- 1 Les Mémoires d’Edmund Ludlow, régicide comme John Hutchinson furent publiés en 1698. Voir bibliogra (...)
- 2 Julius Hutchinson évoque cette demande dans son édition des Memoirs (Hutchinson, 1806, i).
- 3 Voir l’arbre généalogique placé entre la dédicace « To my Children » (17) and « The Life of John Hu (...)
- 4 Voir Norbrook 2004, 120-126 sur les éditions des Memoirs jusqu’en 1973. Voir aussi Burden 2019, 176 (...)
- 5 Selon Laurent Theis, les Memoirs auraient été traduits par des élèves de Guizot (Guizot 1997, 1, no (...)
- 6 Le titre complet qu’il choisit pour le volume est éloquent : « Memoirs of the Life of Colonel Hutch (...)
1« The Life of John Hutchinson of Owthorpe in the Country of Nottinghamshire », composée par Lucy Hutchinson entre 1664 et 1667, rapporte le destin tragique du Colonel Hutchinson qui mourut en captivité le 11 septembre 1664. Signataire de l’arrêt de mort du roi Charles Ier et soupçonné d’avoir participé à un complot contre Charles II, celui-ci fut arrêté en octobre 1663 sans avoir jamais été jugé. S’il s’écoula presque cent quarante ans entre l’écriture et la publication de « The Life », c’est qu’il était impensable pour la famille Hutchinson d’autoriser la publication de la Vie d’un régicide au temps de la monarchie restaurée (Keeble 236). À la fin du XVIIIe siècle, alors que des récits du même genre avaient été publiés, la famille Hutchinson refusa à l’antiquaire Mark Noble, qui écrivait The Lives of the English Regicides (1798), le droit de consulter le manuscrit (Noble 1798, vol. 1, 367)1. Une demande similaire de l’historienne Catharine Macaulay (1731-1791) fut rejetée2. Ainsi, même si l’existence de cette Vie de John Hutchinson était connue, il semble qu’elle ait peu circulé avant sa publication en 1806 par Julius Hutchinson, qui avait hérité des écrits de son aïeule3. Ce volume, publié sous le titre Memoirs of the Life of Colonel Hutchinson, rassemble en fait plusieurs pièces : un fragment autobiographique (« The Life of Mrs. Hutchinson Written by Herself. A Fragment »), la dédicace aux enfants (« To My Children »), la Vie du Colonel (« The Life of John Hutchinson »), l’inscription qui figure sur le Monument du Colonel Hutchinson à Owthorpe, et quelques vers tirés du volume aujourd’hui perdu où Lucy Hutchinson avait consigné sa Vie. Ces différents écrits – exception faite du fragment autobiographique et des vers sur lesquels se clôt le livre – sont conservés en un seul volume autographe aux Archives du Nottinghamshire. L’édition de 1806 connut un vaste succès, et les Memoirs furent réédités à de nombreuses reprises au XIXe siècle4 ; ils furent aussi traduits en français en 1823 par Guizot et ses élèves sous le titre de Mémoires de Mistriss Hutchinson5. Cette édition française utilise le texte anglais de 1806 pour sa traduction et reproduit la préface de Julius Hutchinson qui préconise une lecture historique des Memoirs, décrits comme « l’histoire de l’une des époques les plus remarquables des annales britanniques » (Hutchinson 1806, x, ma traduction)6.
- 7 « The present volume, therefore, forms a valuable addition to our records, and is justly intitled t (...)
- 8 Sur la réception des Memoirs, voir Norbrook 2000, 180-181, Looser 2000, 28-60 et Gheeraert-Graffeui (...)
- 9 Voir sur ce sujet Booth 2004, Oldfield 1999 et le site « Collective Biographies of Women », http:// (...)
- 10 Voir les romans de Eliot Warburton (1850) et de Lina Chaworth-Musters (1890), les pièces de théâtre (...)
- 11 Ainsi Roger Chartier écrit : « Les œuvres – même les plus grandes, surtout les plus grandes – n’ont (...)
2Les critiques du XIXe siècle n’ont pas manqué de souligner la portée historique des Memoirs. Le journaliste du Monthly Review conclut par exemple que l’ouvrage de Lucy Hutchinson peut « légitimement figurer aux côtés de ceux de Rushworth, Clarendon, and Ludlow »7. Un autre critique déclare que si ce volume avait été publié à la Restauration, « ses mérites l’auraient élevé au rang d’ouvrage de référence parmi les histoires contemporaines » (The Eclectic Review 1807, 16). Toutefois, une étude de la réception des Memoirs au XIXe siècle montrent qu’ils ont été aussi très largement perçus comme une œuvre littéraire. Julius Hutchinson présente le récit de Lucy Hutchinson comme une « curiosité littéraire de premier ordre » (Hutchinson 1806, x) qui « réunit tout l’intérêt d’un roman » (Hutchinson 1806, xiv). Dans le dernier paragraphe de sa préface, il invite les lectrices à lire l’ouvrage comme un roman historique dont Mrs Hutchinson, épouse exemplaire, serait l’héroïne (Hutchinson 1806, xiv). Ce type de lecture est courant : il est repris dans l’Edinburgh Review par le critique écossais Francis Jeffrey, fasciné par les vertus domestiques de Lucy Hutchinson (Jeffrey 1808, 5), tout comme Guizot dont la lecture historique se double d’une perception à la fois sentimentale et romanesque des Memoirs8. L’éditeur français considère ainsi la mémorialiste comme « une femme de caractère le plus énergique comme de l’esprit le plus distingué » ; il admire « ce ménage si pieux, si grave, si tendre », « l’exaltation passionnée de l’amour d’une femme pour son mari » (Mémoires 1823, vi, vii). On retrouve des lectures similaires dans les biographies dérivées des Memoirs qui fleurissent au XIXe siècle9 ainsi que dans les réécritures romanesques ou théâtrales dont l’ouvrage a fait l’objet10. On le voit ici : la lecture n’est pas un acte passif, mais implique, comme l’ont montré les historiens de la réception, appropriation, réinterprétation, et même une activité créatrice11.
- 12 « In an era when British women writers of previous centuries were reviled or forgotten, Lucy Hutchi (...)
- 13 Voir sur ce sujet Gheeraert-Graffeuille 2022.
3À première vue, ces appropriations biographiques et ces adaptations fictionnelles semblent contredire le projet de Lucy Hutchinson qui, tout en reconnaissant l’attrait qu’exerçait sur elle le roman, souhaitait que sa Vie de John Hutchinson soit plutôt lue comme un « monument », qui honore la mémoire de son époux, et surtout comme une « histoire », destinée à instruire une génération égarée (Hutchinson 1973, 1, 36). Il est évident qu’entre la période de la Restauration et le XIXe siècle, l’horizon d’attente a changé : ce sont davantage les éléments romanesques et sentimentaux que le récit strictement historique qui attirent désormais les lecteurs. Devoney Looser a montré comment ce processus de déshistoricisation à l’œuvre dans les lectures des Memoirs au XIXe siècle revient à marginaliser leur importance historiographique et à identifier Lucy Hutchinson à son rôle d’épouse et de mère12. Le propos ici n’est pas de remettre en cause l’analyse fondamentale de Looser qui s’emploie à montrer que les lecteurs du XIXe siècle se fourvoient en préférant Lucy Hutchinson auteur d’une fresque sentimentalo-domestique à Lucy Hutchinson historienne de la Révolution13. Il s’agit plutôt, dans le sillage des travaux sur la réception (Burke 2013, Chartier 1992), de s’intéresser aux adaptations biographiques et fictionnelles pour elles-mêmes et de montrer comment celles-ci s’inscrivent dans la continuité des lectures faites par les premiers commentateurs au début du XIXe siècle, y compris par le premier éditeur, Julius Hutchinson.
4Lucy Hutchinson dédie la Vie de John Hutchinson à ses enfants ; toutefois, dès la dédicace, elle affirme écrire pour le « bénéfice de tous » (Hutchinson 1973, 2). Certes, reconnaît-elle, son art est impuissant à représenter la sainteté du Colonel, mais il doit néanmoins instruire ses contemporains aveuglés, incapables de discerner sa piété, son honneur et sa vertu exemplaires :
that resplendent body of light [...] will through my apprehension and expression shine as under a very thick clowd, which will obscure much of their lustre; but there is need of this medium to this world’s weake eies, which I fear hath but few people so vertuous in it as can believe, because they find themselves so short, any other could make so large a progresse in the race of piety, honor, and vertue. (Hutchinson 1973,1 ; c’est moi qui souligne)
5En 1806, lorsque sont publiés les Memoirs, l’urgence politique et morale n’est évidemment plus celle de la Restauration : la monarchie de Georges III n’est pas l’absolutisme Stuart, et le lecteur implicite des Memoirs a changé. L’éditeur Julius Hutchinson a conscience de ce changement d’horizon d’attente, et il façonne le texte de Lucy Hutchinson pour qu’il plaise aux lecteurs et surtout aux lectrices de son temps (Kraus 1999, §18 ; Burke 2013, 33). Une comparaison du manuscrit et de l’édition de 1806 montre que Julius Hutchinson a cherché à gommer le caractère trop puritain et trop républicain des Memoirs (Hutchinson 1806, iv-v) – ce que François Guizot dans sa préface à l’édition française appelle les « préjugés du fanatisme religieux et politique » (Hutchinson 1823, vii). Dans la dédicace, Julius Hutchinson coupe par conséquent les passages trop radicaux ou trop religieux, notamment l’évocation du martyre de John Hutchinson. Il supprime aussi sans aucune justification le deuxième portrait que Lucy Hutchinson tente de brosser dans la dédicace (Hutchinson DD/HU4, 22-29). De même, Julius Hutchinson ne reproduit ni ne mentionne la courte méditation ni la compilation des versets bibliques qui suivent « The Life of John Hutchinson » qui se trouvent dans le manuscrit de Nottingham (Race 1923, 4 ; Norbrook 2004, 115-119).
6Si Julius Hutchinson efface de façon cohérente ces passages teintés de puritanisme, il insiste en revanche sur la qualité romanesque des Memoirs qui tient aux talents d’observatrice de Lucy Hutchinson : selon lui c’est parce que celle-ci connaît bien le Colonel, qu’elle peut faire de lui un portrait complexe, supérieur à l’Hercule de Prodicus ou au conventionnel Grandison, personnage du roman de Richardson, The History of Sir Grandison (1753). Ainsi l’éditeur anglais achève sa préface en invitant ses lectrices à lire les Memoirs comme un roman historique dont l’héroïne est une épouse exemplaire :
The ladies will feel that it carries with it all the interest of a novel, strengthened with the authenticity of real history; they will no doubt feel an additional satisfaction in learning, that though the author added to the erudition of the scholar, the research of the philosopher, the politician, and even the divine, the zeal and magnanimity of a patriot; yet she descended from all these elevations to perform, in the most exemplary manner, the functions of a wife, a mother, and mistress of a family. (Hutchinson 1806, xiv).
- 14 Sur Jeffrey, voir Michael Fry, « Jeffrey, Francis, Lord Jeffrey (1773-1850), writer and judge » (20 (...)
- 15 Voir Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse, 1761 et Mme de Staël, Corinne ou l’Italie, 1807.
7Cette conclusion, qui féminise les Memoirs – dont plus de la moitié porte sur la guerre civile dans le Nottinghamshire –, a été reprise par les commentateurs des Memoirs et les biographes de Lucy Hutchinson. Dans The Heroines of Domestic Life d’Emily Owen, l’éditeur anglais n’est pas mentionné, mais sa conclusion est très exactement citée (Owen 1861, 170). Le critique Francis Jeffrey, dans une recension de la Edinburgh Review (1808) qui a fait date14, suit également la lecture de Julius Hutchinson. Il met aussi l’accent sur les vertus domestiques de Lucy Hutchinson, sur son éducation, et sa destinée romanesque au point de la placer au-dessus de la Corinne de Madame de Staël ou de l’Héloïse de Rousseau15 :
Education, certainly, is far more generally diffused in our days, and accomplishments infinitely more common ; but the perusal of this volume has taught us to doubt, whether the better sort of women were not fashioned of old by a better and more exalted standard ; [...] There is something in the domestic virtue and the calm and commanding mind of our English matron, that makes the Corinnes and Heloises appear very small and insignificant (Jeffrey 1808, 5)
8Plusieurs biographes choisissent de citer ce paragraphe – tout ou en partie – dans leurs portraits de Lucy Hutchinson. Il s’agit pour eux de légitimer leur entreprise biographique, à la limite de la fiction. Dans Lessons from Women’s Lives, Sarah Hale reproduit intégralement le passage cité ci-dessus comme s’il s’agissait d’une lecture faisant autorité : « This book has been often republished and the Edinburgh Review, some years ago, thus closed a notice of the work » (Hale 1877, 50-51). Dans Women of Worth, A Book for Girls, Dickes cite exactement le même passage, avec la même coupe, mais ajoute silencieusement quelques lignes patriotiques qui, dans la recension de Jeffrey, apparaissent vingt pages plus loin (Dickes 1854, 135-136) : « we may safely venture to assert, that a nation which produces many wives and mothers as Mrs. Lucy Hutchinson, must be both great and happy » (Jeffrey 1808, 25). Robert Cochrane, dans Lives of Great Women, reprend le passage cité par Dickes, sans revenir à l’original de Jeffrey. Enfin, dans The Book of Noble English Women, Charles Bruce reprend intégralement le passage le plus patriotique de la recension, sans s’arrêter sur la partie sentimentale :
England should be proud, we think, of having given birth to Mrs. Hutchinson and her husband ; and chiefly because their characters are truly and peculiarly English ; according to the standard of those times in which national characters were most distinguishable. Not exempt, certainly, from errors and defects, they yet seem to us to hold out a lofty example of substantial dignity and virtue ; and to possess most of those talents and principles by which public life is made honourable, and privacy delightful. Bigotry must at all times debase, and civil dissension embitter, our existence ; but, in the ordinary course of events, we may safely venture to assert, that a nation which produces many such wives and mothers as Mrs Lucy Hutchinson, must be both great and happy (Jeffrey 1808, 24-25 et Bruce 1891, 86)
9La présence de motifs romanesques dans les Memoirs n’a pas échappé aux lecteurs des Memoirs, que ce soit en France ou en Angleterre. À propos de la rencontre des Hutchinson, Stendhal parle de « crystallisation » (1822) et déclare : « C’est uniquement pour ne pas être brûlée en l’autre monde, dans une grande chaudière d’huile bouillante, que madame de Tourvel résiste à Valmont […]. Ce que je dis de madame de Tourvel je le trouve applicable à la haute vertu de mistriss Hutchinson. Quelle âme le puritanisme enleva à l’amour » (Stendhal 1822, 304). Il est aussi significatif que la notice d’Emilie Owen, dans The Heroines of Domestic Life, s’ouvre sur l’idylle entre Lucy Apsley et John Hutchinson à Richmond, suggérant d’emblée une forte proximité entre Mémoires et fiction : « About the middle of the seventeenth century, the umbrageous solitudes of Richmond were made the theatre of a little romance, the record of which resembles in character the creations of fiction rather than reality ; yet is, in effect, strictly true » (Owen 1861, 153). Cette perception romanesque de « mistriss Hutchinson » est paradoxale puisqu’elle contredit aussi bien la dimension historique des Memoirs revendiquée par la mémorialiste que l’hostilité que la mémorialiste manifeste à deux reprises à l’égard du roman. D’abord, elle arrête brutalement le récit de l’histoire d’amour entre « Mrs Hutchinson » et le Colonel pour se concentrer ostensiblement sur des sujets plus sérieux – « the greater transactions of life » – autrement dit le récit de la vie publique de son époux : « I shall passe by all the little amorous relations, which if I would take the paynes to relate, would make a true history of a more handsome management of love then the best romances describe; for these are to be forgotten as the vanities of youth, not worthy mention among the greater transactions of his life » (Hutchinson 1973, 32). Ensuite, d’une façon assez similaire, Lucy Hutchinson interrompt le récit héroïque – et tout aussi romanesque à ses yeux – de la victoire miraculeuse des troupes du Colonel contre les troupes royalistes en novembre 1644. Une fois encore, elle rejette les possibilités narratives que lui offre le roman, considérant que ce succès inespéré est exclusivement l’œuvre de la Providence de Dieu :
If it were a Romance, wee should say, after the successe that the Heroes did it out of excesse of gallantry, that they might better signalize their vallour upon a foe who was not vanquisht to their hands by the inclemency of the season; but while wee are relating wonders of Providence wee must record this as such a one as is not to be conceived from a relation, in the admirable mercy that it brought forth; but to those who saw and shar’d in it, it was greate instruction that even the best and highest courages are but the beames of the Almighty. (Hutchinson 1973, 114)
- 16 Sur le roman au sens de romance, voir l’article de Christine S. Lee (2014).
- 17 Voir Rousset 1981 et Gheeraert-Graffeuille 2022.
10Ce rejet explicite du genre romanesque reflète les convictions calvinistes de Lucy Hutchinson, qui voit dans la fiction l’opposé de la vérité historique (Gheeraert-Graffeuille 2014, 53-56)16. Toutefois, cette mise à distance ne signifie pas que la mémorialiste n’ait pas été une lectrice de romans, ni qu’elle ait pu recourir aux procédés de la fiction, y compris dans les écrits où elle affirme y renoncer. Dans son court fragment autobiographique, elle raconte à quel point les intrigues amoureuses la fascinaient lorsqu’elle était enfant et qu’elle « se glissait dans quelque trou ou autre pour lire » (Hutchinson 1973, 288). En tant que lectrice avide, il est fort probable qu’elle avait lu l’Arcadie de Sidney et d’autres romans de la même veine, qui étaient très en vogue dans les années 1630, surtout à la cour qu’elle avait fréquentée avant son mariage en 1638. Il est d’ailleurs éloquent qu’en certains endroits les Memoirs abondent en tropes romanesques. On retrouve ainsi dans le premier échange de regards entre John Hutchinson et Lucy Hutchinson les ingrédients de la scène de première rencontre mis en évidence par Jean Rousset dans Leurs yeux se rencontrèrent17 :
yet spite of all her indifferency, she was surpriz’d with unusuall liking in her soule when she saw this gentleman, who had haire, eies, shape, and countenance enough to begett love in any one at the first, and these set off with a gracefull and generous mine which promis’d an extraordinary person […].
Although he had but an evening sight of her he had so long desir’d, and that at disadvantage enough for her, yett the prevailing sympathie of his soule made him thinke all his paynes well payd, and this first did whett his desire to a second sight, which he had by accident the next day. (Hutchinson 1973, 31, c’est moi qui souligne)
11Beaucoup de commentateurs du XIXe siècle – notamment Julius Hutchinson et Francis Jeffrey – se sont souvenus de cette scène de première rencontre, qui vient, parmi d’autres passages, conforter leur lecture sentimentale et domestique des Memoirs. Mon hypothèse serait que cette interprétation sélective a contribué à façonner les nombreuses biographies de Lucy Hutchinson qui ont fleuri au XIXe siècle (Kraus 1999, 4). C’est à cette « réception créative » des Memoirs – pour reprendre les mots de Peter Burke – que s’intéresse la suite de cette étude (Burke 2013, 28).
- 18 Sur le genre de ces femmes illustres au XIXe siècle, voir l’article de Billie Melman qui résume bie (...)
12On trouve des exemples de cette réception créative dans les recueils prosopographiques du XIXe siècle célébrant les femmes illustres (ou « female worthies »), dans la tradition du Mulierum Virtutes de Plutarque et du Mulieribus Claris de Boccace18 – une tradition que résume bien Philip Hicks :
For centuries women had defended themselves against age-old commonplaces questioning their worth by citing historical or contemporary women conspicuous for their merit. « Women worthies » were celebrated as objects of curiosity, exemplars of behavior, agents of human history, and credits to their sex. During the Renaissance they were marshaled in the querelle des femmes, a battle of the sexes over the moral character and abilities of women ; a century ago, suffragettes staged parades costumed as famous women; today popular as well as academic culture celebrates exemplary women as role models and evidence of female achievement. (Hicks 2015, 175)
13Alors qu’aux XVIIe et XVIIIe siècles les femmes illustres se distinguaient surtout par leurs vertus héroïques, c’est davantage par leurs qualités domestiques et morales qu’elles se signalent au XIXe siècle. Dans ses Memorable Women : The Story of Their Lives, Camilla Newton Crosland place les vertus maternelles et conjugales des femmes au-dessus de leurs qualités intellectuelles ou de leurs actes glorieux :
In selecting lives for biographical condensation, I have not been guided by the admiration so commonly felt for those brilliant characters who have been remarkable for merely intellectual qualifications and unprofitable or injudicious heroisms : I have endeavored simply to set before the young women of the present day examples of wives and mothers who have done their duty under difficulties and temptations ; and if in some cases genius has accompanied high moral endowments, we have all the more reason to be gratified by the picture of combined excellence of heart and mind. (Crosland 1851, 5)
14Ce qu’écrit Crosland est représentatif des recueils prosopographiques du XIXe siècle, dans lesquels Lucy Hutchinson apparaît d’abord comme une épouse et une mère exemplaire plutôt que comme une femme d’esprit ou une historienne (Nesvet 2018, 74)19.
- 20 Sur cet idéal, voir la célébration du mariage de Milton dans Paradise Lost, ed. Alastair Fowler (Lo (...)
15Un rapide passage en revue des biographies de Lucy Hutchinson montre que leurs auteurs mentionnent uniquement les passages des Memoirs les plus consensuels et les plus conformes aux valeurs et au goût d’un large public. Sans surprise, ce sont les épisodes sentimentaux et domestiques qui sont les plus souvent utilisés. On trouve d’abord la rencontre de John Hutchinson et de Lucy Apsley précédemment évoquée, mais aussi son éloge de la vie conjugale, qui fait écho à l’idéal du « companionship », typique de la vision protestante du mariage au XVIIe siècle20 :
For conjugall affection to his wife, it was such in him as whosoever would draw out a rule of honor, kindnesse, and religion to be practized in that estate, need no more but to draw out exactly his example. Never man had a greater passion for a woman, nor a more honourable esteeme of a wife ; yet he was not uxorious, nor remitted not that just rule which it was her honor to obey, but manag’d the reines of government with such prudence and affection that she who would not delight in such an honourable and advantageable subjection must have wanted a reasonable soule. (Hutchinson 1973, 10).
16Un autre épisode souvent repris et même souvent étoffé, est celui où « Mrs Hutchinson », la femme du Gouverneur, soigne les blessés pendant le siège de Nottingham en septembre 1643 :
In the encounter one of the Derby captaines was slaine, and only five of our men hurt, who, for want of another Surgeon were brought to the Governor’s wife, and she having some excellent balsoms and plaisters in her closett, with the assistance of a gentleman that had some skill, drest all their wounds (whereof some were dangerous, being all shotts) with such good successe that they were all cured in convenient time. (Hutchinson 1973, 99)
17Quelques notices s’attardent aussi sur le dévouement de Lucy Hutchinson auprès du Colonel lorsqu’il est emprisonné dans le Kent à Sandown en 1664. L’accent est alors mis sur la proximité des époux tout au long du « martyre » du Colonel :
- 21 Ainsi, on peut lire dans Household Words une description de la captivité du Colonel à Sandown Castl (...)
His wife bore all her owne toyles joyfully enough for the love of him, but could not but be very sad att the sight of his undeserved sufferings ; and he would very sweetely and kindly chide her for it, and tell her that if she were but chearefull he should thinke this suffering the happiest thing that ever befell him. (Hutchinson 1973, 321)21
18Enfin, dans ces biographies élogieuses, il est aussi souvent fait mention des dernières paroles du Colonel, qui viennent confirmer la supériorité de Lucy Hutchinson sur son sexe et, en quelque sorte, justifier l’entreprise hagiographique de la plupart des biographies : « He left a kind message to his wife : « “Let her”, sayd he, “as she is above other woemen, show her selfe, in this occasion, a good christian, and above the pitch of ordinary weomen” » (Hutchinson 1973, 271).
19Une étude plus systématique du ré-emploi des Memoirs dans les biographies de Lucy Hutchinson serait la bienvenue. Dans le cadre limité de cet article, je ne m’intéresserai qu’à l’épisode le plus couramment adapté au XIXe siècle, à savoir celui du siège de Nottingham, pendant lequel Mrs Hutchinson se dévoue corps et âme pour les blessés. Brièvement évoqué dans les Memoirs, cet épisode est étoffé dans la plupart des biographies victoriennes, où les femmes qui portent secours aux blessés et aux malades sont très souvent mises en valeur (Booth 2004, 101).
20La notice d’Emily Owen présente d’abord Lucy Hutchinson comme « coadjutrice » de son époux c’est-à-dire son auxiliaire – on reste ici très proche du rôle qui incombait à la bonne épouse dans les manuels de conduite du XVIIe siècle, l’amitié conjugale se déplaçant ici vers le soin apporté aux blessés (Reyner 1657, 12) : « Mrs. Hutchinson, in the mean time, rendered herself coadjutor to her husband. They supplied funds from their own property to the needy, she dispensing food and medicines to the destitute or wounded soldiers, and acting to them the part of a tender friend and nurse » (Owen 1861, 163). Pour son évocation de Lucy Hutchinson infirmière, Owen s’appuie sur le fragment autobiographique dans lequel Lucy Hutchinson raconte comment sa mère soignait les prisonniers à la tour de Londres, alors que son mari, Sir Allen Apsley, y était gouverneur :
She was not only to these, but to all the other prisoners that came into the Tower, as a mother. All the time she dwelt in the Tower, if any were sick she made them broths and restoratives with her owne hands, visited and tooke care of them, and provided them all necessaries; if any were afflicted she comforted them, so that they felt not the inconvenience of a prison who were in that place. She was not lesse bountifull to many poore widdowes and orphans, whom officers of higher and lower rank had left behind them as objects of charity. Her owne house was fill’d with distressed families of her relations, whom she supplied and maintain’d in a noble way. (Hutchinson 1806, 14-15)
21Ces talents médicaux que Lucy Hutchinson aurait hérités de sa mère son aussi soulignés par Julius Hutchinson dans une note qui vient expliquer le dévouement de Lucy Hutchinson aux blessés :
The reader will remember that the Mother of Mrs. Hutchinson had patronized and assisted Sir Walter Raleigh, when prisoner in the Tower, in his chymical experiments, and had acquired a little knowledge of medicine ; whether her daughter had obtained instructions from her mother, or the mother herself was here (for she passed the latter part of her life with her daughter, and died in her house at Owthorpe), is uncertain.–Mrs. Hutchinson was certainly an extraordinary woman, and this is not one of the least singular, nor least amiable instances of it. (Hutchinson 1806, 158, note y)
22Le résultat est que les portraits de Lucy et de sa mère (également prénommée Lucy) ont tendance à se superposer – voire à se confondre – dans la notice d’Owen ; il en va de même du Château de Nottingham (dans lequel Lucy Hutchinson soigne les blessés) et de la tour de Londres (où Lucy a été élevée et où son mari a été emprisonné), dont les évocations se font écho dans les Memoirs (Hutchinson 1973, 84 et 251) :
- 22 Voici ce que disent les Memoirs : « and one weake old man was shot the first day, who, for want of (...)
While thus surrounded, Mrs Hutchinson took upon her duties of her surgeon, there being none in the fortress. Her mother, Lady Aspley, had acquired some knowledge of medicine from Sir Walter Raleigh, whose experiments she had often witnessed when he was imprisoned in the Tower of London, of which Sir Allen Apsley was her governor. She attended the wounded, and it is recorded that only one person was lost, who “bled to death before he could be conveyed to the governor’s lady”22. After five days, succour arrived, and now we find Mrs. Hutchinson not only ministering to her own people’s but relieving and assuaging the sufferings of the royalists who had been captured. She bound up and dressed their wounds with her own hands, an act of charity which raised her up many enemies among more narrow-minded and less humane persons. (Owen 163-164)
- 23 Voir des illustrations de Lucy Hutchinson portant secours aux blessés dans Crosland (1854), Russell (...)
23Cette représentation de Lucy Hutchinson en infirmière, prête à soigner tous les blessés quelles que soient leurs allégeances politiques, fait d’elle une figure altruiste qui ressemble à Florence Nightingale, d’ailleurs également célébrée par Emily Owen dans Heroines of Domestic Life. Le traitement de ces deux personnages est comparable : tout ce qui dans leurs vies pourrait être contraire à l’idéal victorien de respectabilité et de douceur féminine disparaît aussi bien dans le portrait de Lucy Hutchinson que dans celui de Florence Nightingale. Les idées républicaines et les talents d’historienne de la première sont passés sous silence. Il en va de même des idées non-conformistes de Florence Nightingale sur le rôle des femmes, de son attirance pour le catholicisme (pendant la Guerre de Crimée, elle n’hésitait pas à enrôler des religieuses catholiques), comme de son tempérament jugé autoritaire (Smith 73-74). Ces similitudes sont reflétées et confirmées par les gravures qui font de Lucy Hutchinson et de Florence Nightingale des figures de douceur et d’abnégation. Il est significatif que sur les six gravures que j’ai pu isoler, quatre représentent Lucy Hutchinson sous les traits d’une infirmière23. On peut voir dans cette exaltation du rôle de soignante un exemple supplémentaire de l’infléchissement du genre des « femmes illustres » au XIXe siècle (Hicks 2015 et Nesvett 2018) – un infléchissement dont a parfaitement conscience Emily Owen qui, dans sa préface à The Heroines of Domestic Life, montre comment les vertus de piété et d’abnégation, incarnées aussi bien par Lucy Hutchinson que Florence Nightingale, peuvent avoir un effet apaisant sur toute la société :
Feminine heroism comprehends those elements which make better wives, mothers, and daughters; and if circumstances reveal such characteristics as devotion, fidelity, piety, unselfishness, in their highest culmination, we can no more ignore them, than we can repudiate those plants, which, growing unobtrusive in the forest restore a nation to health, disarm infection, or mitigate the agony of death. In a similar manner, domestic heroism desires not fame, which is alien to its very nature, yet becomes of public import, as its unassuming virtue spreads from the cottage to the throne, cheers the home or the hospital, and alleviates even the scaffold and the gaol. (Owen 1861, vii)
Fig. 1. « Florence Nightingale » dans Emily Own, The Heroines of Domestic Life. London, 1861, Collection privée.
Fig. 2. « Lucy Hutchinson Binding up the Wounds of a Royalist » dans Emily Own, The Heroines of Domestic Life. London, 1861, Collection particulière.
24Ce choix qui revient à préférer les vertus féminines de Lucy Hutchinson à ses autres qualités morales et à son engagement politico-religieux a pour conséquence de dépolitiser et de déconfessionnaliser le récit des Memoirs, dont le républicanisme et le puritanisme n’étaient pas du goût d’une majorité de lecteurs du XIXe siècle. Dans quelques notices toutefois, les rédacteurs évoquent les idées de la mémorialiste. C’est le cas d’Emily Owen qui exprime sa sympathie pour sa critique du gouvernement de Charles Ier, mais aussi son hostilité à l’égard d’une logique politico-religieuse qui conduisit finalement le Colonel à voter la mort du roi, au mépris du droit et des valeurs chrétiennes :
The flame of civil war had not, as yet, been kindled in our country, but there were many indications of the coming strife, and neither she nor her husband was of a temper to ignore the principles they held, for the sake of selfish ease, or even the indulgence of their domestic happiness. […] We have no space here to enter upon the question which so deeply agitated the minds of many good and thinking men at this crisis. Mrs. Hutchinson, though convinced of the king’s inefficiency for government, seems to have done full justice to his personal virtues. It is lamentable that, in her husband’s case, as in many others, party feeling, which had originally its rise in the seeking after religious light, should have reached lengths unwarranted by either the laws of justice or Christianity, and ended in affixing the stain of regicide upon his name. (Owen 1861, 160-161)
- 24 Julius Hutchinson estime que si le Colonel Hutchinson avait vécu au XIXe siècle, il aurait accepté (...)
- 25 Sur les reines catholiques dans l’historiographie au XIXe siècle en Grande-Bretagne, voir Melman 19 (...)
25Il est à noter que ces considérations politiques, qui se limitent à ce seul paragraphe, concordent avec les lectures Whig des Memoirs proposées par Julius Hutchinson ou Francis Jeffrey24. Il existe toutefois une biographe beaucoup plus sévère à l’égard des idées de la mémorialiste. Il s’agit de la romancière et miniaturiste Louisa Costello qui, dans Memoirs of Eminent Englishwomen, condamne la description anticatholique que donne Lucy Hutchinson de Mary Stuart comme une « méchante reine » (« a wicked queen » [Costello 1844, 78]), ainsi que son éloge d’une Angleterre protestante et anticatholique25. Costello rejoint les idées de la Critical Review, un périodique Tory, proche de l’Église anglicane, très critique à l’égard du républicanisme des Memoirs. Le choix de Costello de n’évoquer que la vie familiale de Lucy Hutchinson équivaut à un refus revendiqué de l’entreprise historiographique et patriotique de la mémorialiste :
Mrs Hutchinson opens her own memoir with reflections and comments somewhat diffuse and irrelevant, on the advantages of being born in England, and on its climate and condition, not sparing her readers much learned information relative to the original settlers in the island that gave birth to her husband, whom she looks upon as the most perfect of beings. Passing this over, it may be more amusing to follow her in the numerous and characteristic anecdotes which she gives of her family. (Costello 1844, 58)
26Toutefois, malgré ce préambule où Costello conseille au lecteur de ne retenir que les « anecdotes familiales », sa biographie est beaucoup plus politisée que celle d’Owen. Loin de chercher des excuses à Lucy Hutchinson comme le font les lecteurs de sympathie Whig, elle condamne son intolérance (Costello 1848, 78), en particulier son soutien aux actes iconoclastes autorisés par le Parlement. Elle condamne ainsi le décret du Parlement qui autorise « à détruire les images dans toutes les églises » et désapprouve l’ordre donné par le Colonel au pasteur local « d’effacer toutes les peintures superstitieuses » et de « briser les vitraux » (Hutchinson 1806, 80 et Costello 1848, 80-81). Ces critiques des choix politico-religieux des époux Hutchinson, si elles sont rares dans les recueils prosopographiques du XIXe siècle, ont pour mérite de souligner l’écart existant entre le contenu subversif des Memoirs et le portrait lénifiant de Lucy Hutchinson en bonne épouse victorienne que beaucoup de biographes cherchent à imposer à leurs lecteurs (Looser 2000, 53).
27Les Memoirs of the Life of Colonel Hutchinson ont fait l’objet d’au moins six adaptations fictionnelles : quatre au XIXe siècle et deux au XXIe siècle (Race 1923, 165 et Burden 2019, 188)26. Au XIXe siècle, on assiste à un regain de curiosité pour l’histoire de la « première Révolution d’Angleterre » (Price 2017, 112), non seulement parmi les historiens, mais aussi parmi les auteurs de fictions historiques si l’on en croit la bibliographie publiée en 1999, intitulée The English Civil War through the Restoration in Fiction : An Annotated Bibliography 1625-199927. En outre, nombreux sont les lecteurs de cette période qui considèrent que mémoires et fictions historiques, parce qu’ils analysent les motivations morales et psychologiques des personnages et mettent en relation l’individu avec l’Histoire, permettent de mieux appréhender le passé (Gengembre 2006, 36-37). Ainsi, dans le roman Woodstock or The Cavalier de Walter Scott, l’opposition entre Têtes Rondes et Cavaliers s’incarne dans les amours contrariées de la royaliste Alice et du Cromwellien Everard. On peut aussi songer aux tableaux qui montrent des images domestiques de la monarchie Stuart et du Protectorat cromwellien, par exemple au tableau de 1836 de Daniel Maclise, « An Interview between Charles I and Oliver Cromwell » (conservé à la National Gallery of Ireland), dans lequel Cromwell est humanisé et Charles est représenté dans un cadre domestique entouré de ses enfants.28 Cette vision domestique de l’histoire est caractéristique des adaptations fictionnelles des Memoirs qui, comme les biographies, prêtent davantage attention aux relations entre les personnages qu’à l’Histoire et aux enjeux politico-religieux qui la sous-tendent.
28Dans l’introduction à Reginald Hastings : Or, A Tale of the Troubles, publié en 1850, Eliot Warburton affirme s’être servi de manuscrits inédits de la Guerre Civile dans l’intention d’écrire non seulement un roman (Looser 2000, 54), mais aussi de jeter une lumière nouvelle sur l’histoire de la Guerre civile :
The last few years have been very fruitful in the discovery of old Manuscripts, especially of those as are calculated to throw new light and interest on the important period of our Civil War. It has lately been my fortune to pass much time in the examination of this unprinted literature, and I feel a great interest, perhaps a prejudice, in favour of such unstudied compositions. (Warburton 1850, v)
- 29 « that name of roundhead […] was very ill applied to Mr. Hutchinson, who having a very fine thickse (...)
29Le travail de Warburton s’apparente à celui d’un érudit, voire d’un d’antiquaire, qui cherche à donner forme et sens à des sources éparses et fragmentées, bref à reconstituer le puzzle d’une histoire tourmentée : « I was tempted […] to endeavour to imitate them [manuscripts], or rather to present their meaning and information in a collective and continuous form » (Warburton 1859, v). Dans ce roman royaliste ponctué par de nombreuses péripéties (Looser 2000, 54), Warburton ne donne qu’un rôle secondaire aux Hutchinson, son but étant de les rendre moins puritains qu’ils ne l’étaient en réalité. Il met par exemple en évidence les liens familiaux et d’amitié qui les unissaient aux Cavaliers, sans trop insister sur leur soutien indéfectible à la cause parlementaire. Il reprend ainsi pour les besoins de son récit le portrait « anti-puritain » du Colonel que brosse de lui son épouse dans les Memoirs : « Mrs Hutchinson’s was by no means puritanical, no more than that of her care-worn but soldier-like looking husband. He wore his hair long in the fashion of our Cavaliers, and his fair wife likewise indulged in rich auburn curls, that set off her serene and delicate beauty to advantage » (Warburton 1850, vol.2, 200-201)29.
- 30 Voir « The Chaworth-Musters family a brief history », Manuscripts and Special Collections, The Uni (...)
30On trouve un traitement similaire des Memoirs dans un autre roman royaliste, Cavalier Stronghold : A Romance of the Vale of Belvoir (1890), écrit par Lina Chaworth-Musters, une descendante de la puissante famille Chaworth, dont la propriété de Wiverton se situait non loin de Owthorpe où résidait la famille Hutchinson30. Comme chez Warburton, la guerre divise profondément les familles et au premier chef la famille Hutchinson, dont la plupart des membres, contrairement à John et Lucy Hutchinson, étaient royalistes : « But no necessary time was to be lost in the king’s entry to the town, for that very evening was the standard to be set up and the proclamation read, which formally opened the war of father against son, brother against brother, and one half the nation against the other » (Chaworth-Musters 1890, 48). Pour la romancière, les « guerres civiles » du XVIIe siècle sont un sujet rebattu à la fin du XIXe siècle, mais leur mise en fiction permet de préserver, de façon attrayante, les « traditions locales » consignées dans les archives familiales ; l’art de la fiction se met au service de l’histoire :
It seems almost necessary to offer some apology for the appearance of another story of the well-worn subject of the Civil Wars. The only excuse that can be made, is, that a number of local traditions, collected with some care, appeared worthy of preservation, and it was difficult to offer them in a readable form, without weaving them into some sort of narrative. The characters introduced are all, as the children say, « real people », and it is therefore, hoped that Nottinghamshire readers may find some interest in their proceedings. (Chaworth-Musters 1890, Préface, non paginé)
31Chaworth-Musters inclut dans sa fiction, par le biais d’une longue citation, un épisode hautement romanesque des Memoirs, qui se déroule au début de 1642, lorsque Lucy Hutchinson fait passer son beau-frère George Hutchinson pour son mari : « The history of this interview is so amusing and Mrs Hutchinson describes so naïvely the duplicity she practised, (which however did not seem to have lain heavy on her conscience), that her own narrative shall be quoted » (Chaworth-Musters 1890, 90). Mais le plus souvent Lina Chaworth réécrit, complète, voire critique ses sources. Il en va ainsi de la description qu’elle donne du Château de Nottingham et de son rôle défensif ; elle suggère que « Mrs Hutchinson » aurait joué un rôle beaucoup plus important dans la défense de cette place forte qu’elle ne l’affirme dans les Memoirs. Sans doute s’est-elle plu à inventer des souterrains pour plaire à ses plus jeunes lecteurs ou lectrices :
« Ah ! Trust a woman to find out the way », said Mrs Hutchinson, drawing her husband towards the north of the Castle yard [...]. « I had read somewhere », said the lady, « that King Henry the Third expressly ordered, “a sally port to be made on the north-west side of the castle”, and when I knew it was a matter of life and death to us, I determined to try and find it ». The children had talked of long passages in the rock, where they lost their balls, and so I searched till I found an old doorway blocked up, and brother George and I despatched the messengers but half-an-hour ago. (Chaworth-Musters 1890, 252)
32Les deux adaptations théâtrales sont de la même veine que les romans évoqués ci-dessus, mais ils se servent des Memoirs de façon moins rigoureuse. Dans la pièce de John Henry Brown, Love’s Labyrinth (1878), les personnages historiques (Charles Ier, le Prince Rupert, Henry Ireton) se mêlent aux membres de la gentry du Nottinghamshire (Philip Stanhope, Francis Thornhagh), mais c’est l’amour et non la Guerre Civile qui constitue le sujet principal de cette pièce royaliste. Les Hutchinson n’apparaissent qu’à l’acte V (Looser 2000, 56), où le Colonel Hutchinson est dépeint comme un puritain beaucoup plus modéré que son cousin Ireton. On le voit certes condamner l’esprit de persécution et de vengeance (« ruthless persecution and revenge » [Brown 1876, 46]), mais il n’est en aucune manière un personnage sympathique. Le personnage de Lucy Hutchinson est dépolitisé comme dans la plupart des biographies contemporaines. Néanmoins, c’est sans état d’âme qu’on la voit soutenir la cause puritaine : « Yet thine and their sweet lives I swiftly loose / On fortune’s highway, in my country’s cause. / And this same shred of being I devote / A willing sacrifice to bloody war » (Brown 1876, 52).
- 31 « COLONEL and Mrs. Hutchinson, the hero and heroine of our story, belong by birth to the class of E (...)
- 32 « Will not many regret that she passes so transiently these scenes of tenderness and sentiment? » ( (...)
33L’intrigue historique est aussi très mince dans The True and Romantic Love Story of Colonel and Mrs Hutchinson (1882), une pièce en vers de Joseph Antisell Allen. Le cadre historique est mentionné dans l’introduction31, mais il est ensuite complètement évacué de la pièce qui se présente comme l’histoire d’amour que Lucy Hutchinson a renoncé à écrire pour se consacrer à des affaires plus sérieuses. Ce sujet est en fait suggéré par Julius Hutchinson dans une note insérée à l’endroit où s’interrompt cette histoire d’amour dans les Memoirs32. Dans la préface de sa pièce, Antisell Allen se propose de poursuivre cette intrigue amoureuse et de combler ainsi une lacune de l’histoire :
The courtship of our hero commenced not long after his taking his degree at Cambridge […] ; but (as Mrs. Hutchinson tells us) « he prosecuted his love with so much discretion, duty, and honour, that at length, through many difficulties, he accomplished his design ». Then she adds, « I shall pass by all the little amorous relations, which if I would take pains to relate, would make a true history of a more handsome management of love than the best romances describe ». But, says the Editor of these beautiful and instructive Memoirs, « will not many regret that she passes so transiently these scenes of tenderness and sentiment ? » In which regret, I dare think, many a reader will join him.
Now, to bridge over this very gap in their history, […] it is that I, let into the secret, have resolved to take the reader into my confidence by narrating the strange, romantic, and beautiful story of his love and of their courtship, attended, as they were, by great hazard and many obstacles. (Antisell Allen 1882, 6-7).
34L’histoire de la Guerre Civile demeure au second plan de cette adaptation qui se veut davantage un portrait « idéal » de Lucy Hutchinson qu’une peinture « historique » : « I have not, I find on a reperusal of the Memoirs, been portraying her as, historically, she was, but rather as, from her general character, I had conceived of her ideally » (Antisell Allen 1882, 20, note 28). Il n’est donc pas étonnant que du point de vue de l’historien et second éditeur des Memoirs, C. H. Firth, cette pièce soit un échec : « What Mrs. Hutchinson passes by, a modern author has ventured to attempt : – The True and Romantic Love Story of Colonel and Mrs Hutchinson. A drama in verse, by J. Antisell Allen. Elliot Stock. 1882. The drama is as bad as might be expected » (Hutchinson 1885, vol. 1, note 1, 90).
35Dans les deux adaptations du XXIe siècle qui puisent tout ou partie de leur trame romanesque dans les Memoirs, on retrouve des procédés de fictionnalisation similaires à ceux du XIXe siècle, à la différence près que le traitement de l’histoire y est beaucoup plus rigoureux, et qu’il est donc problématique de parler à leur sujet de déshistoricisation. À propos du roman historique, Uncivil War : Twin Tales from Nottinghamshire, publié en 2014 et à destination de la jeunesse, Noel Harrower établit un lien clair entre histoire et fiction : « These stories are fictional, but they are based on real events which took place during the first English Civil War » (Harrower 2014, 233). Mais si Harrower suit la trame historique des Memoirs, il en modifie radicalement le point de vue, puisque ses héros sont des enfants, un peu comme dans The Children of the New Forest de Frederick Marryat (1847), un roman pour la jeunesse qui se passe aussi pendant la guerre civile, et où ce sont les enfants qui sont les vrais héros de du roman. Ainsi Uncivil War est l’histoire de Tom Marriot, jeune garçon d’écurie employé chez les Hutchinson, en conflit avec sa sœur Meg, qui est domestique dans une famille royaliste. John Hutchinson, Gouverneur de la Forteresse de Nottingham, est selon Tom, « un maître dur, mais honnête » (Harrower 2014, 2) ; toutefois, sa présence, comme celle de son épouse, reste discrète. Aucune mention n’est faite par exemple de la rencontre entre Lucy et John ni des liens particuliers qui les unissent. Dans ce récit, où la guerre occupe le devant de la scène, Lucy Hutchinson apparaît sous des traits moins idéalisés que dans les fictions du XIXe siècle : « Tom noted that his mistress was often moody and sometimes imperious » (Harrower 2014, 3). Certes, le rôle de chirurgienne de Lucy Hutchinson est valorisé, mais l’épisode est très court, sans impact sur l’action, et quelque peu anachronique : « She took a sharp knife from a jug of hot water and deftly made an incision round the entry wound. Very carefully, she cleaned around the area with alcoholic solution » (Harrower 2014, 70).
36C’est sans aucun doute la trilogie d’Elizabeth St John, The Lydiard Chronicles, qui reflète le mieux la complexité littéraire et historique des Memoirs. Le premier volet, The Lady of the Tower, se concentre sur la mère de Lucy Hutchinson, Lucy St John (née en 1596) ; les deux autres volumes, By Love Divided et Written in their Stars, suivent de près les Memoirs et accordent un rôle central à Lucy Hutchinson, fille aînée de Lucy St John. Ces romans, richement documentés, font le double choix de la « fictionnalisation » et de « l’histoire », sans sacrifier l’une à l’autre. Ainsi, dans le volume 2, By Love Divided, Elizabeth St. John place en exergue de chaque chapitre des extraits des Memoirs. Ces fragments sont le plus souvent retranscrits à la première personne du singulier dans une police ancienne, puis suivis d’une date, de sorte qu’ils ressemblent aux entrées d’un journal intime (St John 2017, « Author’s Note »). Elizabeth St. John reprend les passages bien connus des Memoirs, qui concernent aussi bien la vie de Lucy Hutchinson que l’histoire locale ou nationale. Au chapitre 18, elle évoque les mauvais conseillers du roi (« the van of the king’s ill counsellors ») ; au chapitre 20, l’amour qui lie les époux Hutchinson (« never was there a passion more ardent and less idolatrous ») ; au chapitre 22, Marie Stuart (« a wicked queen, daughter of a mother that came out of the bloody house of Guise ») ; au chapitre 24, les prémices de la guerre civile (« the thunder was heard afar off rattling in the troubled air »). Ce qui est sûr c’est que les quarante-trois entrées de journal font des écrits de Lucy Hutchinson le fil directeur et le cœur de la narration de Divided by Love.
37L’autre procédé qui permet à Elizabeth St. John de complexifier l’histoire univoque des Memoirs consiste à multiplier les points de vue. Par exemple, le rôle très important accordé au frère royaliste de Lucy Hutchinson, Sir Allen Apsley, aussi fidèle au roi qu’à sa sœur républicaine, donne une autre perspective sur la Guerre Civile, qui complète plutôt qu’elle ne contredit les autres regards portés sur le conflit. Un parcours dans By Love Divided révèle cette alternance de points de vue qui permet à Elizabeth St. John d’élargir la portée de son roman, en tissant ensemble le domestique et le militaire. Cette place accordée à Allen me semble historiquement et littérairement justifiée. Si beaucoup des informations recueillies dans les Memoirs viennent de John Hutchinson, il est aussi certain que beaucoup de faits racontés dans les Memoirs n’ont pu être rapportés à Lucy Hutchinson que par son frère Allen : lorsque le Colonel est retiré à Owthorpe ou emprisonné à la tour de Londres, Allen devient le principal informateur de la mémorialiste (Hutchinson 1973, 236). Pour les lecteurs de By Love Divided cette alternance de points de vue et la mise en abyme du texte des Memoirs sont une invitation à reprendre le récit de Lucy Hutchinson et à réfléchir à nouveaux frais à sa construction du passé.
38L’étude de la réception biographique et fictionnelle au XIXe siècle des Memoirs of the Life of Colonel Hutchinson confirme l’idée que toute lecture est aussi création, à savoir ici une reconstruction du passé et le fruit d’un dialogue complexe entre le lecteur et l’œuvre. Ainsi, même si les réécritures des Memoirs au XIXe et au XXIe siècle semblent nous éloigner des intentions premières de Lucy Hutchinson qui voulait mettre ses contemporains sur le chemin de la vérité historique, elles posent la question du lien qu’entretiennent les lecteurs du XIXe siècle avec leur passé, une relation, nous rappelle Roger Chartier, qui ne passe pas forcément par le récit historique, mais aussi par la fiction : « Les œuvres de fiction, du moins certaines d’entre elles, et la mémoire, qu’elle soit collective ou individuelle, donnent elles aussi une présence au passé, parfois ou souvent plus puissante que celle établie par les livres d’histoire » (Chartier 2009, 353). Si l’on a considéré pendant les deux premiers tiers du XXe siècle que cette parenté entre ces différentes relations au passé était problématique, la prise en compte accrue de la réalité discursive de l’histoire depuis une quarantaine d’années a changé la donne : historiens, mémorialistes et auteurs de fiction – tous ont recours au récit pour expliquer, représenter et restituer le passé. De ce point de vue les appropriations biographiques et les adaptations fictionnelles des Memoirs ne constituent pas tant un contre-sens historique et une compréhension fautive des intentions de Lucy Hutchinson qu’une certaine appréhension de cette œuvre hybride, à un certain moment de l’histoire, par une certaine catégorie de lecteurs.