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II. L’histoire récente, miroir politique et critique du présent

Lisibilité de l’histoire et (in)visibilité des corps violentés dans Sir Thomas More

The Intelligibility of History and the (In)visibility of the Bruised Bodies in Sir Thomas More
Nicolas Thibault

Résumés

Cet article analyse la représentation dans la pièce historique Sir Thomas More de trois formes de violence qui structurent la société Tudor : la guerre, l’exécution publique et la révolte. Si les deux premières sont théorisées comme légitimes et la dernière comme criminelle, la pièce s’attache cependant à brouiller cette ligne de partage défendue par l’orthodoxie royale. Le récit de l’histoire officielle montre, voire spectacularise, certaines violences tout en en faisant disparaître d’autres. Cette mise en forme, qui passe par une régulation du discours, se fait par ailleurs souvent au détriment de la visibilité des corps sur lesquelles ces violences s’exercent. Or, la pièce propose un retour à la surface de ces corps, à qui elle offre une place et même une voix, tandis que le roi, lui, reste à l’arrière-plan. J’émets ainsi l’hypothèse que, en décentrant la perspective et en replaçant la souffrance au cœur de la mise en scène de l’histoire, Sir Thomas More interroge l’univocité du récit historique et fait par conséquent naître chez le spectateur un doute sur la légitimité de la violence d’État.

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Texte intégral

  • 1 La fin de la période élisabéthaine et les premières années de l’ère jacobéenne voient l’apparition (...)

1Sir Thomas More (c. 1593) occupe une place à part parmi les pièces historiques élisabéthaines. D’ordinaire, comme le souligne Paulina Kewes, le drame historique fait du conflit militaire un de ses sujets de prédilection et se caractérise par « [an] extensive use of drum and trumpet, battle-scenes, and crowd scenes. » (Kewes 2003, 177). Or cette pièce-là ne comprend aucune scène de bataille. Par ailleurs, elle ne prend pas comme fil directeur la vie d’un roi mais celle d’un de ses ministres. Si ce choix dramaturgique se retrouve dans d’autres pièces de l’époque1, celle-ci pousse l’originalité jusqu’à se débarrasser de la figure royale, en l’occurrence Henry VIII, qui n’apparaît jamais comme personnage. Enfin, comme le note Gillian Woods, elle est une des rares pièces de la première modernité à mettre en scène une exécution publique menée jusqu’à son terme (Woods 2011, 27). Ritualisé, cet événement spectaculaire rythme la structure de la pièce qui se divise en deux grands mouvements, chacun se terminant par une exécution. Est d’abord présentée la révolte des Londoniens de 1517 contre les étrangers, stoppée net par la seule parole du shérif Thomas More, et qui se clôt sur l’exécution d’un des insurgés, John Lincoln. Puis sont dépeintes l’ascension fulgurante de More et sa chute, tout aussi brusque, après son refus de souscrire à plusieurs articles envoyés par le roi. À travers ces deux exécutions, la pièce semble donc mettre en scène une logique bien définie : à la désobéissance individuelle ou collective répond la violence légitime du pouvoir.

2Cette confrontation se retrouve dans l’histoire mouvementée du texte lui-même, jugé trop subversif par le Maître des Plaisirs, Edmund Tilney. D’abord écrite vers 1593 par Anthony Munday, qui fut espion avant de devenir dramaturge, la pièce est révisée plus tard par quatre autres auteurs (dont William Shakespeare), probablement pour tenir compte des remarques de Tilney, préoccupé par la représentation de la violence populaire du « Ill May Day ». Le manuscrit de Sir Thomas More porte ainsi la trace de la violence de la censure, à travers les nombreuses biffures et annotations du Maître des Plaisirs. On peut par exemple lire sur la première page, dans la marge, cette note de Tilney à propos des scènes de révolte : « Leave out the insurrection wholly and the Cause ther off and begin with Sir Thomas Moore att the mayors session with a reportt afterwards off his good service don » (Munday et alt MS, sig. f.3r). Une consigne qui, comme le suggère Janet Clare, témoigne d’un désir de mettre l’accent non pas sur le déroulement de la révolte mais bien sur sa répression (Clare 1999, 52). Le spectateur doit recevoir une version de l’histoire, celle de l’orthodoxie royale, fondée sur une ligne de partage claire entre des formes de violence acceptables (la justice, mais aussi la guerre) et d’autres qui sont à bannir de la cité. De la même manière, si le récit historique se construit sur une succession d’épisodes violents, tous n’ont pas vocation à rester dans l’histoire. Il s’agit par là de garder la maîtrise du récit historique, quitte à en gommer les aspérités. Cependant, en insistant sur la nécessité de rapporter la violence plutôt que de la représenter, la phrase de Tilney dévoile un autre aspect du traitement de la violence dans Sir Thomas More. D’une part, la violence est en effet plus souvent mentionnée que figurée, d’autre part, tout est fait dans la langue pour en atténuer la crudité, voire la réalité – l’éloignant de fait d’une certaine « appétence cruelle » propre au théâtre élisabéthain de l’époque (Biet et Fragonard 2010, 11). Dans cette optique, l’histoire se construit ici sur un triple mouvement d’exposition limitée puis de disparition de la violence, et surtout d’oubli des corps sur lesquels elle s’exerce.

3Cependant, malgré les injonctions de Tilney et les révisions ultérieures, la pièce n’est pas aussi orthodoxe qu’on pourrait le penser. Elle questionne ainsi ces deux impératifs que sont l’univocité du récit historique et la dissimulation des corps violentés. En laissant le roi à l’arrière-plan et en donnant la parole aux rebelles et à More, la pièce permet tout d’abord de ne pas se limiter à un seul point de vue sur les événements qu’elle représente. Elle amène par là les spectateurs à interroger cette violence de l’État qui, si elle se donne comme un absolu incontestable, n’en est pas pour autant dépourvue d’arbitraire. De plus, en décentrant la perspective, et en utilisant notamment la figure de More comme un révélateur, la pièce propose non pas une mais plusieurs expériences de la violence. Elle en révèle la signification concrète sur des corps abîmés et sacrifiés au nom d’un intérêt plus grand, ramenant ainsi leurs souffrances ou plus simplement leur existence au cœur de la mise en scène de l’histoire. Tout se passe alors comme si l’absence du corps du roi permettait, le temps d’une représentation, un retour à la surface de ces nombreux corps violentés et parfois oubliés par l’histoire. C’est donc cette tension entre visibilité et invisibilité que je souhaite explorer à travers plusieurs exemples de violence de et dans l’histoire que propose Sir Thomas More : la guerre, la révolte et l’exécution publique.

Sous l’épopée, la plaie

  • 2 Toutes les références au texte de Sir Thomas More renvoient à l’édition de John Jowett pour The Ard (...)

4Si la pièce offre peu de place à la guerre, elle en propose malgré tout une représentation nuancée, entre abstraction et réalité crue, irréductible en tout cas à une simple geste héroïque. Cette image glorieuse est pourtant présente au début de la pièce, lorsqu’une des insurgées, Doll, convoque le souvenir de la Guerre de Cent Ans pour déplorer la lâcheté des Londoniens face aux étrangers : « I am ashamed that freeborn Englishmen, having beaten strangers within their own bounds, should thus be braved and abused by them at home » (1.80-83)2. La violence sur les corps, associée au courage, a ici valeur d’exemple et se trouve intégrée à un récit patriotique. Il n’est d’ailleurs pas étonnant de trouver cette référence, même indirecte, dans la bouche de personnages représentant des Londoniens de 1517 : le règne d’Henry VIII est marqué par une volonté de raviver le souvenir épique de son ancêtre, le roi Henry V, victorieux des Français à Azincourt en 1415. Le champ de bataille est à l’époque encore perçu comme le lieu de combats chevaleresques et de triomphes glorieux, qui doivent ensuite profiter à tout le royaume, comme l’explique l’historien Paul J. Hammer dans son ouvrage Elizabeth’s Wars : « [i]f the king were victorious, even the common soldiers, who might die in their thousands, were expected to be grateful for the chance to share in their sovereign’s triumph. » (Hammer 2003, 10) Cette vision idéalisante, qui prend la Guerre de Cent Ans pour modèle, est ainsi censée irriguer la conscience des sujets du roi, faisant de la prouesse guerrière un trait constitutif de l’identité anglaise (Ingram 2011, 466). Hammer note cependant que la survivance de ce modèle héroïque médiéval renvoie à un passé de plus en plus lointain, de plus en plus inaccessible : « [Henry V’s] victory at Agincourt in 1415 loomed ever larger in English minds as the glory days of the Hundred Years War receded into increasingly distant memory. » (2003, 10) Le parallèle peut ainsi jouer en défaveur de l’époque contemporaine, comme c’est le cas dans le discours de Doll.

5Dès le début de la pièce, l’imaginaire guerrier apparaît donc comme une référence pour aborder et représenter les phénomènes de violence. La violence guerrière se trouve encouragée par Doll au cœur même de la cité, contre l’avis de certains citoyens chargés de faire entendre le discours de l’orthodoxie royale. Celle-ci fait une distinction claire entre la violence légitime en-dehors de la cité et la violence de la révolte, qui n’a pas sa place dans l’enceinte de la ville. Ce discours s’élabore dans la bouche de l’orfèvre Sherwin qui défend la passivité des Londoniens face aux étrangers : « It is not our lack of courage in the cause, but the strict obedience that we are bound to. » (1.84-85) Il suggère que c’est uniquement dans le cadre limité de la guerre, face à des soldats et non face à des citoyens étrangers, que l’héroïsme doit se révéler. Cela n’empêche toutefois pas Doll et certains autres Londoniens de revendiquer pour eux-mêmes cet imaginaire guerrier en réutilisant ses codes. La révolte devient par conséquent un pastiche de la guerre menée traditionnellement par les hommes sur le champ de bataille. Costumes et musique militaires viennent ainsi habiller, fût-ce de façon comique et dérisoire, le soulèvement mené par Lincoln. Ce dernier se transforme en « Captain Lincoln » (4.16), titre dont Doll se réclame elle-même un peu plus tôt dans la pièce : « By the Lord, I’ll make a captain among ye, and do somewhat to be talk of forever after. » (1.147-148) Dans son discours, seule l’histoire violente semble digne d’accéder au statut de mémoire. Aussi, face à l’inaction première des hommes, voit-on ce personnage féminin prendre en charge le récit guerrier, traditionnellement masculin. De cette manière, elle aspire à entrer elle aussi dans l’histoire.

6Toutefois, malgré la précision du vocabulaire militaire, on ne peut qu’être frappé par le caractère abstrait de la référence à la violence, ici réduite à un vague « do somewhat ». Cette abstraction semble aller de pair avec l’idée que la guerre s’inscrit dans un récit national plus grand que ses acteurs. La suite de la pièce vient confirmer cette impression lors de la grande scène de Conseil qui rassemble notamment Thomas More, les comtes de Shrewsbury et de Surrey et l’évêque de Rochester. Réunis en Conseil privé sans le roi, les conseillers d’Henry VIII débattent de la guerre avec la France et de l’alliance nouée avec l’Empereur du Saint-Empire Romain Germanique. Mais si la discussion s’articule autour de questions militaires, peu de cas est fait de la violence concrète sur les corps des soldats. À la place, le spectateur découvre une abondance d’images symboliques et métonymiques. Le seul corps mentionné est celui du royaume de France, par Surrey :

France now hath her full strength,
As having new recovered the pale blood
Which war sluiced forth; (10.27-29)

7La référence sanglante dissimule plus qu’elle ne révèle ici les ravages de la guerre, faisant disparaître l’expérience physique et individuelle de la violence. La fin du discours de Surrey accentue encore davantage cet effet :

[…] if the Empire’s sovereign chance to put
His plea of partnership into war’s court,
Swords should decide the difference, and our blood
In private tears lament his entertainment. (36-39)

8Grâce au jeu sur la polysémie de « blood » (à la fois le sang et le peuple), l’image physiologique se trouve recouverte par une image collective à connotation patriotique. De la même manière, les corps des combattants cèdent la place à l’image métonymique des épées, visuellement frappante mais presque vidée de sa substance. La nature sanglante du combat à l’épée disparaît derrière la métaphore juridique, le litige à régler n’étant alors plus qu’un combat symbolique. Les objets sont ici plus visibles que les corps, y compris dans le discours de More, qui conclut le débat par ces mots : « Then, to prevent in French wars England’s loss, / Let German flags wave with our English cross. » (10.66-67) La guerre est presque réduite à un problème mathématique, d’addition ou de soustraction de forces. Quant aux deux métonymies, évoquant des emblèmes nationaux, elles font des soldats de simples pions désincarnés, objets d’un récit qui les dépasse et d’où toute trace de violence semble exclue.

9La pièce propose cependant à plusieurs moments un retour du corps dans le discours, un corps violenté et mutilé, offrant par là une représentation plus cruelle et donc plus complète de la guerre. La révolte des Londoniens en révèle par exemple la part sombre à travers le personnage du clown Betts. Ce dernier, jouant au soldat, prononce dans un style pompier une invocation à Mars :

Now Mars for thy honour,
Dutch of French,
So it be a wench,
I’ll upon her. (4.53-56)

  • 3 Doll le rappelle aux autres femmes londoniennes et aux spectateurs juste avant son exécution, qui e (...)

10Le temps d’une réplique, Betts rend ici visibles les violences sexuelles exercées sur le corps féminin au sein même de l’univers guerrier. Le code chevaleresque a beau interdire le viol, sa pratique est pourtant « banalisée » lors des conflits, comme le rappelle Georges Vigarello, qui souligne également le silence qui l’entoure (Vigarello 1998, 22). La sinistre revendication du viol par un des insurgés nous rappelle que l’histoire, en se construisant sur la violence, se construit aussi sur la maltraitance des corps féminins3. La réplique de Betts suggère par ailleurs que ces violences sexuelles ne sont pas l’apanage des étrangers, comme pouvait le laisser entendre le début de la pièce. Dans la scène d’ouverture, Doll est emmenée de force par De Barde, un Lombard, sous le regard impuissant de son mari, Williamson, qui ne peut que constater : « You may do anything. The goldsmith’s wife, and mine now, must be at your commandment » (1.48-49). Si ces violences apparaissent comme un motif légitime de vengeance et de révolte pour les Londoniennes et les Londoniens, elles ne dédouanent cependant pas ces derniers et fonctionnent en miroir des viols évoqués par Betts. L’opposition manichéenne entre bons citoyens et mauvais étrangers ne tient donc pas, notamment dans le cas des violences masculines sur des corps féminins.

11La pièce rend également visibles les mutilations concrètes qu’inflige la guerre aux corps des soldats. Ces derniers tendent en effet à disparaître de l’histoire une fois la guerre terminée, or le personnage de More vient rappeler leur existence aux spectateurs à la fin de la pièce, lorsqu’il explique au Lieutenant de la Tour à quoi a servi son salaire de Lord Chancelier :

Crutches, Master Lieutenant, and bare cloaks,
For halting soldiers and poor needy scholars,
Have had my gettings in the Chancery. (16.55-57)

12La focalisation sur les objets fonctionne ici de façon inverse par rapport aux métonymies évoquées plus haut puisqu’elle met cette fois-ci l’accent sur la matérialité des corps abîmés. Représenté en ami des humbles, More agit comme un révélateur de ce que la guerre fait aux hommes dans leur chair et suggère que son histoire ne s’arrête pas au champ de bataille. De façon indirecte, cet épisode fait écho aux préoccupations d’un autre Thomas More, qui s’était lui-même mis en scène au début du siècle dans son Utopie. Dans le livre I, More rapporte un débat chez l’archevêque de Canterbury entre plusieurs personnages de l’État au sujet des problèmes qui touchent le royaume, notamment la recrudescence de voleurs. Alors qu’il en cherche les causes profondes, More s’attarde un court instant sur le cas des soldats revenant de la guerre :

I will speak nothing of them that come home out of the wars maimed and lame, as not long ago out of Blackheath field, and a little before that out of the wars in France: such, I say, as put their lives in jeopardy for the weal-public’s or the king’s sake, and by reason of weakness and lameness be not able to occupy their old crafts, and be too aged to learn new: of them I will speak nothing, forasmuch as wars have their ordinary recourse. (More 1999, 19)

13Si More ne juge pas ce cas pertinent pour son argumentation, la subtile prétérition qu’il utilise donne malgré tout une nouvelle visibilité à ces oubliés de l’histoire. Derrière les noms de batailles passées porteuses d’une épopée nationale, comme celle qui s’est déroulée à « Blackheath field », se dissimulent des hommes aux corps mutilés. Et si leur nouveau quotidien précaire et parfois criminel les relègue à la marge, le discours de More leur rend une dignité. Le texte de More comme la pièce historique de Munday nous font ainsi comprendre que le temps de l’après-guerre fait aussi partie de l’histoire.

Blessures symboliques

14Mais cette image de chairs meurtries se heurte dans la pièce à une image plus symbolique : celle du corps politique, censé unir le roi et ses sujets, et ici mutilé par la révolte des Londoniens. Cette métaphore organique est très répandue dans la pensée et la littérature politiques de la première modernité, des traités de Sir Thomas Smith à la poésie de Samuel Daniel, et sert un double objectif. D’une part, elle assigne à chacun et à chacune une place dans une hiérarchie pensée comme immuable. Smith, dans l’un des chapitres de son De Republica Anglorum consacrés au Parlement, parle ainsi du roi, de la noblesse et des commons comme de « the whole head and bodie of the realme of England », et cherche à montrer « how this head doth distribute his authoritie and power to the rest of the members for the gouernment of this realme » (Smith 1583, sig. G4r). D’autre part, l’image du corps politique souligne l’interdépendance entre ses différentes composantes : il suffit d’une défaillance de l’un de ses membres pour contaminer l’ensemble du corps. Cet effet boule de neige est clairement décrit par Sir Henry Savile au début du long prologue qui ouvre sa traduction des Histoires de Tacite, alors qu’il cherche à rendre compte de la chute de l’Empereur Néron :

Notwithstanding as in a bodie corrupt, & ful of ill humours, the first paine that appeareth, bee it never so slender, drawes on the rest, discloseth old aches & straines, actuateth what els is unsound in the bodie: so in a state universally dislik’ed, the first disorder dissolueth the whole yea & oft so it happeneth in both, the disease that grew first, & gave cause to the other, being recured, the rest notwithstanding worke out the final destruction. (Savile 1591, 1)

15La blessure symbolique devient presque plus grave que la blessure réelle ou, du moins, est-elle davantage mise en avant. La désobéissance, vue comme source de désordre et donc comme blessure, est ainsi au cœur de l’orthodoxie royale, dont certains personnages se font les porte-paroles dans Sir Thomas More. L’un des conseillers du roi, le comte de Surrey, reproche notamment aux insurgés leur

Unlawful riots and such traitorous acts
That, striking with the hand of private hate,
Maim your dear country with a public wound. (7.164-166)

16Le verbe « maim » est très souvent utilisé à l’époque pour évoquer les blessures que la guerre inflige aux soldats ; par ce choix de vocabulaire, la mutilation symbolique devient dans le discours une blessure concrète et visible.

17En outre, contrairement à l’héroïsme guerrier, cette violence dérégulée menace le récit de grandeur nationale que les autorités cherchent à promouvoir. Elle fait même courir le risque d’une sortie de l’histoire et d’un retour à un hypothétique état de nature dépourvu de cohésion et d’humanité. Alors qu’il n’est encore que shérif de Londres, More déclare devant les insurgés que si cette violence populaire venait à prospérer et à se généraliser,

[…] other ruffians, as their fancies wrought,
With selfsame hand, self reasons, and self right,
Would shark on you, and men like ravenous fishes
Would feed on one another (6.95-98)

18La violence est ici synonyme d’interdit, d’une histoire atomisée qui échappe au contrôle de l’État, et ce dernier s’en trouve considérablement affaibli. Le discours de More aux Londoniens insiste sur ce point : « Grant them removed, and grant that this your noise / Hath chid down all the majesty of England. » (6.83-84) Autoriser cette violence dérégulée revient à changer le cours de l’histoire et à abolir le récit de grandeur nationale qu’est censé incarner le corps politique tout entier. Ce risque pour les autorités de perdre la maîtrise du cours des événements est d’ailleurs présent dès le début de la pièce (I, 3), lorsque les quatre nobles, Shrewsbury, Surrey, Palmer et Cholmley, échangent à propos du mécontentement qui gronde chez les artisans londoniens. La scène propose tout un jeu sur le retard de l’information, avec des nobles davantage spectateurs qu’acteurs. Il faut notamment l’arrivée surprise d’un messager pour confirmer aux quatre nobles l’existence d’une révolte qu’ils viennent à peine d’évoquer mais dont les spectateurs ont connaissance depuis la première scène. Les nobles sont ainsi forcés de courir après cette violence soudaine qui vient perturber le temps bien réglé de l’histoire officielle.

19Pour préserver l’intégrité du corps politique, cette violence-là doit disparaître. Intervient alors une troisième forme de violence, légitime, canalisée et autorisée par le pouvoir : celle de la justice. Mais le discours des autorités ne la présente pas comme une violence ; seules les actions des insurgés reçoivent cette qualification, notamment dans la bouche de More au début de la pièce. Nous avons d’un côté la violence populaire :

I hear that they are gone into St Martin’s,
Where they intend to offer violence
To the amazed Lombards. (5.13-15)

20De l’autre, la rigueur de la loi :

[…] many sweat
Under this act that knows not the law’s debt
Which hangs upon their lives. (5.42-45)

21La violence de la loi, impersonnelle, est présentée comme une juste et nécessaire rétribution, et seul le jeu de mots sur « hang » vient rappeler la réalité physique du châtiment qui attend les insurgés. La violence est donc aussi une affaire de discours et de perception.

22Ce problème est posé dès la scène introductive, où il est question des exactions commises par les étrangers. Les deux Lombards, Cavaler et De Barde, utilisent la langue de la propriété pour justifier leurs actions. Le premier, ayant dérobé les colombes achetées par Williamson, le charpentier, déclare simplement : « If he paid for them, let it suffice that I possess them. » (1. 23-24) Quant à De Barde, il évoque sa maltraitance du corps des femmes londoniennes en ces termes : « an she were the Mayor of London’s wife, had I her once in my possession I would keep her in spite of him that durst say nay. » (1.53-55) L’utilisation d’un vocabulaire marchand masque ici la réalité concrète de la violence exercée par les Lombards, qui rappellent qu’ils sont sous la protection de leur ambassadeur et du Lord Mayor et ont donc le droit pour eux. Mais les Londoniens eux-mêmes participent en quelque sorte de cette dissimulation puisqu’ils utilisent à plusieurs reprises les termes vagues de « wrongs » et « abuses » pour qualifier ces actes. Le discours de Sir Roger Cholmley reprend d’ailleurs ce vocabulaire un peu plus loin, lorsqu’il reproche aux conseillers de ne pas avoir informé le roi du sort des Londoniens :

[…] his majesty
Is not informed of this base abuse,
And daily wrongs are offered to his subjects (3.66-68)

23Les violences des Lombards ne sont donc pas si légitimes qu’elles n’y paraissent mais elles sont présentées comme imperceptibles voire invisibles, rattachées à un temps du quotidien en décalage avec celui de la grande histoire. De plus, si elles constituent bien une agression contre le corps politique, elles sont rapidement supplantées par une autre blessure symbolique, celle que lui inflige la révolte des Londoniens. Et contrairement aux exactions des Lombards, la révolte et ses conséquences sont uniquement perçues sous l’angle de la violence physique. À nouveau, cela passe par le choix d’un certain vocabulaire : le verbe « beat » est ainsi employé à plusieurs reprises dans la scène d’ouverture par les futurs insurgés pour désigner leur réaction face aux Lombards. La mise au premier plan de cette violence populaire passe également par des choix visuels : le seul corps blessé offert à la vue des spectateurs, au début de la scène 5, est en effet celui d’une des victimes des insurgés, Sir John Munday. La didascalie qui introduit la scène (« Enter […] at another door SIR JOHN Munday, hurt. ») et la première réplique du Lord Mayor (« What, sir John Munday, are you hurt? », 5.1) tracent ainsi une ligne de partage claire entre les corps violents des insurgés et les corps blessés de leurs victimes.

24Pour les tenants de l’orthodoxie royale, le déchaînement intempestif de ces corps violents ne peut entraîner que leur domestication, afin de rétablir l’unité et l’harmonie du corps politique. Cette domestication peut se faire d’abord par le verbe, comme lorsque le shérif More convainc les Londoniens de déposer les armes :

Wash your foul minds with tears, and those same hands
That you, like rebels, lift against the peace,
Lift up for peace; and your unreverent knees,
Make them your feet. (6.122-125)

25Les corps rebelles se métamorphosent en corps prostrés dans la tirade de More, corps sur lesquels doit pouvoir se lire le devoir d’obéissance et de soumission au roi. Toutefois, la parole quasi magique de More n’est qu’une exception, et la domestication se traduit le plus souvent par la rigueur de la loi. Mais même dans ce dernier cas, la pièce suggère que c’est bien la loi et la justice, et non le roi, qui sont à l’origine des châtiments. Cette distinction théorique semble alors préserver la figure royale de toute association avec la violence, mettant au contraire l’accent sur l’amour du souverain pour son peuple. Ce type de discours rapproche la figure royale du modèle de souverain idéal tel que le décrivent nombre de textes politiques de la première modernité. Thomas Fenne dans son ouvrage Fennes Frutes insiste par exemple sur l’amour réciproque (mais très encadré et codifié) qui fonde la relation entre le roi et ses sujets : 

where Princes tendered, & carefullie loued their subiects, and welfare of their commonwealth, there also what a duetifull care and obedient mind the subiects ought to haue for the preseruation of their so good a Prince, & happie weale publique (Fennes 1590, sig. N1r)

26Cette image d’un roi soucieux du sort de son peuple est mise en avant dans la pièce à travers les discours de plusieurs nobles, notamment lorsque le comte de Shrewsbury évoque les craintes du roi face aux conséquences de la révolte : « The King laments if one true subject bleed. » (5.34). L’évocation du sang rend ici visible une blessure ressentie par tout le corps politique, y compris la tête. Cependant, cet amour du roi est conditionnel et n’exclut nullement la sévérité dans certaines situations : l’adjectif « true » semble ainsi restreindre la compassion du souverain aux seuls sujets loyaux et obéissants et entretenir l’ambiguïté sur les moyens de ramener la paix civile.

Grandeur et décadence du condamné

27Cette ambiguïté se cristallise alors dans la seule véritable scène de violence de la pièce : l’exécution de Lincoln. Il faut d’emblée souligner que le traitement de la révolte est bien plus resserré dans Sir Thomas More par rapport aux sources historiques, notamment s’agissant des conséquences judiciaires pour les insurgés. Comme le note John Jowett dans son introduction à la pièce, si les chroniques de Raphael Holinshed font état des nombreuses exécutions cruelles qui ont suivi la révolte, Munday, quant à lui, aligne quelques prisonniers et n’en fait mourir qu’un (Jowett 2011, 36). Si elle permet de réécrire l’histoire en atténuant la violence de l’État, l’individualisation du châtiment est une manière de souligner encore davantage sa dimension exemplaire ; et cette exemplarité est très fortement liée au caractère public de la peine. L’exécution, violence temporaire et légitime, permet aux autorités de reprendre la main sur le récit historique en offrant une – et une seule – lecture des événements passés. Elle est en effet un spectacle qui vise à frapper les esprits, d’où le besoin d’en accroître la visibilité au maximum. C’est là l’intention du Conseil privé que vient transmettre un messager à l’un des shérifs de Londres :

Stay, Master Shrieve. It is the Council’s pleasure,
For more example in so bad a case,
A gibbet be erected in Cheapside
Hard by the Standard (7.4-7)

28Cheapside se situe en plein cœur de Londres et ne pourra qu’attirer une foule nombreuse, de surcroît bien supérieure en nombre à celle des insurgés (Munro 2005, 46). Les accessoires et le décor ont donc ici toute leur importance et rapprochent inévitablement le spectacle judiciaire du spectacle dramatique. Dans son ouvrage Stages of Dismemberment: The Fragmented Body in Late Medieval and Early Modern Drama, Margaret E. Owens insiste bien sur cette dimension théâtrale qui caractérise les exécutions publiques de l’époque :

Judicial executions in this period were conducted in an unabashedly theatrical manner insofar as the participants were expected to perform designated roles and to reproduce prescribed behavioral and rhetorical formulas in front of a crowd of spectators. The audience also contributed to the proceedings by enacting a repertoire of responses—derision, silent sympathy, gasps of horror, cheers, applause—at appropriate moments. (Owens 2005, 121)

29L’exécution se déroule comme si les condamnés suivaient un script sur lequel tous et toutes, acteurs comme spectateurs, se seraient accordés. Le discours de Lincoln qui précède sa pendaison en offre un parfait exemple :

I knew the first, sir, did belong to me.
This is the old proverb now complete doth make:
That ‘Lincoln should be hanged for London’s sake.’
I’God’s name, let’s to work. (7.43-46)

30Lincoln était la capitale de l’Angleterre du temps des Romains, aussi la juxtaposition des deux noms permet-elle de tisser ensemble le fil d’un récit individuel et celui d’un récit national. Par ailleurs, en étant assimilée à une simple évolution linguistique dans le temps, la disparition de Lincoln n’apparaît plus si violente que ça. Dans ce discours aux allures de prophétie auto-réalisatrice, Lincoln se pose ainsi en victime expiatoire qui doit disparaître pour que le cours normal de l’Histoire se poursuive. L’individu fait ici corps avec l’Histoire et se fond en elle, jusqu’à disparaître totalement. Ce processus de sédimentation historique sera évoqué par More lui-même avant d’être fait prisonnier :

I will subscribe to go unto the Tower
With all submissive willingness, and thereto add
My bones to strengthen the foundation
Of Julius Caesar’s palace. (13.175-178)

31En faisant de nouveau appel aux racines romaines de l’Angleterre, la pièce inscrit ces destins individuels dans le temps long d’une histoire nationale qui tend à les phagocyter : le corps du citoyen nourrit le corps politique de l’État. La pièce montre par là que l’histoire anglaise se construit sur des corps violentés qui ne s’appartiennent plus et redeviennent invisibles une fois que l’exécution a eu lieu.

32Cependant, la pièce met en péril ce récit aux allures providentielles en instillant le doute sur le caractère juste et incontestable des exécutions publiques de Lincoln et de More. Même si ces exécutions sont en partie légitimes, puisqu’ils ont désobéi au roi, leur exemplarité voire leur nécessité sont remises en question. Les spectateurs ont notamment la surprise d’apprendre à la fin de la première partie que l’exécution de Lincoln n’aurait pas dû avoir lieu. Alors que More, à la fin de la scène 6, promet à tous les insurgés d’intercéder en leur faveur auprès du roi pour obtenir sa clémence, dès la scène suivante, un messager rapporte la décision du Conseil ordonnant leur exécution. Mais le comte de Surrey vient contredire cette décision un peu plus loin en apportant le pardon du roi. More était en effet parvenu à convaincre le roi mais mais son pardon arrive trop tard : au lieu d’assister au spectacle de la clémence royale, le public doit contempler le cadavre de Lincoln. Ce dernier devient la victime d’une erreur précipitée, d’ailleurs attribuée davantage au Conseil privé qu’au roi lui-même. Le spectacle du corps de Lincoln offre ainsi un contraste visuellement saisissant avec le souhait cette fois avorté du roi, tel que rapporté par Surrey :

I tell ye, Master Sheriff, you are too forward
To make such haste with men unto their death.
I think your pains will merit little thanks,
Since that his highness is so merciful
As not to spill the blood of any subject. (7.136-140)

33Cette violence aveugle peut même se révéler injuste, comme le souligne More avant de pénétrer dans la Tour de Londres en tant que prisonnier, adressant ces mots à la forteresse : « Many a guilty soul, and many an innocent, / Have breathed their farewell to thy hollow rooms. » (14.60-61) En convoquant ici le souvenir de ces morts sacrifiés arbitrairement, More met en lumière la face cachée d’une violence d’État qui n’est plus si légitime et perd de fait sa valeur d’absolu incontestable.

34La pièce développe donc un discours critique sur l’arbitraire et la futilité de cette violence (Woods, 28) et offre par conséquent aux personnages de condamnés un statut plus ambivalent que celui de simples traîtres : Lincoln comme More accèdent en effet au tragique et s’approchent même de la figure du martyr. Cette caractérisation plus nuancée n’a cependant rien d’une évidence pour le premier, du fait de ses actes mais aussi du type de châtiment auquel il est soumis. Les exécutions publiques n’ont pas toute la même signification à l’époque et ne s’appliquent pas de la même manière selon le rang du condamné. Margaret E. Owens rappelle ainsi la différence entre la pendaison, dévolue aux commons, et la décapitation, réservée aux nobles :

The difference between judicial hanging and beheading as semiotic events might be expressed in terms of a fundamental dichotomy. Where beheading tended to affirm (or even construct) individuality, hanging signaled the effacement of difference as the victim was subsumed into the anonymous and timeless persona of the common criminal and sinner. (Owens 2005, 127)

35Étonnamment, la pièce va à l’encontre de ce mécanisme d’anonymisation propre à la pendaison en individualisant Lincoln. Loin d’être un insurgé parmi d’autres, il est le seul à mourir et devient une figure tragique dont le sort funeste n’est justifié que par un malheureux contretemps. Lincoln ne correspond donc pas à la figure type de l’insurgé, dont la mort serait bien vite oubliée une fois l’exécution terminée, mais gagne par cette construction dramatique une identité et une dignité qui lui sont propres. Le cadavre présent sur scène a un visage et un nom, que Doll s’empresse de rappeler aux spectateurs avant de se résigner à son sort :

Commend me to that good shrieve Master More,
And tell him, had’t not been for his persuasion,
John Lincoln had not hung here as he does. (7.91-93)

36Lincoln ne peut certes pas être considéré comme un martyr innocent vis-à-vis de la justice mais il n’en reste pas moins la victime tragique et inutile d’une violence désincarnée.

37Si le pendu a peu de chance de devenir un martyr, il n’en va pas de même pour le condamné à qui l’on coupe la tête. Avec la décapitation, que la tradition associe aux saints et martyrs du christianisme, les autorités courent en effet le risque de voir l’infamie se retourner en prestige, voire en grâce. Comme l’indique Owens, ce risque est particulièrement prégnant dans la deuxième moitié du XVIème siècle, lorsque les Catholiques européens répondent aux exécutions décidées par la reine Elisabeth et ses conseillers en utilisant les ressources de la martyrologie. La possibilité de voir émerger un tel contre-discours constitue donc une menace pour l’univocité du récit historique promue par les autorités :

A fundamental semiotic instability haunted the performance of this punishment: namely, the potential, available to spectators and victims as well as to the producers of ballads, pamphlets, and other discursive representations of crime and punishment, of invoking comparisons with the martyrdom of saints at the hands of cruel and unjust magistrates. Even when such comparisons were not raised, the ritual of decapitation might nonetheless aggrandize or glamorize the convicted traitor (Owens 2005, 127)

  • 4 Selon Gilles Bertheau, la pièce ne fait pas « le portrait d’un puissant justement puni pour une fau (...)

38De façon surprenante, la pièce octroie une grandeur tragique à l’une des figures les plus éminentes et les plus contestées du catholicisme sous l’ère Tudor. Et il est d’autant plus étrange de voir sous la plume d’Anthony Munday, qui fut ardent défenseur du protestantisme, un portrait tout en nuances4 d’un homme souvent attaqué dans d’autres sources protestantes. Cependant, notons que contrairement à Lincoln, le personnage de More n’est pas mis à mort sous les yeux des spectateurs et se contente, à la toute fin, de sortir de scène en compagnie du bourreau. Ce détail a son importance puisqu’il suggère que la pièce, en masquant le corps supplicié, ne pousse pas la grandeur tragique jusqu’au martyre : l’exhibition de la tête coupée est en effet l’un des principaux codes de la représentation hagiographique (Owens 2005, 137). En faisant ce choix, sans doute motivé par l’impossibilité de faire entrer More dans le canon des martyrs protestants à cause de sa religion, la pièce s’arrête à la limite de la subversion. Cet entre-deux final nourrit par conséquent l’ambivalence d’un personnage qui, comme le dit Gillian Woods, « is too opaque to function as either a martyr or a negative exemplar » (2011, 28). Les dramaturges, en jouant sur la visibilité ou la dissimulation de ces deux corps violentés, brouillent donc les codes qui régissent les exécutions publiques et proposent, si ce n’est un contre-discours, du moins une représentation nuancée et critique de cette violence d’État.

39Ce théâtre historique apparaît donc comme un lieu d’affrontement, qui met en jeu la lisibilité du récit historique et interroge la cohérence idéologique dont il est porteur. En figurant la violence dans sa complexité et parfois sa crudité, en jouant sur ce qui peut être montré et ce qui devrait échapper au regard, il ne se réduit pas à un simple théâtre de propagande et peut jouer un autre rôle politique. Pour Christian Biet et Marie-Madeleine Fragonard, dans leur introduction au numéro de Littératures classiques consacré aux représentations scéniques de la violence aux XVIème et XVIIème siècles, ce théâtre remplit la double fonction de témoignage et d’interpellation. Témoignage sur les violences d’une histoire récente mais pas immédiate (censure oblige), qui peuvent alors être examinées et rejugées par les spectateurs. Interpellation des vivants, à travers ce que Biet et Fragonard nomment un théâtre de « revenants », chargé de rappeler aux vivants toutes les violences plus ou moins légitimes du passé. Autant d’excès qui, sur scène, font naître :

au travers des contradictions proposées par l’intrigue et les discours, un doute sur le monde pacifié, sur l’union mystique de l’Etat […], sur la manière dont la famille et la loi fonctionnent ou dysfonctionnent, mais aussi sur la façon dont le souverain (qu’il soit figuré en roi ou représenté par l’entité abstraite de la souveraineté) est véritablement ou vraisemblablement légitime et sur la validité des principes sur lesquels il s’appuie. (Biet et Fragonard 2013, 13)

40À l’évidence, Sir Thomas More fait naître ce doute sur les principes idéologiques, politiques et moraux qui fondent la société Tudor, à travers son exploration critique des formes de violence auxquelles est soumise cette société, et en mettant en lumière cette violence comme matrice d’un récit historique qui, s’il reste écrit par les vainqueurs, entretient également la mémoire des vaincus.

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Bibliographie

Bertheau, Gilles. « Lecture de Sir Thomas More (1593) d’Anthony Munday, et alii: l’obéissance paradoxale d’un homme libre ». Etudes Epistémè, 2 (2002).

Biet, Christian et Marie-Madeleine Fragonard. « Représentation, hyper-représentation et performance des violences politiques et religieuses (mi-XVIe / mi-XVIIe siècle) : théâtre, littérature et arts plastiques ». Littératures classiques, vol. 73.3 (2010): 5-15.

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Munro, Ian. The Figure of the Crowd in Early Modern London: The City and Its Double. New York: Palgrave Macmillan, 2005.

Owens, Margaret E. Stages of Dismemberment: The Fragmented Body in Late Medieval and Early Modern Drama. Newark: University of Delaware Press, 2005.

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Notes

1 La fin de la période élisabéthaine et les premières années de l’ère jacobéenne voient l’apparition de pièces historiques qui prennent pour personnage central une figure de conseiller, dont le nom, comme pour les rois, est alors utilisé comme titre : outre Sir Thomas More, on trouve Thomas of Woodstock (1591-1595), Thomas, Lord Cromwell (1599-1602) ou encore Sir Thomas Wyatt (1607).

2 Toutes les références au texte de Sir Thomas More renvoient à l’édition de John Jowett pour The Arden Shakespeare datant de 2011.

3 Doll le rappelle aux autres femmes londoniennes et aux spectateurs juste avant son exécution, qui est finalement évitée : « Now let me tell the women of this town / No stranger yet brought Doll to lying down. / So long as I an Englishman can see, / Nor French nor Dutch shall get a kiss of me. » (7.126-129) L’histoire nationale s’écrit violemment sur le corps féminin, qui devient un lieu de confrontation, et pas uniquement en temps de guerre.

4 Selon Gilles Bertheau, la pièce ne fait pas « le portrait d’un puissant justement puni pour une faute commise auparavant, comme dans le schéma de la roue de la fortune, mais un homme juste injustement condamné pour n’avoir pas cédé aux volontés d’un pouvoir absolu. » (Bertheau 2002, 227)

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Pour citer cet article

Référence électronique

Nicolas Thibault, « Lisibilité de l’histoire et (in)visibilité des corps violentés dans Sir Thomas More »Sillages critiques [En ligne], 31 | 2021, mis en ligne le 15 janvier 2022, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sillagescritiques/11820 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sillagescritiques.11820

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Auteur

Nicolas Thibault

Sorbonne Université

Nicolas Thibault est doctorant à Sorbonne Université depuis 2018 sous la direction de Line Cottegnies. Ses recherches portent sur la représentation du conseil et des conseillers dans le théâtre historique anglais de la fin du XVIe et du début du XVIIe siècles.

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