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Partie IV : Roman

Du simulacre à la simulation : la vérité de l’artifice dans Galatea 2.2 de Richard Powers

Jean-Yves Pellegrin

Résumés

Cet article propose de voir en Galatea 2.2 une mise à jour du « Pygmalion » d’Ovide : le roman déplace la question de l’artifice pour la poser non plus sur le terrain de l’imitation mais sur celui de la simulation. Contrairement à l’imitation, qui laisse le spectateur à l’extérieur de la représentation, la simulation fait entrer celui-ci à l’intérieur et l’oblige à y prendre part, reproduisant ainsi l’échange qui lie le moi au monde. Cette boucle interactive par laquelle la simulation mime la sensation du sujet d’être pris dans le système du réel ne constitue pas seulement le sujet du roman mais aussi son principe actif. En attirant le lecteur à l’intérieur de sa simulation, le texte le pousse à interagir avec lui et à se laisser prendre dans son réseau. Cette expérience initie le lecteur à une conception originale du pouvoir et de la fonction de la représentation.

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Texte intégral

1Le mythe de Pygmalion et Galatée auquel renvoie le titre du roman de Richard Powers expose le rapport toujours problématique de la représentation à l’artifice, et avec lui, celui de la représentation au monde. Produit de la technique accomplie du sculpteur, la statue de Galatée est un chef-d’œuvre parce qu’elle ne laisse rien paraître de l’artifice qui l’a façonnée : « on la croirait vivante. La pudeur seule semble l’empêcher de se mouvoir : tant sous un art admirable l’art lui-même est caché » (Les Métamorphoses, X, 247). Dans l’ordre de la représentation, l’artifice n’est admirable que s’il disparaît pour laisser croire à la réalité de la chose représentée. Mais comme la formule d’Ovide le souligne, cette dissimulation redouble l’artifice et frustre l’artiste au lieu de le combler : si le sculpteur « donne à la statue des baisers pleins d’amour », son désir reste insatisfait comme en témoigne la prière de Pygmalion aux dieux : « si tout vous est possible, dit-il, accordez à mes vœux une épouse semblable à ma statue » [X, 247]. On sait la fin de l’histoire : Vénus qui comprend le sens véritable de cette supplique accomplit la métamorphose que l’artifice stérile interdit à l’art ; la déesse change la statue d’ivoire en femme de chair. L’issue est heureuse, mais le mythe relate pourtant un échec : celui d’une impossible négation de l’artifice et l’impuissance de la représentation à s’inscrire dans le monde dont elle ne peut être que la copie ou le palliatif.

2Les questions que pose le mythe de Pygmalion, la lumière qu’il jette sur les tensions qui traversent l’art dans ses rapports à l’artifice et au monde, sont aussi ce qui occupe le roman de Richard Powers dont le titre signale une relecture du texte d’Ovide : Galatea 2.2. Accolés au nom, les deux chiffres évoquent d’abord la manière dont en informatique se signale la nouvelle version d’un logiciel, et suggère ainsi que le livre serait une mise à jour du mythe. Ce faisant, le titre nous invite aussi à regarder de nouveau l’artifice, y regarder à deux fois, et plutôt deux fois qu’une.

Mise à jour

3Comme le mythe, Galatea est une méditation sur l’artifice et ses pouvoirs. Le roman met en scène créateurs et artefact. Pygmalion ici se scinde en deux figures : le narrateur, un écrivain (qui porte le même nom que l’auteur, a vécu dans les mêmes lieux et publié les mêmes livres que lui), et Philip Lentz, informaticien de génie, chercheur en intelligence artificielle au Center for the Study of Advanced Sciences où se déroule une partie de l’action. De leur collaboration naît une machine qui, au fil de ses modifications, finit par reproduire à la perfection le fonctionnement de la conscience humaine. Helen (c’est le nom du dispositif) n’est pas une statue, mais comme Galatée, « on la croirait vivante », et comme Pygmalion, Richard Powers, son co-auteur, en tombera amoureux. On le voit, le récit suit à quelques aménagements près l’intrigue du texte d’Ovide. Pourtant, les écarts sont déjà significatifs et l’on ne saurait considérer la fable moderne comme une banale accommodation du mythe à la sauce cybernétique. Le passage de l’ivoire au silicium n’est pas en effet simple changement de support. La sculpture présentait une image figée ; la machine au contraire reproduit de manière dynamique des processus. L’imitation appartient donc ici à une espèce étrangère à l’art de Pygmalion : la simulation, ou le simulacre puissance 2.2.

4Pour signifier ce changement de degré dans le mimétisme (qui induit aussi un bouleversement de sa nature), Powers emprunte son scénario au « jeu de l’imitation » imaginé par Allan Turing. La décision de fabriquer Helen est prise, un soir d’alcool, au terme d’une discussion houleuse entre scientifiques sur la capacité douteuse des machines à imiter de manière convaincante le fonctionnement du cerveau humain. La troupe des sceptiques, du neuropsychologue au spécialiste des algorithmes formels, réaffirme l’impuissance de l’artifice à être autre chose qu’un semblant : « [neural networks] were tricks, the opposition said. (…) Simulacra without any legitimate, neurological analog » (29). Lentz, entraînant Powers dans son hubris, fait alors le pari de concevoir en neuf mois une machine capable de fournir, sur un extrait quelconque du canon littéraire anglophone, une imitation satisfaisante de la glose que pourrait en proposer un licencié es lettres. Placé devant deux commentaires du même texte, l’un rédigé par un étudiant, l’autre produit par la machine, un juge extérieur, dit Lentz, ne pourra pas déterminer avec certitude leur provenance. On reconnaît là le principe du Test de Turing qui fait franchir un cap décisif à la notion d’artifice. Car le jeu de l’imitation – autrement dit la simulation – opère un déplacement de la question du simulacre sur un tout autre terrain que celui de l’opposition classique entre semblant et vérité.

5Turing soutient en substance qu’on doit appeler « machine pensante » celle dont les réponses ne peuvent être différenciées des réponses faites par un humain, et ce, même si les processus à l’œuvre dans la machine sont évidemment d’une autre nature que ceux dont le cerveau est le siège. Bien entendu, l’affirmation de Turing ne suppose en rien que la simulation de la pensée et la pensée elle-même sont une seule chose : comme le rappelle Powers, « whatever nets produced, it wasn’t thought. Not even close » (29). Il ne s’agit donc pas de prétendre que la statue de Galatée s’est miraculeusement changée en femme, mais seulement que la simulation et ce qu’elle simule reviennent au même : « We don’t have to correspond with how the brain does things, explique Lentz. (…) All we have to be is ‘as intelligent as,’ by any route we care to choose » (52). Equivalents, le simulacre et ce qu’il simule n’ont, de ce fait, plus lieu d’être opposés: « May not machines carry out something which ought to be described as thinking but which is very different from what a man does?, s’interroge Turing. This objection is a very strong one, but at least we can say that if, nevertheless, a machine can be constructed to play the imitation game satisfactorily, we need not be troubled by this objection » (Turing 435).

6Pourquoi simulation et processus simulé reviennent-ils au même ? Parce que, dit Turing, l’observateur ne les distingue pas l’un de l’autre. L’argument paraît d’abord fallacieux, qui consisterait à soutenir que si l’on ne voit pas de différence entre deux objets c’est qu’il n’y en a pas. Même Pygmalion, aveuglé par son désir, continue à percevoir de manière douloureuse ce qui sépare l’artifice du réel. Que veut donc dire « ne plus faire la différence » dans le contexte du jeu de l’imitation ? Pour essayer de le comprendre, il faut s’attarder un instant encore sur l’article de Turing. Dans les paragraphes qu’il consacre à la réfutation de l’argument de la conscience formulé par un certain Professeur Jefferson (les machines pensantes sont une impossibilité parce qu’aucune machine n’est capable d’écrire un sonnet, de savoir qu’elle l’a écrit, et d’éprouver les sentiments qu’il exprime), l’auteur propose une brève fiction, celle d’un oral de littérature, dialogue au cours duquel l’interrogé doit répondre à quelques questions sur un sonnet de sa propre composition :

Interrogator: In the first line of your sonnet which reads ‘Shall I compare thee to a summer’s day,’ would not ‘a spring day’ do as well or better?
Witness: It wouldn’t scan.
Interrogator: How about ‘a winter’s day’? That would scan right.
Witness: Yes, but nobody wants to be compared to a winter’s day.
Interrogator: Would you say Mr. Pickwick reminded you of Christmas?
Witness: In a way.
Interrogator: Yet Christmas is a winter’s day, and I do not think Mr. Pickwick would mind the comparison.
Witness: I don’t think you’re serious. By a winter’s day one means a typical winter’s day, rather than a special one like Christmas.
And so on. What would Professor Jefferson say, conclut Turing, if the sonnet-writing machine was able to answer like this in a viva voce? (Turing, 446)

7A l’époque où Turing publie son article (et sans doute aujourd’hui encore), aucune machine ne répond comme le fait l’interrogé dans cette fiction, et si nous n’avons aucun mal à croire au dialogue ci-dessus quand nous imaginons qu’il met en scène deux humains, parce que nous supposons que ces deux humains de fiction sont à notre image, nous sommes beaucoup plus sceptiques, en revanche, et ne percevons plus que l’artifice de la fiction, sitôt qu’il nous faut voir en l’interrogé une machine ; non parce que nous ne pouvons faire l’hypothèse d’une machine à notre image, mais parce que nous ne croyons pas que la technique soit capable d’un tel résultat. Les raisons qui nous conduisent à accorder ou retirer notre crédit à un même dialogue fictif sont donc de deux natures différentes. Or Turing nous demande de laisser aux ingénieurs le soin de résoudre les questions techniques, et de supposer que les progrès accomplis dans le domaine informatique autorisent l’échange ci-dessus. Si donc nous l’examinons en acceptant l’hypothèse qu’il existe une machine à notre image, comme nous faisons l’hypothèse que les deux humains fictifs nous ressemblent, nous devons réagir au dialogue de la même manière dans l’un et l’autre cas – à savoir : y prendre part, relever la provocation et la pertinence des questions comme celles des réponses, attendre la riposte de l’interrogé, être surpris, partager les humeurs des deux parties, sourire aux feintes de l’une et l’autre, bref converser avec le dialogue, répondre aux stimuli du jeu de l’imitation par les mêmes pensées et les mêmes affects qu’aux stimuli du réel. Mais là n’est pas encore tout à fait ce que nous appelons « ne plus faire la différence », car Pygmalion réagit lui aussi devant la statue comme devant une femme réelle : « Bientôt il aime éperdument l’ouvrage de ses mains. (…) Il lui parle, l’écoute, la touche légèrement, croit sentir la chair céder sous ses doigts ».

8Il reste en effet un pas essentiel à franchir, que décrit le dialogue imaginé par Turing et dont Pygmalion est incapable. Dans le jeu de l’imitation, l’interrogateur et l’interrogé interagissent, le dialogue procède de leur collaboration : les réponses de la machine inspirent des réactions à l’humain, et les réactions de l’humain influent sur les réponses de la machine. A l’inverse, Galatée a beau susciter des réactions en Pygmalion, Pygmalion n’en suscite aucune en Galatée. Ainsi se résume donc toute l’évolution qui sépare le simulacre de la simulation et affirme son équivalence au réel ; elle résulte de la conjonction de deux facteurs : premièrement, une adhésion intellectuelle et affective du moi à la représentation, fondée sur la reconnaissance d’une ressemblance entre le moi et cette représentation, et deuxièmement, une interaction entre ce moi et la représentation. Pour dire plus simplement les choses, on est seul à l’extérieur du simulacre, comme le sculpteur solitaire devant sa statue ; on est en compagnie à l’intérieur de la simulation, comme Powers dans Galatea 2.2, où le jeu de l’imitation se joue toujours au moins à deux. Et l’on peut mieux comprendre ainsi en quoi la simulation, thème principal du roman, et clé de l’adaptation qu’il propose du récit d’Ovide, fait de Galatea une mise à jour du mythe. A l’ère de la simulation dynamique, le semblant ne se définit plus comme ce qui est en rupture avec le vrai, toujours à distance et devant être caché pour ne pas détruire l’effet de vérité. Au contraire, la simulation instaure entre le simulacre et le réel un rapport d’échange en continu, de réciprocité aussi étroite que celle de l’escargot à sa coquille ou de l’être au monde, réciprocité dans laquelle s’origine tout sentiment de vérité.

Simulation running

9Le récit, pour l’essentiel, illustre ces propriétés de la simulation en retraçant les étapes de l’investissement croissant du narrateur dans le jeu de l’imitation. D’abord sceptique, Powers se prend peu à peu au jeu, jusqu’à s’identifier à Helen dont il va, par exemple, se faire l’interprète là où Lentz n’entend que du non-sens dans les réponses de la machine :

Lentz walked over to Helen’s console and flipped on the microphone. She burbled, as she always did, at the promise of renewed communication.
“How do you feel, little girl?”
“I don’t feel little girl.”
He faced me. “Gibberish. She doesn’t even get the transformation right.”
“You’re kidding me. You don’t see…? She means all sorts of things by that.”(274)

10En outre, l’adhésion de Powers à la représentation s’accompagne d’interaction : d’une part, le développement de Helen, qui reproduit de plus en plus fidèlement un fonctionnement intelligent, est l’effet direct de l’engagement toujours plus assidu du narrateur envers la machine ; d’autre part, en retour, Helen influe sur Powers en rendant l’écriture à cet écrivain qui, au début du roman, confesse avoir perdu foi en l’artifice de la représentation. Galatea se donne en effet pour le produit de la collaboration du narrateur et de la machine.

11Néanmoins, si le texte se bornait à décrire le parcours qui mène un artiste à reprendre confiance dans le pouvoir de vérité de la représentation, ce conte spéculatif ne serait au mieux qu’une pure pétition de principe, une intention de puissance assez voisine du fantasme de Pygmalion. Le roman va plus loin. En une couche située entre ce que le texte décrit et ce qu’il accomplit, Galatea articule l’expérience du narrateur à celle du lecteur. Un exemple suffit à montrer comment. Dans un passage qui prolonge celui précédemment cité, Lentz et Powers s’affrontent sur la question des fragments littéraires que Helen puise dans sa base de données et dont elle émaille sa conversation, (« Were you frightened yesterday, Helen ? » demande l’ingénieur au lendemain d’une alerte à la bombe. Réponse de la machine, empruntée à Antony and Cleopatra: « Frightened out of fear » [275]). Pour Lentz, le calculateur ne fait que ce pour quoi il est programmé : « She associates. She matches patterns. She makes ordered pairs » (274). S’ensuit un échange entre Powers et l’informaticien, dans lequel Helen, qui écoute, s’invite à la fin :

“Lentz! Listen to her. You think those are just quotes to her?” I felt myself getting hysterical. “What if she means something by them?”
“What if my grandmother had had testicles?”
“She’d be your grandfather,” Helen reassured him.(276)

12Le déroulement du passage ici résumé présente en miniature un assez bon aperçu de l’un des processus essentiels mis en œuvre par le texte. D’abord, l’artifice de la machine est souligné ; c’est souvent le rôle imparti à Lentz qui place ainsi le lecteur devant le dispositif, à l’extérieur donc. Ensuite, le narrateur fait entendre la voix d’un sujet engagé dans la simulation, qui parle depuis l’intérieur de celle-ci, et qui déjà en rapproche le lecteur. Enfin, un élément de surprise – ici, la saillie de Helen – pousse le lecteur à suspendre un moment son incrédulité (nous sourions parce que nous trouvons inattendu qu’une machine ait de la répartie ; placée dans la bouche du narrateur, cette même réplique, au fond très convenue, aurait-elle eu sur nous le même impact ?) ; et cette brève suspension pendant laquelle le simulacre équivaut au réel déclenche la participation du lecteur à la représentation, c’est-à-dire l’y fait réagir depuis l’intérieur, à l’instar du narrateur. Le projet du texte est donc d’engager le lecteur à l’intérieur de la représentation comme à l’intérieur d’une simulation. Il est d’ailleurs remarquable que l’emploi de l’humour se démarque ici de l’usage que la littérature en fait d’ordinaire dans le contexte – ou dans une esthétique – de l’artifice. Le rire, sous ses diverses espèces, y sert d’habitude à dénoncer l’illusion référentielle, à la fausser. Associé au simulacre, il semble toujours chercher à provoquer l’expulsion du lecteur hors de la représentation ; dans Galatea il prend la destination inverse, renversement symptomatique des intentions du texte.

  • 1  Randall Jarrel, « The Death of the Ball Turret Gunner »

13Les étapes du processus que l’on vient d’esquisser à partir d’un fragment de la narration se retrouvent au niveau macroscopique du texte, confirmant ainsi que la simulation décrite entend aussi servir de modèle au fonctionnement du roman lui-même. D’abord, d’une manière insistante, celui-ci se pose en artefact devant le lecteur. L’ouverture du récit, empruntée à la formule traditionnelle qui inaugure les contes persans, ne laisse subsister aucune ambiguïté sur la facticité des ressemblances au réel que l’écriture construit : « It was like so, but wasn’t » (3). Par ailleurs, usant de procédés éprouvés de longue date, cette même écriture n’a de cesse d’exhiber sa trame. « Speech, déclare le narrateur, is like embroidered tapestries » (197), tapisseries tissées d’innombrables motifs littéraires ou autres : de pages en pages, dans telle réflexion du narrateur – « At thirty-five, I slipped back into the States » (3) – résonne l’écho d’un vers de Jarrell : « From my mother’s sleep I fell into the State »1 ; dans telle autre, une citation de Kerouac (« my books are my children » [227]), ou une variation sur un poème de Blake : « I was angry with my friend, she with me » (225). Et si le discours se présente ainsi sous la forme d’un tissage de références, la langue aussi désigne son matériau et ses accrocs. Le recours systématique à diverses métaphores et comparaisons dénaturalisantes, ou non intuitives, suscite par exemple des images étranges, non point opaques mais abstraites, que le lecteur perçoit avant tout comme des constructions verbales : « she bent like a reflexive verb » (251) ; ou encore : « happy, the self we build blows past the punched holes of its piano roll to become music itself. Whole verbs of standing sound, solid in the enabled air » (238). Mais l’indice le plus manifeste de l’affirmation de l’artifice reste bien sûr le système informatique, véritable mise en abyme du procédé de l’écriture, car la description de la machine renvoie le lecteur à la machination du texte : « The idea of thought by artifice had come to life, proclame le narrateur. And Lentz was one of its Geppettos » (30). L’allusion à la fable de Collodi signale que Galatea propose, par-delà l’exploration des sciences et techniques de l’intelligence artificielle, une méditation plus large sur l’art et la manière de tirer les ficelles d’un simulacre. En premier lieu, celui de cette fiction qu’est l’ego pensant de toute persona : Helen, sans visage et sans passé, privée des cosmétiques ordinaires du faire-vrai – jette une lumière crue sur l’armature exclusivement langagière de son être auquel il manque tout, sauf la parole ; celle-là même qu’utilise le narrateur-écrivain pour prendre forme et donner vie aux figures de son récit, comme cet amour perdu qu’il tente de rapiécer avec des mots : « What do we need to piece her back ? Do we need five foot four? Do we need brownish-black, page boy hair? Aggressively shy, nervously innocent ? » (59). Et au-delà du personnage, c’est aussi la fiction tout entière que la machine désigne comme confection, puisqu’elle est l’agent qui compile et met en réseau les textes de la tradition littéraire stockés dans sa mémoire et les récits personnels que le narrateur lui confie, les uns et les autres formant la chaîne et la trame qui texturent le roman. La machine constitue ainsi la métaphore même du texte. Dispositif hérité du métier Jacquard, elle tisse la tapisserie du texte – mais sans pour autant faire de cet artefact un tissu de mensonges.

  • 2 Prisoner’s Dilemma, HarperCollins, New York, 1996, p. 313.

14Car en un second mouvement, analogue à celui qu’amorce le narrateur investi dans la simulation, le texte attire le lecteur en lui décrivant un monde à sa ressemblance, un monde auquel il peut croire. L’instrument le plus évident de ce rapprochement est sans nul doute le régime massivement autobiographique du récit, régime ambigu, qui place le lecteur à cheval entre fiction et réalité. Si toutes les pages consacrées à Helen sont de l’ordre de l’affabulation, celles, non moins nombreuses, consacrées au récapitulatif d’une carrière littéraire et à la chronique d’un naufrage sentimental, ne sont ni plus ni moins que des documentaires retraçant la vie de l’auteur. Poussé par cet effet de stéréoscopie qui télescope le vrai et le faux, les donnant pour équivalents, le lecteur assigne à la représentation les attributs du réel. Il est tenté, par exemple, de déchiffrer les initiales que le narrateur emploie pour désigner les lieux et plusieurs personnages, comme dans ces romans réalistes du dix-neuvième où la troncature entend signaler que toute ressemblance avec l’existant n’est pas fortuite. Ainsi, sous la lettre U., à laquelle se réduit le nom de la localité qui abrite le centre de recherches et qui se trouve être aussi la ville natale du narrateur, le lecteur quelque peu informé reconnaîtra Urbana, et en B., où Powers écrit son premier roman, il ne verra bientôt plus que Boston, alors même que U. et B., dans l’ordre de la fiction, ne sont ni l’une ni l’autre de ces villes (n’oublions pas : « It was like so, but wasn’t »). Sous l’influence de ce réalisme tordu que Richard Powers nomme ailleurs « Crackpot Realism »2, le lecteur est donc invité à adhérer à ce qui se présente à lui comme un artifice, c’est-à-dire à accepter de voir en celui-ci un équivalent du réel, un mensonge à valeur de vérité – « Lying constructively [is] my job description after all » (54), confesse le narrateur.

15Reste la dernière étape, celle qui fait entrer le lecteur dans la simulation, autrement dit dans un rapport fluide d’interaction avec la représentation, sur un mode analogue à celui par lequel le moi s’articule au réel dans le sentiment de son être-au-monde. C’est ici qu’il faut percevoir derrière les images textiles que nous soulignions tout à l’heure pour montrer comment le texte désigne sa fabrication, à la fois l’indice de son artificialité et la signature de son principe actif. Car le tissu est aussi maillage, rhizome, réseau dynamique dans lequel chaque point de la toile entre en relation avec les autres et le tout. Une fois encore, le dispositif métatextuel que représente la machine nous aide à comprendre. Helen, « a neural network », « a mass of separate processors [simulating] connected brain cells » (14), constitue elle-même un réseau dont les deux propriétés essentielles sont, d’abord, d’associer des informations, c’est-à-dire de s’intéresser non aux données mais aux relations entre les données, et ensuite, de tester ces relations à l’intérieur de boucles réflexives – « subsystems talking to subsytems » (301) – boucles qui font entrer les liens ainsi tissés dans un processus perpétuel de renégociation, de reconfiguration du réseau.

16On aura reconnu ici ce que cette description doit à la définition que Tom LeClair donne du « systems novel » : « an open literary ecosystem, composed of plenitudes of information, intricate reciprocities, formal isomorphisms, linked correspondences, and flexible self-corrections » (LeCLair, 28). Galatea, qui appartient éminemment au genre susnommé, s’affiche donc comme artefact parce que le texte y est cette machine à mettre en réseau l’information. On pourrait sans hésiter reprendre, pour l’appliquer au livre de Powers, le mot de Joseph McElroy qui décrivait son roman Lookout Cartridge comme un « ordinateur ». Les manières dont le texte laisse apparaître sa nature systémique sont multiples, et il serait vain d’en vouloir faire ici l’inventaire. On a déjà vu comment un fragment narratif pouvait contenir en miniature l’économie générale du texte et constituer un sous-système dans le système, laissant deviner non seulement la structure fractale du roman mais la conversation qui lie la partie au tout, et le tout et la partie. Il faudrait montrer aussi comment le dispositif spéculaire mis en place par un narrateur, dont une part essentielle de l’activité consiste à faire retour sur lui-même, fait à la fois écho à l’autoréférentialité du récit et au processus de la conscience que reproduit la machine, inscrivant du même coup ces trois niveaux du texte dans un rapport d’inclusion et d’imitation réciproques. Au chapitre des correspondances, on pourrait également souligner la relation exactement inverse qui noue les deux principaux fils narratifs du récit, où le versant autobiographique retrace un démantèlement et un éloignement quand le versant fictionnel relate une construction et un rapprochement ; images en miroir qui se donnent pour le reflet l’une de l’autre, se commentent l’une l’autre, voire s’inventent l’une l’autre. Car le récit autobiographique peut se lire comme celui que tisse Helen à partir des données que lui fournit le narrateur : « I told her all these data » (249), tandis que l’histoire de Helen nous est présentée in fine comme celle que le narrateur imagine en guise d’offrande amoureuse pour une jeune femme qui lui rappelle son amour perdu : « I was already writing. Inventing a vast, improbable fantasy for her of her own devising. The story of how we described the entire world to a piece of electrical current. A story that could grow any size, could train itself to include anything we might think worth thinking » (315). Ces « boucles étranges » ou « hiérarchies enchevêtrées », pour reprendre le vocable de Douglas Hofstadter, engendrent donc un effet de turbulence dans lequel les relations entre les diverses parties du système sont vouées à un processus de réévaluation et de corrections illimité.

17Ces quelques remarques ne peuvent qu’égratigner la surface d’un réseau dont la densité ne cesse de croître au fil des pages, mais elles suffisent néanmoins à donner un aperçu de l’épreuve quelque peu vertigineuse à laquelle Galatea soumet son lecteur. Celui-ci se voit pris dans l’écheveau mouvant d’un texte où tout se tient, où tout conspire, dont il essaie de dénouer les fils sans jamais parvenir à une position de maîtrise, livré au réajustement d’incessants recadrages. Cette expérience se trouve assez bien résumée par la réaction de Helen à la célèbre fable des habits neufs de l’empereur. A ses concepteurs qui lui demandent de synthétiser le sens de ce conte, de prendre du recul – « Why don’t the subjects who see the emperor naked tell him that he has nothing on ? » (220) – la machine empêtrée dans ses boucles itératives répond : « The subjects are snagged in a textile ». Comme les sujets interdits de l’empereur, le lecteur se sent pris dans la trame d’un texte auquel il s’accroche et qui toujours le dépasse. A cet égard, la machination du texte fonctionne bien comme simulation : elle offre au lecteur une équivalence du réel, ce réseau à l’intérieur duquel tout sujet est inscrit. Avec les moyens qui lui sont propres, and by any route it cares to choose, le roman restitue au lecteur la sensation intime de son insertion dans un écosystème auquel il participe, c’est-à-dire face auquel il réagit (par son effort interprétatif mais aussi, et surtout, par les émotions que la représentation lui inspire) et sur lequel, en retour, il agit, chaque relecture modifiant peu ou prou le sens du tout. Dans cette sensation de l’être-au-monde que l’artifice du texte suscite chez le lecteur se noue l’équivalence de la simulation et du réel, qui confère à la représentation la valeur de vérité dont rêvait naguère Pygmalion.

18« L’artificiel est la vérité de l’art » proclamait, dit-on, Edward Burn-Jones qui consacra une série de tableaux au récit des Métamorphoses. Dans la bouche du préraphaélite, ces mots annonçaient le radicalisme des avant-gardes qui, à la suite du sculpteur antique, entendaient purger l’art de son artifice, non plus en le dissimulant, mais en refusant tout simplement le simulacre de la représentation. Par ce geste, la création artistique opérait un mouvement de repli sur elle-même qui la retranchait du monde. Manifestation exemplaire de ce désengagement, l’art pour l’art devint, comme le soulignait Hermann Broch, le symptôme préoccupant d’une fragmentation du monde « en systèmes isolés autonomes » (Broch, 78). « L’artificiel est la vérité de l’art », affirme de nouveau Galatea, mais cette fois, en retournant l’artifice vers le monde, en faisant de lui, via la simulation, le lieu d’une expérience du monde, qui restitue au roman sa fonction d’exploration et de connaissance du réel, mais aussi son rôle social et politique, dès lors que, par son art, un texte nous fait entrevoir et éprouver les relations incalculables qui tissent ce réseau où chacun de nous prend forme et dont nul ne peut se prétendre affranchi.

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Bibliographie

BOURG, Dominique. L’Homme-Artifice : Le Sens de la technique.Paris : Gallimard, 1996.

BROCH, Hermann. Création littéraire et connaissance. Paris : Gallimard, 1966.

DEWEY, Joseph. Understanding Richard Powers. Columbia (SC): University of South Carolina Press, 2002.

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LeCLAIR, Tom. “The Prodigious Fiction of Richard Powers, William Vollmann, and David Foster Wallace,” Critique, vol. 38 (Fall 1996): 12-37.

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POWERS, Richard. Interview. “An Interview with Richard Powers.” By Jim NEILSON. The Review of Contemporary Fiction, vol. 18 (Fall 1998): 13-23.

SCARPETTA, Guy. L’Artifice. Paris: Bernard Grasset, 1988.

TURING A.M. “Computing Machinery and Intelligence,” MIND (The Journal of the Mind Association), vol. 59, no. 236 (1950): 433-60.

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Notes

1  Randall Jarrel, « The Death of the Ball Turret Gunner »

2 Prisoner’s Dilemma, HarperCollins, New York, 1996, p. 313.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Yves Pellegrin, « Du simulacre à la simulation : la vérité de l’artifice dans Galatea 2.2 de Richard Powers »Sillages critiques [En ligne], 10 | 2009, mis en ligne le 15 juin 2010, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sillagescritiques/1952 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sillagescritiques.1952

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Auteur

Jean-Yves Pellegrin

Université Paris IV Sorbonne

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