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Première partie: Voix parlées, voix chantées
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« La voix éloquente » ou comment dire ce qui ne peut se dire

Dimmesdale, Hawthorne, et le débat théologico-linguistique de la Renaissance américaine
Michèle Bonnet
p. 63-86

Texte intégral

1La Lettre écarlate est en bonne partie un drame du silence, de la parole prisonnière, d’une parole qui voudrait ou qui devrait se dire, mais qui ne le peut ou ne le veut pas. Refusant de dire le nom du père et taisant la voix dissidente qui parle secrètement en elle, Hester s’est volontairement murée dans un isolement muet. Dès son entrée sur scène, Chillingworth a porté son doigt à ses lèvres pour signifier sa volonté de cacher son identité. Dimmesdale est lui enfermé dans le donjon du silence par une force d’airain (sa sujétion à la loi du Père) qui musèle pendant sept ans son désir pourtant ardent de parole, faisant de lui une ombre passive et impuissante, bannie dans un univers sans substance. Seule sa voix lui donne encore un ancrage dans ce monde que son refus de dire sa faute a déréalisé. Seule sa voix, si souvent décrite comme « riche » et « profonde », reste vivante dans ce corps et cette âme que rongent la maladie et l’ombre de la mort. C’est aussi à elle que le pasteur doit le prestige dont il jouit auprès d’une communauté à l’admiration idolâtre et le pouvoir qu’il exerce sur elle à travers les sermons qui enflamment sa foi et convertissent les âmes : dans le seul discours de l’Élection, qui sera le noyau textuel de cette étude, le mot « power » est répété trois fois, et c’est sur lui que se clôt le passage. La distance et le mur qui séparent à ce moment-là le pasteur d’Hester, empêchée de pénétrer dans l’église par la masse des auditeurs qui s’y pressent, souligne pareillement sa force, qui lui fait abolir et transcender tout obstacle matériel. Son trait le plus saillant est son éloquence. Le mot est répété à plusieurs reprises, prenant, et ce n’est pas un hasard, un relief particulier au chapitre « The Revelation of the Scarlet Letter », qui s’ouvre en ces termes : « The eloquent voice, on which the souls of the listening audience had been borne aloft, as on the swelling waves of the sea, at length came to a pause » (CE 1:248). Donnant ses premiers mots et ainsi son orientation au chapitre, présentée comme le sujet de l’action, et ceci avec d’autant plus de force qu’elle semble avoir une vie indépendante de l’homme à qui elle appartient (« the voice […] came to a pause »), la voix se présente comme le moteur de l’action, et même d’une révélation dont on verra qu’elle définit à bien des égards les modalités. Elle tient en effet un rôle paradigmatique dans une réflexion sur le langage dont on a dit il y a longtemps qu’elle était centrale au roman, mais dont on essaiera ici de montrer comment elle s’enracine dans le débat contemporain, et au-delà dans le monde puritain qui, tout aussi préoccupé de déchiffrer la parole de Dieu, avait posé les termes du débat linguistique et herméneutique qui fit rage dans la première moitié du XIXe siècle, et tout particulièrement après 1829, quand la publication aux États-Unis de Aids to Reflection bouleversa le paysage intellectuel du pays.

Eloquence

2Contrairement à ce que pourrait suggérer le terme « éloquence », la voix du pasteur doit tout à sa texture, et rien, comme le narrateur le souligne avec insistance, aux mots qu’elle articule, et dont il est dit explicitement qu’ils sont ou trompeurs, ou inefficaces. Trompeurs tout d’abord, car ils portent en eux le poison de l’équivoque :

More than once, Mr Dimmesdale had gone into the pulpit, with a purpose never to come down its steps, until he should have spoken words like the above […]. More than once—nay, more than a hundred times—he had actually spoken! Spoken! But how? He had told his hearers that he was altogether vile, a viler companion of the vilest, the worst of sinners, an abomination, a thing of unimaginable iniquity […]. Would not the people start up in their seats, by a simultaneous impulse, and tear him down out of the pulpit which he defiled? Not so, indeed! They heard it all, and reverenced him the more […]. He had spoken the very truth, and transformed it into the veriest falsehood. (CE 1:143-44)

3La parole tourne donc à vide et, au lieu de mettre la vérité à nu, elle lui fait écran. Le scepticisme de certains témoins devant la confession de leur pasteur, dont la sincérité semble pourtant d’abord indubitable, remet aussi en cause le crédit que le lecteur imprudent aurait pu accorder à ses mots. Selon eux,

… his dying words [had not] acknowledged, nor even remotely implied, any, the slightest connection, on his part, with the guilt for which Hester Prynne had so long worn the scarlet letter. According to these highly respectable witnesses, the minister […] had made the manner of his death a parable, in order to impress on his admirers the mighty and powerful lesson, that, in the view of Infinite Purity, we are sinners all alike. (CE 1:259)

4Si cette observation, outre sa visée morale, exprime une préoccupation d’ordre herméneutique sur laquelle on reviendra, elle rappelle également que les mots peuvent dire autre chose que ce qu’ils veulent ou sont censés dire, que le sens ne cesse de leur échapper.

  • 1  Elle est notamment dénoncée dans « Main Street », panorama des premiers temps de la colonie. Endic (...)

5Peut-être est-ce aussi l’interprétation qu’il faut donner à la prophétie du pasteur dans son sermon de l’Élection, où il prédit que la plantation est promise à la plus glorieuse des destinées : « It was his mission to foretell a high and glorious destiny for the newly gathered people of the Lord » (CE 1:249). Il est remarquable que ce soit là le seul contenu qui nous soit restitué de son discours. Or Frederick Newberry a fait remarquer que c’est exactement le destin contraire qui attend la communauté, puisque c’est le redoutable Endicott qui va être élu gouverneur, inaugurant le règne de cette seconde génération de puritains qui se distinguera par son intolérance et marquera pour Hawthorne le nadir de l’histoire américaine1. Si donc intention ironique il y a, comme c’est le cas pour la plupart des références historiques dont l’écrivain tisse sa fiction, il est permis de penser qu’elle a pour objet de discréditer la parole du pasteur et de renforcer ainsi le discours d’un narrateur qui, dans ce passage tout particulièrement, souligne que c’est par sa voix, et non par des paroles toujours insubstantielles, que le pasteur transporte ses ouailles à des sommets d’élévation spirituelle.

6C’est cependant à l’occasion des sermons de Dimmesdale, là où Hawthorne insiste sur le pouvoir de la voix pure, qu’il exprime de la façon la plus explicite sa défiance à l’égard du langage verbal. Dès la première évocation de ses prédications, on nous dit que « the feeling that it [the young pastor’s voice] so evidently manifested, rather than the direct purport of the words, caused it to vibrate within all hearts, and brought the listeners into one accord of sympathy » (CE 1:67). Le commentaire sur le sermon de l’Élection revient sur cette caractéristique : « The sermon had throughout for her [Hester] a meaning entirely apart from its indistinguishable words » (CE 1:243). Les mots, ajoute le narrateur, ne sont qu’un « instrument grossier » (« a grosser medium »), et « engluent le sentiment du spirituel » (« clogged the spiritual sense ») là où la voix l’exalte. Les paroles du ministre sont « indistinctes » derrière sa voix (« an indistinct, but varied murmur and flow »), et sans effet sur ses auditeurs. Si ceux-ci sont profondément ébranlés, ce n’est pas, à coup sûr, par ses paroles, car ils « n’ont rien saisi du langage dans lequel parlait le pasteur ».

  • 2  Correspondance dont Kramer fait remarquer qu’elle est « a continuing critique of words » (Kramer, (...)

7« Those poor tatters of Babel … » : c’est le refrain que ressasse Hawthorne dans sa correspondance avec sa fiancée Sophia Peabody2. « Words », lui écrit-il, « may be a thick and darksome veil of mystery between the soul and the truth which it seeks […], those poor rags and tatters of Babel » (CE 15:462). La communication verbale réussit mal à établir cette communion des âmes qu’interdit la séparation des corps, et l’amoureux s’en désespère :

The soul of my thought has not readily assumed the earthly garments of language. (CE 15:306)

Dearest wife, I truly think that we could dispense with audible speech, and yet never feel the want of an interpreter between our spirits. We have soared together into a region where we talk together in a language that can have no earthly echo. Articulate words are a harsh clamor and dissonance. (CE 15:511-12)

8Ce n’est donc pas dans les mots, matériau inerte du discours, qu’il faut chercher la source de l’éloquence du pasteur. Si ses sermons ont une telle efficace, c’est qu’ils s’appuient sur un autre mode de communication, que la métaphore musicale filée par le narrateur à l’occasion du sermon de l’Élection a pour fonction d’exemplifier (CE 1:243-44) : la voix du pasteur est ainsi assimilée à un « vocal organ », c’est-à-dire tout à la fois à un organe (c’est son corps qui parle) et à un orgue, instrument auquel Dimmesdale s’est déjà comparé au moment où il s’est mis à réécrire son discours (« he only wondered that Heaven should see fit to transmit the grand and solemn music of its oracles through so foul an organ-pipe as he », CE 1:225). Sa voix est donc musique (« like all other music, it breathed passion and pathos »), ce en quoi elle fait l’économie de tout langage verbal. Ce sont ainsi les « accents » du révérend, et non ses paroles, qui font la matière même de son discours : « the accents of the Reverend Mr Dimmesdale were heard commencing his discourse ». De la même façon, on nous dit que seuls « le ton et la cadence » du discours, à l’exclusion de son contenu, tiennent l’auditoire en suspens : « a listener, comprehending nothing of the language in which the preacher spoke, might still have been swayed to and fro by the mere tone and cadence ». Enfin, la place faite au mot « undertone » (« now she caught the low undertone »), repris peu de lignes après (« it was this profound and continual undertone that gave the clergyman his most appropriate power ») et répété encore quelques pages plus loin (« a sad undertone of pathos »), souligne que l’expression et la communication authentiques se produisent en deçà, ou au-delà, en tout cas en marge du signe. D’où le modèle de la musique, art qui a pour privilège d’être soustrait à la division constitutive de l’acte de représentation.

Emotion, raison

9En cela, Hawthorne s’inscrit dans une tradition qui, si elle a été anticipée au XVIIIe siècle par l’ouvrage de John Brown, A Dissertation on the Rise of Poetry and Music, se développe avec Rousseau, lui-même musicien, avant de devenir le credo de la première génération romantique allemande (Abrams 82, Kramer 176). Comme le fera plus tard Hawthorne, Rousseau déplore l’impuissance du langage abstrait et rationnel du monde moderne à remplir sa vocation originelle, qui était d’exprimer les passions. Ce qu’il appelle « la langue des géomètres » n’est plus que la forme abâtardie d’une langue première dont les « plus anciens mots inventés » étaient « des accents, des cris, des plaintes », seuls vrais modèles d’une parole vive (Discours sur l’origine des langues, 480-81). Aussi le voit-on, dans un passage de ce même ouvrage où il se prend à rêver d’une langue idéale, réduire au minimum la part du langage articulé pour en faire reposer toute la force sur des qualités strictement musicales :

Comme les voix naturelles sont inarticulées, les mots auraient peu d’articulations ; quelques consonnes interposées, effaçant le hiatus des voyelles, suffiraient pour les rendre coulantes et faciles à prononcer. En revanche les sons seraient variés, et la diversité des accents multiplierait les mêmes voix ; la quantité, le rythme, seraient de nouvelles sources de combinaisons ; en sorte que les voix, les sons, l’accent, le nombre, qui sont de la nature, laissant peu de chose à faire aux articulations, qui sont de convention, l’on chanterait au lieu de parler […].
Cette langue […] aurait peu d’adverbes et de mots abstraits […]. [Elle devrait] donner de la cadence aux périodes et de la rondeur aux phrases […]. Elle négligerait l’analogie grammaticale pour s’attacher à l’euphonie, au nombre, à l’harmonie, à la beauté des sons (Discours sur l’origine des langues, 485-86).

10Quant aux premiers romantiques allemands (Schlegel, Tieck, Novalis), eux-mêmes inspirés par Herder, qui écrivait dès 1769 que la musique est « le langage magique de l’émotion » (Abrams 93), ils hissèrent la musique au premier rang des arts car, étant la forme d’expression la plus éloignée de la mimesis, elle échappait au dédoublement du signe et était à même d’exprimer l’affect pur : « They talked of music as though it were the very essence and form of the spirit made patent, a play of pure feeling in time, unaltered by its physical medium », écrit Abrams, qui cite alors Wackenroder : « Speech reckons and names and describes its changes in a foreign material ; music streams it out before us as it is in itself » . « German critics », conclut Abrams, « therefore tend to use music as the apex and norm of the pure and nonrepresentative expression of spirit and feeling » (Abrams 93-94). Il était donc tout naturel qu’ils abandonnent le précepte « Ut pictura poesis » pour une devise plus en accord avec leurs convictions : « Ut musica poesis ».

11Pour Rousseau comme pour ceux qui le suivirent, le statut exemplaire de la musique s’expliquait par sa capacité unique à exprimer la passion. Hawthorne établit un lien identique entre la musique de la voix de Dimmesdale et l’émotion qu’elle véhicule. Car l’ascendant du ministre réside bien dans cette émotion qui habite chacune de ses apparitions publiques — une émotion également désignée par les termes de « passion », « pathos », « heart » —, et dans le pouvoir qu’il a de la communiquer ([he had] « the power of experiencing and communicating emotion », CE 1:141). C’est à son expression que sert son don hors du commun, « the gift that descended upon the chosen, at Pentecost, in tongues of flames » (CE 1:141), métaphore qui sera plus tard reprise par la remarque qu’il parle en « paroles de feu » (« words of flame », CE 1:248). Ce don, souligne le narrateur, n’est pas à prendre dans son sens littéral, la capacité de parler « in foreign and unknown tongues » ; il est la faculté d’exprimer « the highest truths » (CE 1:142), « spiritual truths », effet que renforce la métaphore récurrente de l’ascension — « [Hester] ascended with it [his voice], as it rose through progressive gradations of sweetness and power » ; « it gushed irrepressibly upward » (CE 1:243) ; « the eloquent voice […] had been borne aloft » ; « inspiration […] lifted him out of the written discourse … » (CE 1:248-49) ; « it pealed upward to the zenith » (CE 1:250). Mais ces vérités spirituelles se confondent à vrai dire avec d’autres vérités, celles du cœur que la voix du pasteur a pouvoir d’évoquer car, ne faisant qu’un avec son objet, faisant littéralement corps avec lui, la voix est par excellence « the heart’s native language » (136), ce langage auquel le narrateur donne le nom de langue de feu. L’image revient à deux reprises : « [he had the power of] addressing the whole human brotherhood in the heart’s native language » (CE 1:142) ; « It breathed passion and pathos, and emotions high or tender, in a tongue native to the human heart » (CE 1:243). Il est révélateur que, consciemment ou pas, cette image paraphrase un commentaire du poète écossais Blair sur Ossian : « The heart, when uttering its native language, never fails, by powerful sympathy, to affect the heart » (Abrams 83). L’influence romantique, avec sa valorisation de l’émotion et la recherche de l’expressivité qui l’accompagne, est ici manifeste. L’image du jaillissement plusieurs fois utilisée à propos de la voix de Dimmesdale (« it gushed irrepressibly upward », CE 1:229), ainsi que le retour régulier de verbes appartenant au paradigme de l’ex-pression en sont d’autres témoignages.

12Si cette étude doit montrer par la suite que le personnage de Dimmesdale n’est pour autant que partiellement romantique, il n’en reste pas moins que la place prépondérante qu’occupe l’émotion dans sa vie (il a cédé à la tentation de la passion) comme dans ses sermons met celui qui est pourtant à bien des égards un fils du sérail puritain en rupture de ban avec les chefs de la colonie. Son mode de discours est en effet à l’opposé de celui que pratiquent ses confrères puritains, adeptes d’une rhétorique dont Hawthorne souligne qu’elle s’appuie non sur le cœur mais sur le savoir et la raison, non sur la voix mais sur le mot :

There were scholars among them, who had spent more years in acquiring abstruse lore, connected with the divine profession, than Mr Dimmesdale had lived […]. There were men, too, of a sturdier texture of mind than his, and endowed with a far greater share of shrewd, hard, iron or granite understanding; which, duly mingled with a fair proportion of doctrinal ingredient, constitutes a highly respectable, efficacious, and unamiable variety of the clerical species. There were others, again, true saintly fathers, whose faculties had been elaborated by weary toil among their books […]. All that they lacked was the gift that descended upon the chosen disciples at Pentecost, in tongues of flame […]. These fathers, otherwise so apostolic, lacked Heaven’s last and rarest attestation of their office, the Tongue of Flame […]. Their voices came down, afar and indistinctly, from the upper heights where they habitually dwelt. (CE 1:141-42)

13Les puritains sont des érudits (« scholars »), des intellectuels, des hommes à la tête bien pleine mais au coeur desséché ; leur religion est exclusivement gouvernée par le livre (« [their] faculties had been elaborated by weary toil among their books »), dont ils tirent un savoir (« lore ») stérile puisque abscons et rigide (« abtruse », « doctrinal », et « sturdy »). L’émotion n’a aucune part dans leurs sermons, qui sont le produit du pur entendement (« understanding »). D’où l’absence (soulignée par la répétition de « lacked » ) de ce qui devrait être le signe de leur office, le pouvoir de parler en langues de Feu ; l’absence donc de toute capacité à élever les âmes comme à unir les cœurs. Ceci se traduit par l’affaiblissement extrême d’une voix devenue quasiment inaudible (« their voices came down, afar and indistinctly … »), image qui fait écho à un commentaire ironique du narrateur sur le sermon totalement inefficace que prêche le Père Wilson à la fin de la première scène de l’échafaud : « So forcibly did he dwell upon this symbol, for the hour or more during which his periods were rolling over the people’s heads, that it assumed new terrors in their imagination » (CE 1:68-69, italiques ajoutées).

  • 3  [The Puritan community] « owed its origins and progress, and its present state of development, not (...)
  • 4  C’est la différence essentielle qui, selon Perry Miller, les sépare des anglicans, pour qui la rév (...)
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  • 6  Le sermon de Samuel Danforth, « Errand into the Wilderness », en offre un excellent exemple (in A. (...)
  • 7  Sur Ann Hutchinson, voir Michael Colacurcio, « Footsteps of Ann Hutchinson: the Context of The Sca (...)

14À travers Dimmesdale et les chefs puritains, Hawthorne met donc manifestement en regard deux types de rapport à la transcendance et deux théories de la communication, l’une fondée sur l’expérience privée, le cœur et l’émotion, l’autre sur un savoir impersonnel et purement intellectuel, celui de la tête ou de la raison, ou plus exactement de l’entendement, car il est clair que, dans un texte qui accuse explicitement les puritains d’être dépourvus d’imagination, le terme de « understanding » est à prendre dans son acception romantique3. Ce faisant, Hawthorne semble mettre en scène d’un côté une figure de son temps, un personnage incarnant au moins certaines valeurs romantiques, et de l’autre des hommes du passé, les premiers puritains, dont le portrait intellectuel correspond de près à celui qu’en font Feidelsondans Symbolism and American Literature, ou Perry Miller dans son ouvrage de référence, The Puritans. Les Puritains sont bien des hommes du Livre, car la Bible est pour eux le lieu unique de la révélation de Dieu4. Son étude est donc la seule voie d’accès à la divinité, d’où la nécessité d’un commerce assidu avec les Écritures pour acquérir la connaissance d’où surgira la foi. « Without learning, the truth about “the glory of Christ’s visible kingdom” cannot be explained, asserted and demonstrated » (Miller 10). Pas de religion sans érudition (d’où ce que Hawthorne appelle leur « weary toil among their books »), mais pas non plus d’érudition sans son outil indispensable, la raison, qui permet à la fois d’en élucider et d’en exposer les mystères. « They demanded that religion be interpreted by study and logical exposition » (Miller 2). C’est sur cette faculté que repose le système du grand maître à penser des puritains, Petrus Ramus, dont la logique implacable commande aussi bien l’exégèse des théologiens de la Baie que les sermons à la structure rigoureusement rationnelle de ses pasteurs (Miller 28-29 et 65)5. Ainsi voit-on ces derniers se livrer dans leurs prédications à un véritable travail pédagogique, décortiquant les figures bibliques, en dépliant systématiquement les images pour les rendre à leur sens littéral, et organisant leur discours selon un raisonnement dont l’armature logique est délibérément mise en relief6. La loi de la raison gouverne aussi le sentiment religieux : la grâce de Dieu est « une élévation de la raison », et non « un cataclysme émotionnel » (Miller 3). On s’explique alors que les puritains aient combattu sans pitié les tenants de la doctrine opposée, ceux qui prétendaient communiquer directement avec Dieu, sans l’intermédiaire du Livre et par le truchement du cœur, c’est-à-dire de la voix divine qu’ils entendaient en eux. Ce fut le cas des Quakers, dont Hawthorne évoque régulièrement la persécution dans ses contes, et de l’antinomienne Ann Hutchinson, qui préside significativement à l’ouverture du récit de La Lettre écarlate. « Enthusiasts, whether Antinomian or Quaker, were proposing doctrines that threatened the unity of life by subduing the reason and the intellect to the passions and the emotions » (Miller 10). En flagrante violation des principes puritains, Ann Hutchinson ne faisait en effet aucun cas de l’Église ni des préceptes de la raison, reconnaissant pour seule autorité la voix intérieure par laquelle elle affirmait que Dieu se manifestait directement à elle. Elle fut, comme tous les autres dissidents, chassée de la colonie7.

  • 8  Voir aussi le chapitre de Perry Miller, « Jonathan Edwards and the Great Awakening », dans Errand (...)
  • 9  Les unitariens, héritiers des Lumières et influencés par Locke et l’école du Scottish Common Sense (...)

15Mais ce n’était là que le début d’une ligne de fracture qui devait continuer à diviser la vie religieuse et à alimenter le débat théologique jusqu’à l’époque où Hawthorne entreprit d’écrireson premier « roman », à telle enseigne qu’on peut penser que, derrière son discours sur les fondements lointains de la colonie, l’écrivain profite du voile de l’historien pour s’engager et prendre position dans une controverse qui agite depuis longtemps les esprits. Dès la fin du XVIIe siècle, un courant piétiste avait pris le contrepied de la religion officielle, revendiquant la possibilité d’une expérience directe de Dieu indépendante de la connaissance du Livre, donnant la prépondérance à la voix du cœur en réaction contre l’orthodoxie intellectualiste de l’église établie (Ahlstrom 236-39). C’est dans ce courant que se situeront plus tard méthodistes et baptistes. Dans les années 1740, pendant la période dite du Grand Réveil, Jonathan Edwards, pourtant lui-même calviniste, cherche à ranimer la foi endormie de ses ouailles en mettant en œuvre une rhétorique de l’émotion fondée sur le postulat que l’affectivité est le ressort du sentiment religieux. Alors que son adversaire Chauncy soutient que « the understanding must be enlightened, the judgement convinced, the will persuaded », il affirme que « an exceeding affectionate [mode of preaching] shall tend very much to set divine and eternal things in a right view […]. Our people do not so much need to have their heads stored, as to have their hearts touched » (Kramer 169)8. Dès le début du XIXe siècle, sous l’influence de la théologie allemande et du romantisme européen, on assiste à une forte recrudescence de la tension entre partisans de l’émotion et tenants de la raison, ces derniers, les unitariens, s’imposant toutefois jusqu’en 1829, date à laquelle se produit un événement qui va avoir un retentissement considérable sur la vie intellectuelle de la Nouvelle Angleterre : la publication par James Marsh des Aids to Reflection de Samuel Taylor Coleridge. Jusqu’alors, les unitariens avaient l’avantage. Certes, le sujet de dissension le plus flagrant qui les opposait aux orthodoxes était sans doute la question de la dépravation innée9. Mais à cela s’ajoutait une autre pomme de discorde : éminemment rationalistes, les unitariens faisaient de la religion une pure affaire de l’entendement (Ahlstrom 390). Leurs sermons, ainsi que leur exégèse, étaient en conséquence dictés par la loi de la raison — et leur style par les préceptes d’Addison et de Steele. Ils débordaient en somme sur leur propre terrain ces mêmes ancêtres puritains qui avaient eux aussi prôné la règle de la raison et relégué le cœur à un rôle subalterne. Ce sont en tout cas des orthodoxes, même s’ils étaient en marge de leur propre mouvement, qui, profondément marqués par leur lecture de Coleridge, et inquiets de la désaffection des églises, bataillèrent alors pour défendre contre les unitariens les droits de l’émotion. Le premier à se distinguer fut l’éditeur de Coleridge, James Marsh, dont la pensée fut cependant considérablement développée par un autre pasteur et théologien, Bushnell, qui eut une influence déterminante non seulement sur les transcendantalistes mais aussi et peut-être plus qu’on ne l’a dit sur Hawthorne. Pour Bushnell, obsédé par le souci de galvaniser la spiritualité à son gré languissante du peuple, le cœur et non la tête, la Raison ou l’Imagination, et non l’entendement, sont à la source du sentiment religieux. Ce qui fait cependant la véritable originalité et la force de sa contribution, c’est qu’il va pousser à son terme la question qui a toujours été implicitement attachée à celle du choix entre émotion et raison comme voies d’accès à la vérité, à savoir celle du langage qui en est le moyen d’expression.

  • 10  Le problème est complexe. Un des sujets de dissension porte sur la question de savoir si le langag (...)

16La question n’est certes pas nouvelle. Forts de la terminologie post-kantienne et en réaction à la théorie de Locke sur l’arbitraire du signe, les romantiques viennent d’apporter une nouvelle pierre à l’édifice de la philosophie du langage en cherchant à élaborer une théorie organique dans laquelle se confondent la forme et le fond, le mot et la chose. Mais l’intensité et la richesse du débat américain s’explique surtout, si l’on s’en remet à l’analyse de Gura, par la virulence de la controverse théologique qui oppose dans la première moitié du XIXe siècle unitariens et trinitariens. En effet, à la question déjà évoquée du cœur et de la raison se mêle un problème de nature linguistique et herméneutique, celui de l’ambiguïté du langage. Tentant de résoudre le problème posé par l’opacité des textes bibliques, les deux partis s’affrontent sur la meilleure façon d’en élucider certaines obscurités10, les unitariens se faisant les avocats d’une lecture rationnelle et littérale (Gura 23, 30), les trinitariens d’une lecture imaginative et figurée. Ils alimentent ainsi un débat dont l’écho est tel dans les milieux cultivés de la Nouvelle-Angleterre — qu’ils soient politique, pédagogique (Gura 9) ou littéraire —, qu’il fait de « la linguisticité », dit Kramer, le trait saillant de la Renaissance américaine, fournissant aux écrivains l’occasion d’approfondir leur réflexion sur les problèmes de l’ambiguïté, du symbole, du jeu de mots, de l’extravagance verbale ou du romance.

  • 11  On pourra sur ce chapitre se reporter à l’article de Patricia Roger, « Taking a Perspective : Hawt (...)

17Adepte de l’émotion et d’un langage figural11, Hawthorne se range manifestement du côté de Bushnell et des trinitariens qui l’ont précédé, et l’on peut même penser que c’est pour marquer son ralliement à leur cause que l’écrivain a inséré dans son texte un détail relatif à la préparation du sermon de l’Élection : parmi les objets qui encombrent la table de travail du pasteur se trouve une bible qui a la  particularité d’être écrite dans son vieux texte hébreu : « There was the Bible, in its rich old Hebrew, with Moses and the Prophets speaking to him, and God’s voice through it all » (CE 1:223). Or une certaine tradition, inaugurée au XVIIIe par Lowth (Abrams 76), reprise par les théologiens allemands, Herder en particulier, puis par Coleridge, et à leur tour par Marsh et Bushnell, faisait des textes hébreux, inspirés, disaient-ils, par l’émotion, habités par l’esprit de Dieu, l’exemple même d’un langage poétique, figuré, au contraire du langage scientifique et rationnel auquel aspiraient puritains et unitariens (Gura 23, 30, 41 ; Abrams 86, 88, 295). Que Hawthorne ait voulu ou non signifier ici par cette allusion sa sympathie pour les tenants d’un langage figural, il prend ailleurs clairement position en démontrant les effets pervers de cette lecture littérale que les puritains étendent à tous les registres de leur expérience, puisqu’ils persistent à n’interpréter qu’à la lettre le symbole qu’ils imposent à Hester. Ils ne veulent voir en elle que l’allégorie de la femme adultère, « the scarlet woman of Babylon », « a living sermon against sin », réduisant à sa seule faute ce « mesh of good and evil » qui fait sa complexité humaine, l’emprisonnant dans un sens univoque et figé qui fait écran à sa réalité singulière. C’est l’erreur inhérente à ce mode de lecture que dénonce explicitement la remarque que les magistrats puritains sont « [in]capable of sitting in judgment on an erring woman’s heart, and disentangling its mesh of good and evil » (CE 1 :64), et implicitement l’aveuglement qui les empêche de reconnaître en Dimmesdale le coupable qu’ils cherchent à identifier.

De la voix au langage écrit figural

18À cette lecture littérale pratiquée par les puritains comme par les unitariens, Hawthorne pouvait-il toutefois se contenter d’offrir en alternative la voix de son pasteur ? C’eût été reconnaître l’impossibilité de tout discours écrit, car le pouvoir de Dimmesdale tient à cette oralité qui lui permet de circonvenir les entraves du maillage verbal de la parole écrite, dont la voix ne pouvait être que le paradigme. Il s’agissait donc pour l’écrivain, forcé de composer avec les défauts de son propre instrument, de transposer dans le registre des mots les possibilités expressives que donnait au pasteur son « organe vocal », de passer de l’expérience immédiate à sa représentation, du langage du corps au langage des mots. C’est dans la figure, dans un langage de l’écart, que Hawthorne va aller chercher les moyens de cette conversion, stimulé dans sa réflexion esthétique par le débat en cours sur l’exégèse de la Bible et la transmission du message divin.

  • 12  Posant tout d’abord que « physical terms are never exact, being only names of genera », il en dédu (...)
  • 13  Prenant pour exemple le mot « bitterness » (en tant qu’il qualifie un état psychologique) et après (...)

19En 1849, un an avant que Hawthorne ne se lance dans la rédaction de La Lettre écarlate, Bushnell publie God in Christ, ouvrage qu’il fait précéder d’une introduction, « Preliminary Dissertation on the Nature of Language as Related to Thought and Spirit », dans laquelle il met au point une théorie du langage à laquelle il réfléchit depuis de nombreuses années et qui semble bien avoir directement inspiré les choix d’écriture de Hawthorne, qui devait en connaître les œuvres, tant en raison de la notoriété de Bushnell, que de l’intérêt que portait la belle-sœur de l’écrivain, Elizabeth Peabody, membre du Transcendental Club, aux questions linguistiques. Bushnell attache une importance primordiale au langage, dans lequel il voit le nœud névralgique de la vie spirituelle et intellectuelle, et est persuadé que c’est l’incapacité à comprendre le langage biblique qui explique l’indifférence religieuse de ses contemporains et le débat stérile qui déchire unitariens et trinitariens. Sa pensée ne sort certes pas du néant, et il est lui-même redevable de ses fondements théoriques à Stuart Moses, trinitarien qui avait joué avant lui un rôle éminent dans la querelle théologico-linguistique qui opposait depuis le début du siècle son camp à celui des unitariens. Pour Moses, l’ambiguïté du langage de la Bible tient à l’infirmité de l’entendement humain, qui fait que nous ne pouvons comprendre que partiellement la parole de Dieu (il nous est en particulier impossible de saisir le concept de divinité comme « logos fait chair »). L’homme ne peut donc espérer que s’approcher de la vérité divine, la connaître non pas littéralement, mais indirectement, par la suggestion et la figure. « The final truth at which language hint[s] emit[s] a constant light only partially disclosed through the meaning of words » (Gura 27). Sa position est en cela diamétralement opposée à celle des unitariens, qui rêvent de calquer le langage sur le modèle mathématique, et voient une source d’erreur dans l’ambiguïté inhérente à la figure. Bushnell reprend le raisonnement de Moses, partant de l’idée, partagée par Hawthorne, que le langage — et pas seulement celui des textes sacrés — est foncièrement ambigu. Il n’y a jamais de correspondance exacte entre les mots et ce qu’ils sont censés exprimer — entre signifiant et signifié. Deux raisons à cela. La première concerne leur signification, dont le flou résulte et de leur nature « générique12 » et, pour ceux qui appartiennent au registre abstrait, de ce qu’ils sont irrémédiablement colorés par l’histoire individuelle du locuteur comme par celle du récepteur, ce qui rend leur sens irréductiblement subjectif13. Leur fausseté d’autre part (« they always affirm something which is false, or contrary to the truth intended ») vient de ce qu’ils sont des « formes », qui ne peuvent que voiler, dans les deux sens du terme, une pensée par nature insubstantielle, « pure » (« They impute form to that which is really out of form »), ce qui conduit au commentaire suivant :

[Words of thought] are but signs, in fact, or images of that which has no shape or sensible quality whatsovever; a kind of painting in which the speaker, or writer, leads on through a gallery of pictures or forms, while we attend him, catching at the thoughts suggested by his forms. In one view, they are all false; for there are no shapes in the truths they represent, and therefore we are to separate continually […] between the husks of the forms and the pure truths of thought presented in them. (Bushnell 49)

20Les mots ne peuvent donc être « the absolute measures of thought ». Ils ont plutôt valeur allusive : ce sont des « hints » (« Words […] never carry or transfer a thought ; they only offer hints or symbols, to put others on generating the same thought », Bushnell 86) ; ils ont fonction de signaux, ne pouvant que pointer vers une vérité labile, vouée à s’éclipser derrière les paroles qui tentent de l’emprisonner. Cette constatation amène alors Bushnell à proposer un recours généralisé à la métaphore, et plus largement à la figure, à un langage (et une vérité) de type poétique — il faut s’exprimer « poetically, mystically, allegorically, dialectically” (49) —, un langage jouant de l’ambiguïté, visant à connoter plutôt qu’à dénoter, à circuler autour du sens plutôt qu’à l’épingler. D’où ce que Kramer appelle avec justesse « une esthétique de la suggestion » (150), qui est aussi de toute évidence celle de Hawthorne, et de ces écrivains qui pratiquent le genre du romance, dont les remarques précédentes permettent de mieux comprendre la fortune qui fut la sienne dans l’Amérique du XIXe siècle.

21Avec La Lettre écarlate, on peut dire que Hawthorne en exploite toutes les ressources, déployant ce langage de la suggestion et de l’indirection qui le caractérise. Genre par excellence non-mimétique, contrairement au roman auquel il s’oppose, il répond aux exigences définies par les partisans d’un langage figural, et est le mode d’expression idoine pour un écrivain qui érige la voix et la musique en paradigmes de la communication. Dans la préface à La Maison aux sept pignons, Hawthorne s’explique de son désintérêt pour le roman, auquel il reproche de viser à « une fidélité très exacte » non seulement au « possible », mais au probable et à l’ordinaire, et de sa préférence pour le romance, qui donne à l’écrivain toute liberté d’invention, et ne le contraint qu’à se conformer à ce qu’il appelle « the truth of the human heart » (CE 2:1) Défiant les lois de l’évidence des sens et de la raison, ce mode narratif invite à chercher la vérité hors de ses manifestations immédiates, dans l’espace qui s’ouvre au-delà des mots. C’est pourquoi le surnaturel (telle, dans La Lettre écarlate, l’apparition nocturne d’une gigantesque lettre A dans le ciel de la colonie) en est un procédé caractéristique. Un rôle semblable est joué par la rumeur publique, qui est toujours à la fois fausse et vraie, fausse dans son sens littéral, mais vraie dans son esprit — ainsi nous dit-on qu’il y a une part de vérité (une vérité figurée) dans le bruit répandu par le petit peuple crédule que la souffrance qu’inflige la lettre à Hester est due à ce qu’elle a été plongée dans « le feu incandescent de l’enfer » : « and we must needs say, it seared Hester’s bosom so deeply, that perhaps there was more truth in the rumor than our modern incredulity may be inclined to admit » (CE 1:88).

22L’allégorie, à l’œuvre dans le traitement de Chillingworth et de Pearl, relève d’une même volonté de déplacement de la vérité, une vérité toujours par essence parabolique, qui frôle et suggère le sens sans pour autant le dire. Il est significatif que ce soit en ces termes que soit décrit ce moment de vérité qu’est censée être la confession de Dimmesdale, puisque certains témoins, persistant à croire en l’innocence du pasteur, ne veulent voir dans son aveu autre chose qu’une « parabole » : « He had made the manner of his death a parable, in order to impress on his admirers the mighty and mournful lesson, that, in view of Infinite Purity, we are sinners all alike » (CE 1:259).

  • 14  Il n’est pas surprenant que ce soit avec Pearl, dont la caractérisation est à la fois réaliste et (...)

23La métaphore du miroir et du reflet, qui revient si souvent sous la plume de Hawthorne, matérialise le décalage entre signifiant et signifié qu’accusent ces divers procédés et dont ils jouent14. Quand, dans « The Custom House », Hawthorne esquisse une description du genre à travers le tableau du lieu domestique dont les objets familiers s’animent soudain quand les inonde la lumière crue de la lune, instaurant cet espace entre réel et imaginaire où va surgir le sens, il conclut sur l’image du miroir, qui offre tout autre chose que le redoublement exact des objets qu’il reflète : « Glancing at the looking-glass, we behold —deep within its haunted verge— the smouldering glow of the half-extinguished anthracite, the white moonbeams on the floor, and a repetition of all the gleam and shadow of the picture, with one remove farther from the actual, and nearer to the imaginative » (CE 1:36). La vérité se dessine dans la différe/ance, dans le déplacement et l’indirection. Elle se regarde de biais (rappelons que c’est un des sens de « glance »), et s’éloigne à mesure qu’elle semble se rapprocher, n’offrant d’elle que des reflets insaisissables (« repetition », « one remove farther »), des ombres fantômatiques qui errent aux marges du miroir.

  • 15  Il a « habillé » (« dress[ed] up ») le manuscrit pour en faire un récit ; puis, changeant de métap (...)

24On retrouve bien là les analyses de Bushnell qui, persuadé qu’on ne peut que s’approcher de la vérité, fait du décalage et de l’indirection son seul mode d’accès. Aussi comprend-on que Hawthorne ait voulu afficher malicieusement sa sympathie, voire sa dette envers lui, en glissant dans son texte un indice de son adhésion à ses théories, tout comme il avait laissé entendre avec son allusion aux textes hébreux le soutien qu’il apportait à tous les trinitariens dans leur défense de la figure. C’est dans « The Custom House » qu’apparaît cet hommage personnel au théologien : décrivant les circonstances dans lesquelles il feint d’avoir découvert le manuscrit et le bout de tissu rouge qui vont être le point de départ de son propre récit, il précise que c’est au second étage des bureaux de la douane qu’il a trouvé le document, un manuscrit qui a la particularité de ne faire que quelques pages, et dont on sait que, comme la lettre elle-même, il ne sera que la trame sur laquelle le narrateur va broder son fil d’or, é-laborant (le mot apparaît plus tard pour décrire l’art d’Hester, CE 1:53) le tissu-texte de départ, se livrant à un travail d’expansion de la lettre dans lequel va se creuser l’écart avec son sens littéral de départ15. Or Bushnell parle lui aussi d’un second étage pour illustrer sous forme métaphorique la différence entre langage littéral et langage figuré :

The world is material and spiritual. Language built on physical images is itself two story high. In the first story, or physical department of language, words are used literally to signify things or forms of a tangible universe. In the second story or intellectual department of language, the same words are used figuratively to express the intangible world of thought and spirit. (Kramer 154 ou Gura 52)

  • 16  Hypothèse personnelle, que ne font ni Gura ni Kramer.

25On peut certes, sans en appauvrir réellement le sens, voir simplement dans la localisation de la découverte au second étage le signe que le travail de l’écrivain consiste à greffer un second récit, celui de l’imagination, et avec lui de la figure et du sens multiple, sur le donné de la réalité, qu’elle soit historique ou pas. Mais il est séduisant de penser16, comme y encouragent le nombre de points communs qui unissent La Lettre écarlate et les écrits de Bushnell (on en verra d’autres), que Hawthorne ait voulu placer son récit sous les auspices du linguiste-théologien et revendiquer ainsi sa sympathie pour une pensée qui fait de la figure le nerf d’une parole vive.

26La pratique du sens ou du choix multiples que nous venons d’évoquer est justement un autre des points communs entre les deux hommes, une autre façon pour eux de répondre à l’ambiguïté du langage. Ayant constaté que le flou était un trait constitutif du langage, Bushnell préconisait le recours généralisé à la figure. Mais une autre méthode permet aussi de circonvenir la difficulté : il s’agira, pour gommer les approximations du discours, de « multiplier les formes de […] représentation » :

Since all words […] are inexact representations of thought, mere types or analogies, […] it follows that language will be ever trying to mend its own deficiencies, by multiplying its forms of representation […]. It will also be necessary […] to present the subject on opposite sides or many sides. Thus, as form battles form, and one form neutralizes another, all the insufficiencies of words are filled out, the contrarieties liquidated, and the mind settles into a full and just apprehension of the pure spiritual truth. Accordingly, we never come so near to a truly well rounded view of any truth, as when it is offered paradoxically; that is, under contradictions; that is under two or more dictions, which, taken as dictions, are contrary to the other. (Bushnell 55)

  • 17  C’est ainsi qu’il définit la Trinité « in modalistic terms » (Ahlstrom, 611).

[Truth is] complex, multitudinous, striving antagonistically, yet comprehended […] in a boundless score of harmony17. (Bushnell 70, et Gura 63)

  • 18  Pour Claude Richard, la lettre A engendre une « prolifération de discours », étant « l’irréductibl (...)
  • 19  Sur La Lettre écarlate comme une variation sur la figure de l’oxymore, voir Sylvie Mathé, « The Re (...)
  • 20  Cette thèse a ses racines dans la philosophie allemande, qui affirme « la puissance générative des (...)

27C’est bien de ce principe que joue Hawthorne dans toute sa fiction, mais plus particulièrement dans La Lettre écarlate, où il fait non seulement proliférer les interprétations, souvent contradictoires, autour d’un même fait — l’exemple le plus élaboré en étant la diversité des points de vue qui se font entendre après la confession du pasteur —, mais revendique cette technique comme principe d’écriture à travers son symbole-maître, la lettre A, dont il fait l’emblème de l’inépuisable engendrement ou auto-engendrement du sens18. En choisissant la lettre qui lance l’alphabet, Hawthorne invite en effet à en parcourir l’éventail, à briser le carcan de la littérarité ; il ouvre le champ de la signification et incite à faire rebondir le sens, invitation qu’il met lui-même en pratique en faisant migrer celui de la lettre de Adultery à Adam, Arthur (et Author), Authority, Artist, America, All Alike, Affection, Able, Angel, Apostle, aboutissant, comme le montrent les dernières variations sémantiques, à l’appariement de concepts antinomiques (Adultery et Adam d’une part, Able, Angel, Apostle de l’autre) où ressurgit l’influence de Bushnell, même si ce dernier s’exprime en termes de paradoxe — figure qui ouvre sur un dépassement des contradictions — plutôt que d’oxymore19 : on ne cerne jamais mieux la vérité que lorsqu’elle est présentée « paradoxalement », « under contradictions ; that is, under two or more dictions, which, taken as dictions, are contrary one to the other »20.

28On comprend alors la place faite à l’imagination, dont la faculté synthétique, comme Bushnell et Hawthorne l’ont appris de Coleridge, résout le problème que pourrait poser le principe ou la pratique du sens ou du choix multiples. En embrassant les facettes multiples de la vérité, l’imagination en traverse et en subsume les contradictions. Mais elle est aussi faculté créatrice. Dans « The Custom House », Hawthorne décrit sa propre impuissance à faire sens du manuscrit tant qu’elle reste un « tarnished mirror » (CE 1:34), tant qu’il ne l’a pas arrachée à l’engourdissement dans lequel l’a plongé son travail stérile de douanier. Sans elle, il ne pourra pas « habiller » (« dress up », CE 1:33) son récit, transformer le maigre texte d’origine en une histoire où prendront corps des personnages de sang et de chair, faisant circuler la chaleur de la vie dans les « dead corpses » qu’il désespère longtemps d’animer (CE 1:34). Sans elle, il ne pourra pas remplir cet « office » d’écrivain qu’il décrit indirectement lorsque, perplexe et fasciné devant le manuscrit nouvellement découvert, il se dit convaincu que « there was some deep meaning in it, most worthy of interpretation » (CE 1:31). Car, comme le suggère aussi la fiction selon laquelle le récit ne serait que le développement d’un texte pré-existant, créer et interpréter ne sont pour Hawthorne qu’une seule et même chose, l’imagination s’exerçant dans le décalage ou l’écart par rapport à un donné qui la précèderait. On hasardera alors l’hypothèse que c’est dans cette faculté maîtresse, qui guide à la fois le lecteur, l’aiguille de la femme ou la plume de l’artiste, engendrant la broderie de l’écriture figurale dont le romance offre un condensé, que Hawthorne a trouvé pour écrire le succédané de cette voix qu’il enviait parce que sa pure musicalité la sauvait de ce qu’iI rejetait, le mimétisme et la littérarité.

Voix de l’innommable

  • 21  Ce développement croise l’analyse très fouillée que mène Yves Carlet sur les contes, à propos desq (...)
  • 22  La Béatrice de « Rappacini’s Daughter » a la voix « riche » de Dimmesdale et la vitalité exubérant (...)

29Les considérations théoriques sur la question du langage ne sont cependant peut-être pas les seules à expliquer la place faite par Hawthorne à la voix de Dimmesdale. On peut en effet se demander si son intérêt pour l’écriture de l’écart et de l’indirection que modélise la voix ne répondait pas aussi à des préoccupations d’ordre affectif : comment dire non seulement l’indicible, mais l’innommable, comment dire ce qui ne peut se dire non seulement pour des raisons linguistiques, mais aussi morales ou psychologiques, parce que certaines paroles sont frappées d’interdit21. C’est pour cela qu’il imagine un personnage pouvant à travers ses accents exprimer de façon détournée — par une stratégie de déplacement, au sens analytique du terme — la passion sexuelle qui s’est brièvement exprimée dans son amour pour Hester. Ne pouvant s’exposer au grand jour, elle se manifeste indirectement dans la texture de sa voix, dont Hawthorne dit jusqu’à l’obsession qu’elle est « riche » et « profonde ». Si en effet l’adjectif « rich » est à prendre par endroits dans son sens assez neutre de beauté et de vitalité (c’est le cas quand il est associé à Pearl, dont la « beauté » est « riche et luxuriante », CE 1:101), il connote aussi, de façon beaucoup plus ambivalente et ambiguë, l’érotisme et la volupté. Il sert à de nombreuses reprises de qualificatif pour Hester, cet être dont un autre adjectif, « wild », toujours voisin de « rich », affiche le tempérament passionné. Son teint, sa robe, ses broderies ont cette qualité (CE 1:53). L’épithète prend cependant toute sa valeur quand il apparaît en association avec « luxuriant » pour décrire sa chevelure sombre et brillante, elle-même emblème d’une exubérance vitale fortement sexualisée (« [it was] rich and luxuriant », CE 1:163), ou encore plus ouvertement dans le passage où il est dit qu’elle a dans sa nature « a rich, voluptuous, oriental characteristic »22 (CE 1:83). C’est cette même sensualité qui s’exprime dans la texture riche et profonde de la voix de Dimmesdale, une sensualité qui ne se laisse cependant appréhender que de biais, matérialisant ainsi pour l’écrivain un type (ou un fantasme) de communication qui permettrait de parler de sexualité (et plus largement de tout interdit) sans contrevenir à la bienséance (c’est le souci qu’il déclare être le sien dans « The Custom House » quand il définit les limites de l’écriture autobiographique), ou à la pudeur, à moins que ce ne soient aux exigences d’une conscience coupable.

30Que l’objet soit ou non de nature sexuelle, la voix permet en tout cas de dire l’interdit sans le verbaliser, ménageant exigence de vérité et refus de la confession. Si en effet le pasteur est incapable d’avouer qu’il a cédé aux séductions de l’amour, il n’a cessé de révéler sa faute dans ses sermons sans paroles, non seulement parce que son tempérament passionné s’exhale dans le timbre chaud de sa voix, mais aussi parce que celle-ci porte le sceau d’une fracture qui signe, pour qui sait lire ou entendre, sa culpabilité. La première description qui nous en soit donnée est à cet égard très significative : « The young pastor’s voice was tremulously sweet, rich, deep, and broken » (CE 1:67). Le tremblement nerveux connote d’emblée une culpabilité angoissée. Mais la phrase doit surtout sa force dramatique à son architecture et à sa cadence, qui en font retomber tout le poids sur le participe « broken », donnant un relief saisissant à la désintégration psychique du ministre. Elle nous montre ainsi que si le sujet ostensible de ses prédications n’est pas sa responsabilité dans le crime imputé, sa voix en porte néanmoins l’empreinte, elle en « dit le secret », pour reprendre une remarque faite dans le sermon de l’Élection. Seule l’inaptitude des auditeurs à lire les signes explique que le mystère n’ait pas été percé : « … if the auditor listened intently, and for the purpose, it could detect the same cry of pain. What was it ? The complaint of a human heart, sorrow-laden, perchance guilty, telling its secret, whether of guilt or sorrow, to the great heart of mankind » (CE 1:230).

31La voix permet donc de dire une partie de la vérité et d’en faire deviner un tout que des forces intérieures interdisent de mettre entièrement en paroles : « Be true! Be true! Be true! Show freely to the world, if not your worst, yet some trait whereby the worst may be inferred! » (CE 1:260). Elle remplit donc la fonction de cet objet familier des écrits de Hawthorne, le voile, qui, parce qu’il montre et cache à la fois, permettant des ré-vélations ambiguës, répond si bien non seulement à ses convictions théoriques sur le langage, mais aussi à son goût du secret et peut-être à un sentiment de culpabilité qui impose le refoulement de certaines réalités tout en satisfaisant les exigences d’expression qui sont par définition celles d’un écrivain. C’est cette métaphore du voile que Hawthorne utilise dans « The Custom House » quand, faisant part de son inquiétude devant « l’impulsion autobiographique » qui s’est inopinément saisie de lui, il prévient qu’il ne suivra pas l’exemple de ces auteurs qui veulent « tout dire », s’exhibant sans vergogne, mais restera « comme il convient » dissimulé derrière un voile protecteur : « we [will …] keep the inmost Me behind its veil » (CE 1:4). Simple pudeur de l’auteur, « code du gentilhomme », ou effet comme pour Dimmesdale d’un sentiment de culpabilité ? Si l’on ne peut prétendre en décider, force est de reconnaître l’omniprésence de ce thème dans la fiction de l’écrivain.

  • 23  Le champion de cette notion fut Carlyle, fait observer Abrams : « Underlying the surface film of c (...)
  • 24  Il ne fait toutefois pas le rapprochement entre Bushnell et Hawthorne.

32Notons enfin un dernier détail mettant en scène ce qui semble être le désir de croire en un mode de communication qui permettrait de « dire son secret » sans pour autant le mettre en paroles. C’est l’idée qu’il existe entre les hommes un type d’échange échappant à la pensée consciente, comme le suggère la réflexion suivante : « the people knew not the power that moved them thus » (CE 1:142). La notion d’inconscient n’est pas nouvelle. Elle est née avec les philosophes allemands, nous dit Abrams, et est devenue un lieu commun du romantisme anglais (Abrams 213-17)23. Pourtant Keats, Hazlitt, Shelley, Blake ou Carlyle ne semblent l’appliquer qu’au processus créateur, alors que de l’autre côté de l’Atlantique, on lui donne une acception plus vaste. Ce « on » est encore une fois Bushnell, dont semble resurgir l’influence, directe ou indirecte, sur Hawthorne. Dans le sermon célèbre, dit Kramer24, qu’il publie en 1846, « Unconscious Influence », le théologien développe en effet, à partir de son étude de la Bible (qui en donne, dit-il, de nombreux exemples), l’idée d’une interaction inconsciente entre les hommes, une interactionqui échappe au langage verbal et s’exerce par celui, involontaire, du corps (Kramer 141-144). « Involuntary language —that expression of the eye, the face, the look, the gait, the motion, the tone or cadence, which is sometimes called the natural language of the sentiments [is] a door that stands open evermore and reveals to others constantly, and often very clearly, the tempers, taste, and wishes of their hearts ». La phrase précédemment citée de La Lettre écarlate montre que c’est bien ce type de rapport qu’entretient, par le truchement du « ton » et de la « cadence » de sa voix, le pasteur avec son auditoire, lui permettant — tel est peut-être en tout cas le désir fantasmatique de Hawthorne — de faire connaître sa culpabilité sans pour autant qu’elle soit révélée comme telle à la communauté.

33Faut-il s’en étonner ? Bushnell poursuit alors son analyse en exposant une idée qui nous ramène une nouvelle fois à Hawthorne : [With involuntary communication, men become] « one mass, one consolidated social body, animated by one life », réalisant ainsi un idéal qui était cher au théologien, celui d’une société organique, unie par une spiritualité qu’il s’employait depuis toujours à revitaliser (Ahlstrom 611). Or c’est ce même effet qu’accomplissent les prédications de Dimmesdale, et qui en font le prix : « [his voice] vibrate[d] within all hearts and brought the listeners into one accord of sympathy » (CE 1:67) ; « his heart vibrated in unison with theirs » (CE 1:142). Le commentaire sur le sermon de l’Élection s’attarde longuement sur cette particularité. Décrivant « [the] outburst of enthusiasm kindled in the auditors by that high strain of eloquence », Hawthorne poursuit :

Each felt the impulse in himself, and, in the same breath, caught it from his neighbour. Within the church, it had hardly kept down […]. There were human beings enough, and enough of highly wrought and symphonious feeling, to produce that more than impressive sound than the organ-tones of the blast, or thunder, or the roar of the sea; even that mighty swell of many voices, blended into one great voice by the universal impulse which makes likewise one vast heart out of the many.(CE 1:250 ; italiques ajoutées)

34On a vu au début de cette étude ce que les prédications du pasteur pouvaient avoir de romantique, et par le modèle musical qui en dictait la forme, et par l’émotion dont elles étaient imprégnées. Le moment est venu de marquer les limites de cette influence. On a déjà noté comment l’expression du sentiment était en fait constamment bornée par un déploiement de procédés dont le principe est l’indirection, ou le déplacement, et qui tendent à masquer l’expression directe de la pensée ou de l’émotion. L’angoisse qui est le moteur de l’éloquence de Dimmesdale n’est elle-même donnée que comme un affect dont le contenu n’est jamais spécifié. On a aussi remarqué que dans « The Custom House », Hawthorne s’en prend ouvertement à ceux pour qui l’écriture est prétexte à exhibition du moi. Le terme plusieurs fois répété d’« éloquence » est lui-même significatif. Les romantiques en récusent le concept, car elle s’oppose pour eux à la vraie poésie, qui est, selon J. S . Mills, pure expressivité, « feeling confessing itself to itself », si bien que le seul interlocuteur du poète est le poète lui-même : « The poet’s audience is reduced to a single member, consisting of the poet himself », déclare encore Mills, écartant la rhétorique et l’éloquence, qui ont le défaut d’être des moyens servant une fin, l’action sur l’auditoire : « [eloquence is] an act of utterance [which ] is not itself the end, but a means to the end » (Abrams 25-26).

  • 25  Sur Winthrop, voir Michael Colacurcio, « The Woman’s Own Choice » : « Winthrop’s famous Journal is (...)

35Hawthorne, qui veut montrer que la valeur des sermons de Dimmesdale vient précisément non de ce qu’il y révèle de lui-même, mais de l’effet qu’ils produisent sur ceux qui l’écoutent, fait donc la preuve, en choisissant ce terme, de la parfaite maîtrise de son vocabulaire. Il renchérit ainsi sur ce qui est pour lui la qualité essentielle du pasteur, celle qui le rachète de sa faute, à savoir la vertu fédératrice de cette voix qui le fait sortir de lui-même et se mettre au service d’une communauté dont elle est le ciment. Ce faisant, Hawthorne fait réaliser à son pasteur un idéal qui n’a rien de romantique, ni dans son esprit, car il subordonne l’individu à la communauté — on voit ici le gouffre qui peut le séparer des Transcendantalistes —, ni dans sa réalité historique. Cet idéal était en effet celui des premiers puritains, ou en tout cas de celui qui en fut pour l’écrivain la figure exemplaire, ce John Winthrop dont il décrit l’apothéose au centre même du récit. Si le A que déchiffre la population sur la voûte céleste n’est pas « adultery » mais « angel », c’est en effet en partie parce que la scène de l’échafaud coïncide avec l’ascension de l’ancien gouverneur, et que c’est à lui tout autant qu’à Dimmesdale que la lettre renvoie. On peut même supposer que le mot « angel » n’est lui-même que le hiéroglyphe, le voile qui montre et dissimule un autre mot qui lui aussi commence par la première lettre de l’alphabet, et donne la clé de l’angélisation de Winthrop — comme finalement de celle de Dimmesdale : c’est le mot « affection », qu’emploie dans ses écrits le magistrat pour nommer ce qui est la clé de voûte de sa philosophie morale, l’amour — l’amour chrétien, s’entend — qu’il décrit comme le « ligament » du corps social, le « bond of perfection » qui seul peut garantir la cohésion de « l’Église » (le corps des « saints », ou élus) en faisant accepter à ses membres la Loi souveraine qui en assure l’unité (Winthrop 288)25.

36En suscitant dans la communauté un « sentiment symphonique », en faisant « vibrer les cœurs à l’unisson », en « en fondant la multitude en un seul », Dimmesdale accomplit donc, par son éloquence, la volonté de Winthrop, préparant la réconciliation, le « consensus » final qui pour Bercovitch constitue la dynamique sous-jacente du texte. Pearl en est l’instrument. Hester y contribue en renonçant à la tentation de la dissidence. Elle retourne de son plein gré dans la colonie, où elle devient l’auxiliaire de la communauté, aidant les femmes à mieux accepter leur fardeau dans l’attente du temps lointain, et même utopique, où la société deviendra un lieu d’harmonie. Le pasteur prend quant à lui sa part dans l’accomplissement de cet idéal en agissant par sa voix comme le catalyseur du lien social, soudant à la fois la communauté et faisant prévaloir les valeurs du cœur, de la sympathie, de la compassion, qui sont le socle de la morale de Hawthorne. Ainsi peut-on conclure que, si la voix semble en surface ne jouer qu’un rôle modeste dans l’économie du récit, il s’avère à l’examen qu’elle en est un nœud stratégique, étant le carrefour d’un réseau de pensées où se croisent esthétique, philosophie du langage, psychologie, politique, et éthique.

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Bibliographie

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Notes

1  Elle est notamment dénoncée dans « Main Street », panorama des premiers temps de la colonie. Endicott y apparaît brièvement, prenant plus tard le devant de la scène dans « Endicott and the Red Cross ».

2  Correspondance dont Kramer fait remarquer qu’elle est « a continuing critique of words » (Kramer, 177).

3  [The Puritan community] « owed its origins and progress, and its present state of development, not to the impulses of youth, but to the stern and tempered energies of manhood, and the sombre sagacity of age ; accomplishing so much, precisely because it imagined and hoped so little » (CE 1:63, italiques ajoutées).

4  C’est la différence essentielle qui, selon Perry Miller, les sépare des anglicans, pour qui la révélation peut se faire non seulement par les textes sacrés, mais par la nature ou par la raison (Miller, The Puritans, 4).

5  En sus de Miller, on peut se reporter à Feidelson, qui explique que si les puritains pensent que Dieu s’exprime à travers des symboles, aussi bien dans les textes sacrés que dans la vie quotidienne des hommes, ils tiennent ces signes pour transparents, réductibles à l’analyse et au discours logique ; il étudie lui aussi le rôle joué par Petrus Ramus (Feidelson, 84-94).

6  Le sermon de Samuel Danforth, « Errand into the Wilderness », en offre un excellent exemple (in A. W. Plumstead, The Wall and the Garden).

7  Sur Ann Hutchinson, voir Michael Colacurcio, « Footsteps of Ann Hutchinson: the Context of The Scarlet Letter », et Amy Lang, Prophetic Woman: Ann Hutchinson and the Problem of Dissent in the Literature of New England.

8  Voir aussi le chapitre de Perry Miller, « Jonathan Edwards and the Great Awakening », dans Errand into the Wilderness, 153-66. Ajoutons, comme nous le dit Reynolds dans le premier chapitre de Beneath the American Renaissance, que c’est sous l’impulsion du Grand Réveil, fécondé quelques temps plus tard par la pensée romantique (nous allons le voir), que va se développer un genre de sermons de type populaire (dont le paradigme littéraire est sans doute le sermon de Father Mapple dans Moby Dick) visant à susciter l’émotion et exploitant massivement pour ce faire le pouvoir de l’image et de la langue vernaculaire (15-18). Ce nouveau style va se répandre au point de modeler la rhétorique d’un prédicateur aussi imprégné de culture que l’était R. W. Emerson (22-24).

9  Les unitariens, héritiers des Lumières et influencés par Locke et l’école du Scottish Common Sense, arguaient, contrairement aux calvinistes, que l’homme était un être libre et perfectible, participant activement à son propre salut (Ahlstrom, 392 et 399 ; Gura, 18 et 30).

10  Le problème est complexe. Un des sujets de dissension porte sur la question de savoir si le langage de la Bible est celui de Dieu ou s’il a été filtré par les hommes, auquel cas, comme le soutiennent les unitariens, il faut en rectifier l’interprétation en tenant compte des conditions historiques de son écriture — c’est la question de l’historicité du sens (Gura, 23, 26-31).

11  On pourra sur ce chapitre se reporter à l’article de Patricia Roger, « Taking a Perspective : Hawthorne’s Concept of Language and Nineteenth-Century Language Theory », qui analyse, quoique succinctement, l’intérêt que portait Hawthorne à la question du rapport entre sens littéral et sens figuré (après un bref rappel du débat contemporain sur la question, Roger relève quelques citations des Carnets avant de proposer dans cette perspective un commentaire de « Rappacini’s Daughter »).

12  Posant tout d’abord que « physical terms are never exact, being only names of genera », il en déduit : « much less have we any terms in the spiritual department of language that are exact representatives of thought » (Bushnell, 44). En effet, nous dit-il, [there is] « a vast analogy in things, which prepares them, as forms, to be signs and figures of thoughts » (21-22), cette analogie entre « le Logos du monde extérieur » et « le logos de la raison interne » des hommes (21) expliquant que le « langage de l’esprit » soit modelé sur les « termes physiques ». Ainsi, « there are, as we discover, two languages, in fact, in every language […]. First, there is a literal department, in which sounds are provided as names for physical objects and appearances. Secondly, there is a department of analogy or figure, where physical objects and appearances are named as images of thought or spirit » (38-39).

13  Prenant pour exemple le mot « bitterness » (en tant qu’il qualifie un état psychologique) et après avoir rappelé le flou inhérent au caractère générique des mots (« in the first place, taken physically, [it] describes not a particular sensation common to all men, but a genus of sensations »), Bushnell ajoute : «… as some persons have even a taste for bitter things, it is impossible that the word, taken physically, should not have an endless variety of significations, ranging between disgust and a positive relish of pleasure ». Il poursuit en ces termes : « men are so different, even good and true men, in their personal temperament, their modes of feeling, reasoning and judging, that moral bitterness, in its generic sense, will not be a state or exercise of the same precise quality in their minds. Some persons will take as bitterness in general what others will only look upon as faithfulness, or just indignation […]. And, then, […] different views and judgments will be formed of the man, his provocations, circumstances, duties, and the real import of his words and actions […]. It is impossible so to settle the meaning of this word bitterness, as to produce any exact unity of apprehension under it. And the same is true of the great mass of words employed in moral and spiritual uses » (Bushnell, 44-45).

14  Il n’est pas surprenant que ce soit avec Pearl, dont la caractérisation est à la fois réaliste et allégorique, que revienne avec insistance l’image du miroir (sous la forme de la flaque d’eau).

15  Il a « habillé » (« dress[ed] up ») le manuscrit pour en faire un récit ; puis, changeant de métaphore, il ajoute que les feuillets de Pue ont été le « soubassement » (« groundwork ») de son ouvrage (CE 1:33).

16  Hypothèse personnelle, que ne font ni Gura ni Kramer.

17  C’est ainsi qu’il définit la Trinité « in modalistic terms » (Ahlstrom, 611).

18  Pour Claude Richard, la lettre A engendre une « prolifération de discours », étant « l’irréductible atome de langage portant en elle la totalité de l’indicible que sa présence manifeste » (Claude Richard. Lettres américaines. 67).

19  Sur La Lettre écarlate comme une variation sur la figure de l’oxymore, voir Sylvie Mathé, « The Reader May Not Choose : Oxymoron as Central Trope in Hawthorne’s Strategy of Immunity From Choice in The Scarlet Letter ».

20  Cette thèse a ses racines dans la philosophie allemande, qui affirme « la puissance générative des contraires », thèse que Blake avait reprise et résumée dans sa formule « Without Contraries is no progression » (Abrams, 216). C’est ce principe de contradiction qui pour Richard Chase caractérise tout le roman américain. Dans le chapitre liminaire qui a pour sous-titre « A Culture of Contradictions », il écrit que « The American novel tends to rest in contradictions and among extreme ranges of experience. When it attempts to resolve contradictions, it does so in oblique, morally equivocal ways » (The American Novel and its Tradition, 1).

21  Ce développement croise l’analyse très fouillée que mène Yves Carlet sur les contes, à propos desquels il examine les phénomènes transgressifs liés « aux différents registres du son et de la voix » — aux « cris et chuchotements » du récit (Yves Carlet, « Cris et chuchotements : les modulations de la voix dans les contes de Nathaniel Hawthorne ».

22  La Béatrice de « Rappacini’s Daughter » a la voix « riche » de Dimmesdale et la vitalité exubérante (« luxuriant ») d’Hester (CE : X 96-97, 115).

23  Le champion de cette notion fut Carlyle, fait observer Abrams : « Underlying the surface film of consciousness is the “bottomless boundless Deep” […] ; and only “in these dark, mysterious depths […] if aught is to be created, and not manufactured, must the work go on” » (Abrams, 216).

24  Il ne fait toutefois pas le rapprochement entre Bushnell et Hawthorne.

25  Sur Winthrop, voir Michael Colacurcio, « The Woman’s Own Choice » : « Winthrop’s famous Journal is not only a prime and obvious source for Hawthorne’s knowledge of “historical backgrounds”, but […] furnishes the novel’s most essential themes » (103). Le thème fondamental est celui de la recherche d’une harmonie entre « law and love », la soumission de l’individu à la Loi devant découler d’un amour qu’il lui consent en toute liberté, amour qui n’est lui-même que la manifestation de celui que nourrit le chrétien pour le Christ (121-25). Colacurcio ne relève cependant pas l’effet de renvoi qu’opère, sans doute sciemment, la réutilisation par Hawthorne du mot « affection » que l’on trouve sous la plume de Winthrop. Sur ce dernier personnage on pourra également se reporter à Lauren Berlant, The Anatomy of National Fantasy ; Hawthorne, Utopia, and Everyday Life (87-94).

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Pour citer cet article

Référence papier

Michèle Bonnet, « « La voix éloquente » ou comment dire ce qui ne peut se dire »Sillages critiques, 7 | 2005, 63-86.

Référence électronique

Michèle Bonnet, « « La voix éloquente » ou comment dire ce qui ne peut se dire »Sillages critiques [En ligne], 7 | 2005, document 5, mis en ligne le 15 janvier 2009, consulté le 20 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/sillagescritiques/1046 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/sillagescritiques.1046

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Auteur

Michèle Bonnet

Université de Paris IV-Sorbonne

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Droits d’auteur

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