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Texte intégral

1Du savoir faire technique dont il relève, par étymologie, à la négativité du concept d’artificialité qui lui est contigu, l’artifice a bien du mal à éviter de se penser comme, au mieux, une valeur éthique, au pire un jugement de valeur. L’artificiel, c’est le fabriqué, le factice, l’art, certes, mais dans la tromperie. Le terme d’artifice, dans les domaines littéraires et artistiques, renvoie à une notion ambivalente : si l’artifice transforme la nature, c’est soit pour l’orner, pour l’embellir, soit pour en masquer une réalité. Mais on sait aussi, depuis Baudelaire, que « l’artifice n’embelli(t) pas la laideur et ne (peut) servir que la beauté ». Il ressortit à ce qu’on appellera avec Yeats « l’anti-nature » et permet à l’homme d’échapper à la déchéance de la chair. Plus encore qu’une philosophie paradoxale, l’artifice devient, sous la plume de certains dont Oscar Wilde par exemple, et après Baudelaire et son « Eloge du Maquillage », une véritable métaphysique : l’être est dans l’artifice et l’opposition entre naturel et artificiel, entre être et paraître, se trouve en un instant résorbée.

2Théâtral par définition, de Euphues à Yeats, de Chaucer à Julian Barnes, de John Donne à Tom Stoppard, l’artifice s’illustre et se regarde fonctionner. Le « conceit », la propension à construire l’artefact et donc à s’éloigner de la nature (peut-être pour mieux s’en rapprocher) font de ce concept une pratique qui séduit mais qu’il faut craindre, qui émerveille par tant de technique et de savoir faire, mais qui menace toujours de nous prendre pour dupe. Alors qu’il apparaît que, dès lors que l’on parle d’écriture, voire d’art, l’artifice ne peut pas ne pas être, le phénomène ne cesse de surprendre par sa nature paradoxale : il entre dans la composition même du naturel (J.-J. Lecercle) et met ainsi en échec l’opposition artificiel/naturel qui semblait constitutive de l’identité même d’artifice. Parfois superposable au style, l’artifice consiste à « mettre en œuvre le donné canonique de la langue de façon totalement individuante » (M. Morel). L’artifice, on le voit, invite à travailler l’entre-deux, l’amphibologie, la duplicité.

3Les articles qui composent cet ouvrage s’attèlent précisément à sonder la nature paradoxale du concept en question. Ils ont pour point de départ un colloque organisé par VALE (Texte et Critique du Texte), en Sorbonne en septembre 2006. La réflexion s’est étoffée depuis et a donné lieu à des articles qui explorent les différents aspects du concept et sa recevabilité critique. Aux lectures théoriques du concept d’artifice (J.-J. Lecercle, M. Morel), s’ajoutent des études qui visent à cerner le concept dans un cadre plus spécifique : celui du théâtre, de la poésie, du roman, ou encore des arts visuels.

4Au théâtre, l’artifice fait figure de personnage principal : l’artifice est chez lui sur la scène et les explorations de corpus divers, shakespearien mais aussi moderniste ou très contemporain, permettent de cerner le jeu du genre avec ses normes. Alors que le vers, artificiel par nature, tente de se fondre dans le naturel de la langue sous la plume du T. S. Eliot de The Confidential Clerk (D. Jean), le théâtre contemporain anglais réhabilite l’artifice comme seule façon de reprendre le fil de la parole dans cette ère frappée au sceau mortifère du postmodernisme : le théâtre à contraintes qui fait intervenir une règle extérieure au texte pour en informer la facture (S. Ayache, E. Angel-Perez), désacralise le texte en plaçant sa vérité non pas dans lui mais en dehors de lui.

5La poésie lui offre un autre terrain d’éléction : du vers contraint qui clame et par là-même dénonce son artificialité (G. Fourcade) aux formes fixes qui promettent une visée qu’elles contestent le plus souvent, l’artifice déjouant ainsi l’artifice, tout dans la langue poétique dit la jubilation dans l’illusion permet de thématiser le fonctionnement de l’artifice dans la langue (P. Aquien). C’est bien cette revendication pleinement assumée de l’invraisemblable voire de « l’incohérent » (C. Pesso-Miquel) qui se lit également dans le roman moderniste de Ford Madox Ford par exemple lequel donne à voir les ficelles de son élaboration et n’exclut jamais aucun développement de l’histoire au motif que « cela ne se peut pas ». Cubiste, le roman juxtapose les possibles sans leur permettre de se neutraliser l’un l’autre. Le lecteur, à la fois victime des effets de réel proposés par le roman et rétif au marché de dupe, renégocie le pacte de représentation. C’est ce même contrat qui est au cœur de l’étude de J.-Y. Pellegrin sur Galatea 2.2. de Richard Powers.

6C’est dans les arts visuels (peinture, photographie et cinéma) que la posture de déni ou de revendication de l’artifice apparaît comme la plus fluctuante. La prétention à la vraisemblance et le souci du naturel s’efforcent de dissimuler les constructions : celle de l’orientalisme, par exemple, qui telle qu’elle se donne à voir dans la peinture ou la photographie de l’époque victorienne, révèle davantage de ses auteurs et de leur public que du monde exotique qui en est l’objectif (L. Bury). Le changement de media et « l’intermédialité » qui s’opère dans les adaptations cinématographiques ou dans les captations (G. Cohen-Cheminet) permet de repenser l’artifice dans et hors de la spécificité du medium choisi, et de mettre en scène les codes du genre. Tant le film de tournage, ce qu’on appelle le « making of », (S. Hatchuel) que la comédie musicale hollywoodienne (A. Martina) constituent le locus de l’artifice. Le cinéma emprunte les codes littéraires, celui du tall tale par exemple, dans Big Fish (A.-M. Paquet-Deyris) pour mieux en donner à voir la fabrication mais paradoxalement, tout en en renforçant le pouvoir illusionniste.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Élisabeth Angel-Perez, « Introduction »Sillages critiques [En ligne], 10 | 2009, mis en ligne le 15 juin 2010, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sillagescritiques/1803 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sillagescritiques.1803

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Auteur

Élisabeth Angel-Perez

Université Paris IV Sorbonnefr

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