1Le recueil de poésie entendu comme une composition de pièces individuelles tenues ensemble par la circonstance du livre a subi les assauts du long xxe siècle et particulièrement de la poésie expérimentale étatsunienne. Dans les années 1970 et 1980, les L=A=N=G=U=A=G=E poets notamment ont poursuivi cette redéfinition du livre de poésie, en publiant souvent des book-poems (poèmes-livres) qu’on pourrait distinguer des longs poèmes que sont les Cantos d’Ezra Pound et les Maximus Poems de Charles Olson, ou de contre-épopées telles que The Descent of Alette d’Alice Notley. Chez de nombreux poètes Language, les book-poems sont des livres qui, de la première à la dernière page, ne se conçoivent pas comme un recueil de textes disparates, mais comme la composition d’un livre sous forme de projet poétique et dont le développement est l’enjeu même du livre – on pense ici à My Life de Lyn Hejinian et à Tjanting de Ron Silliman. Or, depuis quelques années, sous l’effet des pratiques numériques notamment, on note que les formes du recueil de poésie comme du book-poem sont repensées en des publications d’un autre type : ni recueil, ni anthologie, ni livre-total, mais livre et hors-livre à la fois. Le livre est l’un des éléments d’un ensemble de publications conçu comme un écosystème de textes, de sons, de pratiques dites d’« éditorialisation » dans le premier sens que Marcello Vitali-Rosati donne à ce mot, soit « une instance de mise en forme et de structuration d’un contenu dans un environnement numérique » (Vitali-Rosati 2010, §31). J’emploie le terme publication dans sa signification étendue : ces poètes ne pensent plus seulement la publication comme un livre ni même le livre pour le livre. Des fichiers audio aux podcasts et aux PDF en passant par les expositions ou toute autre forme de médiation numérique, le livre de poésie est pris dans un dispositif plus vaste qui comprend le hors livre et ses diverses médiations, ce que Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel ont appelé « la littérature exposée » (Rosenthal et Ruffel 2010 et 2016), terme par lequel ils sondent la transformation des modes de publication de la littérature.
- 1 Pour la notion d’idiorrythmie, voir Barthes 2002, 36-40.
2Ces pratiques et leur histoire se donnent à lire localement dans le travail de Caroline Bergvall. Depuis Meddle English (2011) et Drift (2014), l’œuvre de la poétesse et artiste multilingue illustre ces nouvelles modalités de publication qui sont en dialogue avec les technologies du son et leurs méthodes, ainsi qu’avec les technologies numériques, les unes recoupant désormais les autres. Je veux montrer qu’un double principe parcourt les dernières « publications » de Bergvall, jusqu’à l’invention de formes hors du livre qui tiennent de ce qu’à la suite de Lev Manovich j’appelle « remix », c’est-à-dire la reprise et la recirculation d’éléments déjà existants mais altérés et composés dans un assemblage, ou, pour le dire avec André Lémos : « [Cet] ensemble de pratiques sociales et communicationnelles de combinaison, de collage et d’appropriation de morceaux d’information à partir de techniques numériques » (Lémos 2006, 38). On verra que loin de s’en tenir au formalisme technologique que le terme peut suggérer, Bergvall fait du remix un assemblage littéraire individuellement et collectivement signifiant, dans une politique de l’idiorrythmie1 : une prise en compte, par la poésie, de ce qui arrive aux individus comme aux sociétés. En effet, chez elle, le remix est une politique et une poétique du mélange.
3Dans son article « What Comes After Remix? » (2007), le théoricien des nouveaux médias Lev Manovich a montré la transformation de la culture occidentale en « culture [du] remix ». Il montre en outre que le « remix » qui caractérise les nouveaux médias s’est étendu à l’ensemble des pratiques sociales, économiques et culturelles, nous faisant entrer dans « une ère [du] remix » (Manovich 2007, 2).
4Né dans les boîtes de nuit en 1972, le remix désigne des pratiques musicales de reprise et de modification de matériaux déjà existants, voire, dans un sens plus courant, une production achevée dans laquelle des morceaux de musique sont mêlés les uns aux autres. Ulf Poschardt, spécialiste de la culture DJ, définit cette « deuxième composante fondamentale de l’art du DJ » comme « un principe de la synthèse de deux platines » (Poschardt 2002, 34). L’idée qui sous-tend le remix :
consiste à donner une nouvelle interprétation d’une chanson antérieure par un processus de reproduction créative. Pour la plupart, les remixes doivent permettre à un morceau préexistant de mieux marcher dans le cadre d’une discothèque et de mieux s’harmoniser aux autres éléments du mix exécuté par le DJ. (Poschardt 2002, 34)
5Les notions de détournement et de création d’une nouvelle forme sont fondamentales dans le remix. Élaboré à partir de samples (Poschardt 2002, 35), le remix est composé de portions de matériaux préexistants en plus ou moins grande quantité et de nature plus ou moins reconnaissables. Ulf Poschardt ajoute que « même Walter Benjamin ou Karl Marx se laissent aisément remixer » (Poschardt 2002, 34). Cette pratique d’origine musicale s’applique donc tout aussi bien au domaine des idées qu’à la littérature. Tout au long de son livre, Ulf Poschardt construit d’ailleurs une analogie avec l’écrivain.
6Lev Manovich reprend la notion et montre toute sa pertinence pour comprendre le fonctionnement des nouveaux médias et, étant donné l’influence de ces médias, tout un ensemble de productions culturelles actuelles. Il fait du remix un terme désignant non plus seulement des pratiques et des techniques, mais caractérisant une époque. Pour lui, les médias numériques fonctionnent selon un régime « remix » et, partant, toute la culture est placée sous ce terme et ce qu’à la suite de Barb Dybwad, on appelle la « remixabilité » : « [U]ne personne qui ne fait que copier les parties d’un message dans le nouvel email qu’elle compose fait la même chose que lorsque les grandes entreprises des médias ou du commerce recyclent les productions d’autres entreprises : elles pratiquent la remixabilité » (Manovich 2015). Le transfert du terme remix aux nouveaux médias et à l’époque entière ne constitue pas une simple métaphore. Manovich affirme en effet que les opérations mises en jeu dans le remix en musique sont aussi celles des systèmes informatiques et du web. Par ailleurs, les opérations de remix musical sont désormais effectuées par des outils numériques. Il faut préciser que dans la théorie de Manovich le terme « remix » subsume des termes tels que collage, montage ou citation empruntés à d’autres disciplines pour parler du texte et qui pourraient fonctionner pour décrire certaines des opérations numériques. J’utiliserai ces mots en supposant donc qu’il est acquis pour le lecteur que ces termes participent du remix.
- 2 Pour une analyse plus complète de ce texte, voir Broqua 2013.
7L’hypothèse que je veux démontrer est la suivante : Caroline Bergvall a travaillé ses livres et ses pièces (performance, œuvres artistiques, installations, et environnements sonores) les plus récentes comme des « remix », dont elle fait une forme littéraire qui permet de caractériser une conception singulière de la publication de poésie. En effet, le terme remix est particulièrement approprié pour décrire et analyser les processus à l’œuvre dans les créations de Bergvall car elles entretiennent une relation intense au son et aux musiques actuelles. Dans ses livres, la poétesse fait référence à des artistes ou des productions musicales, comme dans le texte – performance qui transfère dans le livre la chanson « Compared to What » de Roberta Flack (Bergvall 2011a, 53-54). Ce texte fonctionne comme une partition subjective de l’écoute de ce morceau. Il peut être lu comme un remix puisqu’il assemble sur la page deux pistes textuelles : « bass drum piano SAIDA LOVETHELIE bass » (Bergvall 2011a, 53). Respectant la chronologie de l’écoute, la transcription des instruments matérialisée par des caractères en minuscule (on pourrait l’appeler piste 1) est juxtaposée à la transcription des paroles entendues en lettres majuscules (on pourrait nommer cela la piste 2)2.
- 3 Voir le catalogue (Bergvall 2011b) et la page du site de Caroline Bergvall consacrée à cette instal (...)
- 4 Cette installation (texte et pièce sonore) a connu plusieurs titres. Dans l’exposition Middling Eng (...)
8En outre, Bergvall œuvre depuis longtemps avec des ingénieurs du son et des artistes sonores – parmi les très nombreux collaborateurs sonores, on retiendra notamment Gavin Bryars, Rebecca Horrox, Ciaran Maher, Adam Parkinson et Dan Scott. Dans Say : Parsley (2001), sa première installation, le remixage du son de voix enregistrées était au centre du dispositif. L’exposition Middling English montrée en 2010 à la Hansard Gallery à Portsmouth (Royaume-Uni) recourait au remix de manière plus explicite encore. Les pièces visuelles et sonores y étaient juxtaposées en différentes salles. Se faisant parfois écho, les environnements sonores créés par Bergvall et Parkinson se laissaient appréhender comme les éléments disparates d’un immense remix mêlant textes, voix enregistrées, broadsides, éléments architecturaux3. Or, dès la première salle de la galerie, 1DJ2MANY4 accueillait le visiteur. Cette pièce à la fois sonore et textuelle, dont le titre joue sur le nom des DJ belges 2ManyDJs, inscrivait le remix musical comme point d’entrée de l’exposition, tout autant que comme pratique littéraire (Fig. 1 et 2).
Figure 1 : Caroline Bergvall, Wired Madeleine (1DJ2MANY), exposition Middling English, John Hansard Gallery, Southampton, 7 mai-3 juillet 2010.
Photo © Steve Shrimpton.
Figure 2 : Caroline Bergvall, détail de Wired Madeleine (1DJ2MANY), exposition Middling English, John Hansard Gallery, Southampton, 7 mai-3 juillet 2010.
Photo © Steve Shrimpton.
- 5 Publié dans le catalogue de l’exposition. Le texte fait également partie de l’ensemble de voix de A (...)
9L’exposition était ainsi explicitement placée sous le signe du remix. 1DJ2MANY 5, que Bergvall a installé et publié en maints endroits et qu’elle a performé à plusieurs reprises, est un mashup de vers empruntés à diverses chansons pop, funk et indie sur le thème de l’amour et du sexe, comme le montre cet extrait de la fin du texte :
- 6 Les vers sont empruntés respectivement à Morrissey (« My Heart is Full »), Al Green et Queen Latifa (...)
Now my heart is full /
It’s simply beautiful /
You can feel it in the air /
All is full of love /
Breathe to the rhythm
Dance to the rhythm
Work to the rhythm
[…].
(Bergvall 2011b, 26)6
10Pour l’occasion, la liste de tous les emprunts était inscrite au mur en caractères argentés (Fig. 3), pendant que la pièce sonore était diffusée par des hauts parleurs. Dans le catalogue, le texte du mashup était reproduit (Bergvall 2011b, 24-26).
Figure 3 : Caroline Bergvall, 1DJ2MANY Wired Madeleine, installation Middling English, John Hansard Gallery.
Photo © Caroline Bergvall et Steve Shrimpton.
- 7 Les itérations performées au festival Actoral (2014) et à la Fondation Louis Vuitton (2015) faisaie (...)
- 8 À partir de 6’19 dans la vidéo.
11Les trois formes ou supports (mur, enregistrement sonore, texte du catalogue) font apparaître d’autant mieux le remix comme forme littéraire caractéristique de 1DJ2MANY : les emprunts sont montés et juxtaposés comme une longue chanson, un discours amoureux. Les vers individuellement reconnus forment un grand chant fait de la multiplicité des rythmes issus de ces chansons, dont la signification va donc au-delà de l’effet de juxtaposition du sample. La littérarité du remix tient à ce qu’il travaille les rythmes, les rimes, les retours des termes, mais aussi les thématiques qui traversent ces chants d’amour. Par exemple, les positions genrées de ces chansons apparaissent. Ainsi, comme son clip l’explicite, la chanson de Bjork « All is Full of Love » chante l’amour homosexuel. Notons que cette geste amoureuse est aussi caractéristique du remix lui-même, puisque, comme l’écrit Poschardt : « [L]a plupart du temps, le remix prend source dans l’amour de la version originale conjuguée à la conviction que cette création initiale peut et doit être envisagée d’un œil neuf, donner lieu à des variations et s’enrichir de nouveaux apports » (Poschardt 2002, 34). La version sonore ajoute des sons électroniques et déforme par endroits la voix de Caroline Bergvall dans un remix qui, comme son titre l’indique, utilise la spectralité pour faire surgir des fantômes musicaux et rythmiques. Pour créer l’audio, Adam Parkinson a utilisé : « [U]n logiciel Max MSP pour construire un environnement qui permette de traiter et de manipuler le son, créant ainsi quelque chose de labyrinthique et ample, […] inopérable par quelqu’un d’autre » (Bergvall 2011b, 69)7. La version performée pour le festival Actoral à Marseille figure au moins un triple remix : celui des paroles des chansons, celui de la voix de Bergvall déformée sur le moment par Adam Parkinson, puis celui des samples de chansons retravaillées pour créer une ligne mélodique (Bergvall, « 1DJ2MANY »)8.
12C’est cette qualité du traitement du son qui différencie le travail littéraire et artistique de Caroline Bergvall d’autres remix. En effet, la « remixabilité » de ses installations provient aussi de ce qu’elle collabore avec d’autres artistes qu’elle peut diriger (artistes sonores, architectes, programmateurs, etc.) mais qui possèdent souvent une compétence technique qu’elle n’a pas. Comme nous le verrons, la remixabilité issue de la collaboration caractérise ses productions et « publications » les plus récentes.
13Loin de faire disparaître le livre, comme on a pu le prédire, le numérique a modifié les conditions de sa production. Dans les années 2010, Alessandro Ludovico a montré l’interpénétration des publications imprimées et numériques dans ce qu’il a appelé le post-digital print (Ludovico 2012). L’une des répercussions du post-digital print en poésie est le déplacement de la notion de publication. En effet, à l’époque du post-digital print, Meddle English (2011) et Drift (2014) incarnent une modalité nouvelle de la publication poétique : ils répondent tous les deux, quoique de façon différente, aux caractéristiques du remix.
14Meddle English est un ensemble de textes choisis (comme l’indique son sous-titre, « New and Selected Texts »). En tant que tel, il est semblable à de nombreux livres de poésie dans lesquels sont réimprimés des textes épuisés ou publiés auparavant de façon individuelle. Comme d’autres recueils, il pourrait sembler classiquement composé d’éléments disparates écrits non pas spécifiquement pour lui mais rassemblés a posteriori afin de donner accès à des textes difficiles à trouver. Ainsi « Goan Atom » (2001), texte important dans la carrière de Caroline Bergvall, est republié dans Meddle English (Bergvall 2011a, 63-121) car il était épuisé dans sa version d’origine.
15Le précédent livre, Fig (2005), était déjà un ensemble de textes disparates systématiquement présentés par de courtes préfaces, comme il serait fait dans une anthologie. Pourtant, la différence entre Fig et Meddle English est importante. Ce dernier livre n’est pas un recueil de « poèmes choisis », il possède une unité annoncée par le texte d’introduction « Middling English » (Bergvall 2011a, 5-19), véritable manifeste poétique organisé autour de quatre termes – « The midden, the middling, the middle, the meddle » (Bergvall 2011a, 5) – qui sont autant de lignes directrices. Tous les textes, essais et contributions artistiques qui le composent sont structurés par les thématiques de la physique de la langue et du corps linguistique. De nombreux poèmes et essais existaient déjà auparavant mais ont été reconditionnés pour le livre. Ainsi « Middling English » avait connu une première forme dans des actes de colloque puis une deuxième dans le catalogue de l’installation Middling English (Bergvall 2011b). « Crop » (Bergvall 2011a, 147-151) a également été développé au fur et à mesure de ses performances et publications successives.
16À l’intérieur de Meddle English, qu’on pourrait aussi qualifier de « medley » tant le terme est proche de « meddle », les « Shorter Chaucer Tales » (Bergvall 2011a, 21-51) fonctionnent comme de parfaits remix. Avec sa liste de termes liés à la nourriture et à la boisson présents dans les Contes de Canterbury, le « Host Tale » compose une grande chanson remixée qui narre la jovialité des mœurs de table (Bergvall 2011a, 23-27). Le « Franker Tale (Deus hic 2) » remixe lui aussi diverses sources, dont des extraits verbatim de la « lettre aux femmes » (1995) du pape Jean-Paul ii où celui-ci lie de façon problématique les atrocités de guerre et le « péché » qu’est l’avortement (Bergvall 2011a, 31-35). De tous les contes raccourcis, la section qui suit, « Fried Tale: London Zoo », utilise le plus explicitement les codes du remix. À l’inverse des autres contes, ce poème est écrit spécifiquement pour le livre. Il est divisé en quatre parties dont chacune remixe des textes d’origines et d’époques très diverses, produisant une matière textuelle futuriste et un langage vif et satirique par lequel les excès de la finance néo-capitaliste sont dénoncés. La troisième partie du « Fried Tale » tisse ensemble les paroles de deux chansons écrites par des groupes de musique actuelle parmi les plus inventifs (Bergvall 2011a, 47-49) : « Angry », morceau de dubstep écrit par Kevin Martin (alias The Bug) et inclus dans son album de 2008 London Zoo – titre qui a inspiré le sous-titre du conte de Bergvall –, et « C Thru U » (Album Fluorescent Black 2009), morceau du groupe de hip-hop abstrait Anti-Pop Consortium. Ces paroles, leur langue presque futuriste et les rythmes portés par ces vers sont transcrits en majuscules, comme pour la chanson de Roberta Flack, « SO MANY THINGS IT GET [sic] ME ANGRY / SO MANY THINGS IT MAKE [sic] ME MAD » (Bergvall 2011a, 47), ou tout simplement tissés au reste du texte, qui emprunte aussi au « Summoner’s Tale » de Chaucer. Cette partie du « Fried Tale » possède un passage en prose où est retranscrite l’ambiance sonore de clubs londoniens, tout autant que les structures sonores construites par les groupes qui y jouent ainsi que les effets amoureux et sensoriels qu’elles produisent : « Meshwork vibratory NRG that unpacks memry lockage and releases love-patternd terrains thru sonic shok » [sic] (Bergvall 2011a, 48). Ce remixage de la langue des musiques actuelles fait éclater la langue du poème et participe du travail plus long de Caroline Bergvall sur les historicités des langues, en confrontant les langages inventés dans les milieux liés au rap à la langue de Chaucer ou aux orthographes simplifiées du roman post-apocalyptique Riddley Walker de Russel Hoban.
17La « remixabilité » permet de saisir une dimension novatrice du travail de Bergvall sur le livre, qui s’inscrit autant dans la longue histoire du codex, de la matérialité de la langue (des papyrus de Sappho jusqu’aux « tas de langage » de Robert Smithson), que dans le post-digital print. Parce qu’elle concerne à la fois le travail poétique sur la matérialité de la langue et la composition du livre, la « remixabilité » tient le livre ensemble : elle le structure dans sa multiplicité même et elle l’ouvre à son ailleurs, à sa remédiation hors du livre ainsi qu’à tout l’écosystème de la « publication » telle qu’on la pense désormais dans la littérature exposée.
- 9 Voir la description de cette vidéo qui est donnée sur le site Electronic Arts Intermix, ici traduit (...)
- 10 Pour un extrait, voir Bergvall 2013a. En 2009, DJ Rupture réalisera un autre mix à partir d’une lec (...)
18Indice supplémentaire de cette ouverture à un ailleurs du livre, il faut ajouter que, comme tout véritable remix, Meddle English contient des textes qui eux-mêmes ont été remixés. L’un des textes qui le composent aujourd’hui est un poème litanique intitulé « Fuses (after Carolee Schneeman) » (Bergvall 2011a, 55-58), dans lequel Bergvall transcrit un visionnage du film Fuses de l’artiste étatsunienne Carolee Schneeman. Or cinq ans avant de paraître dans Meddle English, ce texte avait déjà été repris par la vidéaste Cheryl Donegan dans son film Refuses (2006), où il apparaissait sous la forme d’un collage « d’images disparates trouvées au cours de recherches sur Internet et dans des rush de films personnels », produisant un grand remix filmique du texte et de ressources du web9. Enfin, « Fuses (after Carolee Schneeman) » a également été remixé en 2004 par DJ Rupture et publié en 2007 dans sa compilation de mix Shotgun Wedding, Vol. 6 : il mixe l’enregistrement d’une lecture publique de Caroline Bergvall avec des sons ambiants10.
19Le terme remixabilité permet ainsi de saisir la façon dont Caroline Bergvall a réinventé le livre de poésie et, plus largement, les modalités de sa publication, en sondant l’histoire des langues, en écoutant et en retravaillant les cultures musicales actuelles, s’inscrivant ainsi dans les bouleversements apportés par le numérique au livre, en général, et au livre de poésie, en particulier. Redisons-le : le livre n’est plus un recueil, il n’est pas non plus un book-poem, il invente une forme où les textes et les interventions diverses (essais, dessins, poèmes, transcriptions, etc.) fonctionnent dans un rapport libre de reprise, d’écho et de déplacements thématiques traversés par la question de la matérialité de la langue et de son inscription : dans le corps, sur la page, et au-delà, comme le signifie l’essai « Cat in the Throat » (Bergvall 2011a, 156-158), texte en prose qui clôture Meddle English et dans lequel Bergvall traite du « chat dans la gorge » produit par l’interaction entre les langues, en particulier entre le français et l’anglais. Le livre n’est pas non plus le lieu unique de la publication poétique : les textes sont pris dans des versions, des performances d’eux-mêmes sur le papier, sur l’écran, dans le son.
- 11 Forensic Architecture est un centre de recherche situé à Goldsmiths (Université de Londres) qui uti (...)
20Avec Drift, Caroline Bergvall construit un autre livre-remix. Publié en 2014 par Nightboat Books, ce livre rassemble également des œuvres qui, comme pour Meddle English, sont hétérogènes dans leurs modalités, leur genre, leur langage et parfois jusque dans leur fonctionnement. Malgré cette hétérogénéité, toutes participent au grand remix qu’est Drift. En effet, le livre contient, entre autres, une iconographie variée (faite de dessins et d’éléments visuels réalisés à partir de photos pixélisées), un document issu du web (le « Report on the ‘Left-To-Die-Boat’ » de l’agence de recherche Forensic Architecture11 [Heller et al.] ; Bergvall 2014, 69-81), un grand chant (« Seafearer », 25-59), une séquence de poèmes courts (« Shake », 95-110), un carnet de bord (« Log », 125-166), un texte en prose poétique (« noÞing », 169-174), un court essai final sur la lettre du vieil anglais « Þ » (175-184), ainsi qu’une liste des sources textuelles et iconographiques (185-187).
21Chaque partie de Drift puise dans diverses sources pour interroger la migration dans la langue. Le carnet de bord est à lui seul un grand remix : journal de création, il mélange des réflexions sur l’élaboration du texte, des textes émanant de dossiers de candidature à des résidences ou des bourses pour le projet, des entrées de dictionnaire et tout un travail sur le vieil anglais, des notations plus personnelles et des poèmes ou fragments que l’on retrouve dans les autres parties du livre. « Log » constitue l’un des points d’ancrage de ce qu’on pourrait appeler le projet-Drift. Drift est l’un des éléments d’un projet plus vaste, une performance d’une heure quinze aux nombreuses ramifications. Élaboré lors d’une résidence au théâtre Grütli à Genève où sa première version fut créée le 15 juin 2012, Drift poursuit l’exploration de l’historicité de la langue et de la matérialité des lettres en migration déjà commencée avec Meddle English. La performance, dont on peut voir des extraits sur le site de Caroline Bergvall (Bergvall, « Drift… »), consiste dans sa version actuelle en un ensemble de textes lus, chantés, psalmodiés par Bergvall qui interagit avec un musicien et une création numérique de nuage de mots dérivant sur un immense écran au-dessus d’elle. Avec cette œuvre multiforme, Bergvall entraîne le spectateur dans une épopée croisant les langues nordiques, les problèmes linguistique et géopolitique des migrations et la poétique multilingue. Cette pièce sonore, visuelle et textuelle au retentissement international a donné lieu à un livre, qui n’est pas la simple copie des textes de la performance mais bien l’un de ses événements et un remix de celle-ci où, comme dans Meddle English, les éléments disparates entretiennent un rapport de l’ordre de ce que j’appelle ici un « arrangement sans arrangement », c’est-à-dire un agencement dans lequel l’anarchie est une forme de régime textuel qui organise la totalité des fragments tout en leur laissant une autonomie. Comme dans un recueil de poésie, chaque texte du livre peut être lu de façon autonome, fonctionner de façon discrète ; et pourtant tous participent du même projet, ils sont tous le projet et entretiennent donc des relations fonctionnelles les uns avec les autres. Plus qu’un livre ou un recueil, Drift est donc bien un remix, un écosystème d’éléments textuels, graphiques, sonores et visuels (notamment) qui circulent, de la performance au livre, en passant par l’espace de la galerie.
22Depuis 2016, Caroline Bergvall poursuit ses explorations linguistiques, artistiques et poétiques et mène une véritable enquête dans et sur les langues minorisées ou en voie d’extinction. Elle nomme cela Sonic Atlas, son atlas sonore. Les projets rassemblés sous ce nom redéfinissent tous, d’une manière ou d’une autre, la notion de publication poétique que l’œuvre de Caroline Bergvall ne cesse de réinventer. Chez elle, une publication peut prendre la forme de podcasts, de fichiers sonores diffusés sur le moment, de textes publiés, de performances ou encore de remédiations sur le web. Sonic Atlas ne repose donc plus uniquement sur le montage de textes dans un livre mais bien sur la remixabilité introduite par les outils numériques, comme le montrent, dans Night and Refuge, les interventions collaboratives en direct que Caroline Bergvall a suscitées en 2020 au moyen d’interfaces numériques (voir infra).
23Georges Didi-Huberman débute Atlas ou le gai savoir inquiet par la remarque suivante :
J’imagine qu’ouvrant ce livre, mon lecteur sait pratiquement fort bien en quoi consiste un atlas. Il en possède sans doute un au moins dans sa bibliothèque. Mais l’a-t-il « lu » ? Probablement pas. On ne « lit » pas un atlas comme on lit un roman, un livre d’histoire ou un argument philosophique, de la première à la dernière page. (Didi-Huberman 2011, 11)
24Il fait valoir que l’atlas ne possède pas de forme définitive. Ce qui le caractérise est une forme d’inachèvement (Didi-Huberman 2011, 11). Comme on le sait, la pensée que Didi-Huberman déploie est intimement liée à L’Atlas Mnémosyne d’Aby Warburg et à la pensée de Walter Benjamin. Pour l’historien d’art :
[L]’atlas depuis Warburg a modifié en profondeur les formes – donc les contenus – de toutes les « sciences de la culture » ou sciences humaines, mais encore il a incité un grand nombre d’artistes à repenser complètement […] les modalités mêmes selon lesquelles les arts visuels sont aujourd’hui élaborés et présentés. (Didi-Huberman 2011, 17)
25Il avance qu’avec l’atlas, les artistes s’éloignent du tableau unique ou du chef d’œuvre pour proposer « la plus simple mais plus disparate table » (Didi-Huberman 2011, 17). L’atlas serait aussi le signe « de la ‘cohérence effondrée’ du monde moderne » (Didi-Huberman 2011, 17).
- 12 Pour un exemple de présentation de ces atlas, voir Richter 2022.
26Bergvall se nourrit de cette culture de l’atlas, mais elle la déplace du fait de la nature sonore de son matériau et de la possibilité même de son remixage. Pour introduire Sonic Atlas, on pourrait parodier ainsi la phrase citée plus haut : « Mais l’a-t-il déjà ‘écouté’ ? Probablement pas. On n’écoute pas souvent un atlas ». En effet, les artistes de l’atlas tels que Hannah Höch, Gerhard Richter, Marcel Broodthaers ou Christian Boltanski ont composé des montages visuels, des recueils d’images souvent présentés sur des planches (ou dans des albums) souvent fixes et à vocation visuelle12. Bergvall transforme cette conception de l’atlas en constituant des ensembles sonores et textuels, parfois aussi visuels, qu’elle met en mouvement dans des installations, des performances, des interventions post-performance sur internet, ou encore dans des livres : elle expose ainsi l’atlas à une remixabilité générale. Bien que Bergvall n’emploie pas le terme remix pour son atlas, il n’en reste pas moins qu’en le déplaçant du côté du son, elle parvient à muer la question du montage (constitutive de l’atlas) en celle du remix. Ainsi, l’atlas de Caroline Bergvall comporte toutes les caractéristiques définies par Didi-Huberman, mais démultiplie les relations. Avec Sonic Atlas comme auparavant avec Drift, le livre ou l’imprimé n’est qu’un des modes de publication participant de ce divers sur lequel l’atlas ouvre : « [C]ontre toute pureté épistémique, l’atlas introduit dans le savoir la dimension sensible, le divers, le caractère lacunaire de chaque image. Contre toute pureté esthétique, il introduit le multiple, le divers, l’hybridité de tout montage » (Didi-Huberman 2011, 13). L’atlas selon Bergvall ne travaille pas une « cohérence effondrée », mais cherche un savoir, l’organise et le désorganise, en transformant constamment les rapports entre les sons, les êtres et les choses, au contact de cultures numériques incarnées par le corps et la voix dans le moment de la performance. Ainsi, cet atlas diffère de l’atlas sonore des langues régionales de France créé par le CNRS, par exemple, qui présente la remixabilité propre au numérique mais dont la visée première reste documentaire (Laboratoire LISN 2022).
27Le Sonic Atlas est un vaste ensemble de travaux et projets que Caroline Bergvall décrit ainsi : « [S]ounding multiple languages, uproots, and migratory landscapes, in unusual settings and configurations » (Bergvall, « Sonoscura… »). Il inclut entre autres la performance Ragadawn, les discussions performées Conference of the Birds (After Attar) et Conference of the Birds (After Sweeney), les entretiens des Language Stations et les récents événements en direct Night and Refuge. Bergvall le nomme « atlas » car d’une part, comme Didi-Huberman le dit de cette forme ouverte, cet ensemble est composé d’éléments disparates mis en relations, parfois juxtaposés voire superposés. D’autre part, il entretient un rapport à la cartographie politique des langues minorisées ou en voie d’extinction. Enfin, il se pense géographiquement, soit parce que chaque projet est lié à un lieu, soit parce qu’un projet tel que Ragadawn suppose le voyage – à partir de 2016, la pièce Ragadawn fut performée à l’aube en divers points du globe, de Genève (9-10 septembre 2016) au Mucem à Marseille (5-6 octobre 2018) en passant par l’île de Skye (25 août 2018) ou encore Londres (23 septembre 2016) et Galway (9 mars 2019). Une préfiguration de cette œuvre avait été donnée en 2015 à l’invitation du MAMCO de Genève.
28En 2016, l’enquête menée par Bergvall dans le cadre de ce qu’elle appelle les Language Stations a consisté à interroger de nombreux poètes de langues minorisées ou anciennes. Elle a par ailleurs enregistré des sons d’oiseaux, souvent des oiseaux migrateurs. Ces entretiens et ces sons ont été parfois remixés lors de performances. Ainsi, des fragments de ses entretiens avec une poétesse occitane ont été diffusés pendant une performance de Ragadawn au Mucem en octobre 2018. Bergvall décrit ce processus de remix ainsi : « Pre-recorded interviews with bilingual poets and speakers across Europe are integrated into the performance as its rich and interconnected dawn chorus of voices. They are developed into a chorus of voices and interconnected dawn conversations by Verity Susman » (Bergvall, « Ragadawn… »). Pendant la post-performance Conference of the Birds (after Attar), des sons d’oiseaux étaient remixés et mêlés à la discussion des intervenants, elle-même remixée en direct. Les entretiens ont également été transformés en podcasts (Bergvall, « Language Stations ») ou en courts films.
29Dans chacun de ces projets, la remixabilité est aussi le signe de la collaboration et le test de l’idiorrythmie qui l’accompagne. Loin d’être réductible à sa dimension formelle ou technique, la remixabilité n’est pas non plus simplement une métaphore des poétiques de (re)composition à l’œuvre chez Bergvall : elle accompagne véritablement une politique. En effet, la collaboration avec d’autres artistes ou poètes, qui caractérisait certaines de ses pièces avant 2016, se généralise désormais. Sonic Atlas n’est pas seulement un remix de matériaux collectés par une seule artiste au jugement surplombant, il met réellement en jeu les relations interpersonnelles de la créativité collaborative. Par exemple, ce que j’appelle la « post-performance » Conference of the Birds (After Attar), présentée à la Biennale d’art contemporain de Whitstable (Royaume-Uni) en juin 2018 (Fig. 4), était une discussion entre six intervenants issus de différentes disciplines : Shadi Angelina Bazeghi (poétesse et traductrice irano-danoise), David Wallace (professeur d’études médiévales à l’université de Pennsylvanie), Geoff Sample (ornithologue et artiste environnemental), Clyde Ancarno (sociolinguiste), Cherry Smyth (poétesse, critique d’art et conservatrice) et enfin Adam Chodzko (artiste visuel).
Figure 4 : Caroline Bergvall, Conference of the Birds (After Attar), 2 juin 2018, Whitstable Biennale.
© Photo : Thierry Bal (source : https://whitstablebiennale.com/project/conference-after-attar).
- 13 Pour une description et une analyse des enjeux de cet événement, voir Broqua 2018.
30Lors de cet événement de 75 minutes, Caroline Bergvall invitait tout d’abord ces personnes à s’exprimer l’une après l’autre au sujet de leur discipline, afin de faire émerger une discussion improvisée autour des sujets que cette performance traite et d’évoquer ensemble leurs trajectoires personnelles, la migration des corps et des langues, du vivant et du non-humain, fréquences sonores de chants d’oiseaux. Puis, petit-à-petit, l’artiste sonore Dan Scott retravaillait en direct les voix des participants pour les mêler les unes aux autres et les remixer avec une ligne sonore créée par Gavin Bryars. Les hauts parleurs en ambisonie diffusaient une cacophonie reflétant les discussions toujours en cours, devenues presque inaudibles. Enfin, l’artiste sonore diffusait la ligne claire du chant de rossignols enregistré avant la performance lors du retour de ces oiseaux dans le Kent après leur migration. Outre son rôle de modératrice, dont elle se trouvait dessaisie par moments lorsque Dan Scott mixait sa voix à celle des autres participants, Caroline Bergvall intercalait également çà et là des lectures performées de textes qu’elle avait écrits spécialement pour l’occasion13.
31Dans cet espace de mixage des voix, des paroles, de la discussion et des fréquences sonores humaines et non-humaines naît une politique de ce que j’appelle avec Barthes « l’idiorrythmie ». En effet, Conference of the Birds (After Attar) mettait en œuvre une pensée de la possibilité de vivre ensemble telle que Roland Barthes l’analyse dans son séminaire de 1976-1977. Dans ce texte, à rebours des conceptions communautaristes du vivre-ensemble, Barthes tente de proposer des modèles de vies « idiorrythmiques », c’est-à-dire des modes d’existence où le lien d’une communauté se tisse selon un double rythme, celui du groupe et celui de l’individu. Contre toute acception répressive, le rythme y est alors redéfini comme la « fugitivité du code » et la vie collective devient « une mise en commun des distances » voire « l’utopie d’un socialisme des distances » (Barthes 2002, 39 et 37). Dans Conference of the Birds, chacun.e donne le sentiment d’être à la fois ensemble, mis.e ensemble, et seul.e, égaré.e, voire troublé.e dans son individualité par la cacophonie et le chant du rossignol qui, bien qu’opposés, produisent chez les spectateurs et spectatrices simultanément un sentiment de perte de soi et de retour à soi. N’ayant pas la parole et étant séparé des discutant.e.s mais assis tout à côté sur les mêmes chaises, le public ressentait une communauté avec les intervenant.e.s car, comme eux, il était confronté au questionnement sur ce que discuter veut dire, ce que produire un son signifie et ce que la voix interroge : à partir de quel moment produire une voix est aussi une perte de soi. En somme, chacun.e était face à la question de savoir ce que parler et être ensemble signifient à l’époque de la remixabilité totale.
32Cette interrogation de la communauté et du commun fut rejouée récemment dans Night & Refuge, nom donné à deux « événements collaboratifs en ligne » (Bergvall, « Night & Refuge… »). Le 20 mai 2020, Caroline Bergvall a proposé à quatre poètes du Royaume-Uni, Leo Boix, Vahni Capildeo, Will Harris et Nisha Ramayya, de se livrer à une discussion et un événement d’écriture collaborative pendant trois heures, à la nuit tombée, lors du festival littéraire de Berlin. Le deuxième Night & Refuge eut lieu lors du festival d’Oslo, le 27 novembre 2020, avec des poètes multilingues de pays éloignés les uns des autres, Gunnar Wærness (Norvège), Jessie Kleemann (Inuit du Groenland vivant à Copenhague), Erín Moure (Canada), Edwin Torres (New York), Mandla Rae (Zimbabwéenne vivant à Londres). Chaque événement consistait à écrire un poème à plusieurs en adaptant la forme collaborative japonaise du renga, tout en discutant de ce que le refuge et la nuit signifient. L’événement donnait également l’occasion de réfléchir à ce que signifie écrire un poème ensemble mais chacun chez soi, dans ce moment d’isolement vécu par tous et toutes. À la fin de chaque événement, le poème auquel les écrivains avaient abouti était donc publié en direct et lu à cinq voix.
33Par manque d’espace, c’est la remixabilité de ces événements que je veux avant tout évoquer ici. Il faut distinguer la trace et l’événement : s’il a fait l’objet d’un film de presque 19 minutes monté par Andrew Delaney et disponible sur Vimeo (Bergvall et Delaney, 2020), l’événement était néanmoins placé sous le signe de la remixabilité en direct14. En effet, alors qu’il était impossible de voyager et que chacun.e était contraint.e de se réfugier chez soi, Night & Refuge avait lieu à distance par l’intermédiaire de l’application de vidéo-conférence Zoom, où chaque intervenant.e apparaît dans l’une des fenêtres de l’interface, et où les éléments sonores, visuels, textuels sont également accessibles et modulables. Comme dans Conference of the Birds, Bergvall avait demandé à un artiste sonore de l’accompagner ; en outre, Mays Albeik, artiste visuelle palestinienne15, avait créé un environnement Web grâce auquel les poètes et le public pouvaient voir le poème en train de s’écrire et de se publier. La dernière dimension collaborative était l’ouverture d’un hashtag ou mot-dièse (#nightandrefuge) sur Twitter16 : les poètes invités et le public (notamment composé d’autres poètes et artistes) y commentaient en direct ce qui se passait à l’écran et pouvaient publier leurs propres textes en direct. Dans les mots de Caroline Bergvall, « they became part of the fabric of our nocturnal event » (Bergvall, « Night & Refuge… »), c’est-à-dire que tous faisaient pleinement partie du « tissu » collaboratif de cet événement nocturne, comme en témoigne le film issu du premier Night & Refuge, dont une capture d’écran ne donne qu’un équivalent visuel (Fig. 5).
Figure 5 : Capture d’écran de Night & Refuge de Caroline Bergvall (20 mai 2020), version montée par Andrew Delaney, juin 2020 (1’41 sur 18’50).
© Caroline Bergvall (source : https://vimeo.com/432290058).
34La profonde remixabilité de l’événement se lit sur cet écran, mais il manque le son, le mouvement, les interactions, la générativité des relations produites par les différentes interfaces (Twitter, Zoom, l’interface d’écriture) qui incluent le sens de l’inquiétude et de l’inconfort, tout autant que la joie et la pensée de la publication en train de se faire. Ce qui est escamoté dans cette capture d’écran, c’est en somme la réflexion en direct sur comment être ensemble dans ce moment précis de pandémie mondiale, comment écrire et publier de la poésie alone together.
- 17 Une licence « creative commons » consiste, pour un créateur, à libérer les droits sur tout ou parti (...)
35La remixabilité chez Caroline Bergvall est enfin le corollaire d’une pensée du multiple qu’elle explore depuis toujours et qui puise, entre autres, dans la créolisation glissantienne. S’il est possible, métaphoriquement, de parler de « remixage linguistique » pour décrire le multilinguisme poétique (et la créolisation qui l’accompagne), dans le Sonic Atlas et les pièces que nous avons évoquées ici, Bergvall nous fait vivre l’expérience poétique de la créolisation jusque dans ses modes de (dé)composition du livre. En utilisant la remixabilité comme confrontation aux autres langues (et aux autres créateurs) dans ses travaux les plus récents, elle met en place des modalités poétiques propices à une redéfinition du commun et du multiple. La remixabilité décrite ici marque donc l’entrée dans un déplacement encore plus flagrant vers ce qu’on pourrait appeler une écriture publique : un ensemble de voix du commun, de ce qui est en commun malgré les différences, voire un creative commons, pour détourner ce mot du droit d’auteur17, et qui s’opposerait à la profération d’une voix unique de la communauté, qui n’existe pas. Ici, la remixabilité est donc tout autant une poétique qu’une politique de la publication.
36Entre l’événement Night & Refuge et la capture d’écran que j’en ai faite se joue le même écart qu’entre le montage traditionnel et le remix comme forme littéraire. Si, comme le montage, le remix crée des relations de juxtaposition et d’interpolation, voire de rupture, il n’est pas un simple montage puisqu’il produit du sens au-delà même de l’opération de recomposition qui lui est consubstantielle. Le remix n’est pas tant le résultat d’une opération que l’ensemble des conditions de fonctionnement des matériaux entre eux qui ouvrent sur des formes de vie et d’être ensemble qui, chez Caroline Bergvall, tiennent d’une utopie politique proche de celle pensée par Roland Barthes.
- 18 Entretien avec Caroline Bergvall, juin 2021.
37Il faut ajouter, à la lumière des propos précédents, qu’il existe donc deux ordres de remixabilité : l’un général, presque inconscient, qui tient à notre époque médiatique et s’impose à tous en ce que les nouveaux médias composent le réel. L’autre est une remixabilité travaillée – travail qui n’est pas synonyme de maîtrise – choisie pour sa capacité d’invention d’espaces et de poétiques autres. Ces deux formes de remixabilité se conjuguent dans le travail de Caroline Bergvall. Autrement dit, l’œuvre récente de Caroline Bergvall n’est pas un travail sur la technologie, et Caroline Bergvall n’est pas une artiste numérique. Bien qu’elle pense nos conditions d’existence à l’ère de la remixabilité, elle ne travaille pas le médium numérique en tant que tel, elle se fait aider dans cette tâche par d’autres. Pourtant, nombre de ses publications peuvent être analysées et comprises à travers les notions de remix et de remixabilité. Son œuvre s’inscrit pleinement dans le moment : dans le moment historique où le livre n’est plus l’horizon vers lequel l’écriture tend, même s’il continue d’exister comme l’un des éléments de l’écosystème médiatique. Il est devenu, selon Bergvall, simplement « l’une des stations du travail, l’un des hubs »18 qui interrogent l’espace-temps de la publication. Ainsi, Caroline Bergvall réinvente ou participe de la réinvention actuelle de la publication de poésie, en l’étendant et en la faisant sortir d’elle-même.