- 1 Macbeth, bien que probablement joué pour la première fois en 1606, ne sera publié qu’en 1623 dans C (...)
- 2 Sur la question de l’appropriation, on pourra se reporter entre autres aux travaux de Margaret Kidn (...)
- 3 Julie Sanders définit l’adaptation comme “an inherently conservative genre” (Sanders, 2006, 9), par (...)
- 4 Thirteenth Night appartient à la catégorie de la « transpositional adaptation » telle que la défini (...)
1Cet article s’intéresse à la manière dont Shakespeare a pu servir de matrice, tantôt accommodante, tantôt conflictuelle, pour représenter sur la scène contemporaine des événements passés ou présents dans une perspective historique. Il porte sur deux pièces qui s’inspirent explicitement de Macbeth, Thirteenth Night de Howard Brenton (1981), représentée pour la première fois au Warehouse (Londres) par la Royal Shakespeare Company en juillet 1981, et Dunsinane de David Greig (2010), représentée au Hampstead Theatre par la même RSC en février 20101. Ces deux pièces paraissent particulièrement pertinentes pour réfléchir de manière contrastive à la question de l’adaptation de Shakespeare et du rapport complexe, fait d’attirance et de répulsion, entretenu avec l’hypotexte canonique2. À la différence de ce qui se produit parfois avec l’adaptation3, ces deux pièces sont résolument de nouvelles œuvres qui se nourrissent et s’enrichissent de l’œuvre matrice – bien que le processus de « digestion » de la source soit différent dans le cas de Brenton dont la pièce reste peut-être plus dépendante de Macbeth, comme on le verra. Thirteenth Night peut à bien des égards se lire comme une transposition déformée de Macbeth dans une Angleterre contemporaine où se déroulent des événements imaginaires4. Howard Brenton imagine la victoire du parti travailliste aux élections législatives dans les années 1980s et les luttes de pouvoir internes entre une aile marxiste radicale menée par un leader charismatique évoquant Macbeth et une gauche de gouvernement plus centriste. La pièce de Greig se présente en revanche comme une suite alternative ou dérivée de Macbeth, ancrée dans la période qui suit immédiatement la mort du tyran à la fin de la pièce de Shakespeare. On y retrouve certains de ses personnages, mais pas tous. Greig compose ainsi une fable ostensiblement ancrée dans le passé médiéval de l’Écosse, mais qui peut aussi paraître atemporelle parce qu’elle renvoie à un temps tellement lointain qu’il en devient presque mythique. Il se concentre sur le destin du guerrier anglais Siward, personnage secondaire de Shakespeare, ici devenu le héros d’une pièce de guerre où il mène bataille pour servir un Malcolm cynique et ambigu dans sa reconquête de l’Écosse. Dunsinane peut néanmoins servir de parabole pour toutes les guerres d’occupation auxquelles l’Angleterre a participé (et participe encore). Dans le cadre de cet article, il s’agira de mettre en évidence quelques aspects de ce que le détour par l’appropriation de l’œuvre shakespearienne fait à l’esthétique des pièces concernées. Comme on le verra, le passage par une pièce du répertoire classique offre d’abord une forme d’intelligibilité immédiate, car il permet de jouer sur la reconnaissance d’éléments familiers et d’échos, tout en offrant à un matériau contemporain l’épaisseur d’une mise en perspective historique. Les deux pièces à l’étude manifestent une esthétique assez différente l’une de l’autre, mais se rejoignent dans leur logique narrative. Elles partagent toutes deux l’héritage de l’esthétique jacobéenne de la cruauté, qui leur fournit les clés d’une représentation crue de la violence, pour mieux frapper les consciences. Mais ces réseaux d’échos, à quatre siècles d’intervalles, nourrissent aussi, comme on le verra, une vision ambivalente de l’histoire, entre l’espoir qu’il soit possible d’apprendre du passé, et le désespoir face à la répétition cyclique, où la résolution des conflits ne peut jamais être qu’un suspens éphémère. On s’attardera enfin sur le cas de Dunsinane, qui est des deux adaptations celle qui présente le rapport le plus dialogique à la source shakespearienne et offre une lecture politique critique des enjeux de l’indépendance écossaise.
- 5 Il faut noter que Dunsinane était une coproduction entre la Royal Shakespeare Company et le Nationa (...)
- 6 Dans une interview donnée en 2011, Greig confirme que la pièce est un commentaire sur les relations (...)
- 7 Brenton rappelle que sa pièce est « pre-Glasnost, pre-Gorbachev » (Brenton 1996, xi). Pour une lect (...)
2Ces deux « adaptations », au demeurant fort différentes, présentent des similarités dans la nature et la fonction des emprunts à la référence shakespearienne, comme dans les stratégies de réemploi. Structurellement, elles semblent toutes deux vouloir s’écarter de la structure dialectique en cinq actes de Macbeth pour adopter une structure plus épisodique : la pièce de Brenton comporte dix-sept scènes, celle de Greig se divise en quatre « saisons » ou tableaux (printemps, été, automne, hiver), qui incluent plusieurs scènes chacune, non-numérotées. Dans les deux cas, la référence à la tragédie de Shakespeare donne un cadre narratif à la pièce, qui est dès lors jalonnée de références familières. Macbeth constituait un hypotexte particulièrement riche en raison de son hybridité : classée dans l’in-folio de 1623 parmi les tragédies, elle est pourtant d’abord une pièce historique, dont l’une des sources principales est Chronicles of England, Scotland and Ireland de Raphael Holinshed – Shakespeare utilise la seconde édition de 1587. Macbeth traite donc de faits historiques qui ont concerné l’histoire médiévale de l’Écosse, bien que Shakespeare, qui ne fait pas œuvre d’historien, ait largement adapté le matériau historique. Le caractère historique de la pièce est naturellement essentiel pour l’Écossais David Greig, qui fait un travail d’érudit en remontant à son tour aux chroniques, pour « corriger » et réviser de manière critique l’œuvre de Shakespeare lorsqu’elle prend trop de libertés avec l’histoire écossaise5. Il rétablit ainsi le nom gaélique de Lady Macbeth, Gruach (dont la variante usuelle est Gruoch), tandis que Macbeth, « le tyran », n’est jamais nommé. Il rend à Gruach son fils, Lulach, issu d’un premier mariage, que Shakespeare passe sous silence et qui devient ici essentiel dans les enjeux dynastiques de la succession d’Écosse. Gruach présente à Siward une version alternative du passé, qui permet à Greig de rétablir ostensiblement des faits historiques là encore occultés ou déformés par Shakespeare, en particulier le caractère pacifique du règne de Macbeth et sa longue durée, dix-sept ans (Greig 2010, 32). Pour l’auteur écossais, cette histoire-là est capitale, car cette occultation n’est pas sans évoquer la situation écossaise contemporaine et peut avoir son importance sur la question de l’indépendance de l’Écosse à l’égard de l’Angleterre. Il pointe aussi, on le verra, une présentation partiale et peut-être même tendancieuse de cette histoire par Shakespeare. Ces faits avérés, qui remettent en cause le caractère prétendument « tyrannique » et sanguinaire du règne de Macbeth, font de l’intervention de l’Anglais Siward dans les guerres écossaises une ingérence problématique dans une guerre civile complexe dont il ne maîtrise pas tous les enjeux. Ces questions sont, pour Greig, toujours bien pertinentes pour les relations entre l’Angleterre et l’Écosse en 2010, puisque, malgré la Dévolution, la politique écossaise est encore trop souvent décidée à Londres. Cette lecture de la pièce à la lumière de ses enjeux écossais contemporains n’exclut pas d’autres lectures : Dunsinane porte aussi, indirectement, sur l’ingérence militaire anglaise dans d’autres conflits en d’autres endroits du globe6. Il faut noter d’emblée qu’en revanche la question des enjeux historiques écossais n’intéresse guère l’Anglais Howard Brenton, qui, quant à lui, déterritorialise complètement l’intrigue de Macbeth, en la transposant dans l’Angleterre contemporaine des années 1980 (bien que dans un futur imaginaire) et, double transposition, pour l’appliquer aux luttes de pouvoir intestines de la gauche anglaise dans une Europe encore divisée par le Rideau de Fer7.
3La deuxième dimension de Macbeth, au cœur des préoccupations des deux auteurs contemporains, est sa nature de tragédie, qui leur fournit une forme particulière, dialectique et close, mais aussi centrée sur un héros tragique dont on suit le parcours jusqu’à sa mise à mort. Brenton fait de son héros, le communiste Jack Beaty, une figure analogue à Macbeth, travaillée par une ambition et une culpabilité similaires. Dans Dunsinane, Greig place au cœur de l’intrigue un personnage secondaire de la pièce source, l’Anglais Siward, qui avait combattu Macbeth aux côtés de Malcolm. Avec Macbeth, Shakespeare avait imaginé un héros tragique paradoxal, un héros négatif en quelque sorte, dont la démesure renvoie aux personnages de Sénèque, mais qui, parce que le dramaturge parvient à nous montrer les gouffres intérieurs ouverts par sa conscience tourmentée, finit par fasciner et horrifier tout à la fois. Bien que la poétique shakespearienne ne doive rien à Aristote, encore peu suivi en Angleterre, Macbeth, fidèle à la structure tragique, mène inexorablement, après un cycle de violences toujours plus monstrueuses, au châtiment du héros coupable pour aboutir à une forme de résolution : la mort du tyran par la main du prétendant légitime et l’avènement de ce dernier, garant d’un ordre juste. Or, dans Thirteenth Night comme dans Dunsinane, la trajectoire n’est pas, en dernière analyse, celle de l’ombre vers la lumière, du chaos vers l’ordre, ni même du crime vers son châtiment. Dans les deux pièces contemporaines, les deux protagonistes sont des idéalistes qui découvrent qu’ils doivent se salir les mains pour mettre en pratique leurs résolutions. Pris au piège de leurs propres contradictions, ils s’enfoncent dans le crime jusqu’à la barbarie, cédant au désespoir – en cela ils rappellent tous deux Macbeth, bien que nul châtiment exemplaire ne vienne rétablir une justice immanente ou transcendante. Le dénouement n’offre guère de perspective de rédemption ou d’une restauration d’un ordre juste. La justice et la paix sont de vains mots ; et Beaty et Siward sont pris dans une spirale meurtrière autodestructrice. Jack Beaty finit par se suicider, du moins dans le premier dénouement de la pièce enchâssée, puisqu’un épilogue offre une fin alternative. De son côté, Siward disparaît dans une tempête de neige, abandonnant l’Écosse et Gruach, qu’il renonce à comprendre, à leur sort. Les deux pièces contemporaines se terminent sur une même désolation, les deux protagonistes partageant une incapacité à dépasser l’horreur qu’ils ont eux-mêmes engendrée.
- 8 « What seems to have emerged is a sense in which two periods of British history characterized by th (...)
- 9 Cité par Cantoni 2018, 150.
4On peut toutefois mettre en évidence des modes de présence différents de la source shakespearienne dans les deux pièces contemporaines. Brenton s’était décrit comme un « new Jacobean », pratiquant résolument, le « présentisme », qui consiste à transposer dans le présent une source historiquement marquée, sans toutefois totalement gommer le hiatus entre le passé et le présent : Macbeth lui offrait un double éloignement temporel, en tant que pièce de la période jacobéenne (du début de XVIIe siècle) mettant elle-même en scène l’Écosse médiévale. Comme les autres « new Jacobeans », Brenton refuse le principe de la parodie ou du pastiche. Fondé sur l’intuition profonde qu’il existe des correspondances particulières entre la période jacobéenne et la période contemporaine, et entre les formes théâtrales que chacune de ces périodes a produites, son théâtre repose sur l’emploi d’éléments structurants empruntés au théâtre jacobéen, qu’ils soient thématiques, formels ou stylistiques, remodelés pour servir sa critique de la société contemporaine8. Brenton décrit son théâtre comme un « théâtre épique britannique »9, un théâtre post-brechtien mais qui plonge ses racines dans la source jacobéenne. Selon Boon et Price, ce théâtre est « jacobéen » ou « néo-jacobéen », en ce qu’il reprend à ce théâtre le mélange de comique et de tragique, le recours au spectaculaire ou le dédoublement de l’action ; enfin, le détour par un théâtre lui-même ancré dans un autre temps historique en fait de facto un « théâtre historique pour le présent » :
they are ‘Jacobean’ in a mix of the tragic and comic taking great pleasure in the surprises and shocks of entertainment the huge stage can arm the playwright with as a showman; they are epic in that they are many[-]scened, full of stories, ironic and argumentative, and deliberately written as history plays for now. (Boon et Price 1998, 636)
- 10 « I became fed-up with the unreality of some of us on the left, who would not adress the Stalinist (...)
5Si Thirteenth Night peut en effet se lire comme une pièce historique pour la période contemporaine, c’est au sens où elle cherche à éclairer le temps présent par une expérience de pensée (Botham 2016). À cet égard, la pièce se joue des perspectives temporelles, puisque la transposition de Macbeth dans le monde contemporain sert à son tour un projet quelque peu futuriste, qui emporte les spectateurs dans un avenir proche mais hypothétique. La pièce peut en effet se lire comme un exercice de politique fiction mettant en scène les divisions internes du parti travailliste entre une gauche de gouvernement et une gauche marxiste prolétaire. Si ce théâtre est bien un théâtre d’histoire pour le présent, c’est donc au sens où il cherche à faire récit d’événements à portée politique qui sont pertinents pour le présent de l’écriture au moyen d’une visée rétrospective. Les échos thématiques et verbaux ostensibles à la pièce de Shakespeare sont nombreux : Thirteenth Night reprend à son compte les grands traits de la trame narrative, ainsi qu’une réflexion sur l’exercice du pouvoir et sur l’engrenage de la violence nécessaire pour s’y maintenir. La pièce partage avec Macbeth son profond pessimisme : elle met en scène les horreurs de la guerre auxquelles mène le cycle de la violence nourri par la vendetta. Brenton nous montre, comme Shakespeare, les effets traumatiques du crime sur les bourreaux eux-mêmes : à l’instar de Macbeth, Beaty est victime d’hallucinations. La représentation de la violence est toutefois atténuée par une forme de détour : la plupart des crimes dont il est question – éliminations arbitraires, attentats – ne sont pas représentés sur scène, mais se déroulent hors champ pour être rapportés. Par toute une série d’échos verbaux plus ou moins fidèles du texte shakespearien, Brenton crée des effets de reconnaissance, incluant par exemple dans son texte des citations tronquées, mais néanmoins familières. Tous ces échos transforment Thirteenth Night en un jeu de piste savant, où le spectateur prend plaisir à relever les allusions et références plus ou moins transparentes à Macbeth, bien que la langue n’évoque jamais le pastiche ou la parodie, puisque les personnages s’expriment dans une prose contemporaine standard. Brenton reconnaît d’ailleurs dans la préface : « the play plays ducks and drakes with the plot of Macbeth » (Brenton 1996, xi). Par cette stratégie, il donne à son récit une forme d’intelligibilité intertextuelle, lui insufflant sinon de la lisibilité, du moins une certaine prévisibilité : ce procédé suggère que l’histoire se répète et que tout changement de régime par un coup de force mène nécessairement à la tyrannie, puisque, pour réussir et pour se transformer en régime stable, il lui faut recourir à la force, voire à la terreur, notamment en mettant en œuvre une surveillance d’état exercée, comme ici, par une police secrète qui est son bras armé. Brenton entendait ici tout à la fois rappeler les jours sombres des purges staliniennes et prévenir contre les dangers d’une dérive tyrannique de tout régime marxiste qui serait tenté par la perspective de la dictature du prolétariat10.
6L’aspect politique de la pièce est toutefois quelque peu contrarié par l’idée même d’un jeu thématique et textuel avec le texte source, qui distrait du propos sérieux. Brenton ne se contente d’ailleurs pas de faire allusion au seul Macbeth, puisque Thirteenth Night contient de multiples allusions à l’œuvre de Shakespeare : le titre renvoie d’ailleurs de manière transparente au titre de la comédie festive Twelfth Night, pour faire référence à la nuit de dégrisement qui suit la fête des rois. Il annonce donc un retour à une réalité moins réjouissante. Cette référence place d’emblée la pièce de Brenton sous le signe de la dystopie et du déclin. Brenton inclut également une référence tout aussi évidente à The Taming of the Shrew, avec son induction, forme de prologue qui fait écho celle incluse par Shakespeare dans cette comédie. Dans l’induction, Beaty est attaqué par un groupe de fascistes et reçoit un coup sur la tête qui lui fait rêver la totalité de la pièce alors qu’il est dans le coma ; à l’épilogue il s’est réveillé et se trouve sur une plage avec Jenny : il n’a fait que rêver ce à quoi nous avons assisté et n’est donc pas mort, comme on aurait pu le croire à l’issue du premier dénouement, dans la solitude d’un bunker en feu. Induction et épilogue constituent donc le cadre qui met à distance la pièce proprement dite, dont les scènes sont quant à elles numérotées successivement. Le premier titre de la pièce, révisé dans les éditions suivantes, annonçait d’ailleurs clairement son genre : « a dream play » (voir note 1). Dans l’induction de The Taming of the Shrew, l’ivrogne Sly s’endort, ce qui permet aux seigneurs présents dans une taverne londonienne de lui jouer un mauvais tour en lui faisant croire par une mise en scène élaborée : à son réveil, on lui fait croire qu’il n’est pas un pauvre ivrogne, mais un seigneur qui aurait enfin retrouvé la raison après plusieurs années d’amnésie. Le reste de la comédie se présente alors dans un premier temps comme une comédie italienne qu’on se propose de lui donner, bien que Shakespeare, à la différence de Brenton, ne prenne pas la peine de revenir par un épilogue à la situation-cadre, ce qui laisse planer le doute sur la nature et le statut de la fiction qu’est « La mégère apprivoisée » représentée sur scène – et incidemment sur le sérieux à accorder au « dressage » de la rebelle Katherine et à sa « conversion » finale. La pièce de Brenton inclut également des allusions transparentes à Julius Caesar : ainsi le meurtre du leader travailliste Dunn (scène 9), sous l’impulsion des conjurés Beaty et de Ross, doit autant à Macbeth qu’à Julius Caesar : comme Brutus, Jack Beaty, fils spirituel de Dunn, est convaincu qu’il sert son pays en assassinant un Premier Ministre qui a fait fausse route. Il est comme Brutus encore un idéologue, convaincu d’incarner le vrai : pour sauver la révolution et pour éviter à l’Angleterre de tomber sous le joug de la puissance américaine, il estime nécessaire de sacrifier son père spirituel – à la différence de Macbeth, mais à l’instar de Brutus, ce n’est pas son ambition personnelle que Beaty met en avant en premier lieu, mais ce qu’il croit être le bien du pays. Enfin, on peut aussi relever des allusions à Richard III, notamment dans le dénouement de Thirteenth Night, où, avant de mettre fin à ses jours, Beaty, tout comme Richard III avant la bataille de Bosworth, voit défiler les fantômes des hommes qu’il a fait assassiner – mais aussi celui de Staline, référence très soulignée aux purges que Beaty a lui-même pratiquées et qui ont fait de lui l’héritier symbolique de ce même Staline.
7La référence principale de Brenton reste toutefois Macbeth dont la présence se dévoile progressivement, lorsqu’on voit peu à peu s’affirmer les correspondances entre les personnages : Jack Beaty est Macbeth, Jenny Gaze, sa maîtresse Lady Macbeth (comme son modèle, Jenny perd la raison et se suicide) ; Bill Dunn, Premier Ministre travailliste élu est Duncan ; les militants Ross et Murgatroyd sont Ross et Malcolm ; enfin le compagnon de route de Beaty, Bernard Feast, est l’équivalent de Banquo. Les sorcières sont présentes, elles aussi : elles sont incarnées par les trois révolutionnaires du parking souterrain, Rose, Cygna et Joan, figures tutélaires qui sont là pour rappeler à Beaty les principes rigoureux de la révolution. Elles prétendent avoir la faculté de prédire l’avenir, mais ne sont ni magiciennes, ni sorcières. Si de nombreux épisodes de Macbeth sont reconnaissables dans la pièce, ils apparaissent déformés, dans un écho distant et parfois décalé. Ainsi, il n’est question, dans Thirteenth Night, ni de succession dynastique ni de descendance, deux questions pourtant centrales dans l’intrigue de Macbeth. En revanche, l’excitation croissante qui s’empare de Jenny et de Jack pour les mener au meurtre de Dunn est conforme à ce que Shakespeare met en scène dans Macbeth, de même que la manière dont Jenny aiguillonne Jack Beaty rappelle l’influence de Lady Macbeth sur son mari. Quant au personnage qui devrait correspondre au bon Malcolm, il diverge profondément de sa source : l’opposant Murgatroyd, après avoir goûté lors son exil aux États-Unis aux plaisirs décadents du consumérisme, refuse la proposition de Ross, lui-même ancien acolyte de Beaty banni par ce dernier, de s’allier avec lui pour sauver l’Angleterre du tyran Beaty et reprendre le pouvoir. Loin de revenir triompher de leur ennemi dans leur pays natal, tous deux meurent tristement dans leur exil doré : Murgatroyd est retrouvé noyé au fond de sa piscine et Ross meurt banalement du cancer. Il n’y a aucune magie dans Thirteenth Night, aucune poésie des brumes et des grandes envolées lyriques, bien que l’aspect onirique de Macbeth trouve un écho dans les hallucinations de Jack Beaty, hanté par ses crimes. Ainsi, il voit son ancien ami Feast, qu’il a fait assassiner, à travers les traits de l’ambassadeur tchadien, dans une scène qui associe clairement la mauvaise conscience coloniale au sentiment de culpabilité (scène 13) et il meurt assailli par ses fantômes dans la scène finale de la pièce enchâssée dans l’incendie de son bunker.
8Mais il reste d’importantes différences entre Thirteenth Night et Macbeth. Ainsi Brenton introduit une réflexion sur le rôle de la police secrète et du renseignement dans nos sociétés contemporaines, par exemple. Mais surtout, il résiste à l’idée de rétribution, qui est si centrale à l’univers de la tragédie shakespearienne : le tyran n’est pas mis à mort par un héros valeureux qui pourrait permettre d’espérer un avenir meilleur par le rétablissement de la démocratie. Pire, Brenton suggère qu’il n’y a pas d’avenir pour la révolution, ni pour la gauche prolétarienne : la pièce se termine dans son premier dénouement avec le chaos et la mort de tous les protagonistes, qui se sont entretués. Comme l’écrit Brenton dans sa préface, il n’y a pas d’excuse pour la révolution et il illustre son propos par une tautologie : « Tyranny is tyranny » (Brenton 1996, xi). L’individu ne peut vouloir contrôler l’histoire ; il n’en est que le jouet.
9Brenton revendique l’aspect « pièce à thèse » de cette œuvre. Il reconnaît d’ailleurs dans la préface l’avoir conçue comme une pièce « adressée aux troupes, c’est-à-dire à mes camarades communistes » (ma traduction). Il ajoute : « I make no apology for once, just once, writing a play that dramatizes an internal row, hanging up the left’s dirty, indeed bloodstained, linen in public » (Brenton 1996, xi). Toutefois, le jeu avec la référence shakespearienne fait courir un risque à la pièce, il en est conscient, celui de la trivialisation des enjeux politiques. On se souvient de la critique qu’Adorno oppose à Brecht, lui reprochant, dans La Résistible ascension d’Arturo Ui, d’escamoter « la véritable horreur du fascisme » par le détour grotesque de la fable (Adorno 1984, 293). Ce jeu assez spirituel avec une œuvre qui appartient au canon de la culture élitiste peut paraître d’autant plus stérile qu’il rend les développements de l’intrigue quelque peu prévisibles. Enfin, le double dénouement, le premier totalement pessimiste, le second modérément optimiste, puisque Beaty y est montré comme convalescent sur une plage avec Jenny, peut paraître artificiel. Le second dénouement marque un retour assez convenu à une réalité rassurante bien que décevante. La révolution n’a pas eu lieu, la gauche n’est pas au pouvoir, l’individu semble condamné à l’inaction et à la résignation.
10Les modalités d’emprunts et de citations de la source shakespearienne témoignent d’une forme d’instrumentalisation de Macbeth dans Thirteenth Night : on peut en effet arguer que l’intertextualité n’éclaire pas en retour l’œuvre de Shakespeare, sur laquelle Brenton n’a rien à dire, au bout du compte, et qu’il n’entre pas véritablement en dialogue avec sa source. Il n’en va pas de même pour Dunsinane, qui, tout en étant une pièce totalement originale, offre une lecture résolument critique du Macbeth de Shakespeare. Selon Graham Saunders, « Dunsinane is less a sequel and more a speculative continuation of Macbeth. » (Saunders 2017, 119-20). C’est une différence marquante dans l’appropriation de Shakespeare entre les deux auteurs. Comme Macbeth pourtant, Dunsinane montre l’impossible quête de légitimité après la déposition d’un tyran par la force. Dans les deux pièces sont montrés le cycle mortifère de la violence et l’impossibilité de conserver et de légitimer un régime fondé sur la force. Pourtant, Dunsinane paraît démarrer sous de meilleurs auspices, précisément là où finit Macbeth, dans une Écosse qui semble désormais libérée du joug du tyran Macbeth, dont Malcolm annonce la mort au début de la pièce. La pièce de Greig est centrée sur le Comte de Northumbrie, l’Anglais Siward, qui, dans la continuité de la pièce de Shakespeare où il est une présence discrète aux côtés de Malcolm, passe au premier plan pour combattre aux côtés de celui-ci dans sa reconquête du pouvoir. Toutefois, sa présence dans une pièce écossaise et sa participation aux guerres d’Écosse sont ici rendues explicites et mises en question. Il nous en donne les raisons : il s’agit d’abord d’assurer la paix à ses frontières, puisque la Northumbrie possède une frontière avec l’Écosse, mais ses motivations sont aussi, en apparence, plus ambitieuses et généreuses, puisqu’il se verrait bien en gendarme de l’Écosse : « my job is to build a new kingdom… establish a fair peace » (Greig 2010, 36). Siward découvre pourtant que Malcolm lui a menti : la veuve de Macbeth, Gruach, n’est pas morte, elle a un héritier et elle mène la rébellion contre Malcolm, l’homme de l’Anglais. Siward comprend alors que l’Écosse n’est donc pas encore soumise à Malcolm contrairement à ce que celui-ci lui a soutenu – et contrairement à ce que laisse entendre le dénouement de Macbeth. Le fait que Gruach (la Lady Macbeth de Shakespeare) ait un héritier, un jeune garçon issu de son premier mariage, Lulach, complique la succession, et Malcolm n’est pas, comme dans la pièce de Shakespeare, le seul prétendant au trône, dans le contexte d’une société clanique divisée. Siward prend conscience du caractère complexe du terrain : Malcolm lui-même, personnage très différent de celui qu’il était dans Shakespeare, lui reproche de méconnaître « les délicates arabesques » des « réseaux de loyauté » qui unissent et divisent les clans écossais (« the delicate fliligree » of « patterns of loyalty », Greig 2010, 122, ma traduction). Convaincu que la diplomatie permettra de résoudre le conflit, Siward propose de rencontrer les chefs les uns après les autres pour négocier la paix et trouver un consensus : « We’ll invite them to a parliament here in Dunsinane. We’ll find a consensus. Let Scotland decide the fate of her queen. » (Greig 2010, 38). Pour réconcilier les deux lignées, il convoque un parlement où, jupitérien, il décrète une alliance dynastique, un mariage de circonstances, entre Gruach et Malcolm. La reine feint d’accepter cette proposition, mais le mariage projeté, qui devait sceller la paix, lui permet ainsi qu’à ses partisans de massacrer leurs ennemis, opportunément rassemblés par Siward. Le massacre marque la fin du deuxième volet de la pièce, intitulé « l’Été ». Dès lors, la guerre entre dans la phase d’« automne » : Siward, qui est responsable de ce massacre, perd tout espoir d’imposer la paix par la diplomatie et la négociation. Il se métamorphose en un guerrier impitoyable, massacrant tous ceux qui s’opposent à ses desseins. Il finit même par tuer l’enfant de Gruach, qui est décapité : on passe inexorablement à « l’hiver » dans une atmosphère de plus en plus crépusculaire. À la fin de « l’hiver », au milieu d’une tempête, Siward rend une dernière visite à Gruach pour lui rendre la tête de son fils et renonce à poursuivre sa quête pour disparaître dans la neige.
11Siward nous est présenté au début de la pièce comme un idéaliste, désireux d’apporter par sa médiation (et au besoin grâce à son armée) la justice et la paix, mais il ne tarde pas à déchanter, dans un pays inconnu dont il méconnaît la culture et les règles, une société féodale traditionnelle reposant sur un système d’alliances et d’allégeances complexe. Toute ressemblance avec un pays du Moyen Orient ou d’Afrique n’est pas accidentelle, bien sûr. L’ironie mise en exergue par Greig est que l’idéaliste pétri d’intentions qui peuvent paraître louables ne peut que devenir un meurtrier sanguinaire : la barbarie dont il fait preuve ne permet bientôt plus de le distinguer des bourreaux qu’il prétend combattre au nom d’une rationalité supérieure, y compris celle qui prétend servir la paix. Dunsinane offre une réflexion subtile sur les fins de la lutte armée et sur les apories de l’ingérence, tandis que Siward, tiraillé entre son désir de faire la paix et celui de se venger, est instrumentalisé par un Malcolm cynique et désenchanté. La campagne d’Écosse devient dès lors une guerre d’occupation où les Anglais, considérés comme une force étrangère, soutiennent une des factions en présence, mais une faction qui n’est ni moralement meilleure ni plus légitime qu’une autre, dans le seul but d’assurer la stabilité d’un régime à leurs portes, et donc de sauvegarder ses intérêts. Siward devient un général aussi sanguinaire et brutal que le « tyran » qu’il avait aidé à renverser. Ce que Greig met en évidence, c’est comment à partir d’intentions rationnelles se déploie l’engrenage monstrueux de la guerre : il montre l’enchaînement au cœur de la vendetta, le viol comme arme de guerre, le terrorisme comme horreur absolue ; il montre sur scène des femmes meurtrières ou kamikazes, des enfants massacrés, des corps mutilés, des crimes de guerre enfin.
12Cette pièce de guerre radicalise la représentation que Shakespeare avait pu donner des conflits armés, mais sans jamais oublier le texte source. C’est bien aux sources du théâtre shakespearien et jacobéen que Greig, comme Brenton, va chercher la représentation de la cruauté et de la violence frontales : lorsque Siward, après avoir brûlé vifs des prisonniers et mis à mort un groupe d’enfants, assassine le fils de Gruach et le décapite, on pense bien sûr à l’assassinat des enfants de Macduff dans Macbeth, mais aussi au meurtre du jeune Rutland par le guerrier Clifford dans Henry VI, 2e partie, meurtre que ce dernier accomplit pour venger le meurtre de son vieux père. La guerre totale n’épargne plus ni les enfants, ni les vieillards. On note la même inversion ironique que chez Shakespeare, puisque le justicier devient, en commettant l’acte monstrueux, un nouveau tyran. Parmi les échos et emprunts à Macbeth, il faut souligner le rôle dévolu aux figures féminines monstrueuses dans Dunsinane. Ici comme dans Macbeth, la féminité est mortifère et le sexe associé au crime. Cependant, alors que Lady Macbeth, malgré sa cruauté, est réduite à un rôle d’adjuvante pour son époux et sombre dans l’obsession et la folie dans Macbeth, Gruach est une femme cheffe de guerre, qui mène l’armée des rebelles et n’est pas en reste pour trancher des gorges. Les femmes de Greig sont parfois des victimes, mais elles sont surtout des femmes puissantes et dangereuses, à l’image de la fille de ferme qui poignarde le soldat : elles peuvent s’avérer aussi sanguinaires que les hommes, voire davantage.
13Il existe toutefois des différences majeures entre Dunsinane et Macbeth, qui font toute l’originalité de l’entreprise de David Greig. En effet, le dramaturge relit et révise la pièce de Shakespeare par le filtre de l’histoire écossaise : Greig montre que Shakespeare présente une vision très anglaise de l’Écosse comme un pays archaïque, mais néanmoins homogène, uni par exemple par la langue… anglaise – alors que les highlanders, les lowlanders et les Anglais ne parlaient pas la même langue, ce qui était d’ailleurs précisé dans les chroniques d’Holinshed (Güvenç 2014, 105). De fait, Shakespeare se soucie fort peu de véracité historique et encore moins de géopolitique : son Écosse est un pays de légendes, où règnent encore la magie et la sorcellerie, favorisées par les brumes d’un climat particulièrement rude. Il n’est pas anodin que, dans Dunsinane, Gruach se moque de la crédulité du jeune soldat anglais qui la surveille, qui la croit un peu sorcière et pense qu’elle mange des nourrissons (Greig 2010, 59). Greig met ici à distance la vision fantasmée d’une Écosse archaïque, pays de sorcellerie : le seul chaudron dans la pièce est celui où les femmes du camp préparent plus prosaïquement la soupe. En revanche, il retourne aux sources historiques de l’histoire écossaise pour revisiter l’histoire de l’Écosse et lui rendre ce que Shakespeare lui avait ôté, par exemple les noms gaéliques de personnages comme Gruach ou le caractère clanique de cette myriade de nations. Greig offre ainsi une réponse à Macbeth, qui, on s’en souvient peut-être, a parfois été lue comme une pièce écrite en hommage au roi d’origine écossaise, Jacques Ier (qui était aussi Jacques VI d’Écosse), présenté dans la pièce comme un lointain descendant de Banquo et célébré implicitement comme le pacificateur de l’Écosse.
14Cela se traduit également dans le traitement des langues dans la pièce : Greig inclut de nombreux passages en gaélique, bien que, sur la page, le dialogue soit rendu en anglais, entre crochets. Les personnages qui parlent gaélique marquent leur résistance à l’envahisseur anglais et il n’est pas anodin, a contrario, que Malcolm, lui-même élevé en Angleterre, soit présenté comme un anglophile soutenu par l’Anglais (« I would have liked to have stayed in England », Greig 2010, 50). Il s’exprime d’ailleurs seulement en anglais dans la pièce. Car le gaélique est la langue de la résistance, celle qui permet aux insurgés de communiquer entre eux sans que l’envahisseur ne comprenne ce qui se dit, comme d’appeler à la lutte armée. La question de l’incompréhension linguistique est mise au centre de la pièce : dans la pièce de Shakespeare, tous les Écossais parlent le même anglais littéraire relativement homogène. Ce n’est pas le cas dans Dunsinane : ainsi la scène du parlement, cruciale, se déroule entièrement en anglais, mais Malcolm finit par admettre que « most of the chiefs don’t speak English » (Greig 2010, 81). Cela permet au chef écossais de continuer à mentir à Siward en lui présentant une vision de la situation politique qui soit à son avantage et de lui donner à entendre ce qu’il veut, puisqu’il se trouve dans une position de truchement menteur. Après la nuit d’amour entre la reine écossaise et le général anglais Siward, Gruach se moque son amant, en lui répondant en gaélique ; cette scène où le marivaudage prend une tournure sexuelle autant que politique est une réminiscence intertextuelle d’une autre scène shakespearienne, le dialogue, tout aussi ambigu, entre Katherine (de France) et Henry V au dénouement d’Henry V. Toutefois, Siward y campe un anti-Henry V, puisqu’il est à la veille d’être trahi par Gruach et de perdre tout contrôle sur la situation, tandis que Katherine devient l’épouse du roi d’Angleterre. En se jouant de son ignorance du gaélique, Gruach réaffirme encore la résistance écossaise à l’envahisseur anglais, définissant la langue anglaise comme une langue de conquête : « a soldier’s language sent out to capture the world in words » (Greig 2010, 76). Par contraste, le gaélique n’est pas la langue de la nomination et donc de l’appropriation ; elle est la langue de la nature : « Our language is the forest » (ibid.). Cette valorisation de la langue gaélique dans la pièce participe de la réhabilitation du point de vue écossais et constitue un « acte de repossession » (Wallace 2013, 92, ma traduction).
15On peut toutefois s’étonner que dans la pièce les dialogues en gaélique (qui sont suggérés par le texte) ne soient pas transcrits, mais que leur présence soit simplement évoquée : faut-il supposer que Greig écrit principalement pour un public anglophone, anglais ou écossais, peu familier du gaélique ? Il aurait été possible de publier les répliques en gaélique et de donner l’anglais en bas de page. En fait, la réponse se trouve peut-être dans la sociologie de l’Écosse contemporaine : comme le rappelle Kathryn Vomeros Santos, moins de 2 % de la population écossaise parle le gaélique aujourd’hui (Vomeros Santos 2021, 7). Pourtant, à la création et lors de la tournée en Écosse, les passages entre crochets, au final transcrit en anglais dans le texte publié, avaient été traduits en gaélique et étaient prononcés par des acteurs bilingues (Silbert 2019). On ignore si ces passages étaient accompagnés de surtitres, mais on imagine l’effet d’étrangeté créé pour un locuteur anglophone, effet qui ne pouvait manquer de mettre en évidence de manière saisissante l’impérialisme de la langue anglaise dans un contexte linguistique gaélique. D’ailleurs, l’anglais n’a-t-il pas gagné la partie depuis le temps de Shakespeare, linguistiquement, culturellement et politiquement, et n’est-il pas temps de résister ? La question de cette inscription fantôme du gaélique dans le texte – puisque de facto il n’y figure pas, paradoxe ultime – est symbolique de cette absence-présence de la langue gaélique en Écosse. Mais d’un point de vue dramaturgique, elle pose la question des mises en scène futures : pour toutes les mises en scène à venir qui voudraient respecter l’intention de l’auteur et son propos écossais, l’importance de la langue impose des contraintes dans le choix des acteurs (nécessairement locuteurs de gaélique, mais peut-être pas forcément de gaélique écossais), et les dialogues en anglais entre crochets devront bien être retraduits en gaélique. On peut voir emblématisé dans ce nécessaire retour au gaélique le désir de Greig de rendre aux peuples gaéliques ce qui doit leur revenir et de faire de l’appropriation culturelle une impossibilité : des acteurs ne maîtrisant pas le gaélique ne pourront pas jouer ces rôles. Dunsinane peut dès lors se lire comme une pièce nationaliste militante sur la résistance héroïque des Écossais à l’envahisseur anglais, en un pied de nez à Shakespeare. Pourtant, on peut voir se dessiner un autre usage du texte, bien que tout auteur sache que son texte, une fois publié, ne lui appartient plus complètement. En effet, le texte prévu pour être traduit et dit en gaélique étant imprimé en anglais (entre crochets), il se prête de facto à d’autres appropriations par d’autres metteurs en scène qui pourraient vouloir déterritorialiser la pièce et lui faire servir une cause différente de celle de la nation écossaise. Ces dialogues pourraient alors éventuellement être traduits dans d’autres langues ou dialectes.
- 11 Pour une analyse de la pertinence du contexte d’écriture de Dunsinane avec la situation écossaise, (...)
16Greig offre néanmoins une lecture décapante de Macbeth, en se réappropriant l’Écosse – et en démontrant a contrario qu’au cœur de la démarche shakespearienne il est possible de discerner une forme précoce d’impérialisme culturel et politique, qui va de pair avec la présence, donnée comme non-problématique dans la pièce de Shakespeare, d’une armée anglaise aux côtés de l’armée de Malcolm. Dunsinane dénaturalise et complexifie les visées impérialistes de Siward, en montrant à quel point cette présence anglaise aux côtés d’un Écossais prétendument pacificateur ne va pas de soi. Cette réécriture de Shakespeare renvoie bien sûr à la « question » des relations anglo-écossaises en 2010, juste avant le référendum sur l’indépendance. Ainsi que le rappelle Güvenç : « Greig reclaims Scotland’s historical past to comment on current politics » (Güvenç 2014, 94). Le royaume d’Écosse, déjà annexé à celui d’Angleterre en 1482, est joint à celui d’Angleterre par la réunion des deux couronnes en 1603, lorsque Jacques VI d’Écosse devient Jacques Ier d’Angleterre, mais cette fusion est largement vécue en Écosse comme une annexion et une mise sous tutelle. La pièce de Greig est issue de la décennie qui suit la Dévolution de 1999, où se pose à nouveau la question de l’indépendance de l’Écosse, toujours pertinente aujourd’hui. Gruach ne cesse de le marteler : « you’re occupying my country » (64) ; la guerre d’usure qu’elle mène contre l’occupant relève donc bien d’une guerre d’indépendance11. Dunsinane offre ainsi une critique productive de Macbeth de Shakespeare, qu’elle emmène sur un autre terrain, la faisant passer du genre de la tragédie vers celui de la pièce politique. Greig met ainsi exergue l’impérialisme des visées anglaises sur l’Écosse, point aveugle de la pièce source.
- 12 Hutcheon 2006, 8. Voir aussi Kidnie 2009, 3.
17Selon Linda Hutcheon, l’adaptation serait simultanément : « an acknowledged transposition of a recognizable work or works ; a creative and an interpretive act of appropriation / salvaging ; an extended intertextual engagement with the adapted work »12. On peut le vérifier avec ces deux adaptations-appropriations de Macbeth, qui montrent comment Shakespeare continue aujourd’hui encore à fertiliser l’imaginaire contemporain, même si d’autres le rejettent comme représentant une forme d’élitisme culturel. Toutefois, c’est peut-être sur le second critère que mentionne Hutcheon (« A creative and an interpretive act of appropriation / salvaging ») que les deux versions ici étudiées diffèrent. Howard Brenton se sert de la source jusqu’à l’instrumentaliser en sélectionnant dans le récit les éléments marquants qui lui sont utiles pour composer sa propre fiction, mais ne nous dit rien de nouveau sur Macbeth. En revanche, David Greig, dont le Dunsinane aurait pu paraître plus inféodée à la source shakespearienne, puisque la pièce s’inscrit explicitement dans la continuité de Macbeth, sans chercher à transposer les événements ou à les déplacer vers un autre lieu ou une autre époque, s’avère peut-être plus créateur, mais aussi plus critique dans sa version – Wallace la décrit comme « subversive in intent » (Wallace 2013, 202). Greig fait en effet retour sur Macbeth en l’éclairant d’un jour nouveau, puisqu’il en complexifie les enjeux idéologiques et moraux, en en déplaçant le centre de gravité. Cela se fait toutefois aux dépens de la poétique tragique de la pièce de Shakespeare, mise à mal dans le processus d’appropriation : tout gain est aussi perte, mais la démarche de Greig peut, à bien des égards, être qualifiée de transitive, au sens où elle montre un échange et dialogue avec le texte source, au lieu de procéder à un simple réagencement mécanique. On a là un exemple particulièrement fécond d’adaptation critique.