? » Elle nous apprend également que Branagh a enduré un parcours du combattant pour convaincre les investisseurs de risquer leur argent sur le film. Non seulement la mise en scène d’une grande bataille est ardue, mais son financement aussi. Le producteur exécutif, Stephen Evans, parle « d’enfer financier et juridique », et avoue qu’il n’aurait jamais entrepris une telle opération s’il en avait connu les difficultés au préalable. Sans « une pré-vente miraculeuse » des droits télévisés à la BBC, le film n’aurait sans doute pas pu être tourné. L’émotion est poussée à son paroxysme avec l’introduction d’une musique non diégétique, musique similaire à celle que l’on entend dans la fiction. L’hymne du Non nobis, qui symbolise la victoire et le retour de l’harmonie, accompagne, en effet, de nombreuses séquences du tournage, signalant l’enthousiasme de l’équipe au travail. Judi Dench s’interroge souvent sur les doutes que peut ressentir Branagh qui, pourtant, paraît si « sûr de lui pendant le tournage ». Elle suppose qu’il les cache du mieux qu’il peut : « Maybe he is playing even when he is directing », tout comme Henry V cache à ses soldats les appréhensions qu’il ressent avant la bataille.

24Toute la fin du documentaire est prétexte à une exhortation quasi guerrière et va jusqu’à parler d’équipe « galvanisée » par son metteur en scène. Le tournage en lui-même devient une bataille, dont l’issue est tout aussi incertaine que la bataille d’Azincourt : « It is a game, but a game you have to win », dit Dench. Selon elle, le champ de bataille est l’épreuve ultime dans laquelle Branagh « doit prouver sa valeur ». Le documentaire s’étend alors, en parallèle, sur les difficultés financières de toute l’opération. Sur des images montrant les techniciens affairés à préparer la lumière, installer les caméras et les décors, Dench nous rappelle à quel point un long-métrage « coûte cher ». Mais elle insiste sur le fait que le film d’Henry V n’a reçu aucune subvention du gouvernement britannique, et que Branagh a créé une « société indépendante » pour financer le film. Ces remarques participent à infiltrer une idéologie du self-made man, tissant des liens avec le discours présent au sein du long-métrage : Henry V, lui aussi, nous est présenté comme un homme seul au gouvernement, prenant la responsabilité de la guerre sur ses épaules. Dans le making of, Branagh avoue même, en interview, que la réalisation du film a accru son sens des responsabilités, tout comme la bataille d’Azincourt a aguerri le roi Henry. Nous retrouvons le thème du parcours initiatique et héroïque, présent dans la fiction, au sein même du documentaire. Après le générique de fin, le making of s’attarde sur Branagh marchant seul sur le tournage, et poussant un soupir, dernier clin d’œil au roi Henry, héros solitaire.

25Cette idée de réussite personnelle se double d’un discours qui met en valeur l’autorité et le contrôle. Interviewés sur le tournage, les acteurs Judi Dench et Richard Briers affirment : « Branagh knows every verse, every word of the play. If we make one mistake, he is on to us immediately ». Branagh apparaît comme un garant textuel imparable et autoritaire, un quasi double de Shakespeare qui contrôlerait l’utilisation de chaque mot de son œuvre. Le contrôle du texte s’accompagne aussi d’un contrôle de la technique. Alors que des images nous montrent Branagh en train d’inspecter les rushes sur des écrans de contrôle ou bien de vérifier la corde avec laquelle l’acteur Richard Briers sera pendu dans la fiction, Dench commente : « The director must master countless skills instantly ». La tâche du réalisateur est, dans ce discours, amplifiée. Emerge l’idée d’un créateur quasi omniscient, omniprésent et omnipotent, qui s’apparenterait à un auteur démiurge. Une séquence du making of en est tout à fait symptomatique. Sur le tournage de la scène où le roi Henry ordonne l’exécution de Bardolf, Branagh est filmé derrière la caméra. Tout comme le roi Henry ordonne la pendaison de son ex-compagnon de beuverie, le réalisateur Branagh ordonne que cette pendaison soit jouée et filmée en criant « Action ! ». Dans ce parallèle avec la fiction, Branagh semble acquérir un pouvoir de vie ou de mort sur les acteurs.

26Toutes les difficultés rencontrées pendant l’élaboration du film paraissent, dans le making of, compensées par la joie qu’avouent ressentir les collaborateurs sur le tournage, rappelant ainsi la « petite bande de frères unis » qui compose l’armée d’Henry V. Des plans du documentaire s’attardent souvent sur le groupe soudé et enjoué formé par l’équipe de tournage, la rapprochant encore davantage de l’armée anglaise au sein de la fiction. En entretien, Branagh insiste sur l’importance de l’effort commun et sur le fait qu’il ne demanderait rien à son équipe s’il ne pouvait l’accomplir lui-même également. Dench commente : « To direct a film, you have to be a king but not lose the common touch ». Tout en dressant un nouveau parallèle entre le réalisateur et le roi Henry (qui est souvent filmé au milieu de ses simples soldats), le commentaire de Dench crée une hiérarchie entre Branagh et les autres membres de l’équipe, perpétuant l’idée d’un système où le réalisateur est placé naturellement sur un piédestal et où le contact avec les » autres » devient une qualité supplémentaire.

27Branagh n’est plus simplement présenté comme un self-made man, c’est aussi un common man qui, selon Dench est « remarquablement ouvert aux suggestions des autres ». Cette figure du common man est, par ailleurs, apte à attirer un public américain séduit par le mythe de la société sans classe. Selon Anne-Marie Bidaud, le common man se retrouve souvent dans les films hollywoodiens car il a « une fonction doublement rassurante pour le public : il permet une identification facile pour tous les spectateurs qui peuvent se reconnaître en cet homme simple. […] Le common man permet aussi de célébrer […] le triomphe de l’individualisme » (Bidaud, 1994, p. 143). Tout comme le long-métrage construit le personnage d’Henry V autour de ces valeurs pour atteindre un large public, le making of révèle cette construction en construisant à son tour le « personnage » de Branagh autour de ces même valeurs, conjointement célébrées, d’individualisme et de populisme.

28Bien que documentaire, le making of utilise ainsi la palette des techniques narratives que l’on trouve généralement au sein des fictions, afin de générer et maintenir l’intérêt, évoquant à la fois les obstacles à l’entreprise filmique, les petits miracles qui lui ont permis d’avoir lieu, les problèmes de dernière minute, jusqu’au happy-end prévisible, synonyme de victoire et de succès. Selon Bidaud, le happy-end, fin consacrée par le cinéma hollywoodien, tente « d’évacuer la tragédie, d’exorciser le sentiment d’absurdité et de la folie des entreprises humaines » (Bidaud, 1994, p. 216). Le making of d’Henry V suit ce schéma hollywoodien et apporte du sens jusque dans ses dernières minutes, où ce sens trouve même son apothéose : le film a pu finalement être réalisé ; Branagh a été capable de mener l’entreprise jusqu’à son terme. Elément d’un épitexte promotionnel autour du long-métrage, ce making of crée une fin digne d’une fiction, dans le but d’attirer les spectateurs par l’idée même d’entreprise achevée et réussie. La voix off va jusqu’à utiliser des expressions inspirées du texte shakespearien pour exprimer la fierté ressentie à l’achèvement du projet. Dench commente la mise en scène de la bataille en détournant les mots d’une tirade guerrière que prononce Henry dans la fiction : « Directors in England shall think themselves accurs’ed they were not here to fight with us upon St Crispin’s day ».

Le film de tournage, entre dénonciation et célébration

29Le making of d’Henry V se présente donc comme un objet filmique hétérogène et hybride, qui entretient une relation complexe au réel et à l’illusion. Le documentaire sur le tournage se construit comme une fiction avec l'introduction d'une narration, de thèmes épiques, d’un suspense sur les capacités de Branagh à réussir, et d'un parallèle métafilmique entre le metteur en scène et le héros du film. Le brouillage est tel entre documentaire et fiction que le statut même de ce film de tournage dépend alors de la lecture du spectateur. Ce making of peut tour à tour se lire comme un documentaire révélant les coulisses et donc l’énonciation du discours filmique sous-tendant le film d’Henry V, ou bien comme une fiction qui présente un début, une fin et une multitude d’obstacles et de rebondissements. A Little Touch of Harry est un making of qui présente à la fois une dénonciation de l’illusion filmique et une construction narrative. Il appelle donc tout particulièrement une lecture alternative, permettant au spectateur d’osciller aisément entre une lecture documentarisante et fictionnalisante

30La voix off du commentaire oscille elle aussi entre deux modes discursifs. Elle opère d’abord sur le mode de la transparence et de l’identification : elle relie les épisodes entre eux, ajoute logique et continuité, construit le message idéologique du documentaire et constitue un compagnon constant du spectateur, un double auquel il peut s’identifier et se fier. Cependant, la voix off opère également sur le mode de la distanciation, de la dénonciation de l’illusion : elle exhibe son caractère extradiégétique, sa distance vis-à-vis du documentaire, et, même si ce n’est pas de manière critique, révèle le discours derrière la fabrication du long-métrage. Selon Guynn, la voix off se distingue des autres voix entendues dans un documentaire par le fait « qu’elle s’adresse au spectateur, qu’elle passe de l’espace du film à celui de l’auditorium ». La relation discursive n’est certes pas complète (puisque le spectateur ne peut répondre à la voix), mais la voix off franchit symboliquement la frontière normalement étanche entre l’écran et le spectateur, rappelant à ce dernier la présence d’un discours qu’on lui adresse (voir Plantiga, 1997, p. 113). Le commentaire en voix off est donc fortement ambivalent puisqu’il favorise en même temps distanciation et identification. Il aliène et accompagne le spectateur tout à la fois, exhibant sa présence tout en créant de la transparence. Le spectateur doit aussi sans cesse se repositionner, oscillant entre lucidité et plongée dans le récit quasi fictif du making of.

31Le making of d’Henry V révèle que la fiction du long-métrage est construite, qu’elle est le fruit des décisions et du travail d’une équipe de tournage, qu’elle est constituée de plans choisis subjectivement. Les marques d’énonciation que le long-métrage de fiction tente de cacher pour atteindre une crédibilité diégétique et conquérir un large public, le making of les montre au grand jour. Cependant, si le making of d’Henry V déconstruit l’illusion de la fiction, il utilise les techniques du récit pour se construire lui-même en mini-fiction. La déconstruction du long-métrage s’accompagne de la construction d’une autre diégèse, source d’une idéologie glorifiant le réalisateur tout comme le long-métrage glorifiait le personnage royal. Relevant d’un certain impérialisme idéologique, l’épitexte que constitue le making of cherche, en fait, à établir les intentions auteuriales du long-métrage et la manière dont ce long-métrage doit être perçu et interprété. Par conséquent, la dénonciation de l’illusion s’accompagne d’une volonté de contrôler et canaliser la réception des spectateurs, le point de vue de l’« auteur » étant présenté comme faisant « autorité ». Cette révélation particulière du discours utilise ainsi des procédés fétichistes qui célèbrent, plutôt qu’ils ne dénoncent simplement, la création de l’illusion. En cela, ces procédés semblent entretenir finalement la fascination pour le star-system, ses coulisses, ses rouages, ses artifices.

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Bibliographie

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sarah Hatchuel, « Le film de tournage shakespearien : fiction documentarisée ou documentaire fictionnalisé ? »Sillages critiques [En ligne], 10 | 2009, mis en ligne le 15 juin 2010, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sillagescritiques/2015 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sillagescritiques.2015

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Auteur

Sarah Hatchuel

Université du Havre

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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