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III. L’histoire contemporaine au prisme d’un théâtre historique

« Tout est dedans ». Remarques sur la matrice shakespearienne à propos d’I, Shakespeare de Tim Crouch

“It’s all in there”. Variations on the Shakespearian matrix in Tim Crouch’s I, Shakespeare
Virginie Yvernault

Résumés

Écrits et représentés séparément entre 2003 et 2012, I, Malvolio ; I, Banquo ; I, Caliban ; I, Peaseblossom ; I, Cinna (The Poet) donnent la parole à des personnages de La Nuit des rois, Macbeth, La Tempête, Le Songe d’une nuit d’été et Jules César. Ces créations passent d’ordinaire pour des œuvres éducatives : représentées avec succès dans des lycées du Royaume-Uni, elles constitueraient une sorte d’initiation ludique à l’œuvre de Shakespeare. Cet article s’attache à montrer que cet assemblage dramatique pour le moins atypique, écrit et mis en scène par Tim Crouch avec la participation plus ou moins active de son public, propose une introduction pédagogique à l’œuvre de Shakespeare au moins autant qu’elle constitue un prologue à ce que l’on serait tenté de considérer comme une lecture shakespearienne du monde.

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Texte intégral

1Lors d’une interview donnée à l’occasion de sa mise en scène de Moi, Malvolio, de Tim Crouch, représentée au Théâtre national de Nice et au Théâtre Nouvelle Génération de Lyon en 2018, Catherine Hargreaves déclare : « J’ai toujours été fan de Shakespeare car tout est dedans1 . » Il n’est pas rare que les artistes soient attirés par l’immensité de la production shakespearienne. Le modèle du contenant, qui vient naturellement à l’esprit de la metteure en scène, suppose un rapport métonymique au monde, non pas que le théâtre shakespearien renfermerait la totalité achevée d’un monde en miniature, copie du monde réel ou qu’il en serait le réceptacle, comme le drame hugolien est « un miroir de concentration2 », selon l’expression qui est demeurée célèbre. La totalité du monde n’a pour ainsi dire nul besoin de s’y réfléchir ; elle est déjà là – à l’état de germination sans doute, mais la différence a son importance puisque s’y loge la possibilité de faire de l’œuvre de Shakespeare une œuvre matricielle. Au reste, la nuance temporelle introduite par l’adverbe « déjà » rend compte de cette impression singulière que le théâtre shakespearien laisse au spectateur d’être face à un théâtre de l’absolu, et comme situé en dehors de toute détermination.

  • 3 Sur la réception du « monument » racinien, voir Cronk et Viala 2005.

2D’une manière générale, la réception contemporaine de Shakespeare est tributaire de cette démarche généalogique qui donne à son théâtre le privilège de l’ascendance : à l’exemple de Catherine Hargreaves, nombreux sont ceux, qui praticiens du théâtre, qui critiques dramatiques, qui philosophes et anthropologues, estiment que « tout est déjà » dans les pièces de Shakespeare : René Girard n’y retrouvait-il pas les principes de sa théorie du désir mimétique au point de vouloir en attribuer la paternité au dramaturge anglais (Girard 1990) ? Beaucoup d’artistes aussi partagent ce sentiment : Denis Podalydès, qui a tenu le rôle d’Hamlet à la Comédie-Française, dans la mise en scène de Dan Jemmett en 2013, fait même de son œuvre l’origine de toute création théâtrale lorsqu’il affirme qu’à « chaque fois qu’on joue Shakespeare, on a l’impression d’être dans la terre nourricière du théâtre parce qu’il y a tout : toutes les formes, tous les styles, tous les caractères. Il peut nourrir et rassembler le plus grand nombre » (Podalydès dans Collectif 2014, 84). Il y aurait, en somme, un œcuménisme shakespearien, qui expliquerait l’intérêt que suscite l’œuvre bien au-delà des milieux du théâtre, de même qu’il existe une matrice shakespearienne foncièrement stimulante. En ce sens, la formule de Catherine Hargreaves n’est pas l’expression d’un sentiment d’épouvante ni d’écrasement devant cette haute cime qui se dresse sur l’horizon du théâtre occidental, mais plutôt l’attestation positive du dynamisme de la production shakespearienne en même temps qu’une invitation à peine voilée aux relectures, réécritures ou recréations d’un corpus pléthorique qui fait si souvent office d’hypotexte. La puissance d’absorption de l’œuvre shakespearienne est en effet solidaire d’une faculté tout aussi grande de génération de formes dramatiques nouvelles. C’est un fait suffisamment rare dans l’histoire des canons théâtraux pour être souligné : l’immensité de Shakespeare n’a pas contrarié l’émancipation de son œuvre, non plus que son actualité. Assurément, sa patrimonialisation diffère de celle d’un Racine en France, que l’institution a figé dans une majesté sacrée3. Loin des marques feutrées de révérence au classique des classiques français qui, de nos jours, intimide peut-être plus qu’il ne touche (ibid.), les appropriations de Shakespeare sont très vivaces à l’aube du XXIe siècle ; en témoignent les cinq monologues – ou quasi monologues – que Tim Crouch a réunis sous le titre I, Shakespeare.

3Écrits et représentés séparément entre 2003 et 2012, I, Malvolio ; I, Banquo ; I, Caliban ; I, Peaseblossom ; I, Cinna (The Poet) donnent la parole à des personnages de La Nuit des rois, Macbeth, La Tempête, Le Songe d’une nuit d’été et Jules César. Ces créations passent d’ordinaire pour des œuvres éducatives à destination de jeunes esprits : représentées avec succès dans des lycées du Royaume-Uni, elles constitueraient une sorte d’initiation ludique à l’œuvre de Shakespeare. Or cet assemblage dramatique pour le moins atypique, écrit et mis en scène par Tim Crouch avec la participation plus ou moins active de son public, propose une introduction pédagogique à l’œuvre de Shakespeare au moins autant qu’elle constitue un prologue à ce que l’on serait tenté de considérer comme une lecture shakespearienne du monde. L’ambition de Tim Crouch, à laquelle Catherine Hargreaves semble avoir été sensible dans sa mise en scène d’I, Malvolio, se situe en effet à la fois en deçà et au-delà du corpus shakespearien. Comparables sous bien des aspects à de libres variations sur des thèmes shakespeariens récurrents à partir de personnages que leur créateur avait confinés dans des rôles de second plan, ces créations ne s’affranchissent pas totalement de leur socle d’origine. La raison en est essentiellement formelle et poétique : partial et subjectif, le point de vue exclusif que le dramaturge y adopte se déploie à travers des structures essentiellement monologiques. Malvolio, Banquo, Caliban, Peaseblossom et Cinna ne sont nullement confrontés à des personnages étrangers à l’univers de Shakespeare. Ils sont seuls, face au public, auxquels ils adressent leurs monologues – y compris Banquo et Peaseblossom qui partagent le plateau, l’un avec Fleance, devenu un « adolescent guitariste » (Crouch 2018, 51), l’autre avec un régisseur anonyme (encore ces deux personnages secondaires sont-ils réduits à endosser un rôle de figurant, ou plutôt d’assistant technique, qui rappelle le caractère artisanal de la création théâtrale : Fleance s’occupe pour ainsi dire du bruitage et de l’éclairage ; il racle sa guitare, règle les amplis, allume et éteint la bougie).

4Familiers au public, les personnages shakespeariens auxquels Tim Crouch a consacré un monologue ont ceci de commun qu’ils sont, pour la plupart, victimes d’un sort cruel, et portent, jusque dans leur corps, les traces de leur dégradation physique et mentale : ils sont fous, laids, grotesques, monstrueux même, comme Caliban, animés d’un ressentiment qui éclate dans l’excès et dans l’outrance. Vaincus par l’histoire, impuissants et conscients de l’impasse dans laquelle ils se trouvent, il ne leur reste qu’à narrer leurs pitoyables aventures à des spectateurs incrédules, qu’ils menacent d’une vengeance que Malvolio est le seul à exécuter : à la fin de son monologue, l’intendant de la Comtesse Olivia qui, dans une exclamation célèbre, avait juré de se venger des domestiques qui avaient causé sa perte (« I will be revenged on the whole pack of you »), quitte subitement la scène en demandant aux spectateurs de l’attendre. Mais il ne revient pas, laissant le public maugréer, « les fesses engourdies » (Crouch 2018, 48) et se sentant « un peu bête » (ibid.), « un peu stupide » (ibid.), « un peu sale » (ibid.), « un peu perdu » (ibid.), ne sachant plus pourquoi il est au théâtre. Sa vengeance s’accomplit alors à travers cette performance qui répare en quelque sorte l’humiliation que des générations de spectateurs et de lecteurs de Shakespeare lui ont fait subir.

  • 4 Les traductrices de la version française font très justement remarquer que Tim Crouch « ne cite pas (...)
  • 5 « Vilar n’est pas Macbeth. Soit. Mais, c’est en fait pour mieux montrer Macbeth, c’est pour présent (...)

5À la fois comiques et pathétiques, ces rôles, qui sont ordinairement tenus par Tim Crouch lui-même, font entendre en sourdine la voix d’un dramaturge soucieux de réunir les allusions, nombreuses, à l’œuvre matricielle de Shakespeare4, et les coups d’œil sur la situation contemporaine du spectateur. En effet, le regard que ces personnages élisabéthains réinventés par Tim Crouch porte sur la réalité contemporaine se veut résolument critique et démystificateur, à tel point que l’on pourrait dire, en reprenant le raisonnement que Roland Barthes formulait à propos de l’interprétation de Macbeth par Jean Vilar en 1955, que ce n’est plus Malvolio ou Caliban qui apparaissent sur scène, mais la vision provocatrice et iconoclaste qu’un homme tel que Malvolio ou Caliban pourrait avoir aujourd’hui sur le monde. Par conséquent, les remarques qui suivent auront pour but de montrer que la matrice shakespearienne, dans I, Shakespeare, n’est pas seulement au service d’une certaine idée du théâtre – celle que Tim Crouch s’en fait à partir de Shakespeare –, mais qu’elle détache aussi un certain point de vue sur le réel, appréhendé dans sa double dimension triviale et poétique, actuelle et historique.

Shakespeare ou l’essence du théâtre ?

6L’intérêt que Tim Crouch porte à Shakespeare et à son théâtre s’observe en premier lieu sur un terrain dramaturgique : à ses yeux, Shakespeare ne représente ni plus ni moins que l’essence du théâtre. Parce que son œuvre a partie liée avec le rêve, le mystère et l’enchantement, parce qu’elle « revendiqu[e] avec ostentation [son] statut de fiction dramatique » (Cottegnies 2009, XIII), que ce soit par le recours au procédé du théâtre dans le théâtre ou par d’autres ressources métathéâtrales, Shakespeare se voit élevé au rang de modèle. Tim Crouch s’efforce lui aussi, dans ses productions dramatiques, d’« attirer constamment l’attention du spectateur sur la nature fictionnelle de la scène construite » (ibid.) en expérimentant des formes radicales de spectacle participatif : le spectateur n’est plus seulement au centre du processus de création, il est le dépositaire du sens à allouer au spectacle. Cela est particulièrement dans l’expérience que Tim Crouch a menée autour d’I, Cinna, en demandant aux spectateurs de composer sur du papier mis à leur disposition leurs propres poèmes. L’expérience a même été tentée à distance, durant la pandémie de Covid 19, par le biais de l’espace de discussion de la plateforme « Zoom ».

7Dans les cinq monologues qui composent I, Shakespeare, il est souvent question de magie, et par métonymie de théâtre. Dans I, Caliban, le public est même convié à une démonstration de tours de magie durant l’un des intermèdes qui s’insinue dans le récit. Pourtant, dans la fiction, Caliban refuse de recourir à la magie et demeure esseulé, perdu sur son île, après avoir jeté à la mer les derniers livres de magie de Prospero, qu’il ne sait pas déchiffrer. Il lui importe peu, dit-il, parce que « la magie, c’est bien mieux de faire sans. Ça donne une plus grande impression d’accomplissement, j’imagine. Vous n’êtes pas d’accord ? On a moins l’impression d’avoir triché. » (Crouch 2018, 98). Il ne s’agit pas là d’une vague remarque édifiante à destination d’un jeune public de lycéens : Caliban représente l’esclave par excellence. Comme Malvolio qui condamne le vin, les plaisirs et le théâtre, Caliban récuse les vertus libératrices de l’art et préfère se résigner à vivre en esclave ou en solitaire (car sans magie, – entendons sans théâtre – la vie en société paraît impossible). Aussi redevient-il une sorte de sauvage après le départ de Prospero, dont il dit que « Sans ses livres, il n’est rien, il est juste un monstre comme moi » (Crouch 2018, 91).

8Si Le Songe d’une nuit d’été allouait un rôle de premier plan à la magie et au merveilleux, c’est à travers la structure du rêve que sont exhibés les mécanismes théâtraux dans I, Peaseblossom. L’elfe du Songe d’une nuit d’été y est en scène aux côtés d’un régisseur, qui ne prononce que quelques répliques, mais dont la présence assure au processus de création théâtrale une incarnation scénique, un peu à la façon de la troupe d’artisans-comédiens dans la pièce de Shakespeare. Comme dans l’œuvre-mère également, le trivial envahit la féerie : Peaseblossom entre en dansant et en trébuchant, les ailes baissées, l’air ivre et piteux, s’étonnant d’ailleurs de ne pas avoir vomi pendant le mariage. Il commence par bénir les restes du repas de la triple noce, des miettes de gâteau et des gobelets brisés, et se réfugie bientôt dans un long sommeil que viennent troubler au moins six rêves – ou cauchemars – par lesquels le spectateur est invité à explorer les méandres de l’inconscient. Chaque rêve est numéroté et désigné par un titre, que le régisseur note scrupuleusement sur le tableau noir prévu à cet effet : le premier s’intitule « Bee », le second « Naked », le troisième « Play », le quatrième « Flower », le cinquième « Scratchy ». Le dernier rêve, intitulé « Death », qui accroît encore l’analogie entre le rêve et le théâtre, n’est autre qu’une parodie de la représentation de la très lamentable tragédie de Pyrame et Thisbé par la troupe d’artisans d’Athènes dans la pièce de Shakespeare. Il s’agit de « La Très lamentable et la très cruelle mort de Fleur des pois la fée » (Crouch 2018, 134). Elle prend la forme d’une danse burlesque suivie d’un numéro virtuose de théâtre dans le théâtre au moyen de petites figurines que Peaseblossom manipule et fait parler, tout en feignant de vouloir couvrir leur voix. Il finit par s’approprier la tragédie et son titre, son nom venant se substituer à celui de Pyrame et Thisbé, pour mourir, avant de se redresser – ou plutôt de se réveiller.

  • 6 La traduction française donne « une berceuse tintinnabulante, surréaliste, qui sera reprise tout au (...)

9Les autres rêves de Peaseblossom, préparés par une berceuse, la mélodie du rêve, dont l’origine semble surnaturelle6, proposent au spectateur de s’aventurer dans les structures de l’inconscient. La plus légère réminiscence, la moindre association d’idée suffit au rêveur pour s’imaginer dévoré par une abeille ou envahi par une insupportable sensation de démangeaison (le rêve « Bee » et le rêve « Scratch » sont émaillés d’allusions au début de l’acte IV du Songe d’une nuit d’été, lorsque Bottom, coiffé de sa tête d’âne, étendu près de la reine Titania, est gêné par une abeille en haut d’un chardon, qu’il demande à Toile d’araignée de chasser, avant de lancer un insolite « I must scratch ». Alors que dans la pièce de Shakespeare, il n’était question que de rêves prémonitoires, Tim Crouch a recours à ce que Freud a étudié sous la catégorie des rêves « typiques » dans L’Interprétation des rêves, qui rejouent des scènes angoissantes ou traumatisantes (à l’exemple des « rêves de nudité » où l’exhibition du corps est subie et vécue comme une humiliation ou des « rêves d’examen » où l’impréparation du sujet est source de panique). Or, Peaseblossom rêve qu’il se retrouve tout nu et très embarrassé ou bien qu’il est projeté sur la scène d’un théâtre sans connaître son texte. La catégorie des rêves érotiques n’est pas non plus absente : dans le quatrième rêve intitulé « Flower », à peine a-t-il raconté l’histoire de la pensée d’amour, à la manière d’une métamorphose d’Ovide, que Peaseblossom expérimente le pouvoir magique de la fleur sur les paupières d’une spectatrice de la salle (ou plutôt d’une professeure ou accompagnatrice, puisque la représentation est censée se dérouler dans des établissements scolaires).

10L’exploration théâtrale des structures du rêve, qui a partie liée avec une certaine perception du réel, se trouve donc adossée à l’imaginaire du Songe d’une nuit d’été. L’œuvre de Shakespeare sert à la fois de point de départ et de matrice à Tim Crouch : I, Peaseblossom se présente ostensiblement comme la suite ou la continuation du Songe (la didascalie inaugurale prend soin de préciser que l’action se déroule « très tard dans la nuit, après le mariage, à la fin de la pièce de Shakespeare » (Crouch 2018, 101).

Formes du monologue dans I, Shakespeare

11Si la plupart des récits d’I, Shakespeare viennent ainsi se loger dans les lacunes des pièces shakespeariennes, ils n’en revêtent pas moins des formes spécifiques. Les monologues d’I, Shakespeare portent, pour la plupart, la trace d’événement douloureux vécus par les personnages shakespeariens auxquels Tim Crouch donne la parole. Par conséquent, ils se situent en dehors de l’action dramatique des pièces de Shakespeare, soit qu’ils la commentent, soit qu’ils l’expliquent afin de lui donner du sens – et ce faisant, l’augmentent. C’est le cas des monologues de Malvolio et de Caliban, qui ressortissent à la première catégorie de monologue qu’il est loisible de distinguer. Shakespeare laisse en suspens le sort de Malvolio dans La Nuit des rois, si bien que Tim Crouch s’engouffre dans ce vide qu’il remplit jusqu’à saturation. Le monologue de Malvolio suit en effet une logique du débordement ; c’est ce qu’on pourrait appeler un monologue comble, marqué par un flot verbal excessif, touchant aux limites de l’obscène, du macabre et du pathologique.

12Malvolio, qui a été accusé de folie dans la pièce de Shakespeare, à cause d’une fausse lettre écrite pour s’assurer de sa chute, passe les premières minutes à répéter qu’il n’est pas fou, avant de tenter à plusieurs reprises de se pendre, en accrochant une corde à un échafaudage. Le public de jeunes adolescents est invité à participer à la tentative de suicide fictive de Malvolio. Une longue didascalie décrit un jeu de scène « terrible et drôle à la fois », susceptible de donner lieu à des variations improvisées : Malvolio demande l’aide de plusieurs volontaires du public pour lui tenir la corde, pour lui retirer la chaise sur laquelle il a grimpé, pour vérifier son pouls etc. Il encourage même les spectateurs à sortir leurs smartphones pour prendre des photographies – moment volontairement choquant, bien que l’évocation de la mort, matérialisée par la présence de la corde, soit contrebalancée par les pitreries comiques et bouffonnes du comédien : par exemple, lorsqu’à un moment, Malvolio « se penche pour ramasser la corde, la fente de son caleçon s’ouvre, laissant apparaître son derrière. Il est alors furieux d’entendre rire le public » (Crouch 2018, 29).

13Le second cas de figure qui apparaît dans I, Shakespeare à l’occasion des divagations de Peaseblossom, du récit de Cinna, ou des imprécations de Banquo concerne ces monologues qui redoublent ou prolongent l’action dramatique des pièces de Shakespeare comme pour s’y substituer. Le monologue de Banquo se présente sous la forme d’une amplification de la scène, fameuse, du banquet, à l’acte III de Macbeth. Le spectre de Banquo prend la parole pour s’adresser à Macbeth – c’est-à-dire au public, qui se retrouve alors dans la position inconfortable de l’usurpateur, du traître et de l’assassin. Banquo évoque d’abord avec nostalgie les souvenirs du passé, au rythme d’une anaphore inquiétante (« Just imagine », scande-t-il à l’attaque de chacune de ses phrases), avant de rejouer la scène du crime : l’acteur éclabousse son corps de sang pour figurer son propre assassinat. Le contraste est alors saisissant entre la voix calme et profonde du comédien et les mouvements de son corps, recouvert de sang, entre cette parole qui évoque le passé pour mieux le déréaliser, et cette vision spectaculaire qui le matérialise d’une manière effrayante. Pendant ce temps, dans une pantomime à l’ironie grinçante, son fils Fleance s’occupe d’allumer ou d’éteindre une bougie et manipule sa guitare électrique.

Dire l’histoire en train de se faire

14Ces monologues combles ou ces monologues de substitution accumulent les anachronismes, dont les fonctions sont peut-être moins évidentes qu’il n’y paraît. Outre leurs vertus pédagogiques (Tim Crouch cherche naturellement à jeter un pont entre les XVIe et XXIe siècles afin d’accoutumer les lycéens d’aujourd’hui aux réalités de l’époque moderne), les confusions temporelles délibérées produisent des effets insolites et saugrenus qui viennent renforcer le caractère burlesque et comique de l’ensemble. Jeté dans un monde impie, laïc et déchristianisé, Malvolio le puritain déclare ainsi contre toute attente vouloir s’amuser et faire la fête ; il se met à boire du porto et de la bière, avoue être un peu « ringard » et préfère en fin de compte écouter des morceaux de guitare, se droguer ou fumer des cigarettes avec des amis plutôt que d’aller à l’office.

  • 7 On parlait encore au XIXe siècle d’« application » lorsque le spectateur applique à des événements (...)

15En réalité, il s’agit pour le dramaturge de créer un climat affectif, émotionnel et intellectuel propice au déploiement de ce qu’on appelait jadis des « applications7 » à l’actualité contemporaine et à ses enjeux plus sérieux – la guerre, l’histoire et la politique. C’est en ce sens qu’il faut interpréter la singulière complicité qui se noue entre Caliban et le public : à peine arrivé sur scène, Caliban fixe les spectateurs en leur disant : « Je suis moche. Je suis dégoûtant » (Crouch 2018, 78), ce qui ne manque pas de provoquer des rires parmi l’assemblée. De personnage repoussoir qu’il était, Caliban devient ainsi, le temps de la performance, un personnage touchant et amusant, qui attire la sympathie du public – et sa compassion. Comment ne pas voir dans le récit poignant de son enfance une allusion à la traite atlantique et au commerce d’esclaves par les Européens ? Le monologue de Caliban met en scène les conséquences tragiques de l’esclavage, envisagées à l’échelle d’un individu souffrant. Caliban raconte en effet avoir été embarqué de force par des soldats et envoyé loin du continent africain, sur une île déserte, avec sa mère, alors qu’il n’était qu’un nourrisson. Puis Prospero est arrivé sur cette île, dont il a pris possession, tel un colon. Il a d’abord traité Caliban avec douceur, avant de le mettre en esclavage, suivant un processus criminel de déshumanisation : parce qu’« il le traitait comme un chien, il [Caliban] a fini par se comporter comme un chien » (ibid., p. 84). Caliban, dont le monologue prend inévitablement des résonances anticoloniales, a même intériorisé le discours de Prospero, puisqu’à plusieurs reprises, il se désigne lui-même comme un « sauvage » ou comme un « monstre ». Cette dénonciation sous-jacente du colonialisme s’effectue au prix d’une relecture des enjeux de la pièce shakespearienne qui n’a pas vocation à faire de Shakespeare « notre contemporain », mais plutôt à engager un dialogue fécond avec son œuvre, susceptible d’interroger les normes et les valeurs qui sont au fondement de nos représentations historiques et culturelles.

  • 8 Voir notamment Venet, 2002.
  • 9 Ce qui est explicitement formulé : « Les images, ça aide, mais les mots n’ont pas besoin d’une camé (...)

16La matrice shakespearienne permet ainsi d’appréhender la réalité contemporaine dans toute sa brutalité et dans toute sa trivialité, en instaurant un certain rapport « irrévérencieux8 » au monde – pour user d’une notion chère à Gisèle Venet –, qui est celui de Malvolio et Caliban. L’intention est aussi démystificatrice, comme il apparaît clairement dans I, Cinna. Après Shakespeare qui, dans Jules César, examine avec une sagacité que la critique a depuis longtemps saluée les liens étroits qu’entretiennent l’art oratoire et la politique, Tim Crouch dénonce les duperies du langage, propres à changer le sens de l’histoire9, en mettant à contribution le public de spectateurs. Bien que son double shakespearien soit massacré par une foule en colère qui le confond avec son homonyme, l’un des assassins de César, le poète Cinna prononce un vibrant éloge du verbe. Terré dans son appartement, il regarde un écran où défilent des images de manifestations violentes, qui renvoient aux événements qui se déroulent dans le hors-scène – c’est-à-dire ceux qui composent l’action de la tragédie de Shakespeare. Apparaissent ensuite les images des funérailles de Jules César, qui vient d’être poignardé. Cinna écoute et commente « en direct », sur « flash info » les discours de Brutus et de Marc Antoine qui suivent cet assassinat : il analyse l’histoire en train de se faire. Sa conclusion est sans appel. Le discours sincère de Brutus ne convainc pas tandis que celui de Marc Antoine, qui flatte la foule, emporte l’adhésion : « Les mots de Marc Antoine changent l’histoire » (Crouch 2018, 161) ; « Quelle est cette langue que Marc Antoine parle ? » (ibid.) ; « Ça c’est de la poésie ! Les mots de Marc Antoine changent l’histoire. La poésie a fait son boulot. Les mots ont gagné contre les actes. La mort de César est perçue sous un jour nouveau » (ibid.). Cinna met aussitôt en pratique cette découverte qu’il applique à son propre assassinat : alors qu’il ouvre la porte de son appartement et tombe nez à nez avec une foule enragée qui souhaite le massacrer, il rebrousse chemin et se tourne vers le public ; ce sont les spectateurs, auxquels il distribue du papier, qui seront chargés d’écrire sa propre mort et de lui donner un sens nouveau : « C’est votre poème, à vous. Écrivez ma mort », leur dit-il (ibid.,164). Cinna demande encore au public de « redonner vie à sa mort avec ses mots », avant d’inscrire lui-même le mot « Éternité » (ibid., 165).

17Tim Crouch ne se contente pas de représenter une histoire en train de se faire, à laquelle le personnage shakespearien se dit conscient de participer, il s’interroge sur ses modalités d’écriture, qui en modifient, précisément, le sens et la portée, et par conséquent ce que la postérité en retiendra. Les questions qui sont implicitement soulevées par la mise à mort symbolique de Cinna par le public sont nombreuses : comment s’effectue la transmission d’un événement historique ? Comment l’histoire entre-t-elle dans la mémoire collective ? Comment l’individu est-il amené à s’approprier les événements du passé ? C’est le processus de verbalisation lui-même qui est questionné par un dramaturge dont l’œuvre signe « le retour d’un théâtre de paroles » (Angel-Perez 2013) : Cinna meurt à cause d’un mot (son propre nom), mais il survit aussi grâce aux mots, ceux des spectateurs. D’une manière tout à fait significative, les poèmes produits par les classes de lycéens qui ont assisté au spectacle témoignent de cette volonté d’être le relais de la voix du poète mis à mort10.

18De même que les mots de Marc Antoine permettent de voir la mort de César « sous un jour nouveau », de même la matrice shakespearienne permet à Tim Crouch de montrer autrement la réalité contemporaine dans son lien avec l’histoire, présente ou passée. C’est à cette matrice sans doute qu’il revient de redonner du sens à ces mots puissants qui sont au sommet de « la république des mots » imaginée par Cinna, et dont nous sommes tous les citoyens, république qui place tout en bas les mots « esclaves », et tout en haut « les mots les plus puissants – les mots qui désignent des choses dont on ignorait l’existence avant de les désigner – les dieux, le paradis, l’enfer, l’âme, le mal, la terreur » (Crouch 2018,149) car, au fond, Shakespeare représente peut-être, dans le monde contemporain – un monde déchristianisé, où la préoccupation du salut, la peur des spectres et la morale puritaine n’ont plus le même poids qu’à l’époque de Malvolio – la part de transcendance que le théâtre se charge de mettre à la portée de tous.

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Bibliographie

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Barthes, Roland. Essais critiques. Paris : Éditions du Seuil, 2002.

Coll. William Shakespeare. Paris : la Comédie-Française : « L’Avant-scène théâtre », coll. « Les nouveaux cahiers de la Comédie-Française », janvier 2014.

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Cottegnies, Line. « Introduction », Théâtre élisabéthain. 2. Eds Line Cottegnies, François Laroque et Jean-Marie Maguin. Paris : Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 2009.

Venet, Gisèle. Temps et vision tragique. Shakespeare et ses contemporains [1985]. Paris : Presses Sorbonne nouvelle, 2002.

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Notes

1 Catherine Hargreaves, https://www.youtube.com/watch?v=nL9jYRR4v54 (consulté le 20 mai 2021).

2 C’est la formule qu’il emploie dans la préface de Cromwell (Hugo 1985-1990, 25) : « Le drame est un miroir où se réfléchit la nature. Mais si ce miroir est un miroir ordinaire, une surface plane et unie, il ne renverra des objets qu’une image terne et sans relief, fidèle, mais décolorée […]. Il faut donc que le drame soit un miroir de concentration qui, loin de les affaiblir, ramasse et condense les rayons colorants, qui fasse d’une lueur une lumière, d’une lumière une flamme. »

3 Sur la réception du « monument » racinien, voir Cronk et Viala 2005.

4 Les traductrices de la version française font très justement remarquer que Tim Crouch « ne cite pas Shakespeare, mais l’inclut dans sa langue » (Crouch 2018, 13).

5 « Vilar n’est pas Macbeth. Soit. Mais, c’est en fait pour mieux montrer Macbeth, c’est pour présenter de l’usurpateur, non une incarnation, mais une “connaissance”. […] Le fondement magique de la pièce n’est donc pas donné ici comme un fait d’atmosphère ou de psychologie historique, mais plutôt comme la vision critique qu’un homme d’aujourd’hui peut en avoir », in Essais critiques. Paris: Éditions du Seuil, 2002.160-161.

6 La traduction française donne « une berceuse tintinnabulante, surréaliste, qui sera reprise tout au long de la pièce » (Crouch 2018, 106) ; le texte anglais indique : “The dream music starts to play – a tinckling, surreal, lullaby theme that will ber e-visited” (Crouch 2011, 76).

7 On parlait encore au XIXe siècle d’« application » lorsque le spectateur applique à des événements de l’actualité contemporaine telle ou telle réplique d’un acteur. L’illusion théâtrale se trouve alors provisoirement rompue, au profit d’une dramaturgie « participative ». L’époque révolutionnaire a vu la multiplication de ce genre de phénomènes sur les planches des théâtres français : en 1798, le rédacteur du Censeur dramatique distingue ainsi des applications de deux sortes, « celles qui font allusion à quelques événements politiques, ou à quelques personnages célèbres, auxquels le public applique certains passages de telle ou telle pièce qui paraissent lui convenir. Ces sortes d’applications sont presque toujours satiriques, et deviennent par conséquent ou d’odieuses personnalités, ou une critique du gouvernement, et souvent l’une et l’autre. Les secondes ont pour objet les acteurs même. On saisit un vers, un mot qui a trait, soit à leur talent, soit à leur figure, soit même à leurs qualités personnelles ». (Anon. 1798, III : 306-307) Je modernise l’orthographe.

8 Voir notamment Venet, 2002.

9 Ce qui est explicitement formulé : « Les images, ça aide, mais les mots n’ont pas besoin d’une caméra. Les mots sont aussi des images. Ils peuvent changer les choses » (Crouch 2018, 143).

10 https://issuu.com/unicorn_theatre/docs/i__cinna__digital__poem_book_9_july_2020 (consulté le 3 janvier 2022).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Virginie Yvernault, « « Tout est dedans ». Remarques sur la matrice shakespearienne à propos d’I, Shakespeare de Tim Crouch »Sillages critiques [En ligne], 31 | 2021, mis en ligne le 15 janvier 2022, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sillagescritiques/12790 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sillagescritiques.12790

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Auteur

Virginie Yvernault

Sorbonne UniversitéVirginie Yvernault est maître de conférences en littérature française à Sorbonne Université et spécialiste du théâtre des XVIIIe et XIXe siècles. Elle a notamment consacré un ouvrage à Beaumarchais paru chez Hermann en 2020 : Figaromania. Beaumarchais tricolore, de monarchies en républiques (XVIIIe-XIXe siècle). Elle a également travaillé en tant que post-doctorante sur plusieurs projets en humanités numériques et en études théâtrales (le projet Clios, dirigé par Line Cottegnies et Elisabeth Angel-Perez, et le projet RCF19).

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