Navigation – Plan du site

AccueilNuméros31I. Écrire le théâtre de l’histoir...Tout est faux. Henry VIII de Shak...

I. Écrire le théâtre de l’histoire – donner forme au matériau historique (questions d’esthétique)

Tout est faux. Henry VIII de Shakespeare et Fletcher ou comment on falsifie l’histoire

All is false. Henry VIII by Shakespeare and Fletcher: Or How to Falsify History
Anne Teulade

Résumés

Cet article est consacré à la pièce historique de Shakespeare et Fletcher intitulée The Famous History of the Life of King Henry the Eight (1613). De prime abord, cette History paraît fort différente des tétralogies car elle est représentée plus tard, concerne des événements plus tardifs, met en scène une scénographie sophistiquée et est composée en collaboration avec John Fletcher. Néanmoins, nous montrons que loin de fabriquer une histoire monologique, exemplaire et providentialiste, la pièce est comparable aux autres drames historiques shakespeariens en ce qui concerne la représentation historique. Elle soulève des questions et des doutes sur le savoir historique et elle montre les manières dont la représentation historique est manipulée et contrefaite.

Haut de page

Texte intégral

  • 1 Thomas Heywood est lui-même auteur d’un diptyque historique consacré à Elizabeth 1ere, If you Know (...)

1La capacité du théâtre historique à « faire l’histoire » peut s’entendre en des sens variés, du plus neutre au plus engagé. Ainsi, dans son Apology for Actors, Thomas Heywood1 reconnaît à la chronique théâtralisée la faculté de transmettre le savoir historique et ses vertus. Après avoir défendu la visée morale de genres tels que la tragédie, la comédie et la pastorale, il souligne le caractère exemplaire des Histories qui incitent à ne pas imiter les vices des grands hommes, et affirme également que ces œuvres éduquent l’illettré n’ayant pas accès aux chroniques écrites :

Thirdly, playes have made the ignorant more apprehensive, taught the vnlearned the knowledge of many famous histories, instructed such as cannot reade in the discovery of all our English Chronicles ; and what man have you now of that weake capacity, that cannot discourse of any notable thing recorded euen from William the Conquerour, nay, from the landing of Brute, untill this day, beeing possest of their true use (Heywood 1841, 52-53)

2Pour Heywood, les pièces historiques constituent donc un double relai de l’histoire : elles accomplissent l’une de ses visées essentielles dans cette période où domine encore le régime exemplaire d’historicité (Hartog 2012, 38) et elles participent de la constitution d’une culture historique nationale. Elle se substituent donc à l’histoire écrite auprès des publics les moins savants, en tant qu’elles sont vectrices de savoirs et des enseignements moraux susceptibles d’en être dégagés.

3Bien plus tard, la critique shakespearienne repense ces facultés à l’aune d’enjeux idéologiques plus historicisés. À l’inverse de l’exemplification morale généralisante évoquée par Heywood, qui repose sur le dégagement d’idées abstraites à partir de cas précis, on attribue alors aux tétralogies shakespeariennes une visée propagandiste alliant exaltation de la monarchie Tudor et perspective providentialiste. D’après ces lectures, les pièces font l’histoire dans la mesure où elles en livrent un sens orienté, qui est lui-même puisé à des sources historiques engagées dans une défense ostensible de la dynastie en place. La critiques des années 1940, qu’il s’agisse de Tillyard ou de Campbell, considère en effet les tétralogies comme des transpositions dramatisées de The Union of the Two Noble and Illustre Families of Lancastre and Yorke (1548), chronique d’Edward Hall qui parvient à faire coïncider les buts divins avec ceux de la monarchie Tudor.

  • 2 Phyllis Rackin montre notamment que l’ordre de composition n’est pas linéaire, comme le voudrait un (...)
  • 3 Une bonne synthèse de ces apports est livré par Frédérique Fouassier-Tate (Fouassier-Tate 2014).

4Or cette lecture des œuvres comme des démonstrations historiques indexées sur une vision téléologique de l’histoire a été considérablement nuancée par la suite2. Il fait consensus depuis les études Phillys Rackin que ces pièces sont davantage des réflexions sur l’agencement de l’histoire que de simples représentations de l’histoire, et qu’elles ne défendent pas une représentation monologique des desseins divins3. Ainsi, les Histories deviennent le lieu d’une sensibilisation aux fragilités de l’histoire, à l’instabilité de son sens et à la nécessité d’en faire surgir les interprétations possibles. Elles contribuent à produire un regard critique sur la construction du discours historique.

  • 4 La lettre, datée du 4 juillet, est d’Henry Bluett. Voir Suhamy dans Shakespeare 2008, 1655.
  • 5 Les débats sur la part respective des deux auteurs et les raisons de la collaboration sont évoqués (...)
  • 6 Sur la notion de théâtre d’histoire immédiate, nous nous permettons de renvoyer à Teulade 2021, 26- (...)

5Le renouveau critique semble avoir partiellement contourné la pièce de Shakespeare consacrée à Henry VIII, marginale à plus d’un titre dans la production du dramaturge anglais. La pièce est appelée All is true dans une lettre qui évoque sa première représentation au Théâtre du Globe le 29 juin 1613, lors de laquelle se produisit l’incendie qui occasionna la destruction du lieu4. Elle est reprise sous le titre The Famous History of the Life of King Henry the Eight dans l’in-folio de 1623. Singulière, elle l’est d’abord parce qu’elle est le fruit d’une collaboration avec John Fletcher5. Même si elle ne constitue pas le seul cas d’écriture à quatre mains dans la production shakespearienne, il s’agit sans doute de la pièce pour laquelle l’apport extérieur et l’hétérogénéité qui en résulte sont le plus souvent commentés. La pièce se distingue en outre par le caractère tardif de sa composition, puisque les autres Histories de Shakespeare sont représentées à la fin du XVIe siècle, entre 1591 et 1599. Appartenant à l’ère jacobéenne et écrite en collaboration avec un dramaturge connu pour ses montages spectaculaires, Henry VIII se rapproche des pageant plays qui recourent à des dispositifs élaborés et s’inscrivent dans une esthétique de la pompe et de la cérémonie. Elle se démarque aussi en ce qu’elle relate des faits plus tardifs que les autres pièces historiques : ses actions se déroulent entre 1520 et 1533, alors que les tétralogies développent la période comprise entre 1367 et 1485, et que l’action de King John se situe au tournant des XIIe et XIIIe siècles. Elle relève du théâtre d’histoire immédiate, puisque les événements rapportés appartiennent au siècle précédant la représentation6.

6Alors que les tétralogies se consacrent à l’institution d’une monarchie anglaise et développent des questions politico-historiques, la situation plus tardive d’Henry VIII la rattache plutôt à un moment marqué par les mutations confessionnelles, de sorte que plusieurs études la considèrent souvent au prisme des enjeux religieux. Consacrée à l’artisan du schisme et bien qu’elle ne représente pas explicitement la rupture avec Rome, la pièce permet de ressaisir les modalités d’institution de la réforme, selon par exemple Julia Gasper et Jean-Christophe Mayer.

  • 7 C’est l’interprétation qu’en donne Suhamy (Shakespeare 2008, 1664-1666).

7Centrée sur les intrigues de palais et les représentations de la royauté en majesté, Henry VIII n’embrasse pas une histoire aussi ample et plurielle que les tétralogies. Elle demeure largement considérée comme une pièce monologique, patriotique et propagandiste, destinée à célébrer la dynastie Tudor dans une perspective providentialiste7. C’est cette question que nous souhaiterions envisager à nouveaux frais, en soutenant que l’on peut faire une lecture ironique du titre initial : la pièce démontre que tout est faux, de sorte qu’il est possible de la concevoir comme une incitation à réfléchir sur la construction et la fabrique de l’histoire.

8Ivo Kamps a tracé la voie pour comprendre cette pièce tardive à l’aune du renouveau des conceptions historiques à l’époque jacobéenne (Kamps 1996, 27sqq). Il affirme à juste titre que les discontinuités inhérentes à la construction de l’intrigue attestent de l’impossibilité de concevoir le développement historique comme un continuum téléologiquement orienté, reflètent la déliaison des logiques providentialistes héritées du Moyen Âge et montrent les grands hommes pris dans un ensemble de forces qui les dépasse (Kamps 1996, 91-139). Nous examinerons pour notre part comment cette pièce déconstruit ostensiblement l’usage de la pensée providentialiste en engageant une réflexion sur les fondements du discours historique et sur ses motivations contingentes. Elle ouvre ainsi des interrogations sur la causalité historique et sur la valeur de la représentation spectaculaire du pouvoir, qui est inscrit dans cette histoire et surtout la modèle. Les fragments de textes fréquemment identifiés comme des embrayeurs de la logique providentialiste et de la célébration pompeuse du pouvoir peuvent être relus, dans la construction discontinue de l’œuvre, comme les ruines d’une idéologie manifestement instrumentalisée par des discours et des représentations corrompues.

Variations sur le vrai et le faux

9La revendication de véridicité du titre All is true ne semble pas anecdotique ou inconsidérément plaquée sur l’œuvre. En effet, le prologue de la pièce affirme conjointement le sérieux et l’exactitude de son propos. S’ouvrant sur l’assertion « I come no more to make you laugh » (Shakespeare 2008, 980), il précise au spectateur qu’il n’entendra pas « a merry bawdy play » (980) et promet de livrer la vérité. Ceux qui dépensent leur argent pour la pièce y trouveront la vérité : « out of hope the may believe, / may here find truth too » (ibid. 980). En toile de fond de ces propositions, il faut lire un désir de se démarquer de la pièce de When you see me you know me de Samuel Rowley (1605), consacrée à Henry VIII et comportant un épisode burlesque où le roi masqué circule en ville et se bat en duel avec le bandit Blackwill avant d’être jeté en prison. Le prologue effectue une transparente allusion à ce combat et présente la pièce à venir comme une réplique à l’œuvre de Rowley, plus sérieuse et respectueuse du vrai :

[…] For, gentle hearers, know
To rank our chosen truth with such a show
As fool and fight is, beside forfeiting
Our own brains and the opinion that we bring
To make that only true we now intend,
Will leave us never an understanding friend (Shakespeare 2008, 980).

10Ces revendications posées à l’orée de l’œuvre semblent programmer une interprétation monologique et littérale du spectacle. Or il faut s’interroger sur la nature du vrai ainsi délivré : nous verrons que la perspective sérieuse n’exclut pas le jeu herméneutique, favorisé par des dispositifs récurrents qui fragilisent la lecture providentialiste de l’histoire anglaise. La pièce délivrerait une vérité sur l’histoire, qui n’est pas forcément que l’histoire dit le vrai.

  • 8 Ces reproches sont fréquemment opposés à la pièce, ainsi que le rappelle Ivo Kamps dans Kamps 1996, (...)

11La véridicité évoquée ne peut être comprise littéralement, dès lors que l’on considère la pièce comme une véritable construction artistique et non comme un simple compte-rendu discontinu et chronologique, dépourvu de l’unité dramaturgique et de la puissance des autres Histories shakespeariennes8. La pièce n’est pas une représentation fidèle et suivie de l’histoire car, comme le souligne Henry Suhamy, la chronologie « est à la fois comprimée et modifiée » (Shakespeare 2008, 1657). Elle comporte des aménagements et opère notamment une compression des événements, qui est nécessitée par l’empan chronologique large déployé. L’intrigue procède en outre à des reconstructions de l’histoire, en créant des liens de succession ou des échos qui engagent des effets de sens. L’intrigue couvre une période allant de 1520, moment de l’exécution du duc de Buckingham qui occupe le premier acte, à 1533, date de la naissance d’Élisabeth 1re qui conclut le dernier acte. Elle montre successivement la disgrâce du duc de Buckingham orchestrée par Wolsey, les tractations avec Rome autour du divorce du roi, la mise à l’écart de Catherine, le couronnement d’Anne Boleyn, la chute de Wolsey, la tentative du catholique Gardiner pour calomnier l’archevêque Thomas Cranmer (ce dernier est sauvé in extremis) et la naissance d’Élisabeth 1re.

12Les événements relatés sont nombreux et parfois éloignés dans le temps, mais l’intrigue recèle une puissante unité car elle répète des histoires de disgrâces : celles de Buckingham condamné à tort, de Catherine écartée par le roi malgré une plaidoirie pathétique, de Wolsey dont les ruses malfaisantes et la corruption sont démasquées et enfin de Cranmer qui n’échappe à l’accusation de trahison que grâce à un anneau donné par le roi. La pièce enchaîne les renversements de fortune modelés sur les ressorts moraux des récits de vies compilés dans The Fall of Princes par John Lydgate ou réunis par William Baldwins dans The Mirror for Magistrates. Les péripéties de la pièce illustreraient ainsi, conformément à ses modèles narratifs, une conception exemplaire et cyclique de l’histoire destinée à montrer la chute des grands. La fin du prologue décrit d’ailleurs ce mouvement universel de renversement de fortune supposée toucher tous les grands hommes :

[…] Think ye see
The very persons of our noble story
As they were living. Think you see them great,
And follow’d with the general throng and swear
Of thousand friends; then in a moment, see
How soon this mightiness meets misery:
And if you can be merry then, I’ll say
A man may weep upon his wedding-day
(Shakespeare 2008, 980-982).

13La généralité et l’abstraction du propos engagent une lecture morale et pathétique de l’histoire : le prologue indique qu’une telle issue dissuade définitivement de rire et requiert une prise de conscience sur le sens de la destinée humaine. Or ce mode de lecture unifié sera en partie contredit par la singularité des cas exposés. Ceux-ci s’écartent tant du modèle métaphysique de Lydgate, qui démontre la toute-puissance de la Fortune susceptible de faire chuter les plus grands, quels que soient leurs actes, que du modèle rétributif de Baldwins qui articule la teneur des existences relatées et leur fin, selon une logique plus particularisante. Dans Henry VIII, les retournements de situation ne sont pas motivés de manière uniforme ; les causalités mobilisées ne sont que rarement la Fortune ou une justice rétributive. La pièce offre une vision beaucoup moins exemplaire, répétitive et essentialisable de l’histoire.

14Par ailleurs, la pièce se clôt sur une prophétie livrée par Cranmer qui évoque le règne à venir d’Elizabeth. Il dépeint l’exemplarité de cette reine, sa pureté morale et sa vertu, et souligne qu’elle créera la prospérité et la paix du royaume : « God shall be truly known » (Shakespare 2008, 1222). La désignation d’Elizabeth comme élue de Dieu dotée de grâces sacrées semble inscrire la pièce dans une perspective nettement providentialiste : la future reine est « this chosen infant » (ibid., 1224) et elle transmettra ses vertus à son successeur, qui renaîtra de sa « blessedness » et de ses « sacred ashes » (ibid., 1224). S’ensuit l’éloge de Jacques Ier, présenté comme l’héritier des vertus d’Elizabeth. La conception de la royauté qui émane du discours de Cranmer est ostensiblement mystique. Cette conclusion semble verrouiller l’interprétation de l’ensemble de la pièce : elle déroulerait ainsi un sens de l’histoire absolument providentialiste.

15Or All is true est loin de reconduire les conceptions téléologiques héritées du Moyen Âge. Elle incite plutôt à questionner le genre de récit que Cranmer délivre. Plus largement, la pièce met en scène des récits historiques, mais les dispositifs dans lesquels ces paroles s’intègrent n’invitent pas à les comprendre littéralement. Leur véridicité est questionnée, ce qui contribue à construire une autre vision de l’histoire.

La rumeur et la calomnie comme moteurs de l’histoire : une causalité disloquée

16Les renversement mis en scène ne reposent pas sur un système de causalité stable ou illustrant une quelconque vérité générale qui renverrait à une logique globale de l’histoire. En revanche, les procès qui leur sont associés dévoilent les usages du discours sur l’advenu. Les discours accompagnant les condamnations constituent une forme d’établissement de l’histoire récente. Or leur nature souligne les dysfonctionnements qui sous-tendent leur élaboration et révèlent les failles et les instrumentalisations possibles de la parole historique.

17Lors de son procès, le discours de vérité de Buckingham n’est d’aucun poids face aux calomnies formulées par les complices de Wolsey : « […] It will help me nothing / To plead mine innocence ; for that dye is on me / Which makes my whit’st part black […] » (Shakespeare 2008, 999), affirme-t-il lucidement. Les paroles proférées contre l’accusé ne sont pas étayées par des preuves tangibles et sont inventées à des fins politiques. La capacité des rumeurs et des mensonges à recouvrir la vérité est exhibée à la scène suivante. Wolsey donne l’ordre à un secrétaire de faire croire qu’il est à l’origine de la suspension d’un impôt impopulaire alors que l’initiative en revient au roi, sur les conseils de la reine Catherine et contre l’avis de Wolsey (ibid., 1008). La manipulation des faits est mise en scène, de sorte que nul doute ne subsiste sur l’injustice dont Buckingham a fait les frais.

18Ensuite, lors du procès engagé pour procéder à l’annulation du mariage royal, à la quatrième scène du deuxième acte, les paroles de Catherine, protestant de la loyauté constante de ses services et demandant un délai à son époux, ne pèsent rien face à un roi résolu à se séparer d’elle à tout prix. Henry VIII dit fonder sa décision sur l’absence d’héritier mâle, en laquelle il voit un avertissement : « Hence I took a thought / This was a judgement on me that my kingdom, / Well worthy the best heir o’th’ world, should not / be gladded int’ by me » (ibid., 1092). Ce manque entraîne, dit-il, un risque de désagrégation du royaume. L’argument politico-religieux fait de la séparation une résolution prise au nom de l’intérêt général. Un tel discours est néanmoins peu crédible, puisque la scène précédente a montré Anne Boleyn parlant de ses amours avec le roi, puis le grand chambellan lui annonçant que le roi lui octroie le titre de marquise de Pembroke. Cette scène déconstruisait par anticipation la justification d’intérêt général du roi : elle signalait d’emblée ses motivations passionnelles. Le discours d’inspiration élevée masque des intérêts privés. Comme la succession des scènes 1 et 2 au premier acte, cet enchaînement montre la falsification du vrai. La déconstruction des arguments invoqués lors du procès est préalable dans le deuxième acte, alors qu’elle est rétrospective au premier, mais dans chaque cas la succession permet un dévoilement de ce qui se trame sous les discours proférés en public. La distorsion du vrai mine ainsi toutes les instances du royaume : attendue de la part de la figure topique du « mauvais conseiller », Wolsey, son usage est beaucoup plus grave de la part du roi, qui apparaît tout aussi apte à s’accommoder avec le réel pour livrer une image irréprochable de ses agissements.

19Par ailleurs, l’absence d’illusions du roi sur le pouvoir du vrai se décèle dans son entretien avec Cranmer, lorsque les rumeurs commencent à se multiplier sur le compte de ce dernier. Le roi croit en sa probité mais il prévoit que les discours malveillants auront raison de la vérité : « […] and not ever / The justice and the truth o’th’ question carries / The due o’th’ verdict with it ; at what ease / Might corrupt minds procure knaves as corrupt / To swear against you ? Such things have been done » (ibid., 1188). Pour cette raison, il lui donne son anneau, qu’il lui intime de présenter s’il se trouve en périlleuse posture. Les choses se déroulent comme le roi l’avait prévu, la calomnie gagne et Cranmer échappe à la mort grâce au seul deus ex machina royal, qu’il brandit au moment critique. L’épisode est troublant : il révèle à la fois que l’on ne peut se prévaloir de la vérité pour défendre une cause, que le vrai est impossible à établir contre les rumeurs et que le roi connaît cette faille fondamentale de sa justice. Le roi indique même à cette occasion que la corruption de témoins s’est déjà produite, ce qui peut signifier sa connaissance de l’innocence de Buckingham, dont il n’a pourtant pas empêché la condamnation à mort. Ces propos révèlent en tout cas qu’il n’ignore pas l’état de la justice en son royaume et qu’il ne tente pas de restaurer un ordre en accord avec le vrai et le juste. Sa seule intervention pour corriger la calomnie est un deus ex machina de comédie, apparition impromptue d’un présent visant à signaler la faveur du roi. Ce geste peut s’apparenter à une forme d’arbitraire car il s’impose sans prouver l’absence de culpabilité de Cranmer.

20Wolsey est le seul dont la disgrâce sanctionne des fautes effectives : le jugement repose sur des preuves matérielles, et non des rumeurs ou des accusations calomnieuses. Des documents écrits ont été saisis et sont produits à l’appui de l’accusation. Dans ce cas, la disgrâce est une rétribution efficace des fautes du coupable : c’est le seul moment de la pièce où l’histoire se fabrique sur la base de textes probants, et non sur des rumeurs. En effet, les diverses formes de mises en procès révèlent le dysfonctionnement fondamental des accusations : celles-ci reposent sur des discours rapportés, des témoignages visuels supposés, des ouï-dire, alors que la preuve écrite est seule digne de fonder le vrai.

21Ces mises en regard de situations parallèles bien qu’intrinsèquement différentes, en raison de la grande variabilité de la culpabilité des personnages incriminés et de la diversité des procédures mises en œuvre, permettent d’évaluer les stratégies discursives de falsification de l’histoire. Ces éléments constituent donc aussi une réflexion sur la fabrique de l’histoire, sur les manipulations dont elle peut faire l’objet, et sur la multiplicité des agents qui entrent en jeu dans son élaboration. La disgrâce ne peut plus être attribuée à une cause métaphysique insaisissables (la Fortune), et elle n’est que rarement la conséquence d’une culpabilité effective. Les cas envisagés témoignent de la pluralité des causes qui font l’histoire, mais soulignent globalement plutôt leur contingence, dans la mesure où elles sont généralement articulées à des intérêts personnels, à des agents humains. Le modèle exemplaire traditionnel est totalement revisité, dans la mesure où les vies humaines représentées dans la pièce suivent des cheminements variés, non superposables (tant en termes de causalité mise en jeu que de dénouement, puisque la disgrâce de Cranmer est évitée) : la composition par mise en série dévoile que l’histoire est irréductible à un modèle essentialisable.

Dispositifs elliptiques et décentrés : les rouages énigmatiques de l’histoire

22Si les situations de procès permettent de dégager les causes variées et contingentes présidant aux renversements de fortune, d’autres éléments de l’intrigue sensibilisent le spectateur à la labilité de la représentation historique, en soustrayant à sa compréhension les modalités de survenue des événements.

23En effet, les événements ne sont pas imbriqués dans un enchaînement nécessaire de causes et d’effets. Soit ils sont relatés par le biais d’une médiatisation, de paroles qui les présentent à distance, soit ils surviennent sans être préparés, semblant surgir du néant. La pièce met fréquemment au premier plan des personnages secondaires qui transmettent les rumeurs de la cour ou commentent l’action. C’est par exemple le cas à l’acte 1, sc. 3, où sir Thomas Lovell vient communiquer les dernières nouvelles de la cour et donner une caisse de résonance aux événements « That fill the court with quarrels, talk, and tailors » (ibid., 1021). À la première scène du deuxième acte, ce sont deux gentilshommes qui commentent la condamnation de Buckingham. À l’acte 4, scène 1, les mêmes gentilshommes évoquent cette fois le couronnement d’Anne Boleyn immédiatement avant sa mise en scène. L’histoire est ainsi d’abord un ensemble de paroles plus ou moins informées, étonnées ou sceptiques, proposant des hypothèses sur la manière dont tel ou tel événement a pu survenir. Dans la mesure où l’histoire représentée est livrée de manière discontinue, les liens de causalité sont effacés au profit des commentaires reflétant une difficulté à saisir le cours et le sens des événements historiques.

24La survenue de nouveaux personnages, présentée comme une surprise à l’intérieur même de la fiction, nourrit cette avancée toujours inattendue de la pièce. Ainsi, l’arrivée impromptue du roi français Henry et de sa suite (acte 1, sc. 4) illustre ce mode aléatoire de progression. La survenue des événements nouveaux n’est pas annoncée. Le couronnement d’Anne Boleyn est mis en scène alors même que le divorce avec Catherine n’a pas été explicitement énoncé. Anne Boleyn n’a fait son entrée que pour dire son absence de désir pour le trône à la scène 3 du deuxième acte. Les ellipses corollaires des glissements rapides d’une disgrâce à l’autre constituent une suppression des liens de causalité. Le hiatus concerne précisément les modalités d’enchaînement qui sont laissées dans l’ombre. Ce mode de composition accuse les effets de discontinuité : les actions ne sont pas seulement nombreuses, elles se succèdent surtout sur un rythme saccadé qui empêche de dessiner un mouvement dramatique autre que cumulatif. Cette discontinuité ne nous apparaît pas ici comme un simple défaut de construction : elle sert la représentation d’une déliaison des liens de causalité et de sens et contribue à faire éprouver la désagrégation de toute logique historique orientée ou nécessaire.

25L’énigme concerne au premier chef les motivations des actions du roi. La pièce ne met jamais au jour les rouages secrets du pouvoir, à la différence de ce que l’on observe par exemple dans Richard III. À aucun moment le roi n’est seul en scène ou ne délivre ses desseins secrets, jamais il n’use de l’aparté ou ne prend à témoin le spectateur. Il semble dès le premier acte être sous l’influence pernicieuse de sa passion amoureuse et de Wolsey, dont il suit les avis et qu’il disculpe lorsqu’il est accusé par la reine – mais cette accointance n’est pas explicitée par le texte. De même, son amour est dévoilé de manière détournée, à la faveur d’un dialogue d’Anne Boleyn avec une vieille femme : jamais le roi ne profère ses intentions à l’égard de sa future femme, et il ne formule à aucun moment la teneur exacte de ses sentiments.

26Toujours tenu à distance, le spectateur fait alternativement l’expérience du flou et du fait accompli : les liens de causalité déterminant l’enchaînement des actions ne sont pas tous montrés et on ne peut qu’émettre des hypothèses à leur sujet. Le caractère discontinu de la composition en fresque est exploité en vue d’effacer les connexions logiques entre les faits, de manière à mettre en scène une histoire impliquant des facteurs multiples et parfois inconnus. Aucune évidence logique ne préside aux événements historiques, et la clarté fait défaut notamment lorsque la représentation du pouvoir est concernée : l’œuvre signale le hiatus entre les apparences mises en scène par le pouvoir et les ressorts secrets de l’action royale. Elle exhibe le caractère déformant des paroles et des images.

27En effet, si les liens de causalité sont gommés par l’ellipse et la distance, la médiatisation opérée par les témoins peut également servir à exhiber le caractère fallacieux des spectacles publics. Les deux gentilshommes produisent au début du deuxième acte un effet d’éloignement, puisque le dénouement du procès est livré par leurs paroles, mais ils contribuent également à déconstruire les apparences du procès. L’un informe l’autre du verdict et de la manière biaisée dont la culpabilité du duc a été étayée, puis tous deux décèlent la main de Wolsey derrière les témoignages à charge. Cette scène révèle l’envers de la scène juridique et elle montre les émotions que la ruse politique fait naître chez ceux qui sont convaincus de l’innocence du duc. Les deux gentilshommes sont d’ailleurs encore présents au moment de l’exécution du duc et ils insistent sur la pitié que leur inspire la mort d’un innocent (ibid., 1050). Autrement dit, ces personnages livrent des clés de compréhension au spectateur et guident ses réactions face au personnage de Wolsey et à la mort injuste de Buckingham. En ce sens, le témoignage des deux gentilshommes est essentiel. Il confirme les soupçons exprimés par la reine Catherine qui reproche à l’intendant accusateur d’être de parti-pris, et fait basculer l’interprétation. Ce genre de personnage sert la déconstruction du spectacle qu’est le procès, il révèle le sens caché de l’image qui fera mémoire pour l’histoire.

28Le deuxième acte débute donc par une correction du sens de ce qui s’est déroulé dans le premier, suggérant que la représentation cèle autant qu’elle montre et invitant à une réception prudente de la mimèsis qui peut constituer une somme d’apparences trompeuses. L’acte continue en évoquant le divorce probable du roi, qui repose sur une calomnie devenant vérité : « But that slander, sir, / is found a truth now » (ibid., 1052). Ensuite, de manière proleptique, les deux gentilshommes décortiquent si bien les motivations machiavéliques de Wolsey que les agissements futurs du roi sont d’emblée présentés comme ceux d’une marionnette manipulée. Les scènes de commentaires ne se contentent donc pas de diluer la continuité de l’intrigue et de gommer les liens logiques entre les événements. Elles permettent de faire exister plusieurs plans de compréhension du représenté et d’inviter à prendre de la distance à l’égard du spectacle. Mais par ailleurs, dans cette pièce où l’illusion règne en maître, les scènes de commentaires peuvent elles-mêmes s’avérer trompeuses. Ainsi, à la troisième scène de l’acte II, Anne Boleyn s’entretient avec une Vieille Dame à propos du couple royal et elle nie résolument vouloir accéder au trône, n’exprimant que compassion pour la reine. Cet entretien discret, qui semble livrer un moment de pause à valeur réflexive, s’avère être une fausse piste puisque l’on apprend plus tard, juste avant le couronnement, qu’Anne et le roi sont mariés secrètement depuis longtemps (ibid., 1142). Ainsi, le commentaire lui-même est miné par la nature potentiellement illusoire de la mimèsis : l’action est une représentation factice et les confidences commentant l’action peuvent se révéler tout aussi dénuées de vérité. Aucun élément de la pièce n’est épargné par le soupçon.

La cause invisible ou le spectacle comme dissimulation

29L’invisibilisation des causes que permettent le décentrement et le feuilletage du sens apporté par les commentaires se double de questions sur le sens de l’événement politique, ravalé au rang de mise en scène factice. D’un côté, le roi est littéralement dissimulé : il se déguise en berger de pastorale ou reste en retrait lors de l’accusation de Cranmer – ne se manifestant que tardivement. Par ailleurs, ses motivations demeurent le plus souvent secrètes : à charge pour le spectateur de deviner son degré de probité ou de machiavélisme. Les masques et l’absence de confidence au spectateur brouillent donc le sens de l’action politique, mais ses apparitions publiques constituent paradoxalement les lieux les plus manifestes de son opacité.

  • 9 Voir Greenberg 2015.

30All is true recourt abondamment aux mises en scènes fastueuses reposant sur un apparat extrêmement élaboré. La longueur des didascalies atteste le caractère complexe et soigné de ces mises en scène, parfois appelées « processions9 », qui valent à la pièce d’être rapprochée des pageant plays jacobéennes. L’arrivée du roi, dans la deuxième scène de la pièce, s’effectue au son des cornets. Le souverain s’élève sur un trône placé en hauteur (1002). Cette représentation de son pouvoir absolu, relayée par ses revendications de toute-puissance quand il refuse d’entendre les accusations de son épouse contre Wolsey (1006), figure une force qui découle de sa propre mise en scène. Ce recours à la pompe théâtrale sert ici la manifestation d’une forme de transcendance rappelant les propos de Louis Marin, selon qui la théâtralité est intrinsèque à l’institution du pouvoir absolu :

La représentation théâtrale présente les formes et les modalités du pouvoir politique, comme le pouvoir dans son exercice ou ses opérations captera les formes et les modalités de la représentation théâtrale, ceci dans la mesure où il est de l’essence du pouvoir politique de se représenter, et où le pouvoir s’institue, dans son monopole légitime de la force et sa menace légitime de mort, comme sa représentation : il s’approprie pour se constituer, pour s’instituer, la représentation et son dispositif parce que, dans son fonctionnement même, ce dispositif a des effets de pouvoirs, et à l’inverse, et du même coup, le dispositif de représentation (scène, coulisses, centres, discours-action, acteurs et personnages, spectateurs, etc.) construit le pouvoir politique. Le pouvoir politique est la théâtralité de la représentation où il se constitue (Marin 2005, 174).

31Ainsi, la mise en scène spectaculaire du roi peut participer de sa légitimation, le pouvoir séculier ayant besoin de représentations concrètes pour asseoir une puissance qui ne s’impose pas d’elle-même, par essence, mais nécessite une configuration qui la manifeste et l’impose. On retrouve un dispositif similaire lors du procès de Catherine qui convoque une multitude de personnages, habillés et équipés de baguettes, de croix, de masses d’argent prenant place autour du trône. L’effet théâtral est plus accusé encore lors du couronnement d’Anne Boleyn où les didascalies indiquent une scénographie particulièrement foisonnante, prenant précisément la forme d’une procession : juges, Grand Chancelier, Maire de Londres, marquis de Dorset, duc de Suffolk, richement ornées d’attributs précieux se succèdent, avant l’apparition de la reine sous un dais, véritable tableau scénique.

32Or la dignité du pouvoir royal ainsi représentée n’est peut-être qu’une écorce vide : sa grandeur est singulièrement écornée lors de la scène privée dans laquelle le roi, déguisé en berger, fait la connaissance d’Anne Boleyn. Il lui touche la main, l’embrasse, boit, danse, porte des toasts à toutes les dames présentes, et Wolsey souligne que son roi est « a little heated » (Shakespeare 2008, 1039). Une telle scène révèle que la rectitude du roi, juge suprême qui s’est donné pour mission de lutter contre la corruption supposément incarnée par Buckingham (ibid., 1010), et dont l’autorité s’est affirmée par maints signes visuels et verbaux, est un leurre. Le roi qui se présente comme une autorité toute-puissante et juste est montré, en privé, comme un simple corps échauffé et aspirant à jouir. Nulle sacralité ne paraît pouvoir s’attacher à tant de trivialité. Ainsi, les scènes deux et quatre de l’acte I forment un diptyque : la bassesse de la seconde contredit l’apparat de la première et reconfigure l’image du roi. De même, la pompe de la scène judiciaire de l’acte II, qui regorge de signes visuels de légitimité et d’autorité, voit son sens miné par l’injustice manifeste des jugements rendus.

33Le spectacle des apparences ne renvoie à aucun sens profond, car les conditions d’exercice du pouvoir contredisent l’image que ce pouvoir veut donner de lui-même à travers des mises en scènes imposantes. Le caractère spectaculaire de la pièce n’agit pas comme un dévoilement de la puissance politique, mais comme une exhibition de son dévoiement, dans la mesure où le spectacle est ravalé au stade d’apparence trompeuse, vidé de sa force de représentation.

L’histoire comme invention, le providentialisme comme fiction

34Le spectateur n’est pas seulement invité à se défier de la mise en spectacle grandiose de l’histoire. Il est également incité à réfléchir sur le statut des récits historiques, par un petit épisode qui pourrait sembler anodin s’il ne recelait une évidente portée métadiscursive.

35La reine Catherine, à l’approche de la mort, émet le désir que son fidèle huissier, Griffith, soit celui qui consigne le cours de son existence :

After my death I wish no other herald,
No other speaker of my living actions,
To keep mine honour from corruption,
But such an honest chronicler as Griffith (Shakespeare 2008, 1164).

36Ce vœu, émis dans le contexte a priori compréhensible d’une crainte de voir son histoire malmenée par ses ennemis, témoigne à la fois des possibilités de falsification de l’histoire et de la position rarement neutre des chroniqueurs royaux. Il illustre la peur légitime d’un détournement de la mémoire et de l’ancrage inévitable de la représentation historique dans la sphère d’intérêt d’un camp – fût-il honnête, comme dans le cas de Catherine. Ce moment démontre que l’histoire se fabrique dans un univers où plusieurs vérités s’affrontent, qu’elle est assujettie à des visées particulières, voire personnelles, et ne peut être envisagée comme un discours neutre.

  • 10 Voir Kreps 1999 et Mayer 2003. Sur la résonance entre l’histoire représentée et le moment de la rep (...)

37Or la pièce comporte un moment qui s’apparente à une véritable chronique historique, le discours prophétique de Cranmer. Nous avons indiqué que cette clausule a longtemps contribué à nourrir une interprétation monologique de la pièce dans un sens strictement providentialiste. Or la critique a montré plus récemment comment la mise en regard de ce discours et du temps de la représentation recèle de l’ironie, car elle annonce des revers de la politique envisagée par Henry VIII, notamment le fait que le successeur d’Elizabeth soit écossais10. Ivo Kamps souligne pour sa part que le discours de Cranmer ne peut être pris au pied de la lettre par le spectateur de 1613 car il développe une conception de l’histoire qui commençait à être perçue comme archaïque (Kamps 1996, 106). Il est possible de poser le problème autrement et de faire l’hypothèse que cette conception datée fait l’objet d’une instrumentalisation par le pouvoir. Au terme d’une intrigue ayant démontré que la parole publique n’est pas nécessairement un discours de vérité, que l’action royale est parfois sibylline et que ce flou est enrobé dans des apparences fastueuses qui confèrent légitimité et puissance aux actions montrées, tout pousse à douter de la prophétie de Cranmer. L’hypothèse d’un historien de la mémoire royale inféodé à son commanditaire paraît d’autant plus plausible que le procédé a été évoqué dans la pièce par Catherine.

  • 11 Maurice Hunt affirme que la pièce consacre la victoire des mots (Hunt 1994).

38Le discours prophétique de Cranmer s’emploie à réinscrire l’histoire troublée dans une perspective divine, mais les failles constatées tout au long de la pièce ne peuvent s’évanouir subitement. L’archevêque de Canterbury est inspiré, dit-il, par le Ciel (5. 5. 15, 1222), mais cette origine divine de la parole n’est nullement prouvée. La prophétie est destinée à livrer une représentation élogieuse de l’histoire récente. Or le statut de cette parole ne laisse pas de poser problème car le contexte général de la pièce, tout comme les événements récents, plaident en faveur du doute. La déliaison des mots et des choses est devenue une évidence, au terme d’une œuvre où les discours sont toujours biaisés11. À l’acte 5, Cranmer échappe in extremis à la mort grâce au roi. Il se voit élevé au très enviable statut de futur parrain de l’infante à naître, aux côtés de la duchesse de Norfolk et de la marquise de Dorset. L’archevêque juge cet honneur disproportionné : « The greatest monarch now alive may glory / In such an honour : how may I deserve it, / That am a poor and humble subject to you ? » (Shakespeare 2008, 1210). La question de savoir comment mériter un bienfait incommensurable est loin d’être purement rhétorique. Elle signale la dette immense qui lie Cranmer au roi et l’état de sujétion totale dans lequel, hissé à un niveau immérité, il se trouve placé. Il est alors difficile de considérer ses propos sur la future Élisabeth 1re comme de simples vérités énoncées sous l’effet d’une inspiration divine. Plus que l’instrument de la Providence, Cranmer paraît être, dans ce dénouement, celui d’un pouvoir royal auquel il est attaché par une reconnaissance infinie. De la sorte, l’histoire providentielle paraît bien s’écrire sous influence, elle émane d’un sujet dépendant du pouvoir et ayant promis de mériter les honneurs qui lui ont été dispensés. On ne peut imaginer que la parole du chroniqueur soit neutre, elle se manifeste plutôt comme l’apurement d’une dette.

39En somme, dans All is true le discours providentiel apparaît comme une fiction utile permettant au roi de fonder ses agissements les moins glorieux et d’imposer à ses adversaires sa version des faits. Lors du procès où il répudie la reine Catherine, il justifiait ce choix en arguant que le Ciel souhaite un héritier mâle. Il devait, disait-il, changer d’épouse afin de satisfaire les desseins divins :

Hence I took a thought,
This was a judgement on me that my kigdom,
Well worthy the best heir o’th’ world, should not
Be gladded in’t by me. Then follows that
I weigh’d the danger which the realms stood in
By this my issue’s fail, and that gave to me
Many a groaning throe […] I did steer
Toward this remedy, whereupon we are
Now present heure together
(Shakespeare 2008, 1092).

40Or le spectateur sait qu’il est sous le charme d’Anne Boleyn, rencontrée quelques scènes plus tôt. On vient même d’apprendre, dans la scène précédant le procès, que le roi va donner un titre et une rente à la jeune femme. La motivation sensuelle et amoureuse qui émerge peu avant le procès impose de lire les arguments du roi, qui se réfère à la volonté et au jugement de Dieu, comme des leurres mobilisés afin de conférer dignité et légitimité à la répudiation inique de Catherine.

  • 12 Christian Salmon, parti de l’étude du monde de l’entreprise dans Storytelling, la machine à fabriqu (...)

41La fabrique de l’histoire par le roi, qui légitime la répudiation, s’apparente à un travail d’invention déterminé par des visées personnelles. La mise en scène légitimante du pouvoir par lui-même s’effectue à la faveur de fictions fondées sur des représentations historiographiques conventionnelles mais manifestement inadaptées dans un monde régi par le machiavélisme. La conception providentielle de l’histoire est devenue une fiction. L’histoire collective devient alors une « histoire », une story au sens où l’entend Christian Salmon, c’est-à-dire un récit niant la complexité du réel au profit d’une présentation biaisée du monde12. La pièce montre la pluralité des agents et des causes susceptibles de « faire l’histoire » et leur oppose les récits simplificateurs élaborés par le pouvoir et les personnages évoluant dans son orbite. En exhibant la falsification de l’history par la fabrique de stories susceptibles de modeler l’opinion publique, All is true aiguise le regard du spectateur, mis en demeure de déceler la part éventuelle de fiction dans l’écriture de l’histoire.

42La pièce offre donc toute une panoplie de situations et de dispositifs susceptibles de faire réfléchir sur la manière dont se fabrique l’histoire : elle met en garde le spectateur à l’égard des faits mal établis et de l’instrumentalisation du discours historique. Les constructions de l’action invitent le spectateur à prendre du recul à l’égard du sens associé aux faits et à interroger la causalité et le sens historiques. La pièce montre à la fois qu’il est difficile d’établir un discours de vérité sur ce qui est advenu et que le monarque incarne un pouvoir dégradé révélant la complexité des forces qui se conjuguent dans le mouvement de l’histoire.

Haut de page

Bibliographie

Baldwin, William et al.A Mirror for Magistrates. London, 1559.

Campbell, Lily Bess. Shakespeare’s “Histories”: Mirrors of Elizabethan Policy. San Marino : Huntington Library, 1947.

Fouassier-Tate, Frédérique. « Amnésie collective et réécritures de l’histoire dans les deux tétralogies historiques de Shakespeare. » Textes et contextes 9, 2014. https://preo.u-bourgogne.fr/textesetcontextes/index.php?id=1123#tocto2n2

Gasper, Julia. « The Reformation Plays on the Public Stage. » In Theatre and Government under the Early Stuarts. Ed. J. R. Mulryne et Margaret Shewring. Cambridge : Cambridge University Press, 1993. 190–216.

Greenberg, Marissa. « Processions and History in Shakespeare and Fletcher’s Henry VIII. » English Literary Renaissance 45, 2015/2. 275-302.

Hall, Edward. The Union of the Two Noble and Illustre Famelies of Lancastre & Yorke (1548). Reprint London, 1809.

Hartog, François. Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps. Paris : Le Seuil, « Points », 2012 (première éd. : 2003).

Hattaway, Michael. « The Shakespearean History Play. » In The Cambridge Companion to Shakespeare’s History Plays. Ed. Hattaway, Michael.  Cambridge : Cambridge University Press, 2002. 3-24.

Heywood, Thomas. If you know not me, you know nobody or the Troubles of Queen Elizabeth (1605). In Heywood’s Dramatic Works, vol. 1. Londres:: John Pearson Yorh Street Covent Garden, 1874. 191-247.

Heywood, Thomas. Apology for actors (1612). London: Reprinted from the Shakespeare Society, 1841.

Hunt, Maurice. « Shakespeare’s King Henry VIII and the triumph of the word. » English Studies 75, 1994/3. 225-245.

Kamps, Ivo. Historiography and Ideology in Stuart Drama. Cambridge : Cambridge University Press, 1996.

Kreps, Barbara. « When All is True : Law, History and Problems of Knowledge in Henry VIII. » Shakespeare Survey 52, 1999. 166-182.

Lydgate, John, The Fall of Princes (c. 1431-1438). Ed. Henry Bergen. London: H. Milford, 1924-1927.

Marin, Louis. « Théâtralité et politique au XVIIe siècle : sur trois textes de Corneille. » (1986) In Politiques de la représentation. Ed. Alain Cantillon, Giovanni Careri, Jean-Pierre Cavaillé, Pierre-Antoine Fabre et Françoise Marin. Paris : Kimé, 2005. 173-184.

Mayer, Jean-Christophe. « Revisiting the reformation. Shakespeare and Fletcher’s King Henry VIII. » Reformation and Renaissance Review 5, 2003/2. 189-204.

Parker, Patricia. Shakespeare from the Margins. Language, Culture, Context. Chicago & New York : The University of Chicago Press, 1996.

Plechac, Petr. « Relative contributions of Shakespeare and Fletcher in Henry VIII : An Analysis Based on Most Frequent Words and Most Frequent Patterns », Digital Scholarship in the Humanities, 2020. https://arxiv.org/pdf/1911.05652.pdf

Rackin, Phyllis. Stages of History. Shakespeare’s English Chronicles. Ithaca, NY : Cornell Universiy Press, 1990.

Rowley, Samuel. When your see me, you know me, or the famous Chronicle Historie of king Henry the eight, with the birth and virtuous life of Edward Princes of Wales. As it was played by the high and mightie Prince of Wales his servants (1605). Ed. Karl Elze. Londres : Williams and Norgate, 1874.

Rudnytsky, Peter. « Henry VIII and the deconstruction of History », Shakespeare Survey 43, 1991: 43–57.

Salmon, Christian. Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits. Paris : La Découverte, 2007.

Salmon, Christian. Ces histoires qui nous gouvernent. Paris : Jean-Claude Gawzewitch, 2012. Salmon, Christian. La Cérémonie cannibale, de la performance politique. Paris : Fayard, 2013.

Shakespeare, William, Fletcher, John. The Famous History of the Life of King Henry the Eight. Ed. Henri Suhamy. Trans. Jean-Pierre Richard. In Shakespeare, William. Œuvres complètes, t. IV, Histoires, t. II. Ed. Jean-Michel Déprats et Gisèle Venet. Paris : Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 2008. 975-1227.

Teulade, Anne. Le Théâtre de l’interprétation. L’histoire immédiate en scène. Paris : Classiques Garnier, « Perspectives comparatistes », 2021.

Tillyard, E. M. W. Shakespeare’s History Plays, Londres : Chatto et Windus, 1969 (première éd. : 1944).

Haut de page

Notes

1 Thomas Heywood est lui-même auteur d’un diptyque historique consacré à Elizabeth 1ere, If you Know not me, You Know Nobody (1605).

2 Phyllis Rackin montre notamment que l’ordre de composition n’est pas linéaire, comme le voudrait un schéma providentiel allant vers un avènement triomphant, mais circulaire et régressif. Le cycle débute avec la mort d’Henri V présentée dans Henry VI et se clôt avec un Henri V au sommet de sa gloire (Rackin 1990, 84) : le dénouement de la dernière pièce est infirmé par celui de la première. De même, Patricia Parker, dans Shakespeare from the Margins. Language, Culture, Context, analyse l’ordre de composition des pièces historiques, pour montrer que l’inversion généalogique consistant à présenter les successeurs au trône avant leurs ancêtres subvertit toute vision providentialiste, et toute valorisation de la généalogie et de la transmission (Parker 1996). La perturbation chronologique induite par la construction rétroactive infirme toute mouvement vers la restauration de l’ordre (ibid. 37). Voir également Hattaway 2002.

3 Une bonne synthèse de ces apports est livré par Frédérique Fouassier-Tate (Fouassier-Tate 2014).

4 La lettre, datée du 4 juillet, est d’Henry Bluett. Voir Suhamy dans Shakespeare 2008, 1655.

5 Les débats sur la part respective des deux auteurs et les raisons de la collaboration sont évoqués par Suhamy (ibid, 1653-1654). Ils ne sont pas clos et recourent parfois à l’outil informatique pour délimiter l’apport de chaque poète : voir par exemple Plechac 2020.

6 Sur la notion de théâtre d’histoire immédiate, nous nous permettons de renvoyer à Teulade 2021, 26-27 et 72-89.

7 C’est l’interprétation qu’en donne Suhamy (Shakespeare 2008, 1664-1666).

8 Ces reproches sont fréquemment opposés à la pièce, ainsi que le rappelle Ivo Kamps dans Kamps 1996, 91.

9 Voir Greenberg 2015.

10 Voir Kreps 1999 et Mayer 2003. Sur la résonance entre l’histoire représentée et le moment de la représentation, voir également Rudnytsky 1991.

11 Maurice Hunt affirme que la pièce consacre la victoire des mots (Hunt 1994).

12 Christian Salmon, parti de l’étude du monde de l’entreprise dans Storytelling, la machine à fabriquer des histoires et à formater les esprits (Salmon 2007) étend son analyse aux modes de gouvernement dans Ces histoires qui nous gouvernent (Salmon 2012) et La Cérémonie cannibale, de la performance politique (Salmon 2013).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Teulade, « Tout est faux. Henry VIII de Shakespeare et Fletcher ou comment on falsifie l’histoire »Sillages critiques [En ligne], 31 | 2021, mis en ligne le 15 janvier 2022, consulté le 21 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sillagescritiques/11764 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sillagescritiques.11764

Haut de page

Auteur

Anne Teulade

Université Rennes 2 - Cellam (EA 32 06)

Anne Teulade est professeure de littérature générale et comparée à l’université Rennes 2 et membre honoraire de l’Institut Universitaire de France. Elle est spécialiste de théâtre religieux et politique, du théâtre d’histoire immédiate de la première modernité et des liens entre fiction et histoire. Elle a récemment publié Le Théâtre de l’interprétation. L’histoire immédiate en scène (Classiques Garnier, 2021). Elle a également dirigé La Tragédie et ses marges. Penser le théâtre sérieux en Europe (XVIe-XVIIe siècles) avec Florence d’Artois (Droz, 2017), La Mémoire de la blessure. Mise en fiction et interrogation du traumatisme collectif de la Renaissance au XXIe siècle avec Isabelle Ligier-Degauque (Presses Universitaires de Rennes, 2018) et un dossier d’Études Épistémè intitulé « Contingence et fictions de faits divers, XVIe-XVIIIe siècles » avec Guiomar Hautcoeur-Pérez-Espejo (2020).

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search