1Dans cet article, nous souhaiterions montrer que les études de réception – d’une œuvre, d’un auteur, d’un courant, etc. – constituent une ouverture féconde pour permettre la rencontre entre deux disciplines habituées à une méconnaissance mutuelle : la théorie littéraire et la science politique. Une méconnaissance surprenante, dans la mesure où toutes deux partagent des questionnements, des méthodes et des objets communs. D’autres disciplines, à l’image de la sociologie, de l’histoire ou de l’anthropologie ne s’y sont d’ailleurs pas trompées : que ce soit pour l’administration de la preuve, l’écriture du récit analytique ou l’exploration des champs disciplinaires, la littérature offre des perspectives nouvelles, propres à enrichir la chair et à nourrir l’imagination des sciences sociales.
2Parmi les affinités qu’elles ont en partage, la science politique et la théorie littéraire s’appuient toutes les deux sur des sources communes : les œuvres. Loin de planer dans un ciel platonicien, les idées politiques sont en effet, la plupart du temps, contenues dans des ouvrages qui sont lus, commentés, interprétés. L’histoire des idées politiques repose ainsi entièrement sur ces artefacts à la fois physiques et symboliques que sont les œuvres.
3C’est pourquoi la science politique, comme la théorie littéraire, observe dans ses rangs la présence d’études de réception. Celles-ci permettent, en effet, à la fois de connaître la fortune rencontrée par une œuvre, un penseur ou un courant, mais aussi d’éclairer, par les contextes qu’elle traverse et les médiations qu’elle rencontre, le paysage intellectuel qui constitue l’arrière-plan de la réception d’une œuvre. Or, en ce domaine, la théorie littéraire se caractérise par de profondes réflexions épistémologiques, desquelles la science politique peut s’inspirer. Après avoir ainsi dressé un rapide panorama des études de réception en histoire des idées politiques – et évoqué les lacunes propres à chaque modèle – nous souhaiterions montrer toute la pertinence heuristique, et la force de renouvellement, pour l’histoire des idées politiques d’un paradigme issu de la théorie littéraire : celui de l’esthétique de la réception, développé notamment par Hans-Robert Jauss et Wolfgang Iser.
- 1 Nous empruntons le concept-clé « d’œuvre de pensée » à Claude Lefort (Lefort 1986). Pour une défini (...)
4Dans le champ, vaste, de l’histoire des idées politiques, la réception est écartelée entre deux approches dominantes. Lorsqu’elle est appliquée à des « œuvres de pensée »1, elle est en effet envisagée essentiellement soit sous un prisme historico-empirique, soit dans une perspective sociologique.
5Pour la première approche, l’enjeu consiste à parcourir le contexte historique pour recenser, systématiquement, les traces de présence, de passage, de l’objet étudié. Les recherches menées dans son cadre s’apparentent ainsi à de vastes chronologies où les données recueillies induisent des degrés d’intensité, des moments de basculement ou des périodes de reflux dans la réception d’une œuvre. En ce sens, le matériel empirique ne détermine pas tant l’étude entreprise qu’il ne s’y substitue : la réception se réduit aux relevés enregistrés par l’analyse. Cette démarche, si elle est nécessaire, s’expose, selon nous, à deux risques. Celui, d’abord, de succomber à la « tentation positiviste » (Abensour 2005, 17). La priorité accordée au matériel empirique menace de tendre vers une forme de fétichisme des données, où celles-ci prennent alors le dessus sur le processus étudié. Comme l’affirme Miguel Abensour, la réception ne se mesure pas et ne se réduit pas à « l’enregistrement plus ou moins passif des signes positifs ou considérés comme tel » (Abensour 2005, 17). Les méthodes empiriques doivent illustrer le propos, et non le déterminer. Le second piège qui guette cette démarche consiste, cette fois, à enfermer la réception dans une vision téléologique de l’histoire. L’écueil consiste précisément ici à inscrire les évènements dans une « histoire de la réception », plutôt que d’écrire l’histoire de la réception en fonction des évènements pris dans leur singularité.
6L’approche sociologique, quant à elle, se concentre principalement sur les « vecteurs » de la réception : les passeurs, les maisons d’éditions, les préfaciers. Autrement dit, la trajectoire d’une œuvre est envisagée à travers l’ensemble de ses médiateurs. Cette démarche mobilise les ressources de la sociologie – au premier rang desquelles la prosopographie et la biographie – pour recomposer le processus qu’elle étudie. Elle tend, en outre, à identifier les idées ou les œuvres qu’elle appréhende à des « biens culturels », afin d’en déduire des lois ou des usages. Sous l’influence, notamment, du paradigme bourdivin (Bourdieu 2002), l’approche sociologique de la réception inscrit ces biens dans des « champs » ou des « marchés », au sein desquels ils sont l’objet de luttes entre des acteurs en concurrence. Mais, là encore, cette voie, si elle est nécessaire, s’expose à plusieurs difficultés. Parmi elles, la prédominance des déterminismes : dès lors que la réception d’une œuvre est rapportée au comportement, à l’activité de ses médiateurs, elle perd toute forme d’autonomie. L’œuvre est, en quelque sorte, écrasée sous le poids de la nécessité. Pour le dire autrement, la fortune qu’elle rencontre est prédéterminée par les vecteurs qu’elle met en jeu. De la même manière que les caractéristiques d’un individu sont contenues dans ses gènes, la réception d’une œuvre semble ici contenue dans le rôle et la nature de ses médiateurs. En outre, la centralité que cette démarche accorde aux « champs » conduit à envisager la réception au prisme des stratégies employées par les acteurs. Tels des répliques de l’homo œconomicus, les médiateurs envisagés apparaissent guidés par une « ambition invisible » expliquant, à elle seule, la fortune rencontrée par une œuvre. La trajectoire de l’objet étudié s’effectue, en d’autres termes, sous le joug des intérêts et des prises de positions de ses médiateurs. Cette conception, de nouveau, surdétermine le processus de réception. Elle évacue tout ce qui ne s’intègre pas à sa logique explicative. Or, nous pensons, à la suite d’Yves Chevrel, qu’en matière de réception « le hasard peut jouer un rôle aussi important que les intentions » (Chevrel 2016, 31).
- 2 Cette évidence n’a pas toujours été. Longtemps, l’histoire des idées politiques s’est développée en (...)
- 3 L’histoire des idées politiques a connu en France, depuis quelques années, un renouvellement épisté (...)
7Il ne s’agit pas, à travers ce court panorama, de discréditer les deux voies que nous avons mentionnées. Bien au contraire, celles-ci apparaissent nécessaires dans toute étude de réception. Les recherches menées dans ce domaine ne peuvent faire l’impasse ni d’une approche historico-empirique, ni d’une perspective sociologique. La première constitue même l’opération préalable d’une telle étude. Elle concourt à déterminer les repères historiques qui balisent l’investigation, et à dessiner les grandes tendances à l’œuvre au sein de ce cadre. Plus encore, la matière recueillie par la voie de cette méthode fonde le support de la démonstration : les analyses tirées d’un processus de réception sont justifiées par l’arrière-plan historico-empirique qui le contient. La seconde approche, quant à elle, apparaît désormais avec la même évidence2. Dans le sillage de récents renouvellements épistémologiques, l’étude des idées politiques intègre une perspective sociologique et contextualisante3. Celle-ci se fonde sur une hypothèse simple, résumée par la formule de Jacques Julliard selon laquelle « les idées ne se promènent pas toutes nues dans la rue » (Julliard 1984, 855). Bien plus, celles-ci sont portées, véhiculées, échangées voire altérées par des acteurs singuliers, eux-mêmes situés dans des contextes précis qui conditionnent et déterminent la signification de telles idées. En ce sens, une étude de réception qui ferait l’impasse sur cette perspective « sociale » des idées politiques mythifierait non seulement l’objet qu’elle appréhende, mais manquerait inévitablement un pan important des raisons qui éclairent sa fortune.
8Seulement, nous disons que ces deux approches, prises isolément, demeurent insuffisantes. Elles n’envisagent, chacune, qu’une facette du processus de réception et risquent, de ce fait, de tomber dans les pièges que nous avons mentionnés. Plus encore, elles se caractérisent, selon nous, par un défaut majeur : leur méthode élude l’essentiel, à savoir l’œuvre en question. Toutes deux se concentrent uniquement sur le contexte de réception, que ce soit par le biais des échos empiriques rencontrés par l’objet étudié, ou celui des acteurs à l’œuvre dans ce processus. Cet oubli est problématique dans la mesure où, d’une part, il trahit une conception figée de l’œuvre étudiée. Celle-ci est considérée, finalement, comme une donnée préalable, reçue telle quelle par le contexte de sa réception. Mais il est malheureux, d’autre part, en ce qu’il est la source d’une forme d’abandon des idées politiques que recouvre l’œuvre en question : en n’envisageant que le pôle du récepteur, ces approches délaissent la teneur, la signification ou la portée de telles idées.
9À rebours de ces deux approches – tout en les intégrant -, tout l’enjeu consiste dès lors à réinscrire l’œuvre dans le mouvement de sa réception. Il s’agit, en d’autres termes, d’envisager la réception comme un processus qui agit sur l’œuvre à laquelle il est lié, mais qui est aussi déterminé par elle. Cette voie intermédiaire insisterait ainsi sur le contexte historique, tout en préservant la singularité et la dynamique interne des idées. Cette possibilité épistémologique nous est ouverte, en l’occurrence, par un paradigme issu de la théorie littéraire : celui connu sous le nom de « l’École de Constance ». Les fondateurs de ce courant apparu à la fin des années 1960 en Allemagne, dont les principaux furent Hans-Robert Jauss et Wolfgang Iser, entendaient réagir à la forme que revêtait l’histoire littéraire dans leur pays. Celle-ci était, d’après les termes du premier, dominée par des « conventions figées » et « un savoir purement antiquarial » (Kalinowski 1997, 153). Suivant cette conception, les œuvres apparaissaient telles des « essences prétendument éternelles » (Starobinski 1978, 10), et l’histoire de la littérature suivait une trajectoire linéaire jalonnée par quelques grands « chefs d’œuvre ». De surcroît, cette histoire littéraire idéaliste et désincarnée était concurrencée par un modèle sociologique qui, aux yeux des théoriciens de « l’École de Constance », en renversait les défauts. Influencée par la science marxiste, cette seconde conception « voyait dans le texte littéraire une simple allégorie du social » (Iser 1976, 9). Ce fut ainsi en vertu de ce « double refus », comme le rappelle Jean Starobinski, que des théoriciens comme Jauss et Iser bouleversèrent l’approche de leur champ disciplinaire. En rupture avec ces « esthétiques traditionnelles de la production » (Kalinowski 1997, 151), ils envisagèrent l’œuvre littéraire sous l’angle de ses relations avec « le monde extratextuel » (Iser 1976, 9). Leur approche était plus précisément fondée sur deux socles : la réception, qui se concentre sur les destinataires du texte littéraire, et l’effet, qui envisage l’action de l’œuvre dans le processus de sa réception. Elles constituaient, ensemble, le paradigme de « l’École de Constance » : celui d’une esthétique de la réception.
10L’approche développée par Jauss et Iser envisage la réception dans une perspective herméneutique, c’est-à-dire comme un dialogue qui se noue entre une œuvre et ses lecteurs. Ce dialogue, plus précisément, apparaît sous les traits d’une dialectique de la question et de la réponse : le destinataire de l’œuvre littéraire interroge celle-ci, qui lui fournit en retour une réponse (Jauss 1988). La réception se constitue ainsi au fil de cet échange, dont la teneur nourrit à la fois la portée du processus mais participe aussi à créer du sens. L’esthétique de la réception se fonde, en effet, sur deux principes essentiels. Elle considère, d’abord, l’œuvre littéraire comme un « événement » : la signification que celle-ci acquiert se forme dans et par l’interprétation de ses destinataires. L’œuvre littéraire, comme le souligne Jauss, « n’est pas un objet existant en soi et qui présenterait en tout temps à tout observateur la même apparence » (Jauss 1978, 47). Elle est une structure dynamique, mouvante, que l’acte de lecture vient concrétiser. L’herméneutique littéraire développée par « l’École de Constance » montre, finalement, que l’œuvre n’est pas un espace clos, dont la signification serait immanente et figée, mais au contraire qu’elle est un monde dont les frontières se meuvent au gré des lectures. Pour décrire le processus de réception, Hans-Robert Jauss a notamment recours à la métaphore de la partition musicale, dont chaque interprétation éveille des « résonnances nouvelles » (Jauss 1978, 47). L’esthétique de la réception insiste, ensuite, sur le fait qu’une œuvre ne se maintient dans le temps – donc dans l’histoire – qu’à travers le fil de ses lectures successives. Là encore, l’herméneutique de ces théoriciens rompt avec toute forme d’appréhension immédiate ou donnée de l’œuvre littéraire. Celle-ci n’existe, d’après Iser, « que par l’acte de constitution d’une conscience qui la reçoit ». Il ajoute : « l’œuvre est ainsi la constitution du texte dans la conscience du lecteur » (Iser 1976, 49). Autrement dit, l’importance historique d’une œuvre littéraire ne se rapporte pas à une quelconque force intrinsèque, ni même à une grandeur naturelle, mais se rapporte à la « chaîne de réceptions » (Jauss 1978, 45) dont elle a été l’objet. En somme, comme le résume Jean Starobinski, l’herméneutique de « l’École de Constance » considère la réception des œuvres littéraires comme « une appropriation active, qui en modifie la valeur et le sens au cours des générations » (Starobinski 1978, 15).
11À la différence des esthétiques traditionnelles, articulées autour du texte et de son auteur, l’esthétique de la réception déplace le regard et concentre son attention sur le lecteur. Longtemps éludé par l’histoire littéraire, cet acteur est non seulement réhabilité par les théoriciens de « l’École de Constance » mais il est surtout placé au centre de leurs analyses. Suivant l’approche qu’ils développent, le lecteur est le pôle à partir duquel l’œuvre littéraire acquiert sa signification et grâce auquel, plus largement, elle voit son existence affirmée. Partant, l’herméneutique littéraire proposée par Jauss et Iser entend se concentrer, essentiellement, sur l’acte de lecture. L’interprétation, en tant qu’elle fait vivre l’œuvre littéraire et lui octroie, en outre, sa dimension esthétique, doit être l’objet des investigations. Le rôle de l’esthétique de la réception s’attache, dès lors, à ressaisir les lectures passées d’une œuvre pour les éclairer : « retrouver la question à laquelle [elle] fournit une réponse à l’origine et, partant de là, reconstruire l’horizon des questions et des attentes vécu à l’époque où l’œuvre intervenait auprès de ses premiers destinataires » (Jauss 1988, 24-25). Elle vise à reconstituer le dialogue qui s’est noué entre une œuvre et ses lecteurs tout au long du processus de sa réception. À cet égard, Hans-Robert Jauss accorde, dans ses écrits, une place importante au concept de « concrétisation ». Par cette expression, le théoricien littéraire désigne « le sens à chaque fois nouveau que toute la structure de l’œuvre en tant qu’objet esthétique peut prendre quand les conditions historiques et sociales de sa réception se modifient » (Jauss 1978, 213). En d’autres termes, les concrétisations d’une œuvre littéraire renvoient aux différentes formes, significations, que celle-ci a revêtues dans et par l’interprétation de ses lecteurs successifs. L’esthétique de la réception a pour tâche, ainsi, de retrouver ces concrétisations et, partant, d’éclairer grâce à elles l’intelligence d’une œuvre à une époque donnée. À la suite de ce que nous venons d’évoquer, il convient d’insister sur un point essentiel de l’herméneutique envisagée : si celle-ci accorde le primat au lecteur dans l’étude du processus de réception d’une œuvre, elle n’élude pas pour autant l’action de cette dernière. L’œuvre littéraire résiste, en quelque sorte, à l’interprétation à laquelle le lecteur entend la soumettre. Cet aspect a notamment été développé par Wolfgang Iser, sous l’angle d’une « théorie de l’effet esthétique ». Selon lui, en même temps que l’acte de lecture approprie une œuvre, « le texte donne lui-même de manière anticipée son mode de réception et libère en cela un potentiel d’effet dont les structures mettent en branle et jusqu’à un certain point contrôlent les processus de réception » (Iser 1976, 5). Aussi, l’esthétique de la réception se doit d’envisager les deux potentialités ouvertes par une œuvre littéraire : celle de ses concrétisations dans l’interprétation de ses destinataires, et celle de ses effets esthétiques.
12En résumé, une œuvre littéraire, dans la conception de « l’École de Constance », apparaît comme la combinaison du texte qu’elle renferme et de la réception que celui-ci connaît. Elle n’est pas un objet en soi, préexistant, qui se donnerait à voir, tel quel, aux regards extérieurs. Elle ne renferme pas non plus une vérité esthétique, que l’interprète aurait pour tâche de déceler. À la suite de Jauss et Iser, l’œuvre littéraire se présente au contraire « comme une structure dynamique qui ne peut être saisie que dans ses “concrétisations” historiques successives » (Iser 1976, 246). Le rôle d’une esthétique de la réception se fonde, dès lors, sur la reconstitution du dialogue qui s’est noué entre une œuvre et ses lecteurs. Seul celui-ci est à même d’éclairer tant les significations qu’une œuvre littéraire a revêtues, que les conditions de son maintien dans le temps.
13Le paradigme de « l’École de Constance » envisage, nous l’avons vu, la réception des œuvres littéraires. Les considérations théoriques qui le composent, tout comme les différents « cas pratiques » à partir desquels il illustre son modèle, appartiennent, spécifiquement, au domaine de la littérature. Or, nous entendons ici nous situer dans le domaine de la science politique et donc appréhender la réception non pas des œuvres littéraires mais celle des « œuvres de pensée ». Il s’agit, en quelque sorte, de procéder à une réception de l’esthétique de la réception. Toutefois, avant de considérer plus en détail les possibilités et les modalités de ce paradigme en dehors de son champ d’origine, il convient de s’arrêter sur ce que nous entendons par « œuvre de pensée ».
14Nous empruntons l’expression à Claude Lefort, qui la mobilise dans son travail monumental, issu de sa thèse de doctorat, intitulé Le Travail de l’œuvre Machiavel (Lefort 1986). Dans cette recherche, l’intellectuel français s’empare des mythes qui entourent le secrétaire florentin. Il entend, plus précisément, comprendre comment et pourquoi le nom « Machiavel » – « et ses rejetons – machiavélisme, machiavélique » (Lefort 1986, 12) – se sont détachés de l’homme et de son œuvre, au point de mener une existence autonome et même en contradiction avec celle-ci. Cette énigme engage Lefort dans une réflexion profonde sur les rapports que « l’œuvre de pensée » entretient avec ses interprètes – dans une grande proximité théorique avec le paradigme de « l’École de Constance », nous le verrons. Toutefois, au-delà de la signification tautologique sous-entendue par le concept même – « l’œuvre de pensée » est une œuvre qui renferme une pensée -, Lefort n'en propose aucune définition positive. Bien plutôt, les contours de « l’œuvre de pensée » se dessinent progressivement au fil de ses développements. À la suite des recherches, précieuses, de Sophie Marcotte-Chénard, il est possible de distinguer trois propriétés que lui accorde l’intellectuel français (Marcotte-Chénard 2015). Ce qui caractérise « l’œuvre de pensée » c’est, d’abord, son exigence créatrice. L’auteur qui en est à l’origine se rapporte toujours à une tradition qui le précède, mais qu’il entend précisément subvertir. En ce sens, souligne Sophie Marcotte-Chénard, pour Lefort « le propre des œuvres modernes serait la revendication explicite de la nouveauté » (Marcotte-Chénard 2015, 160). Elles engagent un acte créateur, mais dont l’originalité se rapporte à un ensemble de discours inscrits dans une situation historique donnée. La deuxième propriété établie par l’intellectuel français s’attache, cette fois, à la forme de « l’œuvre de pensée ». Sur ce point, Lefort montre les affinités que celle-ci entretient avec l’œuvre littéraire. Le philosophe est, en effet, un écrivain. Partant, le discours de « l’œuvre de pensée » dépasse les cadres du réel et de la fiction. Il est doté d’une véritable force « symbolique » (Marcotte-Chénard 2015, 161). Celle-ci, en l’occurrence, ouvre la question des interprétations : la dimension esthétique de « l’œuvre de pensée » permet et autorise la diversité de ses interprétations. Enfin, la réflexion lefortienne met en avant une troisième et dernière dimension, fondamentale. Elle concerne, cette fois, la temporalité singulière de « l’œuvre de pensée ». Pour Claude Lefort, ce qu’elle renferme ne se laisse pas ensevelir par le temps. Les questions qu’elle pose demeurent jusqu’au présent du lecteur. Cette temporalité propre à « l’œuvre de pensée », l’intellectuel français la nomme « l’impensé » (Marcotte-Chénard 2015, 163). Elle est, précisément, ce qui rend possible, cette fois, la succession des interprétations. Si une œuvre, comme celle de Machiavel, continue de susciter des lectures, c’est en raison de la grandeur de son « impensé » : elle reste, malgré le passé qu’elle renferme, présente au lecteur en lui donnant à penser. En somme, comme le dit Lefort, il appartient à « l’œuvre de pensée » « de fonder un commentaire infini » (Lefort 1986, 24).
15« L’œuvre de pensée » partage avec l’œuvre littéraire des traits essentiels qui autorisent le déplacement souhaité de l’esthétique de la réception de la littérature vers l’histoire des idées politiques. Toutes deux sont composées par le médium de l’écriture et acquièrent, de ce fait, une dimension symbolique qui leur est propre, tout en s’inscrivant dans des contextes discursifs qui déterminent leur forme. Mais surtout, ces œuvres appellent leur lecture : elles se constituent dans et par l’acte de lecture, vers lequel elles sont fondamentalement dirigées. L’interprétation joue ainsi un rôle essentiel dans « l’œuvre de pensée ». Comme pour l’œuvre littéraire, elle est à la fois la condition de son existence, mais aussi la source de sa signification. Cette dimension a été particulièrement illustrée par Claude Lefort dans son travail sur l’œuvre de Machiavel. Dans des accents proches des théoriciens de « l’École de Constance », l’intellectuel français souligne que « l’œuvre n’a jamais d’autre existence que dans un échange ouvert, c’est-à-dire de telle nature que la réponse n’annulât pas la question mais en exigeât de nouvelles » (Lefort 1986, 31). Plus encore, la dimension esthétique de « l’œuvre de pensée » est la source, chez lui, d’un mystère : celle-ci « se donne toute entière dans son texte et pourtant elle n’est ce qu’elle est que par la relation qui s’établit entre ce texte et ses lecteurs » (Lefort 1986, 44). Dès lors, une esthétique de la réception démontre toutes ses potentialités heuristiques pour une « œuvre de pensée ». Elle permet d’envisager à la fois la puissance signifiante des interprétations, mais aussi la résistance que l’œuvre oppose dans le processus de sa réception. Plus largement, elle travaille à reconstituer le dialogue qui se noue entre une « œuvre de pensée » et ses lecteurs. Toutefois, une première différence apparaît à ce sujet avec l’œuvre littéraire, nécessitant, par-là même, un déplacement méthodologique. L’œuvre littéraire se distingue, en effet, par sa forte « ipséité » : elle possède, prise isolément, une identité propre et singulière. Ainsi, même si Jauss insiste sur l’importance, pour une esthétique de la réception, de reconstituer les « séries littéraires » (Jauss 1978, 63) – c’est-à-dire le corpus d’un auteur, auquel se rattache une œuvre littéraire déterminée -, la méthode déployée par « l’École de Constance » ne se concentre, en général, que sur une œuvre seulement. L’œuvre littéraire se suffit à elle-même. « L’œuvre de pensée », quant à elle, acquiert davantage de signification dans le corpus qui la contient. Elle entretient d’importants rapports vis-à-vis des autres productions du même auteur, avec lesquelles elle forme sa « pensée ». Certes, une esthétique de la réception peut s’appliquer à une « œuvre de pensée » spécifique. Cependant, nous considérons qu’elle révèle ses qualités épistémologiques lorsqu’elle s’étend à un ensemble ordonné de productions théoriques. « L’œuvre de pensée » ne désigne alors plus un écrit singulier, mais renvoie qui au corpus d’un penseur, qui aux réalisations d’un courant de pensée. Cette dimension relationnelle de « l’œuvre de pensée » nourrit un élargissement de l’esthétique de la réception. Elle encourage une herméneutique de la « série », plutôt que d’un ouvrage isolé.
- 4 Cette citation illustre, à cet égard, la proximité des réflexions lefortiennes avec la dialectique (...)
16Une autre différence essentielle s’entremet entre l’œuvre littéraire et « l’œuvre de pensée », et appelle, de ce fait, un approfondissement de l’esthétique de la réception. Elle concerne, cette fois, l’acte de lecture. Par le primat qu’elle lui accorde, l’herméneutique de « l’École de Constance » est tenue de préciser les contours et la réalité du lecteur envisagé. Pour éviter les écueils d’un objectivisme pur ou d’un psychologisme arbitraire, nous rappelle Augustin Simard, le lecteur sur lequel elle s’appuie est, en l’occurrence, « toujours le résultat d’une reconstruction savante » (Simard 2013, 141). À l’exemple du « lecteur implicite » développé par Wolfgang Iser, qui n’est doté d’aucune existence réelle mais qui renvoie à la « structure du lecteur inscrite dans le texte » (Iser 1986, 70). Le lecteur, en d’autres termes, est ici sous-entendu par le texte lui-même. Or, cette méthode employée par l’esthétique de la réception soulève des difficultés à la fois en elle-même, mais aussi pour son application aux « œuvres de pensée ». Les principales critiques adressées à Jauss et Iser visent, en effet, leur conception du lecteur : celle-ci, comme le souligne Fabien Pillet, « est jugée à la fois élitiste, ethnocentrique et “artificielle” puisque ne prenant pas en compte le(s) lecteur(s) réel(s), empirique(s) » (Pillet 2011, 765). En outre, l’acte de lecture n’opère pas de la même façon avec une « œuvre de pensée » : le public auquel elle est destinée, tout comme l’interprétation qu’elle est à même de susciter, ne se laissent pas appréhender par une herméneutique purement littéraire. En d’autres termes, la lecture d’une « œuvre de pensée » n’est pas la même que pour une œuvre littéraire. Partant, le paradigme de « l’École de Constance » doit être, là encore, révisé. Il s’agit, plus précisément, de donner corps au lecteur d’une « œuvre de pensée ». Pour éviter le « lecteur abstrait » de Jauss et envisager le « lecteur réel » (Sapiro 2014, 85-86), la science politique peut ici envisager la figure de « l’intellectuel critique ». Celui-ci se distingue, simplement, en ce que sa lecture est la source d’une production théorique déterminée. L’intellectuel est, en effet, un « créateur d’idées » (Aron 1955) et l’adjectif que nous lui apposons ici – critique – n’a d’autre fin que de préciser le type d’interprétation dont il est la source : le commentaire, l’essai, l’ouvrage. Contrairement au « lecteur implicite », il possède ainsi une identité précise : l’intellectuel critique a une existence propre, se situe dans des espaces théoriques déterminés et intervient dans la sphère publique. Mais surtout, il cristallise notre attention dans la mesure où il produit une interprétation, dont les traces sont elles aussi identifiables. L’intellectuel critique n’est pas un lecteur ordinaire : l’acte de lecture dans lequel il s’engage est la source d’une réflexion intellectuelle, d’une création théorique. Et celle-ci est consignée dans un document, dont la trace offre accès à l’acte de lecture. La focalisation sur l’intellectuel critique, toutefois, demeure en elle-même insuffisante. Une fois l’identité et le corps du lecteur précisés, il convient de s’arrêter sur l’acte de lecture en tant que tel. Sur ce point, le travail de Claude Lefort offre, là encore, de quoi approfondir l’esthétique de la réception et la mettre en pratique pour les « œuvres de pensée ». Dans son enquête sur l’œuvre de Machiavel, Lefort consacre toute une partie à ce qu’il nomme les « interprétations exemplaires » (Lefort 1986, 178). Par cette expression, il entend désigner les lectures critiques qui ont participé à la construction du ou des mythes autour du secrétaire florentin. À la suite de Lefort, nous considérons donc par « interprétations exemplaires » à la fois les interprétations les plus importantes – eu égard à leur auteur et à la nature du document – mais aussi les plus symboliques : celles qui témoignent d’une lecture particulière, qui illustrent ou cristallisent une représentation. La tâche d’une esthétique de la réception appliquée à une « œuvre de pensée » vise, dès lors, à relever ces « interprétations exemplaires » et à les étudier en profondeur. D’une part, au moyen d’une critique interne visant à révéler les desseins du lecteur. Il s’agit, d’après Claude Lefort, de « trouver la question qui commande l’interprétation » (Lefort 1986, 135)4. Mais cette démarche doit être complétée, d’autre part, par une critique externe qui s’attache, elle, à situer « l’interprétation exemplaire » dans le cadre des débats qui la contiennent.
17La question interprétative ouvre, enfin, une ultime particularité de « l’œuvre de pensée ». L’esthétique de la réception, nous l’avons vu, envisage les « concrétisations » dans lesquelles une œuvre prend forme. Or, celles-ci restent, dans la perspective de « l’École de Constance », limitées : elles se rapportent à l’image qu’en donne un « lecteur implicite ». L’interprétation, pour le dire autrement, se circonscrit à l’acte de lecture. Elle ne se poursuit pas au-delà de ce premier geste. Cette forme limitée du processus de concrétisation procède simplement du domaine dans lequel se situe l’herméneutique de Jauss et Iser. Une œuvre littéraire n’appelle que sa lecture. Tel est le schéma que Jauss dresse de l’histoire de la littérature : « un processus de réception et de production esthétiques, qui s’opère dans l’actualisation des textes littéraires par le lecteur qui lit, le critique qui réfléchit et l’écrivain incité à produire à son tour » (Jauss 1978, 48). « L’œuvre de pensée », quant à elle, se distingue par des propriétés qui brisent l’herméneutique close de l’esthétique de la réception. Elle aussi se concrétise dans la lecture d’un destinataire, mais elle appelle, en plus, sa reprise dans une conscience nouvelle. La trajectoire qui est la sienne est à même de se poursuivre au-delà de l’acte de lecture, lorsqu’elle est la source d’une réflexion nouvelle. L’histoire des idées témoigne de cette dimension supplémentaire : chaque « œuvre de pensée » qui la compose puise parmi celles qui la précèdent et participe, pour certaines, à en former de nouvelles. En ce sens, une esthétique de la réception des « œuvres de pensée » doit étendre son domaine d’application aux phénomènes d’appropriation. Par cette expression, il s’agit de désigner les processus par lesquels une « œuvre de pensée » est non seulement saisie, mais aussi repensée dans une conscience critique nouvelle. Dans son analyse des appropriations de l’œuvre de Carl Schmitt, Jan-Werner Müller parle, quant à lui, de « métabolisation » (Müller 2017, 20). Cette métaphore anatomique lui permet d’illustrer et de comprendre comment la critique schmittienne de la Modernité a pu être reprise par « des penseurs politiques de toutes les colorations intellectuelles – souvent contradictoires » (Müller 2017, 20). L’appropriation, ainsi, succède à l’interprétation et la dépasse : elle ne vise pas, comme cette dernière, un discours « sur » « l’œuvre de pensée », mais un discours « avec » elle. Dans cette configuration, l’esthétique de la réception est tenue non seulement de déceler de telles appropriations, mais surtout de les prendre en compte dans le processus qu’elle étudie.
18L’approche herméneutique des « œuvres de pensée », telle qu’elle s’inspire du modèle de « l’École de Constance », et telle qu’elle est employée par Claude Lefort dans son étude de l’œuvre machiavélienne, montre, finalement, que les « œuvres de pensée » n’ont pas, pour le dire avec une formule volontairement provocante, d’existence en soi. Elles se constituent, en effet, dans et à travers les lectures dont elles font l’objet. Les « œuvres de pensée », en d’autres termes, sont le produit de leur réception.
19Cette remarque est ici fondamentale, car elle bat en brèche une idée répandue, ou du moins un postulat tacite, omniprésent dans les études de réception en science politique : l’idée selon laquelle l’œuvre étudiée, dans sa réception ou son analyse textuelle, serait une entité déterminée. En ce sens, de telles études ne mettent à aucun moment en question l’œuvre qu’elles appréhendent : celle-ci aurait une identité évidente, parce qu’universellement partagée. Certes, ces études ne contestent pas l’existence des conflits d’interprétations, mais ces débats ne viseraient, fondamentalement, qu’une seule et même entité. Cette conception tacite délaisse finalement l’œuvre dans l’analyse même du processus qui la concerne. L’œuvre est posée et définie à titre liminaire, avec l’idée sous entendue que cette caractérisation est évidente, et seule compte ensuite l’étude du contexte de sa réception. Cette conception a même des conséquences sur celui qui mène ce travail d’analyse : en postulant une identité fixe à l’œuvre étudiée, il omet qu’il est lui-même déterminé par le processus qu’il envisage, dans la mesure où sa connaissance de l’œuvre dépend du travail de réception accompli. Contre cette représentation tacite des « œuvres de pensée », l’esthétique de la réception montre de quelle manière une œuvre se constitue à travers les obstacles qu’elle a rencontrés, les choix qui ont été opérés en son sein, les médiations qui l’ont relayée et, enfin, les interprétations dont elle a fait l’objet.
20À cet égard, cette première réflexion conclusive nous entraîne vers une remarque incidente. À partir du moment où « l’œuvre de pensée » n’existe pas en soi, mais se constitue dans le processus de sa réception, elle ne possède pas non plus de vérité préexistante, qu’elle renfermerait préalablement et qui se diffuserait, telle quelle, dans le contexte qui la reçoit. La vérité d’une œuvre, si vérité il y a, n’est pas une donnée figée et cachée, que l’interprète aurait pour tâche de déceler. Elle apparaît, au contraire, dans le faisceau des lectures qui se sédimentent autour d’elle. Cette conception démythifiée de « l’œuvre de pensée », induite par notre approche herméneutique, emporte une conséquence importante pour son analyse, notamment en termes de réception. Elle invite, en effet, à accueillir toutes les interprétations dont fait l’objet une œuvre, y compris celles qu’Augustin Simard appelle les « formes hétérodoxes » ou « impures » de « consommation des œuvres » (Simard 2013, 145). Dès lors que toute idée de vérité immuable et préalable disparaît, il n’y plus de critères transcendants et fixes à l’aune desquels accepter ou rejeter certaines interprétations. En ce sens, nous prenons le contrepied de la position suivant laquelle, selon la formule de Françoise Dastur, « la véritable “réception” d’une pensée étrangère » exige « que l’expérience-source dont elle provient soit comprise » (Dastur 2011, 36). Cette conception est d’abord, selon nous, erronée. La représentation d’une œuvre se fixe en effet dans les interprétations qu’elle reçoit, même si certaines d’entre elles paraissent contrevenir au sens qu’elle recouvre. Le travail de Claude Lefort sur l’œuvre de Machiavel, sur lequel nous nous sommes appuyés, en témoigne : les interprétations dont elle fit l’objet, contraires à l’esprit du secrétaire florentin aux yeux de l’intellectuel français, en font néanmoins partie. L’œuvre de Machiavel est indissociable des représentations faisant de lui un penseur de la ruse politique ou de la conservation du pouvoir. Cette dimension profondément esthétique des « œuvres de pensée » apparaît ainsi avec force dans les représentations les plus « étirées » dont elles peuvent faire l’objet : celle faisant de Nietzsche un penseur de la domination nationale-socialiste (Curnier 2002) ou celle faisant de Platon un défenseur de l’ordre totalitaire (Popper 1979). En somme, il n’y a pas de « vraie » ni de « fausse » réception : seulement un processus herméneutique où la multiplicité des interprétations d’une œuvre contribue à lui sédimenter une ou plusieurs représentations. Qui plus est, cette conception qui invite à différencier vraie et fausse réception est aussi, selon nous, présomptueuse. Celui qui opère une telle distinction entre les interprétations se présente, de fait, comme le véritable connaisseur et le seul gardien de l’œuvre concernée. Il prétend détenir sa vérité et place, dès lors, son interprétation au-dessus des autres.
- 5 Cette conception, comme nous le rappelle Sophie Marcotte-Chénard, est la source, chez Claude Lefort (...)
21Toutefois, cette « légitimité esthétique » des interprétations, notamment celles qualifiées « d’impures », n’entraîne pas un relativisme généralisé, où l’œuvre serait en quelque sorte noyée sous la vague de ses interprétations, et où toutes les significations, y compris les plus absurdes ou exagérées, pourraient lui être apposées. D’abord, parce que l’œuvre en question résiste toujours au joug de son interprète. Là encore, nous nous situons dans l’héritage de Claude Lefort pour qui il existe une « irréductible différence du discours critique et du discours de l’œuvre » (Lefort 1986, 42). Les interprétations concourent à créer la signification d’une œuvre, mais cette dernière « se retire » (Lefort 1986, 42) systématiquement à chaque fois qu’il s’agit de la fixer dans un cadre. Le lecteur qui entend la soumettre à sa propre vue est, finalement, toujours emporté par le mouvement de l’œuvre5. De même, nous avons vu à travers la théorie de « l’effet esthétique » que « l’École de Constance » elle-même avait anticipé la critique du relativisme. Par la voix de Wolfgang Iser, l’esthétique de la réception avait en effet montré que l’œuvre cadre et détermine systématiquement la lecture dont elle fait l’objet. Celle-ci n’est pas passive dans le processus de réception qui l’emporte : elle donne « de manière anticipée son mode de réception » (Iser 1986, 5). Partant, l’idée qu’une œuvre puisse faire l’objet de toutes les interprétations possibles semble, à partir de ces remarques, difficilement tenable. Mais surtout, le piège du relativisme auquel est confrontée notre conception « esthétique » des « œuvres de pensée » est surmonté par la vision « perspectiviste » qui la sous-tend. Cette fois, nous nous inscrivons dans l’héritage de Nietzsche, dont le perspectivisme diffère du relativisme, et même le contredit. La maxime nietzschéenne est bien connue : « il n’y a pas de faits, seulement des interprétations » (Nietzsche 1967, 304-305). Elle semble parfaitement correspondre avec notre approche herméneutique par la place que cette dernière accorde aux interprétations. Or, la réflexion du philosophe allemand a fait l’objet d’importantes méprises. Nietzsche, en raison notamment de celle-ci, a été considéré comme le chantre « d’un subjectivisme irrationaliste ayant fait le deuil de tout critère transversal de vérité, de validité ou de consensus axiologique » (Stellino, Tinland 2019), comme le souligne un ouvrage collectif consacré à déconstruire le mythe « relativiste » qui entoure cette philosophie. Si, pour Nietzsche, tout n’est qu’interprétation, toutes les interprétations ne se valent pas. Le philosophe allemand récuse l’idée de chose en soi, dans la mesure où les faits sont l’objet d’une fabrication par les moyens de l’entendement. Mais il n’abandonne pour autant jamais l’idée d’objectivité. Il existe, selon lui, une hiérarchie entre les différentes interprétations possibles. Celle-ci s’établit en fonction des origines et de la rigueur théorique qu’elles mobilisent. Ainsi, non seulement Nietzsche accorde une primauté à l’interprétation scientifique, mais il reconnaît aussi la possibilité d’énoncer les interprétations qui seraient fausses ou invraisemblables. Ce perspectivisme nietzschéen appliqué dans le cadre d’une approche herméneutique se retrouve notamment dans les considérations développées, sur le sujet, par Umberto Eco. Pour l’intellectuel italien, la dimension esthétique des œuvres empêche de déterminer les « vraies » ou les « meilleures » interprétations dont elles font l’objet. Pour autant, il demeure possible, selon lui, de savoir quelles interprétations sont « erronées » ou « mauvaises » (Eco 1996, 47).
- 6 Nous faisons ici référence à une formule de Michel Foucault au sujet de son rapport à Nietzsche (Fo (...)
- 7 Là encore, nous renvoyons au travail de Claude Lefort sur l’œuvre de Machiavel (Lefort 1986), dans (...)
22Finalement, cette conception esthétique des « œuvres de pensée » accorde une place centrale à la communauté interprétative et lui attribue un rôle essentiel. À partir du moment où « l’œuvre de pensée » se constitue dans et par les interprétations dont elle fait l’objet, la communauté des interprètes qui se saisissent d’elle se hisse, par la même occasion, au niveau de celle-ci. Cette communauté interprétative est, en d’autres termes, le relai nécessaire à la vie des « œuvres de pensée ». En l’absence de lectures, ces dernières ont certes une réalité physique, matérielle, mais elles n’ont pas d’existence symbolique. « L’œuvre de pensée » ne se constitue pas indépendamment des consciences réceptrices auxquelles elle se destine. De la même manière, la force et la portée d’une œuvre se rapportent à l’étendue de la communauté interprétative qui s’en saisit. Comme le souligne Augustin Simard au sujet du Léviathan de Thomas Hobbes, cet ouvrage apparaît comme « un moment fondateur de la modernité politique puisque c’est ainsi qu’il a été reçu par la postérité » (Simard 2013, 148). Peu importe si cette interprétation « fait grincer »6 l’œuvre hobbesienne : elle participe à la constituer et s’inscrit dans « l’horizon d’attente » des lecteurs qui la reçoivent. Mais, si la communauté interprétative occupe une place centrale dans la vie des « œuvres de pensée », elle est aussi appelée à un rôle de premier plan. Nous touchons ici au versant créateur du perspectivisme dans lequel nous nous situons. Si les significations d’une « œuvre de pensée » se rapportent aux interprétations qui la constituent, et si toutes les interprétations ont une légitimité esthétique, il appartient à cette communauté interprétative à la fois de défendre et de faire vivre les « œuvres de pensée ». D’une part, à la manière d’Umberto Eco, en engageant les interprétations dans un mouvement de critique immanente, pour protéger l’œuvre de ses lectures « malintentionnées »7. D’autre part, en amplifiant le geste interprétatif, dans la perspective d’ouvrir les « œuvres de pensée » et ainsi de leur donner « à penser ». Si celles-ci ne possèdent pas de vérité en soi, il reste à la communauté interprétative la tâche de créer du sens.