- 1 Cette considération introductive ne vise aucunement à discuter l’analyse de Caryl Emerson, aussi br (...)
1Pour Caryl Emerson, le Boris Godounov de Pouchkine doit être lu moins comme une tragédie historique que comme une tragédie sur l’histoire. Cette idée se formule à l’issue de son analyse des personnages principaux et de la manière dont ils interviennent dans le cours des événements, alors qu’elle constate à quel point la mise en crise de leurs identités (multiples, incertaines, illusoires) remet en cause la conception classique et romantique qui place l’individu rationnel au centre de l’histoire : sujets insaisissables, ils n’en sont pas les agents et n’en maîtrisent pas le devenir ; d’autres forces, et notamment le hasard, sont à l’œuvre dans le déroulement des événements (Emerson 1986, 99-101). En fait, on pourrait sans doute défendre cette idée pour bien des pièces historiques car en choisissant un sujet dans l’histoire le dramaturge engage nécessairement un dialogue avec l’histoire1 : la façon dont les personnages prennent part à l’action, leur influence sur celle-ci, les dynamiques dramaturgiques à l’œuvre dans la progression des événements, ce qui est montré et expliqué de leur déroulement, ce qui au contraire fait l’objet d’une ellipse et reste dans l’ombre, tout cela porte nécessairement une vision de l’histoire – certes plus ou moins explicite, plus ou moins concertée. C’est cette dimension, ou cette portée proprement historiographique du théâtre que le projet ClioS et plus particulièrement ce numéro consacré au « théâtre d’actualité comme fabrique de l’histoire » invitent à considérer. S’ajoute d’ailleurs une précision importante dans la suggestion d’une pensée critique que le théâtre livrerait de l’histoire, la formulation anglaise de l’appel à communications étant plus éloquente encore : s’interroger sur « how drama can read history critically ».
2Il ne s’agira donc pas d’analyser ici comment Richard III et A Game at Chess, s’écartent des faits connus à l’époque ou établis ensuite. Les introductions des excellentes éditions critiques de ces pièces font cela très bien et seront à ce titre un point d’appui essentiel de ma réflexion (Venet 2008 ; Howard-Hill 1993). Eu égard à la dimension politique évidente de ces deux pièces, je me propose de comparer les deux genres dramatiques à partir des portées politiques respectives de la pièce de Shakespeare et de celle de Middleton (du moins ce qu’on peut en supposer), en réfléchissant sur les jugements historiographiques qu’elles construisent et les affects éventuellement politiques qu’elles soulèvent chez leurs spectatrices et spectateurs. Ma démarche – et mon hypothèse de départ – est d’essayer de dégager deux modèles, une politique tragique qui se distinguerait d’une politique comique, même s’il convient de tenir compte du caractère très singulier de la comédie satirique de Middleton.
3On le sait, dans Richard III, la transposition des événements historiques tirés des chroniques va dans le sens d’une dramatisation (Venet) et cette dramatisation tient en particulier à deux aspects, la diabolisation de Richard et l’accélération du tempo des événements. Les chroniques d’Holinshed comme The Union of the Two Noble and Illustre Families of Lancastre and Yorke (1548) d’Edward Hall donnent déjà une version de l’histoire favorable aux Tudor, qui débarrassent l’Angleterre du tyran Gloucester. C’est plus vrai encore de Hall qui s’inspire du récit en prose de Thomas More, vulgarisateur de la tradition hostile à Richard dans son History of King Richard III (c. 1513-1518) et fondateur de la légende du roi démoniaque. Shakespeare accentue encore le caractère diabolique de son protagoniste, jusqu’à la caricature idéologique. Non seulement les autres personnages le qualifient de démon ou l’identifient à tous les animaux du bestiaire infernal : crapaud, lézard, sanglier, porc (IV, 4, 47-50 ; V, 2, 7-10), mais, tout comme le diable sépare (diabolein signifiant diviser), Richard divise, il introduit des failles dans l’harmonie retrouvée à l’issue de la guerre : entre Edouard et Clarence, entre les York et les Grey ; il perturbe, avec l’annonce de la mort de Clarence, la réconciliation entre Rivers et Hastings, Dorset et Buckingham. Quant aux événements transposés dans la pièce, s’ils s’étendent sur une quinzaine d’années dans la réalité, ils semblent se dérouler sur la scène en quelques jours, le temps qui passe n’étant scandé par aucune formulation de date et ni de mesure du temps. Le spectateur assiste ainsi à une ascension extrêmement brève suivie d’une chute fulgurante.
4Cette dramatisation est en outre une dramatisation tragique. La structure tragique gouverne la mise en forme des événements, à plusieurs niveaux. Tout d’abord, sur le modèle du Mirror for Magistrates (1559), Shakespeare fait se succéder une série de petites tragédies : celles de Clarence, de la faction Grey (Rivers, Grey et Vaughan), d’Hastings puis de Buckingham. Il donne à leurs vies une structure de tragédie exemplaire, organisée autour de leurs crimes, avec pour les derniers, l’évocation des malédictions de Margaret et la prise de conscience de leur destin au seuil de leur mort.
5L’introduction du personnage de Margaret, incarnation de la Nemesis, est également un levier décisif dans la construction de la structure et de la tonalité tragiques. Véritable « fiction poétique », elle structure « en destin par ses oracles les accidents et les aleas d’histoires singulières chaotiques […]. [E]lle confère à la tétralogie la forme d’une histoire collective intelligible, celle de la tragédie des vengeances familiales à l’antique » (Venet 2008, 1560). Au personnage de la reine déchue, il convient bien sûr d’ajouter les fantômes qui, comme elle, figurent le poids du passé et contribuent à assimiler la pièce historique à une tragédie élisabéthaine de la vengeance.
6Aussi, et c’est un autre élément qui nourrit la dramatisation tragique, Richard, en accomplissant les malédictions de Margaret, devient son vengeur en même temps que l’instrument du châtiment divin (Jowett 2000, 24-25). Il apparaît finalement comme le mécanisme purificateur qui expulse le mal et met fin à la spirale des luttes intestines, nécessaire à la refondation de l’État (Cottegnies s.d.). Avec la victoire de Richmond, qui se donne comme la volonté de Dieu, et sa prière finale, qui proclame la réunion des York et des Lancastre et qui réaffirme la légitimité des Tudor, la causalité historique est nettement providentielle.
7Il faut bien sûr nuancer, et la critique a plus d’une fois relevé les écarts ménagés avec l’histoire officielle Tudor : la réflexion sur la mémoire qui doit prendre le relais des archives qui ne présentent pas toute la vérité (III, 1 ; Jowett 2000, 58) ; la théâtralité du pouvoir qui, par le biais du performer Richard, contamine toute la pièce et laisse supposer la fictionalité de certains événements représentés ; ou encore l’ouverture à une causalité historique plus chaotique ou machiavélienne avec la tétralogie suivante (Rackin 1990).
8Cette modalité tragique de la transposition des événements historiques domine néanmoins la pièce et construit un point de vue particulier sur les épisodes représentés. L’inscription dans une dramaturgie tragique offre des perspectives générales, en ce sens qu’elle propose un régime de signification plus large que la singularité de l’événement. Elle donne un cadre de compréhension, à travers lequel la succession des faits trouve une logique – celle de la rétribution des crimes qui permet l’instauration d’un ordre ou sa restauration. Non seulement ce cadre de compréhension a une portée généralisante, mais il propose en outre une lecture théologico-morale des événements : les crimes sont punis, les méchants sont châtiés, la main de Dieu est potentiellement à l’œuvre dans le déroulement des faits. Ce cadre de compréhension s’appuie en outre sur des conventions poétiques qui font écho à la pratique tragique des spectateurs : ils connaissent les tragédies de la vengeance, ils sont familiers du devenir du personnage tragique – dont l’ascension n’est que la préparation de la chute – et de l’usage que l’on peut faire d’une médiation symbolique comme la figure du fantôme.
9À cet égard, il particulièrement remarquable qu’une dimension pathétique soit attachée aux scènes qui approfondissent le cadre généralisant : elle tient aux nombreux rappels des crimes, au face-à-face des personnages avec la mort qui les attend, et plus encore aux imprécations et aux lamentations des femmes, la scène 4 de l’acte IV étant emblématique de cette recherche du pathos avec sa composition chorale autour des personnages de Margaret, de la duchesse d’York et de la reine Élisabeth. Une première manière de comprendre cette conjugaison, ou plutôt cette articulation de la généralisation morale avec la portée pathétique est qu’elle vise à faire naître l’adhésion à une vision non problématique et pour tout dire providentielle des événements historiques.
10Mais les codes de la tragédie peuvent aussi travailler dans une autre direction et aller dans le sens d’une mise à distance et d’une pensée critique de l’histoire. C’est ce que fait Shakespeare avec le motif de l’illusion, ou plus exactement avec le motif de la désillusion du personnage aveuglé, qui est traditionnellement attaché au dénouement tragique.
11Dans l’introduction de son édition, John Jowett a une formule très éclairante pour une réflexion sur la portée historiographique de la pièce : il suggère en effet que Richard III offre au public la perspective des coulisses (Jowett 2000, 31-32). L’idée se rattache à son analyse sur le pouvoir comme effet de spectacle, et sur la représentation des grands comme des hommes faibles et finalement sans mystère, mais la perspective des coulisses est dramaturgiquement très concrète dans Richard III ; le moment le plus éclatant de ce point de vue est la séquence des scènes 4 à 7 de l’acte III, qui correspond au coup d’État de Richard. Cette séquence fait se succéder le conseil de gouvernement, entièrement truqué et à l’occasion duquel il piège Hastings (III, 4), le conciliabule de Richard et Buckingham qui se proposent de « contrefaire le grave tragédien » et de feindre la terreur pour tromper leurs ennemis et apparaître comme des victimes (« counterfeit the deep tragedian », III, 5, v. 5), la tentative pour obtenir l’adhésion des citoyens à Guildhall par des calomnies sur le défunt roi (tentative qui fait l’objet d’un récit de Buckingham en III, 7) et, pour achever la prise de pouvoir, la mise en scène de Baynard’s Castle où Richard, depuis la galerie et devant le maire, feint la dévotion la plus pure et le refus de la couronne (III, 7).
12Cette séquence est un moment essentiel dans la conquête de la couronne par Richard. Il élimine un adversaire de poids : Hastings, qui s’oppose à son couronnement ; il le condamne sans procès et s’arroge donc le pouvoir de juger, fonction régalienne par excellence ; à la faveur de cette condamnation, il demande aux grands de choisir et il obtient leur soutien – il est vrai, au moins autant par la force que par la ruse puisque tout ceci se déroule en présence de gardes dont le pouvoir d’action est manifeste puisqu’ils viennent d’arrêter Hastings.
13Shakespeare double constamment la scène – qui est donc celle de l’histoire – par les préparatifs de Richard et Buckingham, par les apartés qui font fonctionner le piège, par l’explicitation de leurs stratagèmes, et par la préparation dramatique et physique des deux protagonistes comme des comédiens, moment finalement assez comique et burlesque introduit par la didascalie : « Enter Richard and Buckingham, in rotten armour, marvellous ill-favoured » (III, 5 ; « Entrent Richard et Buckingham, en armure rouillée, l’air prodigieusement piteux »). Par ailleurs, le lexique du théâtre, dans des usages plus ou moins figurés, revient sans cesse (tragédien, jouer, réplique, rôle, etc.). Les spectateurs se trouvent donc bien simultanément face à la scène des événements et dans les coulisses du théâtre de Richard, autrement dit dans les coulisses du pouvoir. Un tel dispositif apparente la pièce historique à un dévoilement : le public peut voir ce qu’il y a derrière les apparences des rituels et des spectacles politiques. Il y a là un autre aspect de ce que l’on peut appeler la « politique tragique » de la pièce : proposer une histoire parallèle.
14Mais l’histoire parallèle des coulisses n’introduit pas nécessairement de distance critique. Il n’est que de penser aux portraits des hommes politiques dans les journaux (même de référence), aux récits de ce qui a présidé à telle ou telle décision par les journalistes attachés aux présidents ou aux premiers ministres, ou encore à la bande dessinée puis au film Quai d’Orsay : on n’apprend finalement pas grand chose de cette histoire dans les coulisses ; surtout, donner accès aux couloirs du pouvoir n’est pas forcément critique parce que cela joue sur une forme de curiosité facile du public voire sur une fascination pour le pouvoir.
15Or la tragédie de Richard III est justement ambivalente de ce point de vue. La pièce nourrit la fascination pour le pouvoir, en particulier par le truchement de ce personnage flamboyant et séducteur qu’est le duc de Gloucester. Mais elle tend simultanément à construire une distance critique vis-à-vis du pouvoir et, partant, de l’histoire. Deux éléments, parmi d’autres, vont dans ce sens. Le premier est une remise en cause implicite du savoir-faire politique de Richard. On le sait, on peut voir en Richard une incarnation du prince machiavélien qui use de la ruse et de la force (Kott 1962, entre autres). Mais il est loin d’être un prince machiavélien parfait et il était bien présomptueux de dire dans la troisième partie d’Henry VI, à la fin du long monologue qui le lance à la conquête du pouvoir : « I can […] set the murderous Machiavel to school » (III, 2). En effet, le piège tendu à Hastings est grossier et ne fonctionne vraiment qu’à la faveur de la faiblesse des grands ; en outre, Richard ne fait guère illusion, sinon auprès du Maire, puisque les citoyens refusent de l’acclamer ; surtout, il ne sait pas garder le pouvoir, ce qui est la pierre de touche du prince accompli pour le penseur florentin.
16D’où le deuxième élément qui participe de la vision critique portée par la tragédie de Shakespeare : la pièce suggère que le pouvoir, ou la maîtrise de celui-ci est une illusion. À l’illusion sur soi du personnage tragique, s’ajoute l’illusion sur l’objet convoité par le protagoniste. Car la couronne ne suffit pas à son contentement, notamment parce qu’il a investi la conquête du pouvoir d’un enjeu narcissique, le trône devant fonctionner comme substitut de l’amour dont il est privé (3H6, III, 2). Richard en effet ne détient pas vraiment le pouvoir et il le dit lui-même à Buckingham, à la scène 2 de acte IV : « I say I would be king » (IV, 2, v. 12 ; « je dis que je voudrais être roi »). Plus loin, dans la scène 4 du même acte, il s’égare dans les ordres qu’il donne à Ratcliff et Catesby, et change d’avis sans raison (IV, 4, v. 439-455) : si le pouvoir est d’abord le pouvoir de faire advenir les choses, si pouvoir c’est ordonner – et dans tous les sens du terme –, alors le pouvoir de Richard est une illusion. La tragédie shakespearienne livre ainsi deux enseignements, ou du moins deux considérations sur la politique et, du coup, sur l’histoire politique : le pouvoir est une machine à fantasmes ; le pouvoir ne se détient pas, il s’exerce ; aussi, toute histoire centrée sur la sphère du pouvoir manque quelque chose d’essentiel si elle ne sait pas montrer cela, ou si elle n’en tient pas compte.
17Ces quelques réflexions sur Richard III permettent peut-être de mieux saisir comment le théâtre peut donner une perspective critique sur l’histoire, en ce qu’elles suggèrent de comprendre le théâtre comme se situant en amont de l’histoire. Cette idée découle en fait d’une réflexion sur des lignes de Muriel Plana dans Théâtre et politique – lignes qui sont d’ailleurs autant analytiques que programmatiques :
L'art dramatique ne tient [...] pas un discours politique. Il est plutôt, en tant que discours artistique, le théâtre privilégié d'une enquête politique. En confrontant des éléments entre eux, en testant des questions et des réponses plurielles et contradictoires, il permet à l’auteur et au spectateur d’interroger sur le plan éthique et philosophique les finalités (justice ou injustice) de la politique elle-même. (Plana 2014, 19)
18L’idée qu’elle développe plus généralement dans ces pages est celle d’un « théâtre laboratoire », où s’expérimentent et se confrontent des possibles politiques. Ce que je propose de reformuler, à l’aide de Richard III et plus largement des tragédies historiques de Shakespeare, de la manière suivante : le théâtre se situe – ou du moins peut se situer – en amont du discours politique, voire en amont des événements historiques, et cela pour deux raisons principales.
19Tout d’abord, le théâtre « fonctionne » à partir de situations. Par conséquent, le texte dramatique, presque par construction, identifie les paramètres d’une situation, il explicite ou déploie les conditions d’énonciation de certains discours, et donc les conditions de réalisation de certaines actions. Ainsi, il rend compte de ce qui est à l’origine des discours ou de ce qui fait leur force, plutôt que des discours eux-mêmes. Il rend compte de ce qui est à l’origine de certains événements, des conditions de leur actualisation. Par exemple, la séquence de la prise de pouvoir de Richard permet de comprendre l’absence de résistance des grands ; ou encore, le déroulement du dernier acte « dit » que le personnage qui fait l’histoire, finalement, c’est Richmond, parce qu’il possède l’art des circonstances, autrement dit l’art de saisir l’occasion. En outre, si le théâtre se situe en amont de l’histoire, c’est qu’il montre que le pouvoir n’est pas un objet qu’on détient (comme on le ferait d’un sceptre ou d’une couronne), mais bien quelque chose qui s’exerce et qu’il existe donc des forces contre lesquelles il doit s’exercer pour qu’un événement advienne – ou que ce sont ces forces (hasard, providence, conjonction de circonstances, réactions de groupes ou de classes, phénomènes naturels ou sociaux…) qui font advenir les événements. De ce point de vue, les événements représentés dans Richard III sont peut-être moins à comprendre dans une logique téléologique, le passé menant nécessairement et éventuellement providentiellement au présent, la victoire de Richmond punissant l’usurpateur et assurant la légitimité Tudor, que dans une logique analogique, le passé fonctionnant comme une métaphore pour comprendre le présent, et ceci grâce à leur présentation vivante au théâtre : la tragédie se donne alors comme un avertissement pour ne pas relancer les luttes dynastiques et religieuses en ces temps où la succession d’Élisabeth Ire n’est pas assurée, et porte donc une vision critique de l’histoire.
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20Mettre en regard Richard III et A Game at Chess n’a rien d’évident : parce que la pièce de Middleton est une comédie, et une comédie satirique et allégorique ; parce qu’elle met en scène des événements très récents – ils se sont déroulés l’année précédant les représentations, en 1623 – et qu’elle entre en résonance immédiate et transparente avec l’actualité et la politique royale2 : le début de la guerre de Trente Ans et la politique d’apaisement avec l’Espagne à la fin du règne de Jacques Ier. La pièce de Middleton prend clairement position sur cette politique : elle condamne la tentative d’un mariage entre Charles, l’héritier de la couronne, et l’Infante d’Espagne, sœur du jeune roi Philippe IV ; elle constitue une satire violente et dégradante du comte de Gondomar, ancien ambassadeur espagnol en Angleterre ; elle condamne l’attitude dissimulatrice et trompeuse des Jésuites et des Espagnols, le roi lui-même n’étant pas épargné3. On peut parler de théâtre polémique, voire de théâtre d’intervention – dont l’efficacité est immédiate puisque le succès rencontré est phénoménal4 et que la pièce est interdite. À cet égard, elle permet d’aborder le deuxième volet du questionnement sur le « théâtre d’actualité comme fabrique de l’histoire », c’est-à-dire comment le théâtre peut « faire histoire », d’autant plus que nous disposons de documents qui évoquent les réactions contemporaines à la pièce (les courriers diplomatiques anglais, espagnols, vénitiens… ; les échanges du secrétaire d’État avec le Privy council ; des témoignages de particuliers).
21Au-delà de leurs différences, la comparaison des deux pièces au regard de l’agencement des faits historiques est tout de même révélatrice. Elle fait apparaître au moins deux points communs entre la « politique tragique » de Richard III et la « politique comique », ou plutôt « politique allégorico-satirique », de A Game at Chess : la portée généralisante et le processus de dévoilement. Certes, les spectateurs identifient sans aucun mal les cibles singulières de la satire, grâce à l’induction, aux nombreux pamphlets qui circulaient alors contre Gondomar et la politique espagnole, mais aussi parce que le comédien interprétant le cavalier noir portait l’habit de l’ambassadeur lui-même et que la troupe avait pu récupérer sa litière et sa célèbre chaise percée (Gondomar était affligé d’une fistule). Néanmoins, au régime de signification qui renvoie aux événements historiques récents, s’ajoute un régime de signification plus général car la satire politique précise est prise dans une allégorie théologico-politico-morale plus générale.
22Ainsi, Middleton modifie considérablement les faits réels : le voyage de Charles et de Buckingham se métamorphose en combat pour la vérité ; d’échec cuisant, il devient une croisade réussie. Le conflit entre les blancs et les noirs représente le combat du bien et du mal, de la foi pure et vertueuse, contre l’impiété : c’est tout l’enjeu de l’histoire du pion de la reine blanche (voir l’annexe à la fin de l’article). Un particulier, John Holles, précise d’ailleurs dans son récit épistolaire que la satire est construite sur l’opinion populaire qui veut que les Jésuites cherchent à soumettre le monde au pouvoir spirituel de Rome et au pouvoir temporel de l’Espagne (Middleton 198-199). Dans cette perspective, le cavalier noir n’est pas seulement une incarnation de Gondomar, c’est aussi un personnage de « Machiavel », caricature du penseur florentin qui a rencontré un succès certain sur les scènes élisabéthaines.
23L’allégorie du jeu d’échecs est en outre un dispositif sémantiquement très puissant et qui participe de cette perspective généralisante (Tricomi 1989, 142-152). D’une part, l’allégorie procure des catégories d’appréhension de la réalité très efficaces car la polarisation entre les pièces blanches et les pièces noires donne la clé d’une compréhension globale de la situation politique : l’Espagne est à la tête de la croisade anti-protestante et d’une entreprise de domination du monde. La représentation de A Game at Chess offre ainsi une figuration concrète d’une idéologie. D’autre part, la pièce axe les actions et les discours sur la question de la foi puisque les deux intrigues sont gouvernées par le principe de la conversion ; aussi les événements apparaissent-ils comme le résultat de ce qui se passe dans les consciences. Du coup, la représentation vaut comme révélation de l’âme des plus hauts personnages de la cour et des rois en particulier.
- 5 « Don Carlos Coloma to the Conde-Duque Olivares, Tuesday [10] 20 august 1624 » : « The last act end (...)
24On le voit, ces deux ressorts de la généralisation de la référence correspondent à plusieurs déclinaisons d’un dévoilement : le dévoilement de la réalité dissimulée des relations diplomatiques entre l’Espagne et l’Angleterre ; le dévoilement des prétendues prétentions catholiques ; le dévoilement des consciences des personnages. À quoi, il faut ajouter une troisième modalité du dévoilement, qui passe par des procédés comiques et même farcesques : par exemple, le sac dans lequel les pièces noires se trouvent poussées sans ménagement au dénouement5, ou les allusions à la fistule de Gondomar, qui associent la politique de la couronne espagnole à l’ordure, ou encore la lubricité du roi noir. Si bien qu’on est finalement moins dans le registre du dévoilement que dans celui de la mise à nu. Le rire du public cristallise la signification de l’allégorie, et opère la dégradation voire la profanation de la cible du rire : les affaires d’État et les personnes royales. Cette idée de dégradation par le rire populaire est très présente dans les lettres diplomatiques : dans le long compte-rendu que Don Carlos Coloma, ambassadeur en place à Londres, au comte-duc d’Olivares, ou dans celle d’un ambassadeur florentin (Middleton 195 et 201).
- 6 Amerigo Salvetti, ambassadeur florentin (lettre du 13 août) : « It will be prohibited once the King (...)
25La puissance de l’allégorie et le comique agressif confèrent à la pièce de Middleton une réelle force polémique. C’est pour cette raison qu’elle intervient dans les événements de son temps : par le scandale, par la réaction des autorités (interdiction et arrestations), par les échanges épistolaires dont on a la trace. L’une des transgressions souvent relevée dans les textes est la représentation de monarques régnants, Jacques Ier n’étant d’ailleurs pas beaucoup plus épargné que Philippe IV6 ; mais il y a d’autres textes satiriques tout aussi critiques et cela ne suffit pas à rendre compte du retentissement de la pièce (Howard-Hill 1995 ; Tricomi 1989). En fait, on perçoit dans les lettres échangées au moment des représentations que le scandale de la pièce tient principalement à la combinaison de trois choses : le rire, la condition sociale (basse) de ceux qui rient et la publication d’affaires de l’État – en ce qu’elles sont rendues publiques par le théâtre. Ces sujets sont livrés aux réactions et aux commentaires d’individus qui n’ont alors aucune légitimité à s’en occuper. Les édits royaux qui interdisent que l’on discoure de manière licencieuse des affaires d’État précisent justement que de tels sujets ne doivent pas être discutés par des personnes ignorantes et sans qualités ; or ces édits sont réitérés au début des années 1620 et la pièce y fait allusion : selon le cavalier noir (i.e. Gondomar), c’est l’un de ses exploits que d’avoir fait museler les voix des pamphlétaires, des dramaturges et des poètes qui s’élevaient contre l’influence espagnole et critiquaient l’Espagne (III, 1, v. 80-113). C’est au prisme de ces considérations que l’on peut d’ailleurs comprendre la forme prise par ce scandale. Une fois les représentations suspendues, ni les comédiens ni le théâtre ne semblent avoir été inquiétés : il s’agit de circonscrire le lieu où l’on parle légitimement des affaires de l’État. L’expression de l’indignation et de la réaction à l’indignation s’est en fait très vite déplacée dans un espace restreint, celui des échanges diplomatiques et du gouvernement, régis par un mode très contrôlé. Il s’agissait donc de circonscrire le lieu où l’on parle légitimement des affaires de l’État. Finalement, la transgression résidait moins dans la représentation de monarques régnants que dans un spectacle public qui soumet l’exercice du pouvoir à un examen critique et comique.
- 7 Je remercie Gisèle Venet d’avoir formulé cette remarque au moment de la discussion.
26La portée historiographique critique des deux pièces envisagées ici réside donc en grande partie dans les opérations et les procédés dramaturgiques qui construisent pour le public un point de vue plus général, en même temps qu’un processus de dévoilement. À cet égard, il est possible de lire Richard III comme un pamphlet, voire comme une pièce polémique7, Richard se trouvant au cœur de la condamnation. Dans les deux cas, la représentation scénique joue un rôle déterminant. C’est elle, avec les accessoires de la troupe, et plus encore avec sa dimension collective et publique, et avec le rire partagé des spectateurs, qui donne toute sa portée à la pièce de Middleton. C’est l’espace théâtral et le temps du spectacle qui permettent au spectateur de saisir concrètement les différentes perspectives (et donc les différents points de vue) qui sont proposées sur les événements représentés, et qui donnent l’épaisseur du temps et de l’expérience en déployant les différentes logiques à l’œuvre dans l’histoire.
27La « politique comique » de A Game at Chess et la « politique tragique » de Richard III présentent néanmoins des différences. La première relève plus d’une publication, d’une révélation que d’un dévoilement. Il ne s’agit pas de placer le spectateur dans les coulisses ; il ne s’agit pas non plus de construire un rapport critique à l’histoire écrite mais de construire un rapport critique à l’histoire en train de se faire. Ainsi, peut-être pourrait-on dire que si Richard III se situe en amont de l’histoire, la comédie satirique de Middleton se situe en aval de celle-ci. Quant à savoir si dans les quelques remarques ici formulées s’esquissent un modèle historiographique tragique et un modèle historiographique comique (ou même seulement polémico-comique), seul un travail de plus grande ampleur permettrait de le dire.