- 1 MMORPG est l’acronyme de « Massively Multiplayer Online Role-Playing Game ». Il s’agit d’un genre d (...)
1The Cat, the Reverend and the Slave est un documentaire d’Alain Della Negra et Kaori Kinoshita, diffusé pour la première fois en 2010, qui dresse le portrait de plusieurs internautes adeptes de Second Life, jeu en ligne qui repose sur la création d’un monde virtuel et développé par la firme Linden Lab depuis 2003. Depuis leur court-métrage Neighborhood (2005) – consacré au récit de la vie de leurs avatars par des joueurs des Sims, les deux artistes et documentaristes interrogent les liens qui unissent les individus avec leurs doubles numériques. The Cat, the Reverend and the Slave est le résultat d’un road-trip à travers les États-Unis à la rencontre des membres de Second Life, dont les deux réalisateurs dessinent les portraits. Si Second Life pourrait apparaître désormais quelque peu obsolète, à l’heure de l’Oculus Rift et autres systèmes immersifs, l’impact de ce monde 3D en ligne (similaire à un MMORPG1) sur l’imaginaire contemporain, ainsi que sur notre vision des usages numériques actuels, est indéniable. En effet, il cristallise depuis son apparition, notamment parce qu’il propose des représentations corporelles des internautes, une partie du débat sur la place du corps dans les réseaux et sur le risque du simulacre (Baudrillard 1981).
2George Teyssot déclare dans « Fenêtres et écrans : entre intimité et extimité » que nous sommes des « animaux-à-fenêtres », « attendu qu’entre le monde et le sujet il y a toujours quelque chose qui opère une médiation ; pas tellement, en soi, un médium, mais quelque chose qui connecte toutes ces choses extérieures, et nous. » (2010). Le documentaire de Della Negra et Kinoshita redouble la pertinence de cette dénomination d’ « animaux à fenêtre » en proposant des portraits d’individus en prise avec un monde sans cesse cadré et médié par l’écran. Il en dynamise également le sens puisque, dans le film, l’écran est fenêtre à plusieurs titres : le documentaire offre en effet une mise en abyme écranique figurant « l’écran relié » dans l’écran de cinéma. Il s’agira alors de distinguer ces deux types d’écran puisqu’on ne saurait parler des écrans autrement qu’au pluriel. À la suite de Bertrand Gervais et de Samuel Archibald, le terme d’« écran relié », désignera l’écran d’ordinateur ou de téléphone portable. L’écran relié est « [...] un écran modifiable en temps réel, qui s’appuie sur des technologies d’inscription numériques et permet l’accès aux différents réseaux » (Archibald 2009, 160). Il se distingue ainsi de l’écran de cinéma qui est, pour reprendre le vocabulaire de Thierry Lancien, un écran de « représentation ». Lancien l’inscrit dans ce que Daniel Bougnoux appelle une « temporalité de la différance » (Bougnoux 2006, 65) qui emprunte à Derrida pour renvoyer « [...] tout à la fois aux transformations successives du travail de re-présentation comme au fait que la re-présentation suppose quelque chose d’absent. » (Lancien 2011, non paginé).
3L’idée d’absence sera tout particulièrement au cœur de cet article dont l’objectif est d’analyser comment The Cat, the Reverend and the Slave représente sur l’écran de cinéma ces êtres interfacés, ces vies qui se construisent par l’écran relié où se déploie l’univers virtuel de Second Life. C’est donc le jeu de fenêtres tel qu’il est mis en scène qui nous occupera, puisqu’il symbolise et interroge cette interface entre le dedans et le dehors, le réel et le fictionnel, le soi et l’autre. Notre analyse de ce film documentaire empruntera tour à tour à l’analyse filmique, à la sociologie, mais également à l’anthropologie visuelle. En effet, à bien s’y intéresser, l’ambition de Della Negra et Kinoshita pourrait être rapprochée de celle de l’anthropologie visuelle telle qu’elle est conçue par John Marshall ou Jean Rouch dont « l’objectif était d’enregistrer les relations humaines qui, dans beaucoup de cas, ne pouvaient que se déduire du visible. » (MacDougall 2004). La réussite de ce projet anthropologique, ajoute MacDougall, résidait « dans une compréhension, créée sur le plan filmique, des émotions, de l’intellect, des désirs, des relations humaines et des perceptions mutuelles des participants. » (ibid.). Ce désir de compréhension d’une communauté par le film se retrouve indéniablement dans The Cat, the Reverend and the Slave, qui offre une fenêtre inédite sur ce mode d’existence interfacé, médiatisé qu’est celui des amateurs de Second Life.
4Dans un premier temps, nous verrons comment le scénario du film et son montage participent de la démonstration de la manière dont, chez les joueurs de Second Life, vies en ligne et hors-ligne s’interpénètrent, faisant de l’écran relié ce milieu vécu, et de l’écran de cinéma le témoin de cette vitalité. Dans un second temps, nous verrons comment l’écran interface la présence à soi et au monde. Casilli décrit les « Liaisons numériques » comme « traversées par une envie contradictoire : construire une sociabilité forte basées sur des liens faibles » (Casilli 2010, 13). Le documentaire interroge également la prétendue faiblesse de ces liens. « Animal à fenêtres » dit George Teyssot (2010), nous ajouterons humains à écrans et nous nous focaliserons ultimement sur la mise en abyme des écrans, telle qu’elle est mise en scène par Della Negra et Kinoshita. L’écran, qu’il soit relié ou de représentation, se fait lieu : celui où se concrétise pour les usagers de Second Life comme pour le spectateur du documentaire l’interaction non seulement avec le dispositif technique mais aussi avec l’autre.
- 2 « In real life » ou IRL est un terme qui provient de l’usage des internaute et des joueurs en ligne (...)
5Si, à l’instar de ce que remarque Casilli dans Les Liaisons Numériques, l’adieu au corps n’a pas eu lieu face au développement des interactions numériques (Casilli 2010, 13), le tour de force du documentaire est de nous narrer la vie des avatars de Second Life presque exclusivement à travers la perspective hors ligne. Ce sont les individus dans leur environnement « in real life » (IRL2) qui priment ; et quand un avatar ou une session de jeu sont montrés dans le film, c’est presque toujours en contexte : l’écran d’ordinateur est filmé dans l’environnement même du joueur.
Illustration 1 : Les protagonistes sont filmés devant leurs écrans. Della Negra, Alain & Kinoshita, Kaori. The Cat, the Reverend and the Slave, France : Capricci Films, 2010.
6Cette importance de la mise en contexte du jeu fait partie intégrante de la démarche de Della Negra et Kinoshita, dont l’objectif semble bien être de redonner corps à ces avatars et de montrer que les frontières entre les mondes virtuel et réel sont pour le moins poreuses. À ce titre les premiers plans du film sont exemplaires. Le documentaire s’ouvre sur une vue surplombante d’un espace urbain montrant l’alignement caractéristique et répétitif d’une multitude de pavillons de banlieue, tous identiques. Ces images sont floues, le mouvement de la caméra peu fluide, on entend le bruit ronronnant d’un moteur, ce qui laisse penser que ces dernières ont pu être filmées par drone. Ces premières images sont rapidement enchaînées avec celles d’un écran d’ordinateur naviguant sur Google Earth.
Illustration 2 : Image filmée par drone. Della Negra, Alain & Kinoshita, Kaori. The Cat, the Reverend and the Slave, France : Capricci Films, 2010.
Illustration 3 : Image médiatisée par Google Earth. Della Negra, Alain & Kinoshita, Kaori. The Cat, the Reverend and the Slave, France : Capricci Films, 2010.
7Dans cette dernière image, on retrouve le même point de vue surplombant, mais, cette fois l’image est pixellisée et traversée de lignes. On aperçoit également un curseur à l’écran et une voix se fait entendre qui narre la navigation, ponctuée de clics de souris. Nous voyons à l’image les mêmes paysages de banlieue aux allées symétriques. Ainsi, prises réelles ou médiatisées par l’écran et issues de la cartographie numérique ne se distinguent finalement que difficilement. Cette mise en équivalence par le documentaire des images en provenance du monde réel ou de sa virtualisation par les caméras satellites de Google Earth est programmatique du propos de Kinoshita et Della Negra. Leur objectif est bien d’interroger la distinction entre le monde proposé par l’écran relié et celui qui se trouve en dehors de lui : tous deux, au sein du documentaire, ne sont que des représentations ; seul varie leur degré de rémédiatisation (Bolter et Grusin 2000). La caméra documentaire du drone filme la banlieue, puis elle filme l’écran qui montre les images enregistrées par les caméras satellites de Google.
8Après cette promenade dans une carte virtuelle, la caméra recule pour laisser apparaître la source de la voix, qui s’avère intradiégétique : Tony, dont le pseudonyme dans Second Life est Joltfreak Skaal, est filmé de dos, tourné vers deux écrans d’ordinateurs, en train de raconter son enfance et d’en désigner les lieux marquants. Ces endroits montrés sur l’écran relié sont ainsi situés dans leur lien avec l’espace physique et l’espace vécu. Dans le documentaire, comme dans l’expérience de ses protagonistes, les espaces physiques et virtuels se superposent. Ainsi, quelques minutes plus tard, après avoir fièrement posé avec sa compagne Tiffany devant leur mobil-home, tous deux décrivent leur « beach-house » dans Second Life, avec ses écrans géants, son bar aquarium, son lit immense et sa table toujours bien garnie.
Illustration 4 : Tiffany et Tony devant leur Mobil-Home. Della Negra, Alain & Kinoshita, Kaori. The Cat, the Reverend and the Slave, France : Capricci Films, 2010.
Illustration 5 :La Beach house de Tiffany et Tony sur Second Life. Della Negra, Alain & Kinoshita, Kaori. The Cat, the Reverend and the Slave, France : Capricci Films, 2010.
9Le jeune homme n’hésite pas à conclure sa description et la visite de sa demeure virtuelle en déclarant : « That is pretty much my life ». Le montage favorise ce lien entre vie on-line et off-line en superposant dans un cut abrupt, les images de leurs maisons numériques et réelles ; puis le couple est filmé dans sa cuisine, obscure et pour le moins ordinaire et monotone. Le contraste ne semble néanmoins percutant que pour le spectateur.
10Les réalisateurs construisent ces ponts entre les deux côtés de l’écran à travers la représentation de chacun des sujets de leurs portraits. Si on les voit physiquement, et si leur lieu de domiciliation IRL est indiqué, ce sont les noms de leurs avatars qui s’inscrivent à l’écran.
Illustration 6 : Boo Bunyip et Stefanii Gorham. Della Negra, Alain & Kinoshita, Kaori. The Cat, the Reverend and the Slave, France : Capricci Films, 2010.
- 3 Le terme métavers désigne un monde virtuel fictif. Second life en est le paradigme.
11Le discours des joueurs est focalisé sur leur biographie où tout évènement vécu d’un côté ou de l’autre de l’écran a des répercussions. Les portraits sont réalisés à tour de rôle, du matin au soir, chacun dans son quotidien : les histoires personnelles des protagonistes sont tissées de ces liens numériques. Boo Bunyip et Stefanii Gorham se sont rencontrés sur Second Life, se sont mariés et ont un enfant ; Krista Kenneth y trouve ses esclaves sexuelles, etc. Le spectateur ne voit pas les avatars de tous les joueurs, le documentaire privilégiant la présence physique des protagonistes. Le film cherche donc à donner littéralement corps à ces avatars, en les exposant mais aussi en mettant en scène leurs liens concrets avec le monde virtuel. La séquence sur le révérend Benjamin L. Faust, appelé dans Second Life Benjamin Psaltery, et sa femme Jennifer R. Faust, alias Mariposa Psaltery, est à ce titre exemplaire. Le couple a acheté dans le métavers3, une île dénommée « Truth », où ils ont construit une église sur le modèle de celle dans laquelle ils prêchent IRL. Celle dans le monde virtuel est néanmoins plus grande afin de pouvoir accueillir un maximum d’avatars. Ils y officient chaque dimanche à 11 h, enregistrent leur prêche, chantent, jouent de la musique. Partant du constat que « Dieu te rencontre où que tu sois », ils entendent « aider » tous les individus vivant dans le péché et pour eux Second life fait résolument partie des lieux de perdition. Il est un espace à conquérir, un espace privilégié pour convertir les âmes égarées, voire une terre de mission. Ainsi, un autre prédicateur, qui officie à la télévision et finance en partie leur projet désigne très clairement le couple comme « des pionniers », les conquérants d’un nouveau monde, intégrant alors l’espace de Second Life dans le récit d’une Histoire américaine qui le dépasse.
- 4 « Screen as a site and site as screen », « L’écran comme un lieu et le lieu comme un écran », (Jewi (...)
12Il s’agit pour Della Negra et Kinoshita de démontrer que si le monde de Second Life est virtuel, ce qui s’y passe, ceux qui s’y rencontrent, les sentiments qui s’y créent sont loin d’être fictionnels. L’écran est pour le joueur un espace intermédiaire qui fait lien entre ses deux espaces vécus. Il est, pour reprendre l’expression de Ghislaine Chabert et dérivée de C Jewitt et T. Triggs4, « un lieu qui fait lien, un lien qui fait lieu » (Chabert 2012, non paginé). Il est un « [l]ieu frontière, d’entre-deux mondes, l’écran articule des espaces hétérogènes, des espaces dans l’écran et aussi des espaces hors écrans » (Jewitt et Triggs 2006, 132, ma traduction). L’objectif du film est de montrer la perméabilité de ces espaces dans l’écran relié et autour de lui. Ce dernier est avant tout un seuil qui, en tant que tel, implique une condition réciproque. Il est un milieu, c’est-à-dire un espace en même temps qu’un médiateur. Il n’y pas de frontière étanche entre les mondes hors-ligne et en-ligne pour les protagonistes, mais aussi au sein du documentaire dont le montage procède par cut perpétuel et alternance des représentations des mondes hors-ligne et en-ligne. L’écranu relié et le documentaire se révèlent avant tout dans leur fonction de médiateurs, de fenêtres au sein desquels peuvent se déployer, grâce à la navigation ou au montage, des espaces qui, dans leur succession, construisent un récit. « Comme on vit les lieux, on vivrait les écrans », écrit Ghislaine Chabert (Chabert 2012, non paginé).
13Le documentaire propose un regard tragi-comique sur ces êtres doubles et illustre la relation qu’ils construisent non seulement avec leurs propres avatars mais aussi avec les autres, interrogeant dans un même mouvement l’étendue des modes de présence à soi, aux autres, et au monde tels qu’ils s’élaborent aujourd’hui (Weissberg 1999).
14L’avatar, comme défini par Franck Beau et Oriane Deseilligny, est :
[...] un moyen de mise en présence et de représentation du participant dans un espace de communication en réseau, considéré comme un espace public de communication ; mais d’un point de vue opératoire, l’avatar a une fonction ergonomique puisqu’il est l‘instrument avec lequel un individu manifeste son action dans l’environnement. (Beau et Deseilligny 2009, 42)
15L’avatar est à la fois trace d’une présence à soi et outil de communication, main virtuelle tendue vers l’autre. Comme le remarquent les réalisateurs dans le communiqué de presse consacré au film : dans Second Life, « [i]l n’y a pas d’objectif à atteindre. Aucun sens, pas de mission à accomplir. […] Très vite, chacun se retrouve nécessairement confronté à la question existentielle : que faire de sa vie ? » Cette question n’a pas plus de réponses évidentes dans Second Life que hors-ligne.
16Le film le montre bien, il s’agit toujours pour les internautes de trouver l’avatar digne de leur représentation fantasmée d’eux-mêmes. Comme le note Casilli, « les avatars dans les jeux vidéo sont autant de traces de la présence en ligne des internautes, qui s’en servent pour entreprendre une quête de soi passant par la quête d’un corps idéal » (Casilli 2010, 13). Ainsi, – et l’on pourra interroger le choix stéréotypé voire classiste des réalisateurs – Vanessa Bishop, mère de famille américaine obèse vivant à la campagne dans le Kansas, s’est construit un avatar féminin en forme de bimbo dénommé Stefanii Gorham, alors que son compagnon Ron Jerome (dont l’avatar s’appelle Boo Bunyip), ouvrier sur des chantiers, joue du piano et l’emmène à l’opéra dans Second Life. Dans Le Corps aujourd’hui (2008), la philosophe Isabelle Queval avance que le corps est principalement vécu comme un projet de soi, dont ces corps numériques choisis témoignent résolument. Ils représentent les aspirations des internautes, et en cela, ces avatars sont littéralement des alter-egos. Un autre soi, un soi autre, à la fois ressemblant et dissemblable comme le démontre avec force la série de photographies réalisées par Robbie Cooper et publiées dans un livre intitulé Alter Ego : Avatars and Their Creators (2007) et sur son site https://robbiecooper.com/portfolio/alter-ego. Chaque photographie propose le portrait d’un joueur de MMORPG accolé à celui de son avatar. Le jeu de différence et de ressemblance que cette juxtaposition provoque une réflexion pertinente sur la relation au corps virtuels comme réels.
La projection dans l’avatar est un procédé réalisant dans le corps même le travail de réflexion sur soi, de déchiffrement des désirs et des aspirations personnelles, et finalement d’harmonisation avec un milieu social choisi, au sein duquel la transformation que l’individu cherche à opérer sur lui-même rejoint la transformation plus ample de la communauté composée par les personnes avec lesquelles il ou elle interagit. (Casilli 2010, 155)
17À ce titre, dans The Cat, the Reverend and the Slave, le portrait de Krista Kenneth, alias Lisa Yohogania est exemplaire et d’autant plus intéressant qu’à aucun moment les réalisateurs ne montrent son avatar. Elle n’est filmée qu’en contexte réel.
Illustrations 7, 8, 9 : Portraits de Krista Kenneth. Della Negra, Alain & Kinoshita, Kaori. The Cat, the Reverend and the Slave, France : Capricci Films, 2010.
18Dans le portrait de Krista Kenneth, tous les stéréotypes de la masculinité et de la féminité s’entremêlent à l’image et dans le discours. Après l’avoir aperçue à la tombée du jour sortir du travail, vêtue d’un jean et d’un polo, les cheveux attachés et le sac en bandoulière, fumant une cigarette (Illustration 7), nous la retrouvons dans le cadre de la porte enfilant un robe, souriante. Visiblement heureuse, elle déclare : « This is how I wish I could be permanently in real life » (Illustration 8). Puis, quelques minutes plus tard, dans la même tenue qu’en sortant du travail nous la voyons au stand de tir (Illustration 9). Ses propos sont enregistrés alors qu’elle est assise devant son ordinateur, elle évoque son maître, décrit comme un motard / Père Noël dont la virilité exacerbée fait contraste avec la fragilité de la posture de Krista et l’aspect presque « conservateur » de sa tenue (robe à fleurs, petit gilet jaune et collants blancs). Si elle est l’une de ses esclaves, elle est aussi « maître » de quatre esclaves dont elle régit à son tour strictement la vie sexuelle en ligne et hors-ligne. Elle envisage d’emménager avec quelques-unes d’entre elles et raconte son projet :
As head of the household I would be the mum and the dad. I would be their mistress, their lover, their friend. A normal relationship except, instead of being exclusive, I will have my three girls, which would be the starting of a family.
19Dans le portrait de Krista, les stéréotypes de la famille nucléaire et les binarismes (féminité / virilité, autorité / soumission, maternité / paternité) sont transgressés, témoignant ainsi de l’hybridité des dynamiques identitaires contemporaines, de ce sujet distribué (« distributed self ») dont parle Katherine Hayles dans How We Became Posthuman (Hayles 1999, 200). Le parti pris des réalisateurs de ne pas montrer l’avatar de Krista, apparaît alors comme une manière de laisser le spectateur imaginer toutes les possibles incarnations d’un sujet. L’avatar n’est qu’une facette parmi tant d’autres qui s’expriment aussi bien en ligne que hors-ligne. Dans leur documentaire, Kinoshita et Della Negra replacent les corporéités au centre, en alternant représentations virtuelles et réelles (comme pour Boo Bunyip et Stefanii Gorham), ou en montrant seulement la complexité des identités déjà existantes dans le monde réel et dont l’avatar de Second Life n’est qu’une représentation parmi d’autres. Les identités et corporéités dans le monde réel sont aussi fluides qu’en ligne. Il est aussi aisé de modifier un avatar sur Second Life que d’enfiler une robe pour Krista dans le confort de son domicile. Chez Krista, il est particulièrement évident que l’écran est également foyer, lieu de l’intime où peut s’exprimer toute la complexité de la personnalité, au même titre que le domicile, seuls lieux où, comme elle le dit, elle peut être elle-même. Le documentaire permet ainsi de mettre sur un pied d’égalité les représentations virtuelles comme réelles de corps avant tout vécus et aux identités plurielles.
20Toutes les quêtes personnelles des protagonistes de The Cat, the Reverend and the Slave reposent sur des interactions avec d’autres avatars. Second Life fait partie intégrante de la société en réseau, cet « espace social où des corps interagissent pour créer des liens de coexistence » (Casilli 2010, 11). Le métavers est avant tout une plateforme d’échanges. L’écran relié qui permet d’y accéder semble alors l’être à plus d’un titre puisqu’il est, tel est le propos du film, avant tout vecteur de lien social. Casilli dans Les Liaisons numériques, comme Della Negra et Kinoshita dans leur film, démontrent avec force que les relations en-ligne n’excluent pas la sociabilité en face à face. Le sentiment de communauté n’est pas non plus conditionné par cette coexistence physique :
Désormais, il est impossible d’affirmer que les seules vraies communautés sont basées sur un lieu qu’on partage. Les rencontres en face à face ne sont plus la modalité exclusive d’interaction. Le contexte sociétal contemporain s’est enrichi de nouvelles manières de « se sentir en communauté » et, par cela, de « faire de la communauté ». Il faut bien souligner ce dernier point : les pratiques communautaires en ligne s’ajoutent à celles qui préexistent et ne se substituent pas à elles. (Casilli 2010, 57)
21L’exemple des Furries est symptomatique de ce phénomène. Patrick Teal alias Marcus Damone s’est toujours plus senti chat qu’humain. Il a trouvé dans Second Life une communauté d’individus, baptisés les furries, qui tout comme lui s’identifient plus à des animaux qu’à leurs congénères anthropoïdes. Cette « communauté élective » qui permet de « rentrer et rester en contact seulement avec des individus partageant nos valeurs et nos désirs » (Casilli, 2010, 60), organise des évènements communs (rencontres et autres fêtes), développe un vocabulaire spécifique « furry friendly, « furry curious », tout un répertoire de pratiques allant du « Scritch » (se faire gratter les oreilles) aux « Yiff » (acte sexuel entre furries), en passant par les « Furpile » (des câlins collectifs), mais aussi des rituels qui se voient en l’occurrence accompagnés par l’expertise de leurs aînés parmi les furries (comme par exemple trouver leur animal totémique et créer un avatar à leur image). Ainsi, Marcus encadre régulièrement les novices. C’est également au sein de cette communauté que des rencontres amoureuses sont permises. Marcus, se promenant sur la plage affublé d’oreilles et d’une queue de chat, nous parle alors avec tendresse de Geneviève. Ces écrans qui, pour leurs détracteurs, annihilent toute sociabilité se révèlent finalement via Second Life, mais aussi via les réseaux sociaux et les autres sites de rencontres, être des vecteurs de sociabilité, des « outil[s] pour éradiquer la solitude » écrit Casilli (Casilli 2010, 239). L’écran relié est aussi « l’écran de contact » que définit Thierry Lancien (Lancien 2011, 13), « l’écran communication » de Gilles Lipovetsky et Jean Serroy (Lipovetsky et Serroy 2007, 10), celui que Ghislaine Chabert nomme également « écran de la présence » (Chabert 2012, non paginé). La chercheuse pense les pratiques d’écran comme l’interrelation de trois espaces différents :
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l’espace réel autour de l’écran (around screen) habité physiquement et socialement par l’individu ;
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l’espace imaginé hors champ (off screen), concret lorsque l’on visualise l’autre sur l’écran, ou imaginaire et mentalisé, lorsque l’on s’imagine l’autre dans son espace à travers les signes de sa présence à l’écran (le texto amoureux sur le mobile rendant violemment présent à l’écran ce qui est absent physiquement) ;
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Enfin, l’espace de l’écran, l’espace de l’interaction, de la rencontre (on screen), entre-deux visualisé, entendu, touché, senti dans lequel l’utilisateur s’immerge par le corps et les sens et où le sentiment de présence est renforcé et vibrant. (Chabert 2012, non paginé)
22L’écran relié est bel et bien un espace d’interaction ; il n’est pas tant une surface de séparation qu’un lieu de rencontre et de présence. Et l’écran de cinéma dans lequel est diffusé le documentaire s’en fait le témoin. Le spectateur du documentaire effectue en effet lui aussi une rencontre médiatisée par un écran. Comme l’écrit Jacques Ibanez Bueno à propos de la télévision mais qui peut s’appliquer à tous les écrans de représentation :
La réception télévisuelle est une expérience de contacts, motivée par le désir de rapprochement aux autres et qui se traduit par le fait d’être effectivement exposé à des visages, des corps et des voix au travers de l’écran (Ibanez Bueno 2004, 95).
23C’est ce que produit le film de Della Negra et Kinoshita, et c’est également ce qui permet de dire que le documentaire donne corps aux avatars. Cette rencontre des spectateurs avec les protagonistes et des protagonistes entre eux, est particulièrement intense dans le passage du documentaire où Ron Jerome et Vanessa Bishop, mariés IRL et vivant sous le même toit, se retrouvent sur Second Life. Dans la scène précédente, tous deux étaient filmés dans leur cuisine en train de se disputer. Mais, cette fois, chacun est seul, dans une pièce séparée de leur maison, devant son ordinateur.
Illustration 10 : Gros plan sur les doigts de Ron Jerome sur son clavier. Della Negra, Alain & Kinoshita, Kaori. The Cat, the Reverend and the Slave, France : Capricci Films, 2010.
24Dans la pénombre, leurs yeux et leurs mains sur les claviers, filmés en très gros plans, sont seulement éclairés par la lumière émanant de leurs écrans. Une certaine sensualité émane de ces gros plans accompagnés d’un morceau de piano classique.
Illustration 11 : Boo Bunyip et Stefanii Gorham, Della Negra, Alain & Kinoshita, Kaori. The Cat, the Reverend and the Slave, France : Capricci Films, 2010.
25Dans l’écran, sur Second life, leurs avatars Boo Bunyip et Stefanii Gorham sont réunis sur un canapé, elle est couchée sur ses genoux. Ainsi, le spectateur est face aux corps IRL des protagonistes comme des avatars sur un même mode de représentation. L’alternance dans le montage, la proximité des corps virtuels ou IRL, produisent un lissage qui entraine le regard du spectateur à effectuer une mise en équivalence. Le documentaire permet au spectateur de saisir la manière complexe dont les protagonistes perçoivent leurs corps dans, avec, à travers les écrans.
26Cette superposition des rencontres via des écrans de nature différente conduit à interroger finalement le procédé même de représentation filmique, cette mise en scène de l’écran relié dans l’écran de représentation qui caractérise The Cat, the Reverend and the Slave.
27La mise en abyme écranique préside au documentaire. Comme mentionné plus haut, les protagonistes sont souvent filmés devant leurs écrans d’ordinateur (Illustration 1). L’écran relié ouvre alors une nouvelle profondeur de champ au sein de l’écran de représentation. Appuyant et jouant de cette mise en abyme fondatrice de leur démarche documentaire, les réalisateurs multiplient les effets de surcadrage. Ils illustrent alors littéralement la proposition de George Teyssot : « l’homme est un animal à fenêtre » (Teyssot 2010, non paginé) Ainsi, quand Krista est filmée dans sa robe à fleur (Illustration 8), elle apparaît dans l’encadrement de la porte. On ne voit pas son avatar sur Second Life et elle est représentée dans un autre cadre, d’autant plus comparable à un écran relié qu’il se trouve dans l’écran de représentation, au sein duquel elle peut enfiler une autre tenue et donc une autre identité. Plus tard, alors que nous entendons seulement sa voix raconter sa vie sexuelle avec Jody, seule sa fenêtre est filmée, à travers laquelle nous apercevons deux enfants s’amuser sur ce qui semble être un tracteur tondeuse.
Illustration 12 : À travers la fenêtre de Krista. Della Negra, Alain & Kinoshita, Kaori. The Cat, the Reverend and the Slave, France : Capricci Films, 2010.
28Le surcadrage est un moyen pour les réalisateurs de multiplier les fenêtres, lesquelles donnent tour à tour sur le monde IRL et virtuel. L’utilisation de ce procédé et la mise en abyme qu’il provoque contribuent au lissage et à la superposition des deux mondes abordé précédemment.
29Dans un même mouvement, ce procédé implique de fait une dimension réflexive sur la fonction du documentaire, de l’acte de filmer et de son montage. Il est évident que toute œuvre filmique, même documentaire, est le résultat d’un montage (Guynn 2001). Le film construit une narration, dépeint des personnages et, par là-même, est aussi une construction de vie interfacée. Scénariser un film et la mise en scène de ses personnages, c’est un peu jouer à Second Life, c’est faire de la fiction. Cette dimension fictionnelle ne contredit néanmoins pas la visée documentaire et anthropologique du film, car comme le note Marc-Henri Piault :
[...] il n’y a pas d’image sans mise en scène et [...] le processus imagétique est, par essence, une disposition du regard pour une certaine connaissance. [...] Je souhaiterais également montrer qu’une élaboration fictionnelle, en revanche, lorsqu’elle est délibérément choisie et surtout énoncée, permet et parfois facilite une mise en évidence des réalités sociales dont l’anthropologie en particulier fait son objet. (Piault 2011, 159)
30Par ailleurs, à l’instar de ce que remarque Piault, toutes les théories du montage qui se développent au début du XXeme siècle s’élaborent avant tout comme « des théories de la méthode et de la connaissance appliquées au dévoilement de l’homme dans ses rapports au monde et à lui-même. » (Piault 2011, 168). C’est cette situation entre illusion vériste du documentaire et réalisme documenté de la fiction, qui fera dire à Rouch que ses films étaient de la « science-fiction » (cité par MacDougall 2004, 11).
31Le documentaire de Della Negra et Kinoshita revendique absolument son caractère construit. La scène de prime abord bucolique où l’on entend des jeunes gens filmés en contreplongée, assis en rond dans l’herbe, se raconter leurs aventures dans le métavers, est en ce sens programmatique.
Illustration 13 : Discussion sur l’herbe entre Furries. Della Negra, Alain & Kinoshita, Kaori. The Cat, the Reverend and the Slave, France : Capricci Films, 2010.
32Après quelques minutes de conversation, la caméra effectue un zoom arrière pour montrer que ces protagonistes ne sont pas au milieu d’un champ, mais d’un triangle d’herbe cerné par un parking et une route.
Illustration 14 : Discussion en ville entre Furries. Della Negra, Alain & Kinoshita, Kaori. The Cat, the Reverend and the Slave, France : Capricci Films, 2010.
33Ils ne sont pas à la campagne, mais dans une zone à la limite de la friche industrielle urbaine. La caméra construit ce qu’elle nous montre, nous montre ce qu’elle veut bien, et il en est de même de ces personnages dont les portraits nous sont dressés. Les protagonistes sont par ailleurs tout à fait familiers du processus représentationnel, puisqu’ils le vivent quotidiennement sur Second Life, et c’est sans doute aussi pour cela qu’ils semblent si prompts à se livrer devant la caméra des réalisateurs.
34Le chat, le révérend et l’esclave, dans les écrans de Markus, Benjamin et Krista, qui eux apparaissent dans notre écran : cette mise en abyme écranique souligne à quel point nos identités contemporaines sont le résultat d’une pluralité de médiations et qu’à cet égard, et pour paraphraser Chloé Delaume dans Corpus Simsi (2003), roman sur les pérégrinations d’un avatar Sims, nous sommes tous des personnages de fiction, nous nous construisons à travers une pluralité de discours tous plus ou moins médiatisés. Delaume ici rejoint Lacan pour qui, « [t]out sujet s’appréhende dans une “ligne de fiction”. Cette “fiction” est la seule “vérité possible” que le sujet puisse produire de lui‐même : il ne saurait y en avoir d’autres. » (Lacan 1999, 94) Ce que nous sommes est le résultat d’une construction, d’une accumulation de fictions : celles que la famille nous rapporte et qui nous fondent, celles que l’on construit de soi IRL, mais aussi sur les réseaux. C’est par ailleurs ce qui fait dire à Nancy Huston que « [l]a persona est tout bonnement la façon humaine d’être au monde. » (Huston 2008, 175) Nos avatars virtuels n’en sont qu’une occurrence au statut fictif plus assumé. Nous partageons avec eux et avec Burning Man, censés avoir inspiré les concepteurs de Second Life et sur lequel se conclut le documentaire, un même statut scriptible. Le festival du Burning Man est une expérience communautaire et artistique qui s’est construite au cœur du désert du Nevada, dans un espace vide, sans vie, hostile même (on voit les gens porter des lunettes et des masques pour se protéger du sable du désert). Ce désert, tel l’écran relié où les internautes créent leurs avatars sur Second Life, ou encore l’écran blanc de cinéma, est devenu surface de projection, de fantasme, de fiction : en cela il diffère peu de l’écran de représentation. Quelques individus, d’abord peu nombreux, doux illuminés, en ont fait un endroit alternatif et utopique, où règnent l’entraide et la fête. Le lieu se construit et se déconstruit pour une semaine de vie par an. Aussi, le film le montre très bien, chacun semble y vivre une sorte de parenthèse enchantée et on y voit s’y inventer toutes sortes de personnages, marginaux peut-être, mais tout aussi fictionnels que ceux que nous incarnons au quotidien. Ces personnages marginaux ont peut-être d’ailleurs l’avantage, qu’ils partagent avec Marcus, Krista et les autres, ainsi qu’avec Della Negra et Kinoshita, d’être peut-être plus conscients que quiconque que nos vies, médiatisées ou non, sont résolument de l’ordre de la fiction.
35Dans The Cat, the Reverend and the Slave, l’écran est donc le lieu où se concrétise, pour les usagers de Second Life comme pour le spectateur, l’interaction avec le dispositif technique (l’avatar), mais aussi avec l’autre. Le documentaire ici, dans sa dimension anthropologique, apparaît comme un moyen efficace et pertinent pour témoigner de ces nouvelles corporéités distribuées (Hayles 1999) telles que les adeptes de Second Life semblent les vivre. Le médium filmique et le montage permettent de les représenter, de leur redonner corps, mais aussi d’en explorer la pluralité. Le film juxtapose et rapproche ce qui semblait séparé. Il démontre que l’écran relié ne fait pas écran mais construit un espace, un milieu, au même titre que ces chambres, ces salons ou ces triangles d’herbe dans lesquels sont filmés les protagonistes du documentaire. Si l’avatar est image et fiction, au sein du documentaire, les corps physiques le sont tout autant. Ainsi, le paradoxe de l’hybridité documentaire qui dit le réel, filme des personnes et crée des récits, des personnages, s’impose comme un miroir de l’hybridité des avatars, êtres fictionnels mus par des individus réels. Au sein du documentaire comme de Second life, il n’y aurait donc plus à séparer la représentation du représenté. The Cat, the Reverend and the Slave semble alors témoigner d’une nouvelle étape dans l’entreprise phénoménologique de transcendance des dualismes débutée au début du XXème siècle. Comme l’écrit Maurice Merleau-Ponty,
Notre siècle a effacé la ligne de partage du « corps et de l’esprit » et voit la vie humaine comme spirituelle et corporelle de part en part, toujours appuyée au corps. (Merleau-Ponty 1945, 97)
36Le documentaire de Kinoshita et Della Negra, en ce début de XXIème siècle s’appuie sur ce constat et démontre que loin des discours sur la disparition du corps, les mondes numériques ne sont qu’une « technique du corps » parmi d’autres (Mauss 1950, 365). De même que l’on ne sépare plus esprit et corps, il s’agirait de ne plus séparer les corps de leurs représentations. Cette nouvelle ontologie que dessine le documentaire ne fait l’objet d’aucun jugement de valeur par Della Negra et Kinoshita, elle est aussi bien le cauchemar de Baudrillard (1981) que la première étape de la réalisation de l’utopie posthumaniste.