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Avant-propos : Représenter l’histoire immédiate sur les scènes britanniques modernes et post-modernes

Foreword: Staging Immediate History on the Early Modern British and Postmodern Stages
Élisabeth Angel-Perez, Line Cottegnies et Virginie Yvernault

Texte intégral

1Ce numéro thématique de la revue Sillages critiques réunit une sélection de textes issus des travaux du projet IDEX Émergence ClioS (de Sorbonne Université). Ce projet, co-piloté par Line Cottegnies et Elisabeth Angel-Perez, a porté, entre 2019 et 2021, sur le théâtre d’histoire immédiate sur la scène britannique de la première modernité et de la période contemporaine. Il procédait d’un constat empirique : à la Renaissance comme à la période contemporaine, le théâtre britannique se caractérise par l’efflorescence d’un corpus de pièces « historiques » portant sur des événements récents, voire contemporains. Entre 1580 et 1620, de très nombreuses pièces historiques sont en effet à l’affiche à Londres, qu’elles portent sur les règnes d’Henry VIII ou d’Elisabeth Ière : on en veut pour preuve Sir Thomas More (1590) de William Shakespeare et Antony Munday, les pièces anonymes Thomas Morus (1612) et Thomas, Lord Cromwell (1599), Sir Thomas Wyatt de Thomas Dekker et John Webster (1602), When You See Me You Know Me de Samuel Rowley (1605), ou encore la pièce en deux parties de Thomas Heywood sur le règne d’Elisabeth, If You Know Not Me, You Know Nobody (1605-1606). Thomas Middleton, quant à lui, s’intéresse au très contemporain, puisqu’il écrit une comédie à succès sur la violente crise diplomatique qui oppose l’Angleterre à l’Espagne dans les années 1620, A Game at Chess (1624). Mais l’histoire immédiate des pays voisins n’est pas en reste : Christopher Marlowe écrit sur le massacre de la Saint-Barthélémy dans The Massacre at Paris (1593), et George Chapman sur la cour d’Henri IV de France (1608). De l’autre côté de la Manche, les figures d’illustres Anglais ou Ecossais, Thomas More, Mary Stuart et le duc d’Essex sont eux-mêmes à l’origine d’une série de pièces françaises par des auteurs aussi divers que Montchrestien, La Calprenède, Puget de la Serre, Regnault, Corneille et Boyer.

2L’intérêt des dramaturges de cette période pour les événements politiques ou historiques contemporains semble avoir été partagé par une large partie de l’Europe. Anne Teulade l’a bien montré :

Du milieu du XVIe siècle à la fin du XVIIe siècle, le théâtre européen a connu une vague de pièces de théâtre consacrées aux troubles contemporains : guerres civiles, guerres de conquêtes coloniales, affrontements avec les musulmans en Méditerranée, régicides, conflits politiques sanglants, procès pour sorcellerie et épidémies de peste ont nourri une création confrontant les spectateurs à des violences et souffrances encore vivaces, à des traumatismes ou des inquiétudes résonnant puissamment dans leur quotidien. (Teulade 2021, 12)

3Le phénomène a donc bien été européen, à une période où les crises politiques et religieuses polarisent les esprits et électrisent les foules. En revanche, il n’en va pas de même pour le théâtre de notre propre contemporanéité : le théâtre d’histoire immédiate est plutôt une affaire britannique. De fait, la faveur de l’histoire sur la scène post-moderne britannique semble bien être un phénomène spécifique, peut-être lié à une profonde crise sociale et politique en Grande-Bretagne. Laurent Gutmann, qui créa en France la pièce de Simon Stephens, Pornographie, portant sur les attentats londoniens de 2005, commente cette différence de sensibilité qu’il perçoit entre les théâtres français et anglais à la période contemporaine:

Ce qui m'intéresse, c'est aussi ce que le théâtre français fait trop peu, c'est-à-dire prendre en compte l'actualité immédiate, ou proche. Je me sens un peu orphelin de ça. Pourquoi avons-nous, en France, pris une telle distance avec la représentation du monde telle que nous le connaissons avant de rentrer dans la salle ? Comme si n'était théâtral que ce qui mettait une distance entre la scène et le monde... Toutes les pièces de Simon Stephens se déroulent dans l'Angleterre d'aujourd'hui. (Gutmann, cité dans Ferenczi 2020)

4De fait, en dépit de quelques tentatives récentes, sous la plume d’auteurs tels que Michel Vinaver ou Joël Pommerat, le théâtre de langue française semble moins ouvert que le théâtre britannique à l’histoire immédiate en train de se faire. Les dramaturges britanniques, bien plus que leurs homologues français, se saisissent des crises politiques et sociales contemporaines. Ils font du théâtre et de la scène un lieu propice à une mise en perspective qui permette non pas seulement une analyse intellectuelle de situations données, mais aussi un lieu où faire l’expérience presque viscérale des traumas de l’histoire collective. Ils donnent tout son sens à la définition du contemporain tel que le définit Giorgio Agamben dans un essai célèbre :

Le contemporain est celui qui fixe le regard sur son temps pour en percevoir non les lumières, mais l’obscurité. Tous les temps sont obscurs pour ceux qui en éprouvent la contemporanéité. Le contemporain est donc celui qui sait voir cette obscurité, qui est en mesure d’écrire en trempant la plume dans les ténèbres du présent. (Agamben 2009, 28)

5En se fondant sur l’opposition implicite entre l’obscurité du présent et la relative clarté du passé, Agamben postule que le présent est toujours informe, tandis que les événements passés ont acquis au fil du temps une signification que leur procurent la distance et, peut-être, l’épaisseur et le feuilletage de la narration et du commentaire. Ainsi, Edward Bond et Sarah Kane écrivent sur la guerre comme tout à la fois ultra-contemporaine et métaphorique; Caryl Churchill sur la crise environnementale, Martin Crimp, Gregory Burke et Adam Brace sur la guerre en Irak ; Simon Stephens et Chris Thorpe sur le terrorisme global ; debbie tucker green et Bola Agbaje sur le traumatisme provoqué par la terreur ; Ella Hickson et Lucy Kirkwood sur l’hyper-capitalisme et Mark Ravenhill et Alice Birch sur la politique du genre ; David Greig et Carol-Ann Duffy sur l’Europe et le Brexit et, enfin, David Hare sur les crises diplomatiques majeures de notre temps.

6Il s’agissait dès lors de réfléchir à la nature spécifique de ce théâtre de temps de crise qui s’approprie l’histoire « contemporaine », qu’elle soit récente ou immédiate, en faisant appel à des spécialistes de théâtre des deux périodes considérées. Selon l’historien Jean-François Soulet, l’histoire immédiate est « l’ensemble de la partie terminale de l’histoire contemporaine, englobant aussi bien celle dite du temps présent que celle des trente dernières années ; une histoire qui a pour caractéristique principale d’avoir été vécue par l’historien ou ses principaux témoins » (Soulet 1994, 3-4). Les historiens semblent s’accorder pour évaluer l’étendue couverte par la notion d’histoire immédiate à trois générations, soit la période de référence d’une « mémoire vivante »1. Pour notre période contemporaine, il a semblé pertinent de remonter potentiellement jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Pour le théâtre de la première modernité, on a voulu tenir compte des limites que la censure politique impose alors aux dramaturges anglais, à qui on interdit notamment de mettre en scène ce qui pouvait évoquer de trop près des événements politiques contemporains. On a donc élargi la notion, pour le théâtre élisabéthain, aux événements que l’auteur a pu connaître, non directement, mais par transmission orale, par le relais de témoins, pour inclure le théâtre qui traite du début du XVIe siècle, sans s’interdire un théâtre d’histoire « récente » plus ancien, sur le XVe siècle, par exemple – puisque le théâtre historique en Angleterre de la fin du XVIe siècle inclut aussi bien des pièces portant sur la période récente que sur le Moyen Âge. On a choisi à dessein d’exclure, ou du moins de rejeter aux marges, les phénomènes de transposition de type allégorique, comme les pièces situées dans l’Antiquité, par exemple, par des auteurs de la Renaissance2.

7Il est apparu que les théâtres de la première modernité et de la post-modernité avaient plus en commun qu’une première analyse ne pouvait le laisser penser. Bien que le contexte de censure d’État ait nécessité des stratégies de détour dans le cas du théâtre élisabéthain, il s’agit dans les deux cas d’un théâtre éminemment politique, qui offre un commentaire critique sur une situation de crise ou un conflit sanglant dont le rapport au présent d’écriture est encore suffisamment vif pour revêtir une actualité pour l’analyse des rapports de forces contemporains. Mais ce théâtre montre aussi sa « pertinence » en mettant en scène la question des rapports entre gouvernants et gouvernés et donc celle de l’exercice de la politique. Aux deux périodes envisagées, « l’histoire » en train de se faire est mise en scène par le prisme de l’individu et plus particulièrement par le biais de l’inscription dans la sphère intime des affects et du corps souffrant. En représentant des individus aux prises avec les traumatismes de l’histoire, le théâtre invente des formes et des stratégies pour faire sens des événements récents, souvent pour les relire dans une perspective critique qui déconstruise les idées reçues et la narration officielle qu’en a retenues l’historiographie.

  • 3 « Le théâtre et la cruauté ». In Le Théâtre et son double. Paris : NRF – Gallimard, 1936.
  • 4 On doit l’expression « In-Yer-Face » à Aleks Sierz dans son livre éponyme, In Yer Face Theatre 2001
  • 5 Propos rapportés par Mark Ravenhill, dans Ravenhill 1999.
  • 6 On sait, depuis que Giorgio Agamben nous l’a rappelé, que l’étymologie du mot martyr, du grec martu (...)

8Ce projet de recherche a permis, dès lors, de mettre au jour des affinités et correspondances formelles plus profondes entre les deux périodes à l’étude, notamment dans la manière dont ces pièces saisissent les processus historiques, non de manière globale, mais à travers la souffrance individuelle, inscrite dans les corps mêmes. Il est apparu que le théâtre élisabéthain et jacobéen a pu constituer un modèle particulièrement puissant dans la promotion d’une « théâtre de la cruauté » tel qu’Antonin Artaud l’appelait déjà de ses vœux dans un essai célèbre en 1936 (Artaud 1936, 3. Ce « théâtre de la cruauté » a fait l’objet d’un traitement au pied de la lettre dans les esthétiques dites « In-Yer-Face » de la fin du siècle dernier4. Le néo-brutalisme ou encore le néo-sénéquisme ont alors marqué de manière durable les scènes de la post-modernité en proposant de donner à voir l’histoire collective à travers les corps suppliciés des individus qui la font. Montrer la barbarie devient alors non seulement une stratégie de choc anti-narcotique héritée des Bertolt Brecht mais aussi un acte de reconnaissance de la barbarie elle-même : À propos de Saved (Sauvés, d’Edward Bond, 1965), Sarah Kane déclare : « I was deeply shocked by the baby being stoned […] But then I thought, there isn't anything you can't represent on stage. If you are saying you can't represent somethng [sic], you are saying you can't talk about it, you are denying its existence . . . » (« J’ai été profondément choquée par la lapidation du bébé […] » Mais ensuite, je me suis dit, il n’y a rien qu’on ne puisse représenter sur la scène. Si on est en train de dire qu’on ne peut pas représenter quelque chose, on dit qu’on ne peut pas en parler, on nie son existence … »5). Sarah Kane fait de cette violence visuelle exacerbée un véritable manifeste. Elle y inscrit l’esthétique de ses trois premières pièces : montrer c’est prouver, et la scène acquiert une valeur authentifiante, performative, voire ontologique. Il faut donc mettre en scène le martyr parce que le martyr, comme l’indique l’étymologie, c’est le témoin, le seul6.

  • 7 Barker 2001, 18. « Got to find a new red for all that blood. A red that smells » (Barker 1990, 257)

9Si ce théâtre de la première modernité constitue un modèle contesté, tantôt adulé, tantôt rejeté, force nous est de constater que Shakespeare demeure à la fois une référence culturelle et une référence esthétique. Depuis l’année 2000, les pièces historiques de Shakespeare connaissent une renaissance inédite sur les scènes des deux côtés de la Manche. On a attribué cet intérêt pour les histoires tantôt à un nouveau désir pour un théâtre épique – le modèle d’un grand récit qui permette de donner du sens au chaos des événements dans un contexte de confusion politique et sociale accrue –, tantôt au goût d’un public de plus en plus friand de séries, tel qu’il est façonné par les séries télévisées depuis le milieu des années 2000. Shakespeare a aussi nourri de nouvelles pratiques théâtrales innovantes et radicales et le théâtre élisabéthain reste une matrice pour de nombreuses esthétiques contemporaines. C’est Edward Bond réécrivant Hamlet ou King Lear et s’inspirant du dramaturge élisabéthain pour son esthétique de « l’aggro-effect », visant à créer une confrontation frontale avec la violence dans une perspective post-brechtienne. C’est Martin Crimp qui retourne à Richard II et à Edward II de Marlowe pour interroger la violence d’État dans Lessons in Love and Violence, texte écrit en 2018 pour le compositeur George Benjamin. Nombreux sont les dramaturges contemporains à exacerber jusqu’à la déformation les mécanismes et stratégies propres à la dramaturgie shakespearienne. Ainsi, c’est de Shakespeare que s’inspire Howard Barker pour élaborer son « théâtre de la catastrophe ». Il s’agit là d’une forme de tragédie nihiliste que l’auteur substitue à la forme de la tragédie shakespearienne, désormais obsolète parce qu’inapte, dans le supposé « retour à l’ordre » qu’elle propose, à exprimer la complexité et les désordres du monde contemporain. Pour représenter le contemporain, il faut inventer « un nouveau rouge », « un rouge qui pue », déclare, dans Scenes From An Execution (1985), la femme peintre Galactia, réplique d’Artemisia Gentileschi7. Si la tragédie classique « console », la « mission » de l’artiste est au contraire « d’être brutal » : à partir de la matrice shakespearienne, Barker travaille la béance morale et grave le sentiment tragique dans le refus de la catharsis.

10Les articles réunis ici témoignent dans leur ensemble de l’effort du projet ClioS d’atteindre à une définition du genre du théâtre d’histoire immédiate et récente à deux périodes et dans deux contextes bien différents. La première section, qui s’intéresse au théâtre de la première modernité, propose de réfléchir à la manière dont ce théâtre donne forme au matériau historique, en montrant comment les questions d’esthétique sont déjà idéologiques. Clotilde Thouret, dans un article intitulé « Politique tragique vs. politique comique ? Richard III de Shakespeare et A Game at Chess de Middleton », montre comment la mise en récit de l’histoire au théâtre est sensible au genre dramatique : la portée historiographique critique des deux pièces est soumise à des procédés dramaturgiques spécifiques au genre auquel elles appartiennent. La politique comique de A Game at Chess, comédie de Middleton, relève d’un dévoilement et d’une simple révélation des ressorts des événements narrés, tandis que la politique tragique de Richard III de Shakespeare, en plaçant le spectateur dans les coulisses, construit un rapport critique à l’histoire en train de se faire. Dans « L’Angleterre et l’Écosse au miroir de la fureur : L’Écossaise d’Antoine de Montchrestien et Marie Stuard de Charles Regnault », Frédéric Sprogis s’intéresse à deux pièces françaises à sujet anglais, L’Escossaise (1601) de Montchrestien et Marie Stuard (1639) de Regnault, pour montrer que l’histoire immédiate nourrit ici un schéma tragique qui accorde une place centrale à la notion de fureur tragique. Passion tragique s’il en est, la fureur, qui mène à la chute tragique de Marie Stuart, sert une forme plurielle et polysémique mettant en son centre une passion tragique qui nourrit une vision hagiographique de la reine d’Ecosse. Anne Teulade, dans « Tout est faux. Henry VIII de Shakespeare et Fletcher ou comment on falsifie l’histoire », examine quant à elle à la fabrication de l’histoire dans Henry VIII (1613). Elle montre que Shakespeare et Fletcher, loin de composer une version monologique et providentialiste de l’histoire, déconstruisent le récit historique en plaçant les spectateurs dans une posture critique : la pièce montre à la fois qu’il est impossible d’établir avec certitude un discours vrai sur les faits historiques et que le roi incarne un pouvoir dégradé, révélant la part contingente d’une histoire en mouvement.

11Un second ensemble de textes observe la manière dont trois pièces historiques de la première modernité éclairent de manière critique leur propre présent. Nicolas Thibault, dans « Lisibilité de l’histoire et (in)visibilité des corps violentés dans Sir Thomas More », montre que la pièce de Munday, Shakespeare et alt. s’attache à brouiller le discours officiel sur le caractère illégitime de la révolte en soulignant la visibilité des corps violentés. Par la même occasion, la pièce met en question l’univocité du récit historique et fait naître chez le spectateur le doute sur la légitimité de la violence d’État. Dans « Philip Massinger et le théâtre historique : trouver la bonne distance », Gilles Bertheau relit une pièce de Philip Massinger méconnue, The Tragedy of Sir John van Olden Barnevelt, pièce d’histoire immédiate s’il en est, puisqu’elle porte sur un sujet ultra-contemporain, la rébellion et l’exécution du Grand Pensionnaire de Hollande, John van Olden Barnevelt en mai 1619, trois mois avant la première représentation de la pièce. L’histoire éditoriale complexe du texte fait la démonstration que la pièce, par son sujet, testa les limites de l’acceptable par la censure : G. Bertheau montre que le goût de Massinger pour le commentaire politique « à chaud » et son flirt avec l’arminianisme et le républicanisme lui valurent la suspicion durable des autorités. John Gillies, dans « Furtive majesty in John Ford’s Perkin Warbeck », s’intéresse également à la portée critique et anti-tyrannique du théâtre d’histoire en se concentrant sur une pièce écrite vers 1630, Perkin Warbeck. La pièce, centrée sur le conflit de légitimité entre un imposteur charismatique, Perkin Warbeck et Henry VII, le fondateur de la dynastie Tudor, montre néanmoins le roi légitime sous un jour ambigu. Roi machiavélien, Henry VII se révèle tyrannique et cynique face au vertueux imposteur : la figure tutélaire d’Henry VII, aïeul d’Elisabeth Ière, apparaît comme compromise par son recours à la ruse dans une version ambivalente de l’histoire officielle.

12La troisième section met en évidence la manière dont le théâtre historique de la première modernité peut « servir » une cause contemporaine par diverses modalités de réécriture, ou encore en étant mis en scène dans un contexte singulier qui en déplace les enjeux. Dans « L’Irrésistible Ascension d’Arturo Ui, une pièce ‘d’histoire immédiate’ ? », Emmanuelle Hénin propose de faire un pas de côté pour relire une pièce « historique » emblématique du répertoire contemporain. Bien que n’appartenant pas au répertoire britannique, la pièce de Brecht joue un rôle fondateur dans l’imaginaire contemporain. En proposant une relecture de Richard III de Shakespeare, elle propose une mise en abyme du théâtre d’histoire récente et permet d’articuler de manière exemplaire le rapport à l’histoire immédiate. Dans un article intitulé « Réflexions sur l’appropriation du théâtre historique élisabéthain par la scène britannique contemporaine : usages de Macbeth dans Thirteenth Night de Howard Brenton (1981) et Dunsinane de David Greig (2010) », Line Cottegnies s’intéresse à deux réécritures contemporaines de Macbeth de Shakespeare pour montrer comment Shakespeare sert de matrice, parfois dans une perspective conflictuelle, pour réfléchir à la mise en récit de l’histoire immédiate. L’article offre alors une analyse de diverses stratégies d’adaptation. Dans « Tout est dedans : Remarques sur la matrice shakespearienne à propos de I, Shakespeare de Tim Crouch », Virginie Yvernault propose une réflexion sur cet assemblage de textes qui, avec la participation plus ou moins active du public, propose une introduction pédagogique à l’œuvre de Shakespeare tout en constituant un prologue à ce qu’elle propose de voir comme « une lecture shakespearienne du monde ». Enfin, Florence March, dans « Shakespeare en prison : le cas d’Avignon », propose une réflexion préalable sur les scènes de prison dans l’œuvre de Shakespeare, notamment dans Richard II, pour s’intéresser ensuite à la manière dont Shakespeare a pu être représenté en prison ou ouvrir la prison sur la cité. Elle s’intéresse tout particulièrement à une série d’expériences menées depuis 2010 dans le cadre d’un atelier théâtre animé par Olivier Py au centre pénitentiaire du Pontet, en parallèle au festival. Elle montre que la prison devient, dans ce cadre, un véritable laboratoire de théâtre, et du théâtre de Shakespeare en particulier, et que Shakespeare est aussi un laboratoire pour revisiter le système carcéral et amener les détenus, comme le public, à réfléchir à la notion de citoyenneté.

13La quatrième section interroge la manière dont le théâtre contemporain se saisit à son tour d’événements contemporains pour écrire un « théâtre d’histoire immédiate ». Dans « Writing, rewriting and revisiting the Cold War in Tom Stoppard’s Squaring the Circle. Poland 1980-81 (1984) », Jean du Verger étudie l’une des pièces que Stoppard écrivit pour la télévision et qui porte sur la Guerre froide. Par l’utilisation de stratégies méta-théâtrales propres aux docudrames et au théâtre verbatim, Stoppard spécule sur les zones d’ombre du matériau « historique » et montre les coulisses du processus de fabrication d’un discours historique, dans une perspective critique. Dans « Osama the Hero (2004) de Dennis Kelly ou pourquoi le théâtre politique n’est pas ‘une foutue perte de temps’ », Aloysia Rousseau s’intéresse à une pièce récente sur l’intervention américano-britannique en Irak. Elle montre comment ce théâtre interroge l’effet d’indignation pour proposer une posture politique et réflexive au spectateur, invité à mettre en perspective ses propres convictions. Dans « Frames of violence and recent history in Simon Stephens' Motortown », Marion Coste, quant à elle, réfléchit à la représentation de l’actualité sur la scène avec l’étude d’une pièce de 2006 notamment inspirée par le scandale d’Abou Ghraib. Elle montre comment, en s'inspirant de l'esthétique In-Yer-Face, le dramaturge Simon Stephens subvertit le cadre de la torture et propose une réflexion sur le mouvement anti-guerre. Pour finir, Anna Street, dans un article intitulé « Refugee Theater and Its Transgressions: Acts of Suspension in Joe Murphy and Joe Robertson’s The Jungle », s’intéresse à une expérience théâtrale originale, The Jungle, pièce écrite à partir de situations et de dialogues réels dans le sillage d’un atelier théâtre qui se tint dans la Jungle de Calais en 2015 avec des migrants. Cette pièce, créée à Londres en 2017 par une troupe incluant des acteurs professionnels et des migrants visait à donner une voix aux migrants. Anne Street montre les contradictions et dilemmes auxquels furent confrontés les auteurs comme les acteurs pour représenter le réel sans le trahir et souligne la capacité transgressive du théâtre à mettre en scène son propre renoncement.

14Les textes regroupés dans la dernière section abordent quant à eux la question de la réception du théâtre historique de la première modernité à travers la traduction contemporaine et les malentendus auxquels la traduction peut donner lieu. Shakespeare est-il vraiment notre « contemporain » ? Est-il plus contemporain en français qu’en anglais élisabéthain ? Et s’il est permis de le penser, quel rôle jouent les traductions dans ce qui n’est peut-être au fond qu’un malentendu ? Les trois derniers articles s’intéressent à l’importance des traductions et de la langue, qui est loin d’être anecdotique, dans la réception contemporaine des pièces historiques de Shakespeare, et donc dans la perception de leur pertinence. Jean-Michel Déprats et Jean-Pierre Richard reviennent sur des pièces emblématiques du répertoire shakespearien pour souligner la part d’intraduisible qu’elles comprennent et mettre en évidence les choix parfois radicaux que la traduction rend nécessaires, mais qui impliquent une forme de trahison. Dans « Parlez-vous franglais ? La galimafrée des langues dans Henry V », Jean-Michel Déprats revient sur Henry V de Shakespeare, la pièce la plus polyglotte de Shakespeare, pour offrir une réflexion sur les stratégies de traduction des accents régionaux des capitaines écossais, gallois, irlandais et des scènes françaises. Il revient sur quelques tentatives malheureuses de transposition en parlers dialectaux, à l’origine de malentendus affectant la réception du texte source, pour prôner un retour au travail du comédien, qui doit inventer des particularismes de prononciation pour permettre ici l’individualisation des personnages. Pour les scènes françaises, ce sont selon lui des traductions gestuelles et scéniques qui doivent venir au secours de la traduction linguistique et en compenser les pertes et les défaillances. Jean-Pierre Richard, dans « L’Histoire culbutée : Shakespeare et ses jeux de mots », se propose d’explorer cet espace singulier qu’est le sous-texte shakespearien, sous-texte grivois qui n’obéit pas à la même logique linéaire que le texte sérieux : étant discontinu, il requiert du public une écoute spécifique du discours. Il suggère qu’il pourrait relever de la pratique du « jeu sérieux » (serio ludere) et viserait à subvertir une historiographie officielle à la gloire de l’Angleterre. Julie Vatain, dans « La retraduction shakespearienne : espace d’accomplissement ou captation contemporaine ? », offre une réflexion sur le processus de (re)traduction des pièces historiques, qui est aujourd’hui, selon elle, orienté principalement vers l’efficacité théâtrale du texte ou les intentions de mise en scène. Mettant à l’épreuve l’hypothèse bermanienne de la retraduction comme espace d’accomplissement, elle s’intéresse à plusieurs mises en scène de Jules César et de Macbeth pour interroger la notion d’une esthétique « contemporaine » de la retraduction shakespearienne

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Bibliographie

Agamben, Giorgio. Ce qui reste d'Auschwitz. Trad. Pierre Alferi. Paris : Rivages, 1999.

Agamben, Giorgio. « Qu’est-ce que le contemporain ». In Nudités. Trad. Martin Rueff. Paris : Payot-Rivages, 2009.

Artaud, Antonin. « Le théâtre et la cruauté ». In Le Théâtre et son double. Paris : nrf – Gallimard, 1936.

Barker, Howard. Scenes from an Execution. In Collected Plays 1. Londres: John Calder, 1990.

Barker, Howard. Tableau d'une exécution. In Œuvres choisies I. Trad. Jean-Michel Déprats. Montreuil / Montpellier : Éditions Théâtrales / Maison Antoine Vitez, 2001.

Ferenczi, Aurélien. « Lever de rideau (5) : Laurent Gutmann monte ‘Pornographie’ », Télérama.fr, 08/12/2020, https://www.telerama.fr/scenes/lever-de-rideau-5-laurent-gutmann-monte-pornographie,63484.php, consulté le 4 janvier 2022.

Ravenhill, Mark. « Obituary: Sarah Kane ». The Independent, 23 février 1999. https://www.independent.co.uk/arts-entertainment/obituary-sarah-kane-1072624.html, consulté le 13 mai 2021.

Sierz Aleks. In Yer Face Theatre. British Drama Today. London: Faber and Faber, 2001.
Soulet, Jean-François. L’Histoire immediate: Historiographie, sources et méthodes. Paris: Armand Colin, 1994.

Teulade, Anne. Le Théâtre de l’interprétation. L’histoire immédiate en scène. Paris : Classiques Garnier, 2021.

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Notes

1 Voir sur ce point Teulade 2021, 27.

2 Voir la base de données du projet : https://obvil.huma-num.fr/clios/consultation//user/login#/piece (consulté le 4 janvier 2022), largement élaborée avec l’aide de l’ingénieure de recherche du projet, Virginie Yvernault. Voir aussi le coda à ce numéro où les premiers résultats produits par cette base de données sont analysés.

3 « Le théâtre et la cruauté ». In Le Théâtre et son double. Paris : NRF – Gallimard, 1936.

4 On doit l’expression « In-Yer-Face » à Aleks Sierz dans son livre éponyme, In Yer Face Theatre 2001.

5 Propos rapportés par Mark Ravenhill, dans Ravenhill 1999.

6 On sait, depuis que Giorgio Agamben nous l’a rappelé, que l’étymologie du mot martyr, du grec martus, signifie un témoin. Martis est le substantif qui vient du verbe signifiant se rappeler : le martyr « rescapé » (ou paradoxalement ressuscité à une vie fictive, comme c'est le cas ici) « a vocation de mémoire. Il ne peut pas ne pas se rappeler » (Agamben 1999, 31).

7 Barker 2001, 18. « Got to find a new red for all that blood. A red that smells » (Barker 1990, 257).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Élisabeth Angel-Perez, Line Cottegnies et Virginie Yvernault, « Avant-propos : Représenter l’histoire immédiate sur les scènes britanniques modernes et post-modernes »Sillages critiques [En ligne], 31 | 2021, mis en ligne le 15 janvier 2022, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sillagescritiques/12725 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sillagescritiques.12725

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Auteurs

Élisabeth Angel-Perez

Élisabeth Angel-Perez est Professeure de littérature anglaise à Sorbonne-Université. Elle y pilote l’Initiative THEATRE, programme de recherche sur le théâtre et le spectacle vivant. Elle a publié ou co-publié de nombreux ouvrages et articles sur le théâtre britannique contemporain. Au rang de ses dernières publications ou co-publications, le numéro de la Revue d’histoire du théâtre consacré à « Sarah Kane, 20 ans après » (2021) ou encore le numéro de Théâtre/Public consacré aux Nouvelles dramaturgies britanniques et irlandaises (2021). Sa dernière monographie, Le Théâtre de l’oblitération, essai sur la voix photogénique dans le théâtre britannique contemporain paraîtra début 2022 aux presses de Sorbonne Université. Elle est également traductrice pour le théâtre (Howard Barker, Caryl Churchill, Martin Crimp, Nick Gill, David Harrower, Chris Hannan, David Lloyd ou encore Lucy Kirkwood).

Articles du même auteur

Line Cottegnies

Line Cottegnies est professeur de littérature de la première modernité à Sorbonne Université. Ses travaux principalement sur Shakespeare et le théâtre historique, ainsi que sur plusieurs femmes écrivains du XVIIe siècle. Elle a publié une monographie sur le trope de l’émerveillement dans la poésie anglaise entre 1625 et 1660 (L’Eclipse du regard, Droz, 1999) et co-édité plusieurs recueils d'essais, dont Women and Curiosity in Early Modern England and France (Brill, 2016), avec S. Parageau, et Henry V: A Critical Guide (Bloomsbury, 2018), avec K. Britland. Elle s'intéresse au théâtre et à la poésie du XVIIe siècle, à l'histoire des traductions (France-Angleterre) et aux femmes écrivains. Elle a aussi développé un intérêt pour l’histoire matérielle du livre. Elle a fait partie de l’équipe éditoriale des Œuvres complètes de Shakespeare à la Pléiade (8 vol., parus entre 2002 et 2021). C’est dans ce cadre qu’elle a édité et traduite les 3 parties d’Henry VI. Elle a aussi édité Henry IV, Part 2 pour The Norton Shakespeare 3 (2016) et co-édité Robert Garnier in Elizabethan England (2017) avec M.-A. Belle. Elle prépare l'édition de trois œuvres d'Aphra Behn, à paraître chez Cambridge University Press et travaille à une monographie sur les pièces historiques de Shakespeare.

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Virginie Yvernault

Virginie Yvernault est maître de conférences en littérature française à Sorbonne Université et spécialiste du théâtre des XVIIIe et XIXe siècles. Elle a notamment consacré un ouvrage à Beaumarchais paru chez Hermann en 2020 : Figaromania. Beaumarchais tricolore, de monarchies en républiques (XVIIIe-XIXe siècle). Elle a également travaillé en tant que post-doctorante sur plusieurs projets en humanités numériques et en études théâtrales (le projet Clios, dirigé par Line Cottegnies et Elisabeth Angel-Perez, et le projet RCF19).

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