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Sens et cognition : La narrativité entre sémiotique et sciences cognitives

Claudio Paolucci
p. 299-316

Résumés

Dans cet article, je compare d’un point de vue épistémologique les théories sémiotiques de la narrativité élaborées dans le cadre sémiotique avec celles qui ont vu le jour dans celui des sciences cognitives. En examinant la place de plus en plus centrale que la narrativité a prise dans ces dernières, je démontre que l’introduction de la notion même de narrativité a un impact spectaculaire sur elles, susceptible qu’elle est de modifier leurs positions épistémologiques.

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Texte intégral

1. Trois domaines différents pour trois problèmes distincts

  • 1 Ces deux théories de la narrativité sont évidemment très différentes, mais pour toutes deux, la nar (...)

1Dans ce travail j’essayerai de confronter, du point de vue épistémologique, la théorie sémiotique de la narrativité, notamment la théorie de la narrativité formulée par Greimas et par Eco1, avec les différentes théories de la narrativité qui ont été formulées dans les sciences cognitives. Pour commencer, je voudrais souligner que « narrativité », « cognition » et « sciences cognitives » sont des mots qui renvoient une grande multitude de thèmes, de problèmes et d’approches différentes les unes des autres. Pour cette raison, je vais préciser d’entrée de jeu ce qui rentre ou non dans le cadre de ce travail.

  • 2 Il est trop évident que le terme « sciences cognitives » ressemble dangereusement à un mot passe- p (...)

2La notion de narrativité est abordée dans le domaine des sciences cognitives2 à au moins trois niveaux de pertinence différents. Plus précisément ils concernent i) le résultat de l’application des instruments d’analyse élaborés par les sciences cognitives à la logique de la narration, et plus particulièrement au storytelling ; ii) la conception des histoires comme instrument pour la pensée, ou mieux, leur fonction de problem-solving et d’organisation de l’expérience ; iii) le changement radical qui s’opère sur les principes de base des sciences cognitives dès lors que la notion de narrativité y est introduite. Plus particulièrement, on vise ici à comprendre comment la narrativité est susceptible d’influencer, de moduler et de transformer la manière dont nous pensons la cognition.

3À chacun de ces trois niveaux, la narrativité est i) l’objet d’analyse d’une théorie cognitive ; ii) l’instrument d’analyse pour une théorie cognitive ; iii) le moyen à travers lequel on modifie et transforme la théorie cognitive.

4Dans la première partie du présent article, j’essayerai de rendre compte des points i) et ii), pour ensuite aborder plus amplement le point iii). Ce point traite en effet d’un virage relativement récent dans la tradition des sciences cognitives, qui contraste sur certains points avec les positions qui étaient celles du cognitivisme à sa naissance : c’est pourquoi il est intéressant de mon point de vue d’enquêter à ce niveau afin de comprendre comment les sciences cognitives sont en train de se transformer et de se rapprocher d’une épistémologie qui semble tout à fait compatible avec celle de la tradition sémiotique. Ce qui peut mener à des confrontations et à des synergies très fructueuses.

2. La narrativité comme objet d’une analyse cognitive

5Pour ce qui concerne le point i), il existe une tradition importante, que nous pourrions appeler « narratologie cognitive », dont le but est de pouvoir insérer les objets théoriques développés au sein des sciences cognitives dans le cadre du storytelling. Le représentant le plus significatif de ce courant, David Herman, définit la narrativité comme un « prédicat scalaire » ; c’est-à-dire que quelque chose est perçu d’une façon more or less prototypically storylike (Herman 2002, pp. 90–91). De toute évidence, il s’agit ici d’une application de la théorie des prototypes. En effet, Herman affirme qu’il est impossible de définir la narrativité à partir d’un ensemble de conditions nécessaires et suffisantes. Il utilise donc le terme “narrativehood” pour désigner un « prédicat binaire » qui peut établir si « quelque chose peut être perçu comme une histoire », et « narrativity » pour désigner cette variable qualitative définissable seulement en termes prototypiques et scalaires. Herman associe ensuite cette distinction au couple narratif « intensionnelle / extensionnelle », telle qu’elle a été abordée dans la théorie de la narrativité, et cela à partir des théories des mondes possibles de Dolezel (1979) et de Pavel (1986). On trouvera des positions similaires dans les recherches de Marie-Laure Ryan (1991) et Gerald Prince (1999).

6Ce courant d’études se concentre donc sur la notion de storytelling en essayant de « démêler la logique des histoires ». Il assume le terme narrativité comme une série de propriétés permettant de caractériser quelque chose comme une « histoire », de sorte qu’il est possible de définir ce qui ne peut se voir reconnu le statut d’« histoire ». Selon Gerald Prince (2008, p. 387) :

La narrativité désigne la qualité de l’être narratif, l’ensemble des propriétés qui caractérisent les narrations et permettent de les distinguer des non- narrations. Le mot désigne également l’ensemble des caractéristiques option- nelles qui permettent de traiter et d’interpréter sous la forme d’une narration les narrations plus proto-typiquement simili-narratives (narrative-like), et donc immédiatement identifiées. Selon la première acception, la narrativité est appelée parfois narrativehood et, dans ce cas-ci, elle est conçue comme une question de genre (les textes sont narratifs ou pas) même si des différences de degré peuvent également entrer en jeu (les textes peuvent satisfaire les conditions nécessaires à la narrativehood pour certains traits, ou pas du tout). Selon la deuxième acception, la narrativité est une question de degré : certaines narrations sont plus narratives que d’autres.

  • 3 C’est exactement cette tradition saussurienne qui a inspiré la sémiotique de Greimas et de Eco, don (...)
  • 4 Cf. Greimas & Courtés (1979), Fabbri (2001).
  • 5 Eco (1979) est tout à fait d’accord sur ce point particulier.

7On sait que le courant dominant dans la tradition sémiotique a pris une tout autre voie. Dans le cadre de cette discipline, la définition d’un élément à travers un ensemble de propriétés entre en contradiction avec la notion d’identité différentielle et relationnelle telle qu’elle a été attribuée aux « systèmes sémiologiques » selon Saussure3. En outre, par « narrativité » on désigne au sein de ce courant dominant la forme processuelle du sens qui opère par des transformations de valeurs et par des enchaînements d’actions et de passions4, et non par un ensemble de traits plus ou moins prototypiques. Cette théorie sémiotique de la narrativité est sans doute issue du storytelling, mais aux fins d’en extraire une forme profonde certes repérable dans les histoires proprement dites, mais qui, au final, les excède constitutivement. Selon les termes de Greimas et de Courtés (1979), la narrativité est assumée comme le principe organisateur de toute forme de discours, et ne se réduit pas à un ensemble de propriétés présentes ou non dans le discours5.

8Il nous faut à présent sortir de ce cadre, car c’est à partir d’autres problématiques que la réflexion autour de la narrativité devient centrale dans le cadre des sciences cognitives et se montre d’un intérêt extrême pour la tradition sémiotique.

3. La narrativité comme instrument d’analyse pour une théorie cognitive

  • 6 Cette position radicale de Mink, qui pense que l’expérience particulière et les schèmes abstraits s (...)

9En ce qui concerne le point ii), au lieu de se pencher sur la façon dont on donne sens aux histoires ou dont on construit une logique des histoires, une branche particulière des sciences cognitives a voulu s’intéresser à la narrativité comme instrument cognitif, en abordant plus précisément la question de savoir comment les histoires, et la capacité que nous avons de les créer, peuvent offrir un support à l’intelligence et à la cognition. Selon ce champ d’études, les histoires fournissent une série d’instruments susceptibles de venir en aide à la cognition humaine lorsqu’elle organise l’expérience et les connaissances, chacun de ces domaines d’organisation se caractérisant par un ensemble spécifique de croyances, de pratiques et de procédures. Par exemple, signalons l’intéressante position de Danto (1985). Ce dernier affirme que la capacité de rendre compte narrativement des faits et des événements correspond à la capacité que nous avons de combler le gap cognitif qui sépare nos connaissances générales sur le monde (par exemple que l’eau gèle à 0 degrés) et la déclinaison de celles-ci dans des situations particulières (j’ai glissé hier sur la glace). De même, Mink (1978, p. 132) opère une distinction entre l’expérience particulière et la compréhension théorétique de certains éléments = x en qualité d’occurrences de schèmes abstraits. Et il situe précisément la narrativité entre ces deux extrêmes, c’est-à-dire dans une position de médiation entre deux formes de pensée irréductibles l’une à l’autre.6

  • 7 Cf. Eco 1997, chapitre 2.

10D’un point de vue sémiotique, il s’agit d’un couple de propositions théoriques extrêmement intéressantes, dans la mesure où elles confient à la narrativité un rôle de schématisme (dans le sens kantien) entre type et token (Danto), et entre l’expérience phénoménologique et la capacité que nous avons d’interpréter cette expérience en termes d’occurrence d’un type (Mink). La position de Mink doit particulièrement retenir notre intérêt, car cet auteur a investi la narrativité d’une fonction cognitive se différenciant aussi bien de l’analyse phénoménologique de l’expérience que de la logique du type-token7. Ici la narrativité opère comme un facteur de médiation capable de gérer nos connaissances encyclopédiques en les déclinant en fonction de la situation. La narrativité transformerait ainsi le système en processus, conjuguerait nos schèmes abstraits avec les répertoires encyclopédiques régularisés grâce à l’utilisation itérée et, de ce fait, elle est appelée à exercer un rôle qui est proche de celui attribué au musement dans la théorie sémiotique de Peirce (cf. Paolucci 2010, chapitre 1).

11Ainsi, de ce point de vue, la narrativité représente une forme particulière de pensée qui a sa logique spécifique, sa structure et sa syntaxe, en se distinguant d’autres formes possibles de la pensée (type-token, phénoménologie de l’expé- rience, etc.). Elle correspond à une façon particulière d’organiser le temps, les procès, les événements et les connexions entre l’avant et l’après. Elle se différencie par exemple des formes d’organisation du type cause-effet, ou du modèle « règle et application de la règle ». De ce point de vue, les croisements avec la tradition sémiotique deviennent assez évidents, puisque l’épistémologie sémiotique assume la narrativité comme la forme qui permet de donner du sens aux événements en les organisant comme des transformations syntagmatiques non réductibles à une logique de cause-effet.

12Au sein de la tradition cognitive, la distinction introduite par Bruner (1991) entre une forme narrative et une forme paradigmatique (logique classificatoire) de la pensée est exemplaire. Selon Bruner, il s’agit de deux modes alternatifs souvent co-présents mais pas vraiment assimilables, deux possibilités de donner sens aux choses et de penser à leurs connexions réciproques. Selon Bruner (1991, p. 6) la narrativité « opère en qualité d’un instrument de l’esprit à travers lequel on construit la réalité » et la pensée narrative constitue une typologie de cognition qui n’est absolument pas inférieure à la logique classificatoire susmentionnée, car elle intervient dans le processus qui donne sens à l’expérience.

13À ce propos, il faut formuler une remarque importante : si pour la tradition cognitive, la narrativité représente toujours une forme de la pensée qui a pour rôle de structurer la cognition, pour la tradition sémiotique la narrativité est la forme du sens qui structure la pensée. Dans la problématique que je développe ici, cette distinction apparaît comme cruciale. En effet, elle nous amène au point iii), qui consiste à enquêter sur les rapports entre le sens et la cognition et, sur ce point spécifique, nous observons la façon dont la sémiotique et les sciences cognitives ont respectivement questionné et expliqué ce rapport.

4. Sémiotique et sciences cognitives : de la cognition à la distribution

  • 8 Dans la tradition sémiotique ici visée, Landowski (2004) et Fontanille (1995) ont proposé des modèl (...)

14Comme nous l’avons dit, pour la tradition sémiotique dont il est ici question la narrativité est la forme du sens, identifiable avec une transformation processuelle de valeurs. Celle-ci a, au moins dans la théorie générative, la forme d’une syntaxe actantielle opérant à travers des jonctions8. D’où la définition du « programme narratif » comme une transformation conjonctive/disjonctive entre un actant sujet et un actant objet. Ces deux derniers sont inter-définis par le système de valeurs mis en transformation syntagmatique, et ils ont dans cette transformation une fonction de « support », car leur identité ne peut être définie qu’à partir de ces valeurs (cf. Greimas, 1983).

  • 9 À ce propos, Basso Fossali (2008) a pu parler de la narrativité comme d’une véritable « épistémolog (...)

15Dans cette optique, la narrativité en sémiotique n’est nullement liée aux objets culturels et aux pratiques que notre culture désigne comme « narrations », mais représente un modèle plus général — donc un niveau d’un parcours profond — susceptible d’expliquer toute forme de transformation processuelle de ces valeurs. Ce modèle est certes bien illustré par les textes dits « narratifs », qui, historiquement, ont permis de l’élaborer (analyse des mythes et des contes), mais il transcende ces objets dans la mesure où il devient un modèle repérable dans toute forme discursive. Ainsi nous comprenons le rôle fondamental — d’un point de vue cognitif également — assumé par la narrativité dans l’épistémologie sémiotique : si la pensée s’avère être la masse amorphe non encore articulée ni segmentée par les structures sémiotiques, la forme syntagmatique de cette articulation est pour la sémiotique de nature narrative. Cela signifie que la narrativité se comporte comme la forme sémiotique capable de donner sens à la pensée9.

16Soulignons ici clairement la généalogie interne à cette épistémologie sémiotique : puisqu’il est impossible de rendre compte de la cognition indépen- damment des structures sémantiques et culturelles qui l’articulent (car la pensée se propose comme pure masse amorphe avant l’apparition de ces dernières), si nous voulons étudier ces structures, il faut le faire à partir des manifestations empiriques (textes), de sorte que nous pouvons y trouver des formes constantes de structuration du sens. Ainsi ces formes, parmi lesquelles la narrativité, se retrouvent prototypiquement dans les textes narratifs strictu sensu, mais elles sont en réalité des modèles heuristiques plus généraux.

17C’est un autre défi qui s’adresse aux sciences cognitives. De ce fait, il n’est pas possible de comprendre ce que le terme narrativité peut signifier dans cette tradition à moins que nous clarifions les prémisses épistémologiques constitutives de ce contexte d’étude et également le moment où l’idée de narrativité elle-même surgit dans la discussion.

18Nous avons déjà dit que les sciences cognitives constituaient une famille assez hétérogène. Cependant, au moins historiquement, convergent-elles dans leur conception de la cognition comme expression d’une série de dispositifs internes d’ordre mental-conceptuel, dont les dimensions socioculturelles ne sont que des variations superficielles. Howard Gardner (1987), dans son importante reconstruction des origines de l’approche cognitive, montrait en effet qu’au moins sur le plan méthodologique, le pari épistémologique des sciences cognitives était d’étudier le niveau mental de la cognition par-delà ses dimensions biologiques et neuronales aussi bien que par-delà ses dimensions sociales et culturelles. Pour les positions « cognitivistes » qu’on va discuter ici, il existerait donc un niveau interne de la cognition qui doit être étudié en tant que dimension autonome. Ce niveau – disent-ils – organise le flux de notre expérience et de notre perception, et la façon dont nous connaissons notre propre activité et nos manœuvres de problem-solving. Et c’est ici qu’on peut pointer la différence principale avec l’approche sémiotique : là où pour la sémiotique c’est le sens — dont la nature est socioculturelle — qui organise la pensée, pour les sciences cognitives c’est la pensée qui organise l’expérience et lui donne sens. Cette organisation est donc constitutivement cognitive, c’est-à-dire ni sociale ni culturelle, car ces deux dernières dimensions ne sont que des variations superficielles d’une structure sous-jacente d’un type différent.

  • 10 Il s’agit bien sûr d’une simplification évidente, que nous faisons par économie et qui ne considère (...)

19Ainsi dans cette épistémologie « classique » du cognitivisme10, la narrativité consiste essentiellement en une forme de pensée, en un système cognitif qui a pour tâche de structurer le flux de l’expérience en la segmentant. Par exemple, pour Talmy (2000), le mot « narratif » renvoie à un pattern de base, capable d’organiser cognitivement les séquences dont on fait expérience dans le temps. Selon Talmy, la narrativité peut être donc pensée comme un système capable de structurer tout processus temporel d’événements au sein d’une structure séquentielle dotée de sa propre organisation et de sa cohérence. Ainsi, il est clair que, pour Talmy, le narratif est abordé en tant que forme de structuration essentiellement cognitive. Ce faisant il ne s’occupe pas de traiter les composantes inter-subjectives, encyclopédiques et sociales qui, pour la sémiotique, sont liées à l’idée même de narrativité.

20Talmy redouble donc, au niveau de la théorie de la narrativité, le principe constitutif des sciences cognitives selon lequel la cognition structure l’expérience ; le pouvoir de la narrativité est donc lié à ce rôle consistant à segmenter la réalité phénoménale en unités, c’est-à-dire en dimensions que nous pouvons classer, reconnaître et utiliser.

21Mais que se passe-t-il lorsque la narrativité n’est plus pensée comme un système cognitif dans le sens classique, mais au contraire comme un système de cognition distribué capable de réintégrer la culture, les répertoires encyclopédiques sédimentés avec l’usage, l’intersubjectivité, la socialité et le monde-environnement ?

22Le premier à exploiter ce changement d’orientation au sein des sciences cognitives est David Herman (2003), inspiré par les travaux d’Edwin Hutchins sur la « cognition distribuée ». Il s’agit d’une théorie dans laquelle les artefacts matériaux, les systèmes sémiotiques et l’intersubjectivité organisent l’activité de problem-solving à l’intérieur de systèmes fonctionnels situés par-delà les dichotomies « objet-représentation » et « objet-sujet ». En effet, selon Hutchins (1996), il est impossible de rendre compte de la cognition sans réintroduire les composantes sociales (intersubjectivité) et culturelles (artefacts, systèmes sémiotiques, etc.) qui la structurent. Selon lui, la cognition n’est pas quelque chose que nous pouvons localiser au niveau de l’individu, mais un processus qui doit être distribué sur une multiplicité d’instances, dont l’individu et son activité mentale ne sont qu’une des dimensions constitutives. Par exemple selon Hutchins (1996, pp. 154–155), les instruments d’une cabine de pilotage ne sont pas simplement des outils de représentation du monde situés entre les usagers et leurs tâches, et qui permettraient aux premiers d’exercer les secondes. Il faut plutôt penser ces instances — usagers et tâches — comme deux nœuds d’un système fonctionnel entièrement supra-individuel, dans lequel l’activité cognitive a lieu parce qu’elle est distribuée entre des instances coparticipantes à l’activité en cours.

Dans ce type de perspective, nous mettons en évidence que les éléments ici mis en jeu sont de l’ordre des Gestalten fonctionnelles, c’est-à-dire, systèmes où l’intelligence est distribuée entre deux ou plusieurs agents (humains, computationnels ou d’autre type), lesquels exercent un effort coordonné entre eux, dans le but d’offrir la solution à un problème interne à l’environnement d’appartenance. Ceci a lieu à travers un processus complexe de superpositions, de représentations, individuelles et collectives à la fois (Herman 2003, p. 168).

23Selon Hutchins, la cognition ne concerne ni l’esprit ni l’individu, mais est distribuée dans des systèmes de Gestalten. L’individu est le nœud d’un réseau complexe et non son unique centre organisateur.

Le centre de l’attention se déplace : des contenus mentaux des individus, il va désormais toucher la cognition en tant qu’« action médiée ». De la sorte, la pensée se trouve redéfinie en termes d’utilisation particulière des outils culturels (systèmes sémiotiques, composantes computationnelles etc.) de la part de tous les agents impliqués dans des comportements mentaux, de communication etc. qui manifestent une série des synergies avec l’environnement à l’intérieur duquel ces comportements ont lieu. Dans cette vision, la notion de « fonction mentale » peut être appliquée à des activités de nature sociale au même titre qu’elle peut être appliquée à des activités de nature individuelle (Herman 2003, p. 168).

24À titre d’exemple, la capacité d’une équipe de chirurgiens à résoudre des problèmes ne se situe pas dans leurs représentations ni dans les actions des membres individuels de l’équipe. Au contraire, elle se distribue plus globalement dans l’intersubjectivité de l’équipe, dans les artefacts matériels du laboratoire déterminant les perceptions de chaque individu, dans les répertoires de procédures et de protocoles qui règlent le savoir-faire de l’équipe et enfin dans les inférences que ladite équipe produit au cours de l’opération à partir des expériences précédentes. La cognition et la pensée ne sont plus considérées comme une partie de l’esprit et ne sont plus dépendantes des inférences d’un individu spécifique, mais sont distribuées à l’intérieur de systèmes plus complexes que nous devons donc analyser en tant que Gestalten irréductibles à une somme de parties. En parlant de la narrativité comme instrument de la pensée, une sorte de « révolution cognitive » se trouve ainsi impulsée par les études d’Herman.

Si on analyse les histoires en les assumant comme des outils qui permettent de distribuer l’intelligence dans des groupes, je prends position pour un passage, notamment celui qui me fait passer de l’esprit individuel à des unités d’analyses plus larges, appelées situations narratives. […] La narrativité aide à distribuer l’intelligence en construisant des ponts entre le soi et l’autre, en créant un réseau de relations entre ceux qui racontent des histoires, les participants qui peuvent évoquer leurs expériences et le monde-environnement qui incorpore ces expériences […]. Bref, le processus consistant à raconter et à interpréter des histoires m’inscrit dans un monde-environnement que je cherche à connaître, en m’apprenant que je ne connais pas le monde si je me considère moi-même comme au-dehors ou au-delà de ce monde (Herman 2003, p. 169, pp. 184185).

25Comme on peut le voir, cette conception de la narrativité se différencie nettement de celle de Talmy et plus généralement de celle des sciences cognitives classiques. La narrativité assume toujours une fonction cognitive d’organisation de l’expérience, mais cette organisation ne se situe plus seulement au niveau de la pensée. Au contraire, elle se distribue à l’intérieur de systèmes complexes ou les procès cognitifs dépendent de l’intersubjectivité, de la socialité et de la culture. Mais que se passe-t-il pour la narrativité et les sciences cognitives lorsque i) la narrativité n’est plus pensée en termes d’un système exclusivement cognitif et ii) lorsqu’elle est pensée comme un système capable de réintégrer la culture et les répertoires encyclopédiques sédimentés par l’usage, la socialité, l’intersubjectivité, et tout ce qui constitue l’environnement autour de nous ?

5. Cognition sociale, cognition culturelle et pratiques narratives

26Dans les sciences cognitives, une bonne partie de la discussion autour de la cognition sociale et culturelle a eu lieu dans le cadre du débat qui concerne ce qu’on appelle la « théorie de l’esprit ».

L’expression « théorie de l’esprit » est généralement utilisée comme un raccourci pour évoquer notre capacité d’attribuer des états mentaux à nous-mêmes et aux autres, et aussi pour interpréter, prévoir et expliquer le comportement en termes d’états mentaux, c’est-à-dire les intentions, les croyances et les désirs (Gallagher & Zahavi, p. 260).

27C’est précisément à l’intérieur d’une théorie de l’esprit qu’une conception « culturelle » et « sociale » de la narrativité se manifeste dans les sciences cognitives. Celle-ci se propose comme une troisième voie qui fait basculer les deux théories de l’esprit qui visaient à nous expliquer comment on donne du sens à nos actions en faisant appel à un ensemble d’intentions, de désirs et de croyances.

28L’idée que les croyances, les désirs et les sensations qui guident nos actions dépendent d’un corpus spécifique de connaissances expliquant la façon dans laquelle nos états mentaux s’interconnexent et interagissent entre eux a été appelé « Théorie de la Théorie » (Theory Theory). Ce nom signifie que ce corpus particulier de connaissances représente une sorte de théorie sur laquelle l’action s’appuie. Il est donc à la base de notre action. Mais il constitue aussi la base de tout notre procès de « lecture » des actions, des croyances, des désirs et des intentions qui proviennent des autres. Nous utilisons donc une « théorie » afin de lire la façon dans laquelle les autres se comportent (Folk Psychology), de façon à pouvoir inférer (Mind-Reading) les croyances, les désirs et les intentions qui donnent sens aux actions des autres. La Théorie de la Théorie nous dit que le fait de se comprendre entre créatures douées d’un esprit (nous ou les autres) est une opération de nature théorique, inférentielle et quasi-scientifique. L’utilisation de ces « théories » n’est pas toujours consciente et explicite, mais l’attribution des états mentaux est effectivement vue comme une inférence qui s’applique sur les données comportementales afin de les expliquer et de les prévoir.

29Dans les sciences cognitives, cette théorie a gardé une position dominante jusqu’à l’apparition de la « Théorie de la simulation » (Simulation Theory, cf. Gordon 1986 ; Heal 1998 ; Goldman 1989, 2006). Cette dernière propose un modèle complètement différent. Elle affirme qu’on comprend les autres en utilisant notre esprit comme modèle pour en simuler les croyances, les désirs et autres états intentionnels que nous allons ensuite projeter dans l’esprit de l’autre afin d’expliquer ou prévoir ses comportements.

La théorie de la simulation (ST) […] affirme que la compréhension de l’autre se base sur une auto-simulation de ses croyances, de ses désirs et de ses émotions. Je me mets à sa place, je me demande qu’est-ce que moi je penserais et ce que je ressentirais si j’étais lui, donc je projette sur lui les résultats de cette simulation. Selon cette perspective, nous n’avons pas besoin d’une théorie ou d’une psychologie du sens commun, car c’est notre esprit qui offre le modèle à partir duquel on peut expliquer comment l’esprit de l’autre fonctionne (Gallagher & Zahavi 2008, p. 260).

30Cette théorie, née vers la fin des années ’80, a trouvé une force nouvelle à partir des recherches neurophysiologiques menées récemment autour des neurones-miroir.

31Le principe théorétique-explicatif de cette dernière théorie met en effet en jeu, mais sur un autre niveau, une théorie de la simulation. Ces recherches (cf. Rizzolati & Craighero 2004, Gallese 2007) ont démontré qu’un principe de simulation est déjà actif au niveau neuronal : il a été constaté que les neurones activés par l’exécuteur pendant l’action sont les mêmes que ceux qui sont activés chez l’observateur de cette action. Ainsi, l’existence de ces neurones miroirs semble confirmer l’hypothèse d’un processus de simulation inconsciente, repérable au niveau neuronal.

Chaque fois que nous regardons exécuter une action par quelqu’un, outre l’activation de différentes zones visuelles, nous assistons à une activation parallèle des dispositifs moteurs qui entrent en jeu lorsque c’est nous-mêmes qui exécutons une action […]. Notre système moteur devient actif de la même façon que si c’était nous qui étions en train d’exécuter l’action que nous observons. […] Observer donc une action signifie la simuler. […] Notre système moteur commence à simuler l’action de l’actant observé (Gallese 2001, pp. 3738).

32Pendant les années où les sciences cognitives commençaient à parler d’embodiment de la cognition, ces recherches du groupe de Parme ont représenté un véritable tournant pour la théorie de la simulation. Le chercheur italien Gallese (2007) a d’ailleurs cherché à évaluer l’enjeu de cette théorie dans la Théorie de l’esprit aussi bien que dans la cognition sociale (cf. également les études de Rizzolatti & de Senigaglia 2006).

33L’idée de narrativité fait alors son irruption au sein du paradigme cognitif afin de dépasser ces deux théories. L’hypothèse de la pratique narrative se propose justement d’expliquer la construction d’un ensemble de compétences qui président aux actions, et ceci à travers un dépassement de la Théorie de la Théorie (TT) aussi bien que de la Théorie de la Simulation (ST).

The Narrative Pratice Hypothesis provides a different story about the basis of this competence than that of TT, ST or their various combos. Without distracting refinements, its central claim is that specific kinds of narrative encounters are responsible for establishing folk psychology-competence. It denies that its acquisition depends on the existence of any kind of dedicated mindreading mechanisms. Nor is it forged by theorizing activity (Hutto 2008, p. 177).

34Quelle est alors la théorie de la narrativité implicite dans cette hypothèse qui assigne à la narrativité un pouvoir si important au niveau de la cognition ? Selon Hutto, notre compétence cognitive est développée à partir d’un ensemble socialement partagé de pratiques narratives (story-telling activities, narrative practices). L’irruption de la narrativité dans les sciences cognitives correspond donc à l’irruption du social, de l’intersubjectivité et de la culture au sein de la cognition. Notre esprit est forgé par un groupe stéréotypique de narrations et non pas par la lecture de l’esprit de l’autre à travers sa simulation ou à travers un corpus des théories.

L’hypothèse de la Pratique Narrative (Narrative Practice Hypothesis, NPH), nous dit que les enfants obtiennent une folk psychology en pratiquant le processus consistant à « raconter des histoires » grâce à l’aide des autres. Les histoires de ceux qui agissent sur la base de raisons et de motivations, c’est- à-dire les narratives psychologiques du sens commun, jouent un rôle crucial. Ce sont justement ces histoires particulières qui nous offrent cet apprentissage crucial nécessaire lorsqu’on veut comprendre les raisons des autres (Hutto 2007, p. 53).

35Selon cette hypothèse, non seulement la compétence narrative ne dépend pas d’une théorie-guide ou d’un ensemble de principes situés dans notre esprit, mais c’est la compétence cognitive elle-même qui dépend de la structure de la narrativité. À ce propos, Hutto affirme que différentes compétences cognitives et, encore plus radicalement, de différents types de Folk Psychology vont dépendre de différents stocks d’histoires inscrites dans l’encyclopédie d’une culture particulière.

36Dans le cadre des sciences cognitives qui nous occupent ici, la théorie de la narrativité sert donc à opérer un renversement identique à celui qui a été provoqué par l’épistémologie sémiotique depuis ses origines. Ce n’est pas par hasard que Hutto (2008, p. 178) souligne que :

The central claim of the Narrative Practise Hypothesis is not compatible with TT, ST or TT-ST combos where these theories seek to explain the basis of our core FP-competence. If the NPH is true, FP-competence does not equate to or derive from having a Theory of Mind (Hutto 2008, p. 178).

Our minds do not literally contain the basic FP principles. The NPH eschews any crude internalizing stories that claim that whenever we learn a competence we must store it as a set of propositional rules in our ‘heads’ (Hutto 2008, p. 181).

37Il est évident qu’une position de ce type met radicalement tout internalisme en question. Pour les théories cognitives précédant l’avènement des théories de la narrativité, ce qui se situait à la base des actions et de leur sens était une théorie de l’esprit. Bien plus : la théorie de l’esprit était la condition même de possibilité de l’intersubjectivité et de la construction du monde social.

Mind-reading appears to be a prerequisite for normal social interaction: in everyday life we make sense of each other’s behaviour by appeal to a belief-desire psychology (Frith and Happé 1999, p. 2).

It is hard for us to make sense of behaviour in any other way than via the mentalistic (or “intentional”) framework. […] Attribution of mental states is to humans as echolocation is to the bat. It is our natural way of understanding the social environment (Baron-Cohen 1995, pp. 3–4).

Mind-reading and the capacity to negotiate the social world are not the same thing, but the former seems to be necessary for the latter. […] Our basic grip on the social world depends on our being able to see our fellows as motivated by beliefs and desires we sometimes share and sometimes do not.
(Currie and Sterelny 2000, p. 145)

38Dans les sciences cognitives, l’introduction de l’idée de narrativité sert justement à renverser ce type de rapports situés sous le primat de l’esprit. Une fois que le concept de narrativité fait son apparition dans le paysage cognitiviste, ce qui change est l’idée même de cognition, car elle ne concerne plus nécessairement l’esprit et les procès qui interviennent « sous la peau » de l’individu. Au contraire, la cognition commence maintenant à dépendre constitutivement de la construction d’un monde social et de l’intersubjectivité qui en définissent les conditions mêmes de possibilité. Par exemple, chez des auteurs comme Shaun Gallagher, où l’attention à la narrativité fait partie d’une théorie plus générale de l’interaction, ces principes qui ont caractérisé les théories cognitives précédentes sont justement refusés. La théorie de l’interaction formulée par Gallagher bouscule tous les principes qui ont constitué la théorie cognitive de l’action et de l’intersubjectivité sur la base d’une théorie de l’esprit. En effet, Gallagher (2009, p. 4) :

  1. refuse le principe cartésien selon lequel les esprits des autres sont cachés et inatteignables et, en s’inspirant de la phénoménologie d’un côté et de la psychologie du développement de l’autre, il affirme que les intentions, les désirs et les croyances qui guident les actions des autres en leurs donnant du sens, sont exprimés parfaitement dans leur comportement embodied.

  2. affirme que la façon dont nous comprenons les autres ne se fonde pas sur un mécanisme de lecture mentale (Mind-reading), qui est une habilité très spécifique que nous avons développée à partir de l’interaction pragmatique avec les autres, mais plutôt à partir d’une interaction où le sujet ne se situe pas comme simple observateur de l’action autrui, mais plutôt comme co-protagoniste dans une scène où il interagit avec les autres dans une pratique. L’intersubjectivité et la socialité de la communauté précèdent donc logiquement les procès cognitifs qui ont lieu « sous la peau » de l’individu et ils contribuent à les former.

39C’est l’action avec sa logique narrative qui forge la capacité cognitive de Mind-reading et la théorie de l’esprit, et non le contraire. La cognition résulte une fonction de l’action et l’action est d’emblée une inter-action (Interactive Theory).

40Les consonances avec la sémiotique et le pragmatisme de Peirce, qui est précisément fondé sur ces principes anti-cartésiens, sont remarquables. Selon Peirce,

  1. non seulement les états internes d’autrui, mais aussi nos propres états internes sont inférés à partir de nos connaissances des états externes (ce que Peirce nomme « incapacité d’introspection ») ;

  2. la signification des croyances qui guident l’action est entièrement exprimée sous la forme d’un comportement incarné dans les effets pratiques suscités par les croyances (ce que Peirce nomme « maxime pragmatique ») ;

  3. les croyances et les habitudes qui président à nos actions et en définissent le sens sont fixées au niveau de la communauté et non au niveau de l’individu (cf. Paolucci 2010, § 2.5) ;

  4. enfin, la seule fonction de la pensée et de la cognition est d’installer des croyances, c’est-à-dire d’établir une habitude d’action qui est fixée dans la communauté (la cognition s’avère être une fonction de l’action et l’action est pensée en termes d’inter-action).

41Il est évident que l’introduction de cette idée de narrativité au sein des sciences cognitives produit un ensemble de torsions et de basculements au sein de leur épistémologie fondatrice, au point qu’un rapprochement avec les principes constitutifs de la sémiotique commence à apparaître. Pour cette raison, on a récemment vu promouvoir des rencontres entre l’épistémologie sémiotique et les nouvelles théories cognitives qui refusent radicalement l’internalisme cognitif : cognition distribuée, esprit étendu, enactivisme et théorie de l’interaction (cf. Fusaroli, Granelli & Paolucci 2011).

42Cependant, on ne peut encore dire que, dans ces derniers courants des sciences cognitives, la notion de narrativité soit vraiment équivalente à celle de la sémiotique, car nous savons que dans cette dernière tradition, la narrativité est associée à une transformation syntagmatique des valeurs qui définit la forme processuelle du sens. Paradoxalement, l’idée de narrativité élaborée par Talmy, c’est-à-dire une forme processuelle profonde responsable de la structuration de l’expérience, semble être bien plus proche du modèle général que la sémiotique a tiré des « narrations » en en faisant le principe de structuration du sens ; alors que l’idée élaborée par des auteurs tels que Gallagher et Hutto semble être bien plus proche du sens commun. Lorsque Gallagher utilise le concept de « compétence narrative », il pense à tout cet ensemble d’interactions intersubjectives qui ont pour rôle de former la compétence culturelle de l’enfant entre deux et quatre ans, et il ne s’attache certainement pas à ce que la sémiotique a traditionnellement utilisé sous cette définition. Pour un sémioticien la compétence narrative serait déjà présente avant les deux ans, car la compétence narrative est associable à tout ce qui fait sens et à tout processus de transformation des valeurs. Donc, lorsque un bébé de onze ou douze mois commence à percevoir des mouvements corporels signifiants pour lui et qu’il y répond à travers l’interaction, pour un sémiologue ce qui est en jeu est une évidente compétence narrative qui peut transformer les valeurs et enchaîner un ensemble d’actions/passions correspondantes. Au contraire, pour des auteurs comme Gallagher et Hutto la compétence narrative est strictement liée à des histoires « proprement dites » et elle ne peut pas se manifester avant deux ans. Plus précisément, la compétence narrative se forme en correspondance avec l’acquisition du langage, à travers le développement d’une mémoire autobiographique et à travers la formation de la notion du Soi.

43Dans la théorie de l’interaction de Gallagher, par exemple, la narrativité est un moyen qui fournit un frame dans lequel on donne sens aux actions de l’autre (cf. Gallagher 2006, 2009 Gallagher & Hutto 2008) :

Comme Alasdair Mclntyre le propose, une action est dite compréhensible pour un autre observateur ou pour un participant lorsqu’elle trouve une place à l’intérieur d’une narration […]. Je comprends toute forme d’histoire par le biais d’autres formes de narration, lesquelles ont pour objet les pratiques sociales, les contextes et les traits pertinents. Ces narrations peuvent également influencer mes jugements, ma manière d’évaluer les actions de l’autre.
L’exemple de Sartre tombe bien : si je te surprends dans l’acte de t’agenouiller en train d’espionner quelqu’un dans une pièce voisine à travers le trou de la serrure, je peux immédiatement déduire que ton comportement représente une violation coupable de l’espace privé. Tu es un espion, et donc tu devrais être dénoncé. Mais ma compréhension de ce comportement ne se base pas sur une théorie des espions ni sur des inférences faites sur toi, ou éventuellement sur tes croyances ou tes désirs. Comme je t’ai saisi en flagrant délit, mon jugement sur cet épisode est évidemment influencé par les diversesformes de narrations que j’ai entendu au sujet des espions. Et vu que toi aussi tu les connais, tu as tout de suite honte et tu ressens le poids de mon jugement (Gallagher & Zahavi 2008, p. 297).

44Nous comprenons alors que, même si nous tenons compte des nombreuses différences qui ont été illustrées ici, l’idée de narrativité produit dans les « sciences cognitives » un changement crucial au niveau de la façon de concevoir la cognition. Quand la notion de narrativité est introduite, la cognition n’est plus normalement associée aux mécanismes internes situés « dans la tête » ou dans l’intériorité de l’individu. Ceci marque un véritable changement dans l’épistémologie des sciences cognitives, car il n’est plus possible d’expliquer la cognition sans faire appel à des principes de type social et culturel (cf. Gardner 1987).

45Tout ceci donne lieu à un changement fondamental, qui était déjà au fondement de l’épistémologie sémiotique : une fois donné le continuum de l’expérience, il faut que quelque chose le segmente et lui donne forme ; mais ce principe constitutif de formation ne semble pas présenter une nature exclusivement cognitive, qui feraient que les dimensions socioculturelles seraient juste des variables superficielles. Au contraire, c’est la cognition elle-même qui se trouve être constituée par l’inter- subjectivité et la culture. Comme Peirce le disait, la nature de la cognition est sémiotique, car chaque cognition actuellement présente dans l’esprit est inférée à partir de nos connaissances précédentes, circulant dans l’intersubjectivité de la communauté interprétante.

6. Conclusions

46Pour conclure, l’histoire des sciences cognitives est l’histoire d’une extension progressive. Si au début, l’idée de base était que nous pouvons étudier la cognition sans tenir compte des variables biologiques-neuronales ou des variables socio- culturelles, les sciences cognitives se sont à présent progressivement détachées de cette idée, au point de l’abandonner. La première étape de ce distanciement a eu lieu avec la révolution liée à la notion d’embodiment, à travers laquelle on a commencé à donner leur place aux variables biologiques-neuronales, initialement considérées comme non pertinentes pour l’étude de la cognition.

47La deuxième étape de ce distanciement a eu lieu avec l’identification d’une impossibilité à localiser la cognition. Ces tendances contemporaines internes aux sciences cognitives qu’on appelle « esprit étendu » ou « cognition distribuée » considèrent la pensée et la cognition non plus comme localisables dans l’esprit (cognition) ou dans le corps (embodied cognition), mais comme distribuées dans des Gestalten fonctionnelles d’humains et de non-humains à partir desquelles la pensée émerge en tant que procès médié, fruit d’une pluralité d’instances qui font de l’individu le nœud d’un réseau et non son centre organisateur. De sorte que l’intersubjectivité et la culture sont pensées comme des dimensions fondamentales et constitutives de la cognition, et non comme des variables superficielles. Les sciences cognitives réintroduisent de cette façon les variables sociales et culturelles auparavant laissées de côté, car réputées non pertinentes pour une étude sur la cognition.

48Nous espérons avoir pu démontrer que l’idée de narrativité a exercé un rôle fondamental et crucial dans cette évolution.

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Notes

1 Ces deux théories de la narrativité sont évidemment très différentes, mais pour toutes deux, la narrativité n’est pas un type particulier de discours, mais une forme profonde qu’on peut retrouver dans tous les discours (cf. Greimas 1970, 1983 et Eco 1979). C’est exactement cette idée qui nous intéresse ici et qu’on assume comme « théorie sémiotique de la narrativité » pour la discuter sur un plan épistémologique.

2 Il est trop évident que le terme « sciences cognitives » ressemble dangereusement à un mot passe- partout : on a quand même décidé de l’utiliser pour des raisons d’économie, mais il faut préciser que quand nous parlerons de « sciences cognitives » nous ferons exclusivement référence aux travaux et aux auteurs considérés dans ce texte et explicitement discutés ici. Toute généralisation et toute extension aux autres auteurs et perspectives serait indue.

3 C’est exactement cette tradition saussurienne qui a inspiré la sémiotique de Greimas et de Eco, dont on s’occupe ici. Par contre, les approches narratologiques héritées de Bremond et de Barthes, qui sont normalement considérés comme « sémiotiques », ne sont pas fondées sur ce principe différentiel ; par conséquent, elles ne seront pas analysées ici.

4 Cf. Greimas & Courtés (1979), Fabbri (2001).

5 Eco (1979) est tout à fait d’accord sur ce point particulier.

6 Cette position radicale de Mink, qui pense que l’expérience particulière et les schèmes abstraits sont deux formes de pensée irréductibles l’une à l’autre peut sans doute être mise à distance critique. L’idée même de modélisation se fonde sur une commensurabilité entre ces deux formes. Toutefois, pour des raisons d’économie, nous ne discuterons pas ce thème.

7 Cf. Eco 1997, chapitre 2.

8 Dans la tradition sémiotique ici visée, Landowski (2004) et Fontanille (1995) ont proposé des modèles actantiels constituant des alternatives à ceux de Greimas ; on leur doit notamment un modèle narratif fondé sur l’union (Landowski) et une conception positionnelle des actants (Fontanille).

9 À ce propos, Basso Fossali (2008) a pu parler de la narrativité comme d’une véritable « épistémologie de la signification ».

10 Il s’agit bien sûr d’une simplification évidente, que nous faisons par économie et qui ne considère pas, pour exemple, la psychologie développementale (piagétienne). De toute manière, il s’agit d’une série de positions très partagées par les auteurs qui ont donné naissance à l’expression même de « sciences cognitives » lors des deux colloques « Cerebral Mechanisms in Behaviour » (Septembre 1948, CalTech) et « Symposium on Information Theory » (Septembre 1956, MIT). Ces auteurs qu’on rassemble ici sous l’étiquette d’« épistémologie classique du cognitivisme » sont, entre autres, Von Neumann, McCullough, Lashley, Newell, Simon, Chomsky, Miller, Bruner, Goodnow et Austin.

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Pour citer cet article

Référence papier

Claudio Paolucci, « Sens et cognition : La narrativité entre sémiotique et sciences cognitives »Signata, 3 | 2012, 299-316.

Référence électronique

Claudio Paolucci, « Sens et cognition : La narrativité entre sémiotique et sciences cognitives »Signata [En ligne], 3 | 2012, mis en ligne le 30 septembre 2016, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/signata/948 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/signata.948

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Auteur

Claudio Paolucci

Claudio Paolucci enseigne la sémiotique et la sémiotique interprétative à l’Université de Bologne, Italie. Depuis 2005, il est responsable du programme de doctorat en Sémiotique de l’Institut italien des Sciences humaines. Il a donné des séminaires, des cours et des conférences dans les universités de Paris (CREA, EHESS), São Paulo (PUC), Sofia, Palerme, Toulouse, Milan, Limoges, Messina et Teramo. Il est rédacteur en chef des revues VS-Versus et RIFL [Revue Italienne de Philosophie du Langage] et secrétaire de la Société Italienne de Philosophie du Langage. Il a publié plus de 20 articles dans des revues internationales. Son oeuvre principale est Structuralisme et interprétation (Bompiani, 2010, 510 p.).

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