- 1 Ainsi que le rappelle Henry Bergson (Bergson 2013, 100) : « Si nous pouvions nous dépouiller de tou (...)
- 2 Cf Mauss 2004, 372 : « Le corps est le premier et le plus naturel objet technique, et en même temps (...)
- 3 Cf Michel Foucault (1975), « Surveiller et punir », in Foucault 2015, 288-9 : « Il faut plutôt adme (...)
1Si le sujet individuel et sociétal ne peut se penser sans la technique, sa définition s’enracine également dans le corps comme origine et prolongement de l’objet. Corps et technologie sont en effet au cœur de la définition de l’humain, homo faber avant d’être homo sapiens1. L’apparition de l’humain coïncide avec l’invention de l’outil, c’est-à-dire de la technique. C’est la technique qui le fait rentrer dans l’histoire et lui permet de se façonner lui-même en façonnant la nature. En effet, le corps est à la fois un objet et un moyen technique2. Utilisé de manière réflexive, l’outil technique s’accompagne d’un savoir que la notion de technologie recouvre. Dès lors, la question se pose des moyens et des fins s’articulant aux savoirs technique et technologique. Peuvent-ils exister en dehors d’un pouvoir qui les utilise à des fins qui lui sont propres ? La possession d’un savoir technique et technologique, lorsqu’il est mis au service d’un pouvoir (Foucault 2015 288-9)3 n’ouvre-t-il pas la porte à une utilisation de la technique à des fins contraires à l’humain ? Le développement technique ne peut-il être un potentiel outil de domination et d’asservissement ? C’est que la technique, prolongement du corps, est non seulement au cœur de la définition de l’humain mais aussi potentiellement source de sa destruction. À l’heure des nouvelles technologies où les limites de l’humain peuvent être repoussées, y compris lorsqu’elles ont trait à sa corporéité, que ce soit dans le domaine de la bioéthique, de la robotique ou des intelligences artificielles, il semblerait que ce soit maintenant l’hybridation homme-machine qui vienne redéfinir l’humain, au risque de l’humain même.
- 4 Bruno Latour, « L’anthropocène et la destruction de l’image du globe », in Hache 2014.
- 5 Cf Zalasiewicz 2010.
2Aujourd’hui, les objets technologiques changent radicalement le rapport au corps, les interactions sociales, ainsi que les usages. C’est que dans nos sociétés industrialisées nous vivons un état de « connexion permanente » (Fogel et Patino 2013, 9) qui peut créer de nouvelles pathologies, générer des addictions, de nouvelles formes de criminalité, de nouveaux langages. La technologie redéfinit les paramètres de l’humain en modifiant profondément les relations entre les corps, entre les sujets, et entre les humains et les machines. Notre époque voit la figure du cyborg devenir plus familière que la silhouette de l’humain. Vivons-nous donc dans une ère posthumaine ? Sommes-nous prêts à faire advenir l’extinction de notre propre espèce4 à coup de développement et d’innovation technique, à l’ère de l’anthropocène5 ?
3Comme souvent, ce sont les pratiques de création littéraire, artistique et de performance qui font l’intuition du pouvoir terratologique de ces « technologies politiques d’état » (Foucault 2001 241-242) qui sembleraient nous menacer, tout en pointant la possibilité de leur utilisation à des fins réparatrices. Ainsi, les œuvres artistiques, littéraires et de performance pourraient-elles se proposer comme des lieux de développement de « techniques de soi » (Foucault 2001, 241-2) propices à une réconciliation de l’humain avec l’humain. Lorsque les œuvres empruntent elles-mêmes les canaux des nouvelles technologies, comme c’est le cas pour la cyberculture, internet devient un nouvel outil de création apte à reconfigurer les paramètres fondamentaux que sont l’espace, le temps, l’identité et le corps. L’espace spécifique d’internet, dessiné par les technologies numériques dans sa cartographie mouvante, rhyzomatique et diagrammatique, est alors pensé comme moyen de sortir des hiérarchisations liées aux localisations corporelles spatialisées dans le monde réel.
4À la suite des figures phares du technoféminisme que sont Rosi Braidotti, N. Katherine Hayles et Donna J. Harraway, on peut célébrer la manière dont les œuvres issues de la cyberculture dépassent la conception de l’humain héritée des Lumières, mettant fin aux complicités que ces dernières entretenaient avec les formes d’oppression hégémoniques qui se réclamaient d’elle. Mais il faut pour cela revenir à la forme même que prend l’humain, c’est-à-dire à son corps. « We need first to understand that the human form — including human desire and all its external representations—may be changing radically, and thus must be re-visioned […] five hundred years of humanism may be coming to an end as humanism transforms itself into something we must helplessly call posthumanism » (Hassan 1977, 843). C’est la disparition d’une certaine solidité de la notion de corps et des matérialités qui s’y rattachent qui nous ouvrirait au posthumain. Ce dernier caractériserait un monde où les dominations que la notion d’humain rendait possibles par l’instauration, la naturalisation et la hiérarchisation des différences corporelles auraient cessé. Un monde décorporéisé, donc.
5Symétriquement, la reconfiguration de la temporalité humaine que le numérique induit permet des rencontres, des échanges, des modes de devenir collectif qui rendent possibles des actions politiques mais aussi des modalités d’intervention artistique, de performance, et d’embodiment inégalées. Que la temporalité numérique diffère de la temporalité humaine ne peut être nié, et cette transformation de la temporalité humaine qui pousse l’humain vers ses limites et qui est due à l’accélération propre des contenus et de l’information circulant sur internet, s’accompagne d’une fragmentation extrême de l’instant, conduisant les sociologues à parler de « fragmentation répétée au service de l’immédiat » (Fogel et Patino 2013, 20), une fragmentation qui est elle-même génératrice de nouvelles pathologies sociales comme la FOMO (Fear of Missing Out), cette angoisse de rater un événement important si l’on quitte son écran des yeux. Cette temporalité nouvelle de la soumission à l’immédiateté qui rive les personnes à leur clavier semble nous arracher à notre condition d’humain s’expérimentant dans la durée pour nous plonger dans l’immédiateté d’un monde posthumain. Mise au service de la mobilisation de masse, elle sert l’activisme politique et social. Ces changements radicaux dans les champs spatiaux et temporels nous indiquent qu’au cœur de la définition de l’humain se trouve une des coordonnées fondamentales de l’humain que le posthumain semble avoir rendu caduque, à savoir la matérialité de son corps.
6Énoncer que le monde dans lequel nous vivons délaisse de plus en plus l’organique semble aujourd’hui relever du lieu commun. La légitimité et la pertinence du corps y compris dans ses différences sexuées ne sont-elles pas constamment remises en question dans un environnement machinique où les corps sont de plus en plus « plastifiés, machinisés, transgénisés », comme le rappelle Ollivier Dyens (Dyens 2008, 24) ? Ainsi Donna Haraway peut-elle célébrer l’avènement du cyborg comme pouvoir de déstabilisation des hiérachies entre les sexes dues aux différentiations genrées, dans la mesure où le cyborg n’est ni mâle ni femelle mais organisme machinique hybride et asexué. Les nouvelles technologies rendraient-elles nécessaires la révision de la définition phénoménologique de l’humain comme chair ouvrant à la chair du monde ? Si les phénoménologues affirment la centralité du corps dans toute définition de l’humain et du monde, dans la mesure où le corps structure le monde vécu, le posthumanisme se propose pour sa part de décoller la conscience humaine du corps, pour la transférer à la machine et la brancher sur des collectifs, des communautés d’expériences, des corps virtuels et pluriels.
7Force est de constater que l’expérience de surfer sur internet est celle d’une démultiplication du moi en un réseau connecté de subjectivités nomades. Cette démultiplication est à l’œuvre par exemple dans les expériences de « contagion émotionnelle » et d’« intimité ambiante » (Reichelt 2007) dans lesquelles nous plonge notre immersion ponctuelle ou régulière dans les réseaux sociaux. Prise entre des expériences de dilution et de multiplication, l’identité de l’internaute se transforme, emprunte la voie du jeu, de la mascarade, de l’avatar, pour aller parfois jusqu’à la dissolution. Comment, dès lors, continuer à penser ensemble l’humain, le corps et la technologie ?
8On notera que la tradition philosophique qui appréhende notre contemporain par le prisme de la critique des idéologies et qui regarde avec suspicion la collusion du savoir et du pouvoir, de la technique et de l’assujetissement, court en parallèle d’une autre tradition qui lui est contemporaine et qui poursuit la tâche d’un humanisme prenant en compte le monde technologique qui l’entoure. D’Henri Bergson à Gilbert Simondon en passant par Georges Canguilhem, les philosophes de la technique ont tenté de penser ensemble l’humain, le corps et les machines qu’il produit. Cette tradition qui reconnaît à l’objet technique un mode d’existence au sens plein du terme, définit l’homme comme ontologiquement lié à la technologie. Loin d’opposer la machine inanimée à l’humain, elle souligne que la machine doit être pensée comme et avec la vie, car la technique joue un rôle privilégié dans l’organisation des rapports entre l’homme et le monde. Si l’évolution de l’homme est consubstantielle à celle de la culture, l’objet technique est l’intermédiaire privilégié entre l’homme et cette dernière. Gilbert Simondon, pour qui ce n’est pas la technique qui a déshumanisé l’humain mais l’humain qui a déshumanisé la machine, soutient que la machine ne détruit pas les valeurs humaines mais qu’elle est au contraire porteuse d’une réalité humaine riche parce qu’elle est produite par les hommes qui l’ont imaginée et créée, et qu’elle véhicule des valeurs humaines qui jouent un rôle structurant dans la société. Pour Simondon la technique fait partie intégrante de la réalité humaine. Il convient donc de la penser, et ceci à partir de l’humain, à défaut de quoi on déshumanise et la machine et l’humain. Penser la machine sans l’humain ne fait pas sens, puisque la machine n’est pas séparable des efforts qui l’ont créée. Appréhender le monde technologique sans l’héritage de la pensée humaniste ne peut conduire qu’à l’échec. Simondon montre ainsi que l’homme peut avoir une relation à la technique qui n’est pas aliénante pour lui, s’il lui reconnaît sa capacité à l’humaniser, à faire partie intégrante du paysage humain. Ceci n’implique pas une quelconque technolâtrie mais condamne la technophilie excessive, tout comme la technophobie qui ne reconnaissent ni l’une ni l’autre sa juste place à la machine. Cette dernière n’est en effet ni à considérer avec « effroi technologique » comme étant « inhumaine », (Dyens 2008, 14), ni à considérer comme une solution automatique aux problèmes humains. Il faut donc remettre l’objet technique à sa juste place : celle d’une machine ouverte sur des valeurs et des modes d’existence susceptibles de nous humaniser, de par sa qualité d’intermédiaire entre nature et culture. L’homme et la machine se situent dans une continuité dont l’enjeu est éthique. En effet, technique et éthique sont liés, puisqu’il est du devoir de l’homme de porter sur la machine un regard informé, capable d’y discerner les éléments, les individus et les ensembles machiniques, afin de pouvoir constamment en améliorer le fonctionnement. Si l’homme et la machine sont consubstantiels, les ordinateurs, les robots et tous les objets connectés qui peuplent notre quotidien ne devraient donc pas nous apparaître comme exclusifs de l’humain, mais au contraire comme intimement liés à son développement et à son accomplissement.
9Les arts et la littérature sont des lieux privilégiés pour penser ces relations complexes de l’homme à la technique. La cyberculture, en particulier, est un prisme de choix à travers lequel observer les transformations que les nouvelles technologies font subir au sujet humain. La cyberculture nous façonne, à l’instar des objets techniques que nous manipulons. Dans l’expérience de la littérature en ligne par exemple, nous ne lisons plus en vue de connaître une fin qui viendrait élucider le sens du récit, ce que nous faisons lorsque nous lisons le livre codex pour le récit qu’il nous fait de nous-même et des autres, ce que Peter Brooks appelle « reading for the plot » (Brooks 1992, 3). Nous ne cherchons pas non plus une clé ultime qui rétrospectivement pourrait éclairer le cheminement d’un texte, ce que Kermode désigne comme « The sense of an Ending » (Kermode 2000, 181). Nous nous perdons dans les méandres des intrigues multiples et la temporalité courte de la succession de vignettes que présentent les œuvres en ligne, en particulier lorsqu’elles sont hypertextuelles. C’est que dans l’œuvre de littérature électronique, la fonction métatextuelle du texte prime sur sa fonction narrative, dans la mesure où la discontinuité du texte nous force constamment à sortir de l’emprise du récit et à réfléchir sur le médium et la manière dont le récit est fait. L’hypertexte se lit et se vit sur le mode du fragment, de la temporalité hâchée plutôt que de la temporalité longue de l’immersion imaginaire et symbolique dans l’univers romanesque du livre codex. L’œuvre de littérature en ligne, et ce d’autant plus qu’elle est hypertextuelle, est caractérisée par la fragmentation et la séquentialité. On peut parler à son égard d’une épistémologie de la discontinuité, d’une « fragmentation ontologique » (Hayles 1999, 126) que les auteurs exploitent à dessein pour produire des effets discursifs, mais aussi pour susciter chez le lecteur des prises de conscience critiques et politiques.
10Ce sont ces imaginaires, ces représentations et cette pensée de l’articulation entre corps et technique que ce dossier de la revue Sillages Critiques vise à interroger à travers cinq œuvres littéraires, cinématographiques et de performance qui s’inscrivent dans la diachronie. Les articles rassemblés montrent que c’est par l’intermédiaire d’imaginaires du corps et des modes de perception et de sensorialité spécifiques qui s’y rattachent que les œuvres étudiées tissent un discours sur l’humain et sa possible caducité. En effet, elles ont pour point commun de mettre en avant le corps comme enjeu privilégié de savoir et de pouvoir technique. De l’hybris scientifique qui permet la fabrication d’une créature nouvelle dans le Frankenstein de Mary Shelley au fantasme de remplacement du corps de l’humain, objet de désir, par une intelligence artificielle dans le film Her de Spike Jonze, le parcours effectué par ce dossier retrace la fascination historique de l’humain pour les conséquences du progrès technique sur sa définition et sa propre survie, entre technophilie et technophobie. La perspective diachronique permet de retracer la manière dont la méfiance affichée par les Romantiques à l’égard des ambitions de la science, versant sceptique du positivisme scientifique qui a traversé le XIXème siècle jusqu’au début du XXème siècle, se prolonge aujourd’hui dans des positionnements ambivalents, pleins d’espoir mais aussi de potentiel effroi vis-à-vis des conséquences du progrès technologique pour les corps. Le rapport humain-machine est abordé de nos jours, à l’ère des écrans et objets connectés, sous l’angle de la disparition et de la virtualisation des corps qui mènent inéluctablement à une dématérialisation des rapports et des liens sociaux. Comment expliquer alors que l’époque contemporaine au travers de ses productions artistiques et littéraires voit paradoxalement le corps faire retour ? Afin de répondre à cette question les articles rassemblés dans ce dossier interrogent la richesse des nouvelles formes de création artistique et littéraire en ligne qui permettent au spectacteur et au lecteur une approche participative, multisensorielle et interactive des œuvres. L’article de Jean-Jacques Lecercle qui plonge au cœur historique de la fascination pour la créature hybride monstrueuse qui prend vie sous la plume de Mary Shelley, montre que la perception d’une dimension inquiétante de la technique est ancienne et fait porter sur le corps le poids de ses interrogations. C’est le corps, ou plutôt la voix technologisée, devenue objet de désir, qu’Elisabeth Marion et Yohan Trichet explorent dans « And God created… the virtual woman » au travers du film Her de Spike Jonze, pour interroger les limites de la place que l’objet technologique prend dans la relation interpersonnelle, et notamment amoureuse. Dans son article intitulé « Shelley Jackson’s gender politics in Patchwork Girl », pour sa part, Anne-Laure Fortin-Tournès analyse comment l’hypertexte de Shelley Jackson fait revivre la créature féminine que Victor avait détruite dans le roman de Mary Shelley, en faisant du corps fragmenté de la créature un enjeu hypertextuel, pour proposer un nouveau mode de « subjectivité distribuée » (Hayles 1999, 4) ancré dans une certaine forme de corporéité. Dans son article intitulé « L’humain et l’écran, à l’écran, The Cat the Reverend and the Slave d’Alain Della Negra et de Kaory Kinoshita », Anais Guilet démonte les ressorts du documentaire qui met en exergue l’ancrage des participants au « métavers » Second Life dans une kyrielle de nouvelles identités liées à de nouvelles formes de corporéité. Enfin, dans son travail de recherche-création sur la médiation phénoménologique des corps performatifs lors de performances dans lesquelles elle a elle-même participé en tant que danseuse, Isabelle Choinière montre que le corps touché par la technologie et qui en a incorporé les effets peut être réévalué et se réorganiser dans des expériences singulières d’« embodiment » qui le transforment et l’inscrivent dans un devenir collectif et ouvert.
Zalasiewicz, Jan et al., “The New World of the Anthropocene”. Environmental Science and Technology 44.7 (2010): 2228-31.