1Quels rapports entre la sémiotique et les sciences sociales ? La question présuppose l’existence de deux champs séparés, chacun pourvu d’un ensemble stabilisé de concepts, de raisonnements, de méthodes et d’objets spécifiques. Bien sûr, ce présupposé est intenable : le champ des sciences sociales offre un paysage disparate et mouvant, traversé d’innombrables fractures d’ordre théorique, méthodologique, épistémologique, idéologique. Et si le champ de la sémiotique semble a priori plus cohérent, il suscite depuis toujours des controverses qui portent sur ses concepts les plus fondamentaux (l’arbitraire du signe, le rapport du signifiant au signifié, le statut du référent, la définition de l’icône, la signification, le statut du sujet, etc.) à tel point que son objet même (le signe, la sémiose, le discours, la fonction sémiotique) reste frappé d’une ambiguïté remarquable (Hodges & Kress, 1988).
2Il est possible aujourd’hui, même si regrettable, de poursuivre des études de sciences sociales sans ouvrir un manuel de sémiotique et la réciproque n’est sans doute pas moins vraie. Pourtant, il n’est guère de grand auteur en sciences sociales qui ne se soit penché sur la question du langage : Rousseau, Locke, Hume, Malinowski, Durkheim, Simmel, Mead, Lévi-Strauss, Elias, Goffman, Bourdieu, Giddens, Habermas, pour n’en citer que quelques-uns. Les chercheurs en sciences sociales passent leur temps à étudier des phénomènes sémiotiques. Qu’il s’agisse d’analyses de documents, d’enquêtes par questionnaires, d’interviews, d’observation participante, d’analyses de pratiques rituelles, de conversations, d’interactions, de récits de vie, d’idéologies, les discours forment une part essentielle du matériau à interpréter.
- 1 Max Weber définit la sociologie comme la science qui étudie les activités sociales, c’est-à-dire le (...)
3Les sciences sociales reposent nécessairement sur ce qu’Anthony Giddens (1987 ; 1993) a appelé une double herméneutique : elles supposent un texte sur des producteurs de textes, un discours sur des êtres qui passent leur temps à se construire eux-mêmes à travers des discours, une mise en récit d’actions déjà mises en récit par leurs auteurs, l’interprétation de réalités déjà façonnées par des interprétations. La sémiose — disons, l’ensemble discours-contexte-signification — traverse toute l’épaisseur des faits sociaux. Nombre de concepts sont communs aux deux champs, même s’ils ne désignent pas toujours les mêmes réalités : structure, système, discours, sens, signification, symbole, interdépendance, solidarité, compétence, performance, convention, norme, discours, narration, récit... Enfin, le sociologue qui prend la peine d’étudier la sémiotique, s’il arrive qu’il soit désarçonné par le formalisme de certains raisonnements et la technicité des taxonomies, n’a nullement l’impression de s’égarer dans un domaine qui lui est étranger comme il le serait en apprenant, disons, l’astronomie. À n’en pas douter, les sémioticiens lui parlent bien de son objet, les interactions humaines, ou plutôt d’une partie de son objet : l’intercompréhension qui préside à ces interactions1. Simplement, ils en parlent au travers de catégories savantes, certes difficilement contestables, mais qui lui semblent parfois désincarnées. Quelque chose lui manque pour qu’il puisse pleinement les inclure dans ses raisonnements : la situation sociale, autrement dit la position des agents sociaux qui participent à la sémiose, la nature de leur relation, leur vécu, leurs intentions, leurs valeurs, les contraintes qu’ils exercent les uns sur les autres, et surtout les effets directs et indirects, isolés et agrégés, de cette sémiose. Et plus la sémiotique s’ouvre à ces questions fondamentales, plus elle devient une science sociale.
4Dans cet article, je me propose d’analyser comment le raisonnement sémiotique s’inscrit dans la théorie sociale par une série de recadrages qui consistent à enrichir la définition de la situation et à replacer cette situation dans un système plus large au sens spatial comme au plan temporel. Après quoi je m’autorise à dissiper l’illusion d’une alliance harmonieuse entre les deux champs en m’interrogeant sur les conditions d’usage des concepts sémiotiques dans une théorie sociale. À mes yeux, une sémiotique authentiquement sociale doit dépasser l’hypostase qui continue d’encombrer, fût-ce implicitement, ses raisonnements : celle d’un sujet connaissant qui fait face au monde et qui utilise des mots pour le connaître et le faire connaître, la fonction cognitive de ces mots précédant alors leur usage dans la communication.
5Qu’est-ce qui est social dans le langage ? La question dépend bien sûr du sens que nous donnons au mot « social ». Ferdinand de Saussure définit la sémiotique comme l’étude de « la vie des signes au sein de la vie sociale ». Pour lui comme pour Antoine Meillet, son élève et successeur, tous deux influencés par Durkheim (Doroszewski, 1969, pp. 97–109), la langue, en tant que système abstrait, est l’institution sociale par excellence : extérieure et contraignante pour chaque individu et n’existant pourtant qu’à travers leur commerce (Saussure, 1972 ; Meillet, 1982). La langue s’oppose à la parole comme le collectif à l’individuel : alors que la parole est contingente, singulière et intentionnelle, la langue « est la partie sociale du langage, extérieure à l’individu » (Saussure, 1972, p. 3) et s’imposant à lui par la contrainte de l’usage collectif. À la même époque, Durkheim opposait semblablement le social à l’individuel et voyait dans la vie collective un ensemble de représentations partagées et contraignantes.
- 2 Voir J.-Cl. Pariente dans Cassirer et al. (1969).
6Or, nous savons que dans son premier Cours, celui de 1907, Ferdinand de Saussure concevait langue et parole dans un rapport inverse2 : la parole était considérée comme plus sociale et la langue comme un système abstrait inscrit dans la tête des locuteurs. C’est précisément ce genre d’intuition qui fut privilégiée par les sciences sociales après Durkheim : à l’opposition collectif-individuel s’est massivement substituée l’opposition structure-action ou système-acteur, et l’individu subjectif, en tant qu’il est typique d’une situation, d’un milieu et d’une culture, est devenu un objet tout aussi légitime pour les sciences sociales que les classes, les foules ou les organisations. Désormais, le fait social se range par excellence du côté de la parole : la langue est une structure virtuelle et la parole son actualisation dans un contexte social et historique. Et le partage traditionnel du travail entre les champs recoupe dans une large mesure cette distinction intuitive : à la sémiotique l’étude des règles phonologiques, syntaxiques et paradigmatiques, aux sciences sociales l’analyse du discours en situation.
7En s’ouvrant à la pragmatique (Latraverse, 1987), c’est-à-dire en examinant ce qui, dans la signification de l’énoncé, relève de la situation des interlocuteurs et non de la seule structure linguistique des phrases utilisées, l’analyse passe ainsi de l’énoncé à l’énonciation, aux actes de parole, à l’interaction verbale, à la conversation, et jusqu’à l’analyse des récits de vie, des discours en tous genres, des idéologies et des formations discursives qui conditionnent les énoncés ; elle intègre des éléments de plus en plus précis et diversifiés de la situation sociale, clarifiant tout à la fois les conditions de production du message, l’intention du locuteur et le sens du message pour l’allocutaire. Conçue tout entière comme pragmatique, la sémiotique devient une science sociale à part entière — au risque, il est vrai, de négliger les règles phonologiques, syntaxiques et paradigmatiques au profit des règles propres à l’interaction sociale comme celles formulées par Grice (1989), Cicourel (1979) ou Goffman (1969,1974a, 1974b, 1981).
- 3 Voir notamment : Leimdorfer (2010).
8Bien sûr, une présentation, même succincte, des étapes logiques de cette sociologisation du langage exigerait un épais volume3. Il est possible, toutefois, de distinguer trois perspectives distinctes : a) soit on traite la situation d’énonciation comme une sorte d’unité autonome et auto-suffisante, et l’on cherche à la reconstruire dans toute sa richesse « pluricode » (linguistique, prosodique, proxémique, gestuelle, posturale, dramaturgique) afin d’approfondir la compréhension des messages, dialogues ou conversations ; b) soit on élargit l’angle d’analyse en montrant en quoi, sur un plan linguistique comme sur un plan relationnel, un échange particulier est typique de groupes plus larges et manifeste des propriétés plus générales du système social, la situation assurant en quelque sorte l’articulation du local et du global ; c) soit enfin on dépasse tout à la fois l’énoncé et l’énonciation en tant qu’atome isolé, on l’inscrit dans un contexte textuel, lui-même inhérent à des formations discursives historiquement sédimentées qui entrent dans la constitution du monde vécu. Les trois perspectives définissent des traditions importantes dans les sciences sociales ; faute de mieux, on pourrait appeler la première interactionniste, la deuxième structuraliste et la troisième constructiviste. La première est typiquement représentée par Erving Goffman, la deuxième par Pierre Bourdieu, la troisième par Michel Foucault. Si ces trois perspectives sont complémentaires, il n’est pas certain qu’elles soient pleinement compatibles dans l’unité d’une même analyse.
- 4 Pour reprendre une expression de Dennett (1993).
9Les sociologues rejoignent des philosophes aussi différents que Karl Marx, Martin Heidegger, Mikhaïl Bakhtine, Michel Foucault ou Charles Taylor, mais aussi des figures de proue du pragmatisme américain comme John Dewey, William James et Richard Rorty, des phénoménologues comme Maurice Merleau-Ponty et Jean-Paul Sartre, des tenants de la théorie critique comme Jürgen Habermas et Axel Honneth, des philosophes du langage ordinaire comme Ludwig Wittgenstein et John Searle, pour dénoncer cette conception de l’être humain que Norbert Elias (1981, 1991) a joliment appelée l’homo clausus : l’idée d’un sujet primitivement séparé du monde, plongé dans l’intériorité de sa vie mentale, qui construit des représentations du monde, des images, des modèles, et qui part de ce théâtre cartésien4 pour produire ses paroles et ses actions. La représentation, dans cette perspective, précède la communication, elle est l’accomplissement d’un esprit éternellement retiré du monde, enfermé dans les limites de son propre crâne, et qui s’adresse à ses partenaires afin de leur transmettre des contenus mentaux préalablement formés.
10Comprendre l’autre, c’est alors décoder les messages qu’il nous adresse afin de reconstituer ses états mentaux. L’esprit est conçu comme un contenant, un réservoir de représentations, le langage comme un instrument de codage de ces représentations et la communication comme une opération de transmission de ces représentations. Les signes servent avant tout comme substituts d’objets extérieurs ou intérieurs, ils sont un intermédiaire entre le sujet et l’objet d’abord, entre la conscience de l’émetteur et celle du récepteur ensuite. La vie mentale est donc première et la vie sociale une extériorisation de la vie mentale. Nous nous ouvrons ou nous fermons aux autres, nous regardons en nous-mêmes, nos souvenirs remontent à la surface ; les métaphores spatiales semblent saturer notre conception de la vie mentale (Lakoff & Johnson, 1985 ; Bouveresse, 1987) : intérieur-extérieur, espace mental-espace social, contenant-contenu, surface-profondeur, etc. « Nous pensions, sans même nous en rendre compte, écrit Sartre, que l’image était dans la conscience et que l’objet de l’image était dans l’image. Nous nous figurions la conscience comme un lieu peuplé de petits simulacres et ces simulacres étaient les images. » (Sartre, 1986, p. 17).
11Les sciences sociales se distinguent de la psychologie sociale par un postulat fondamental : celui du caractère fondateur du rapport aux autres — mais non d’un rapport abstrait entre des consciences qui passeraient leur temps à échanger des petits fantômes appelés « significations » : d’un rapport concret et contraignant, à la fois matériel et affectif, public et subjectif, culturel et historique. Pour les sciences sociales, il n’y a pas d’abord un sujet connaissant devant son objet, mais un univers d’activités communes. Je ne commence pas par contempler, représenter, penser le monde, je commence par y vivre, par l’habiter avec mes semblables dans les formes de vie propres à ma société. L’esprit et la conscience de soi émergent du monde social aussi bien que les structures sociales, et il n’est de soi que de rapport à l’autre. Le cerveau est bel et bien logé dans la boîte crânienne, mais non le psychisme. Suivant l’intuition de George Herbert Mead, je ne puis devenir un objet pour moi-même, donc accéder à une conscience réflexive, qu’en adoptant l’attitude des autres à mon égard.
- 5 Cité par Todorov (1995, p. 55).
12La réalité est socialement construite au travers des échanges avec les autres ; la communication est la condition a priori de l’émergence d’un monde objectif. Quant au langage, il survient d’emblée dans l’interaction humaine comme action sur l’autre. Il n’est jamais seulement rapport à un référent, mais toujours en même temps action sur autrui. « Aussi profondément qu’on descende dans l’esprit humain, affirme Ferenczi, on ne rencontre jamais un être isolé, mais seulement des relations avec d’autres êtres. »5
13La dissociation de la pensée et de la parole est une conception finalement assez récente. Charles Taylor (1985) rappelle que chez Aristote le logos réfère à la pensée autant qu’à la parole et au raisonnement. Il évoque la manière dont le discours-pensée, à partir du xviie siècle, est remplacé par la pensée subjective, progressivement retranchée de la réalité, qui finira par déboucher dans les années 70, sous l’influence de la métaphore informatique, à une conception mécanique qui réduit la pensée à un traitement d’information et ce dernier à la manipulation de symboles (Searle, 1985).
14La pensée est ainsi devenue un reflet du monde, un petit atome de représentation, et le langage le médium de la pensée — une conception que Wittgenstein, tout comme Marx, s’est appliqué à démonter. Dans Le cahier bleu, Wittgenstein écrit :
C’est donc une source d’erreurs que de parler d’activité mentale à propos de la pensée. Nous dirons que la caractéristique essentielle de la pensée, c’est qu’elle est une activité qui utilise des signes. (…) Si l’on nous demande encore de localiser la pensée, nous ne verrons pas d’autre lieu à désigner que le papier sur lequel nous écrivons, ou la bouche qui est en train de parler (Wittgenstein, 1965, p. 33).
- 6 Voir Peirce (1978 ; 1984). Et aussi Deledalle (1979 ; 1990) et Tiercelin (1993).
- 7 Pour reprendre une expression de Joseph Chenu dans son introduction à Peirce (1984, p. 11).
- 8 Cité par Tiercelin (1993, p. 80).
15Cette critique de l’homoclausus — qui rejoint celle du monologisme par Bakhtine —creuse-t-elle un fossé avec la sémiotique ? Certainement pas dans la tradition anticartésienne de Peirce6, laquelle dépasse même explicitement l’opposition du sujet et de l’objet au profit d’une philosophie pragmatique de la « discursivité radicale »7 suivant laquelle toute pensée est une pensée par signes. Peirce rejette l’antériorité de la pensée par rapport au signe, autrement dit l’idée que la parole servirait à transmettre des pensées existant par ailleurs ; il rejette par conséquent la séparation de l’esprit et du monde social. Toute pensée, selon lui, est d’ordre symbolique, elle est un signe externe (Peirce, 1984, p. 229) un signe orienté vers les autres. « Penser par concept » est strictement synonyme de « penser par signes » ; le concept n’est donc pas dans la pensée comme la contrepartie du signe extérieur (du signifiant), mais dans la relation. Peirce rejette le modèle monologique : puisque la pensée est signe et donc relation, il suit que la réflexion solitaire est elle-même dialogue : dialogue d’un soi avec un autre soi, un être potentiel qu’on fait naître en s’adressant au vide. Peirce rejoint Marx aussi bien que Wittgenstein par son refus de concevoir l’esprit humain comme un réservoir d’images mentales du monde. « Ne serait-il pas plus juste, demande-t-il, de dire que les pensées d’un auteur vivant se trouvent “dans une copie imprimée de son livre plutôt que dans son cerveau” ? »8
16La philosophie de Peirce est pragmatique au sens où « un signe est d’abord ce qu’il fait et ce qu’il fait est sa signification, autrement dit la règle de l’action » (Deledalle, 1979, p. 15). Il ne saurait donc exister de sémantique indépendante de la pragmatique : les mots n’acquièrent une signification qu’en fonction d’un usage inscrit dans une activité sociale et produisant une conséquence commune.
17Enfin, cette philosophie n’est pas sociale par dérivation (la cognition est autonome et précède la communication), mais dans son principe même (la cognition n’est qu’une communication « mentalisée ») puisqu’elle va jusqu’à refuser de réduire l’émetteur et l’interprète des messages à des sujets individuels, soulignant le rôle constitutif de la communauté.
18Il reste que la sémiotique non peircienne — à l’instar, il est vrai, d’une partie des sciences sociales — ne semble pas prête à prendre définitivement congé de cette conception de l’être humain que Marx qualifiait de « robinsonnade » et qui consiste à partir du sujet connaissant pour expliquer la vie sociale.
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Je songe à ces trois conceptions usuelles de la signification qui ont toutes pour conséquence de préserver le dualisme du sujet et de l’objet : a) soit on loge la signification dans le discours lui-même, comme une propriété objective des mots et des phrases ; b) soit on loge la signification dans la tête du sujet sous la forme de représentations ; c) soit on la définit comme une relation entre des discours extérieurs et des représentations intérieures. Dans les trois cas, on présuppose une séparation première du sujet et de l’objet.
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Je songe plus précisément à cette confusion fréquente, dans la littérature sémiotique, entre l’usage actif et l’usage passif du verbe « signifier ». Quand nous demandons « Que veut dire cette phrase sur le mur ? », entendons-nous : « Que veut dire cette phrase elle-même ? » ou bien : « Qu’a voulu dire celui qui l’a écrite ? » Est-ce la phrase qui signifie ou ceux qui l’utilisent ? La distinction n’a rien d’accessoire. Dans le second cas, toute signification renvoie à l’intention de signifier d’un autrui, fût-il absent et indéterminé, elle survient donc dans l’horizon d’un rapport social. Dans le premier cas, l’interprète est conçu comme un sujet isolé en face d’un fragment du monde à déchiffrer et la signification se trouve arrachée à la sphère de la communication ; nous restons prisonniers du dualisme du sujet connaissant face à l’objet à connaître.
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- 9 Comme le fait remarquer Georges Mounin, cité par Deledalle (1990, p. 108).
Je songe à l’héritage saussurien pour lequel le signe est une entité psychologique9 qui n’unit pas un nom et une chose, mais une image acoustique (une représentation mentale) et un concept, (une autre représentation mentale), le signe tombant dès lors tout entier dans la sphère de la pensée à l’exception du seul « stimulus » de l’image acoustique, le « son matériel » (Saussure, 1972, p. 98). Même si Saussure prend soin de préciser que « historiquement, le fait de parole précède toujours » (Ibid, p. 37), il reste qu’il conçoit la langue comme un système basé sur des « oppositions psychiques », donc comme une réalité mentale.
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Je songe encore au modèle « Émetteur-Message-Récepteur » si souvent réduit à une succession de deux processus dyadiques en lieu et place d’un seul processus triadique pour le dire comme Peirce : d’abord une personne E encode et envoie un message M, ensuite une personne R reçoit ce message et le décode pour retrouver son contenu initial ; et entre les deux, le message circule, porteur de l’information, à la manière d’un pigeon voyageur. Une telle analyse néglige cette évidence fondamentale que E réalise M pour être compris par R et susciter sa réaction et que R comprend M comme quelque chose que E lui adresse et auquel il est censé réagir. Un énoncé ne dépend pas du seul locuteur : ce dernier anticipe et intègre la réaction de son auditeur à l’instant même où il forme son message de sorte que le récepteur, par sa réaction anticipée, détermine le message avant même qu’il lui soit adressé.
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Je songe aussi à la distinction du signifiant et du signifié qui, chez certains auteurs, oppose l’expression et le contenu (le concept), et recoupe donc peu ou prou l’extériorité sociale et l’intériorité mentale — l’idée de deux plans distincts reliés entre eux par une « fonction symbolique ». Lorsqu’Eco, par exemple, avance que l’homme coule son expérience dans des formes symboliques « pour la rendre communicable » (Eco, 1988, p. 151), il sous-entend que la symbolisation de l’expérience précède la communication.
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Plus décisivement, je songe à cette oscillation typique entre une théorie de la communication et une théorie de la perception. À preuve l’extension du domaine des signes aux « signes naturels » (indices, symptômes) : la mousse au pied de l’arbre qui montre le Nord, la fumée qui indique l’existence d’un feu, les nuages qui annoncent la pluie, les taches sur la peau qui signalent l’existence d’un trouble hépatique, l’apparition des premiers bourgeons qui renvoie à la venue du printemps. « Montrer », « indiquer », « annoncer », « signaler », « renvoyer à » : autant de termes qui peuvent indiquer soit l’acte intentionnel d’un agent social, soit une simple inférence réalisée par un observateur. Tout se passe comme si la sémiotique refusait de choisir clairement.
19Bien sûr, les auteurs ont bien conscience de la difficulté. Eco, par exemple, justifie la théorie des signes naturels en insistant sur leur caractère culturel. Il prend l’exemple d’un agriculteur :
Les signes ne sont pas des phénomènes naturels : les phénomènes naturels, en soi, ne communiquent rien. Ils ne « parlent » à Sigma que dans la mesure où toute une tradition rurale lui a enseigné à les lire (Eco, 1988, p. 17).
20Ailleurs, il défend la qualité de signes des symptômes en insistant sur le fait que « c’est bien une convention culturelle qui nous fait considérer certaines taches sur la peau comme indices d’un trouble hépatique. » La perception d’un phénomène naturel devient une sorte d’échange sémiotique — et métaphorique — sous le prétexte que le récepteur est un animal culturel et symbolique. Klinkenberg, affrontant la même difficulté, précise : « Il y a signe dès que le récepteur a décidé qu’il projetterait un code (…) sur certains événements extérieurs » (Klinkenberg, 1996, p. 29).
21Ces arguments s’entendent bien, mais ils ne suffisent pas à faire rentrer les phénomènes naturels dans les définitions usuelles du signe. Si le signe est utilisé pour transmettre une information, s’il est mis à la place d’autre chose, s’il en est un substitut ou s’il en tient lieu, alors la mousse au pied d’un arbre ne saurait être tenue, sinon par le truchement d’une métaphore mystique, pour un signe : elle ne transmet aucune information, elle n’a pas été mise à la place du Nord, elle n’en est pas un substitut et elle n’en tient pas lieu. Tout au plus peut-on dire qu’elle « renvoie » au Nord si l’on entend par là que le récepteur, considérant la mousse, réagit à cette perception en se disant : « Donc, le Nord est par là. » La notion de signe naturel n’a pas seulement pour effet d’écarter l’intentionnalité, mais encore l’émetteur lui-même. Klinkenberg le dit bien : « Pour qu’il y ait rapport sémiotique, il faut qu’une personne au moins se rende compte de l’échange » (Ibid., p. 55).
22Nous sommes ici aux antipodes de la conception de Paul Grice pour lequel non seulement l’émetteur, en adoptant un comportement déterminé, doit avoir l’intention de susciter chez son partenaire une certaine réaction, mais il doit également avoir l’intention que ce comportement soit reconnu par son partenaire comme s’adressant à lui dans le but de susciter cette réaction même. Le signe s’adresse à quelqu’un, dit Peirce, mais ce doit être au sens littéral, actif et intentionnel, du mot « s’adresser » ! Réduit à sa fonction cognitive, le signe est devenu un instrument de description et de connaissance du monde et non plus un médium d’interactions sociales. Ce n’est peut-être pas un problème pour la sémiotique, mais c’en est un pour la sociologie.
23Cette oscillation entre théorie de la communication et théorie de la perception me semble culminer avec l’assimilation des catégories de la perception aux catégories du langage. Toute perception, dit-on, serait symbolique en sorte que pour « reconnaître un objet rouge », par exemple, il faudrait nécessairement faire usage de la catégorie linguistique « rouge ». Du fait que le langage sert à communiquer et à représenter la réalité, on en déduit erronément qu’il est la condition de toute connaissance du monde. Le monde ne serait construit mentalement qu’autant qu’il est symbolisé. Le syllogisme s’énonce comme suit : toute connaissance est représentation, toute représentation est symbolique, toute connaissance est donc sémiotique. S’il semble trouver son inspiration dans les travaux de certains linguistes du dix-neuvième siècle (Beaken, 1996), le déterminisme linguistique doit notamment son influence aux travaux d’Edward Sapir (1968) et Benjamin Whorf (1969) pour lesquels nos façons de percevoir et de penser le monde sont déterminées par les catégories de notre langue, laquelle circonscrit donc le champ du connaissable. En caricaturant, cette théorie nous conduirait à la conclusion que les Dani, un peuple de Nouvelle-Guinée dont le langage ne comporte que deux noms de couleur, ne perçoivent qu’un monde bicolore. Bien sûr, cette conclusion est erronée (Rosch, 1973, pp. 328–350). Dans quelle affreuse obscurité vivraient sinon les animaux et les bébés pré-linguistiques ?
- 10 J’ai eu moi-même l’occasion d’explorer plus en détail certains des raisonnements qui vont suivre da (...)
24Dans la suite de cet article, je me propose de passer brièvement en revue certaines conséquences logiques d’une conception du discours conçu comme un fragment d’interaction sociale en partant chaque fois, par commodité, du raisonnement d’un auteur-clé10. Même si les propositions qui vont suivre sont pour la plupart assez classiques, j’ai conscience qu’elles enferment la sémiotique sociale dans un périmètre contraignant, celui de la communication intentionnelle. Je ne fais rien d’autre, somme toute, que radicaliser la définition du signe proposée par Umberto Eco :
- 11 Les italiques sont miennes.
Le signe est utilisé pour transmettre une information, pour dire ou indiquer une chose que quelqu’un connaît et veut que les autres connaissent également (Eco, 1988, p. 27)11.
25Je pense que cette définition contient trois ingrédients nécessaires à une sémiotique sociale à condition de n’en laisser tomber aucun en cours de route :
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Le signe est nécessairement inhérent à la communication. Il suppose une relation consciente entre un émetteur et un récepteur.
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Il est un usage intentionnel : quelqu’un utilise un signe parce qu’il veut faire comprendre quelque chose à quelqu’un d’autre, donc exercer une influence sur lui.
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Il suppose un objet, un événement absent : si quelqu’un veut faire connaître quelque chose à d’autres, c’est bien qu’il suppose que les autres ne la connaissent pas.
26Il est vrai, cette définition, prise au pied de la lettre, n’autoriserait plus à qualifier de signes d’appartenance à un groupe un certain accent, l’écoute d’un genre de musique ou une pratique vestimentaire dans la mesure où la personne concernée ne veut pas faire connaître cette appartenance aux autres, mais ne peut empêcher ces derniers de faire des inférences à son sujet — le plus souvent à son insu. Je rassure d’emblée le lecteur : je défendrai plus loin l’idée qu’un tel rigorisme n’est pas nécessaire pourvu qu’on inclue dans la sphère de la communication intentionnelle l’ensemble des réactions verbales potentielles à des autrui absents.
27On me pardonnera de revenir sur l’arbitraire du signe telle que Saussure, en tout cas le Saussure du CLG, l’a défendu : le fait que le signifiant est « immotivé » par rapport au signifié. « Le signifié « bœuf » a pour signifiant b-ö-f d’un côté de la frontière et o-k-s (Ochs) de l’autre. » (Saussure, 1972, p. 100). On l’a souvent remarqué, cette conception est paradoxale : d’une part le signifiant est arbitraire par rapport au signifié, d’autre part les deux sont strictement indissociables ; il ne saurait y avoir un signifiant sans signifié ou un signifié sans signifiant ; le signe est donc indécomposable : à l’instant où nous investissons une suite sonore d’une valeur sémiotique, nous accédons simultanément au signifiant et au signifié. « La langue est encore comparable à une feuille de papier : la pensée est le recto et le son est le verso ; on ne peut découper le recto sans découper en même temps le verso ; de même dans la langue, on ne saurait isoler ni le son de la pensée, ni la pensée du son » (Ibid., p. 157).
28Benveniste (1966a) a justement souligné la faiblesse de cette conception. Lorsqu’il définit l’arbitraire du signe, Saussure précise que ce dernier « n’a aucune attache naturelle dans la réalité » (Saussure, 1972, p. 101). Or, ce faisant, Saussure introduit subrepticement un troisième terme dans le raisonnement : la réalité même. « Quand il parle de la différence entre b-ö-f et o-k-s, il se réfère malgré lui au fait que ces deux termes s’appliquent à la même réalité. Voilà donc la chose, expressément exclue d’abord de la définition du signe, qui s’y introduit par un détour et qui y installe en permanence la contradiction. » (Benveniste, 1966a, p. 50). Et c’est bien par rapport à la chose que le signe peut être dit arbitraire — au sens d’immotivé et d’institué — et non le signifiant par rapport au signifié. « Entre le signifiant et le signifié, le lien n’est pas arbitraire ; au contraire, il est nécessaire. Le concept (“signifié”) “bœuf” est forcément identique dans ma conscience à l’ensemble phonique (“signifiant”) böf. Comment en serait-il autrement ? Ensemble, les deux ont été imprimés dans mon esprit ; ensemble, ils s’évoquent en toute circonstance. (…) L’esprit ne contient pas de formes vides, de concepts innommés. » (Ibid., p. 51). Cet argument est fondamental : il pose l’unité du signe et du concept. En apprenant à parler, on apprend à penser, et penser suppose de formuler in petto des paroles potentielles. « Le concept “bœuf” est comme l’âme de l’image acoustique böf » écrit joliment Benveniste. Saussure lui-même reconnaît que les mots sont le matériau nécessaire de la pensée : nous pensons au moyen des mêmes signes par lesquels nous communiquons ; l’esprit est sémiotique. Le mot et le concept étant une seule et même chose, on ne saurait poser qu’apprendre à parler consiste à apprendre à encoder des pensées et à décoder des messages pour reconstruire des pensées.
29Dans ces conditions, à quoi sert cette distinction du signifiant et du signifié sinon à reconduire la distinction de l’extériorité sociale et de l’intériorité mentale ? Certes, il est indéniable qu’une émission sonore, dès lors qu’elle acquiert la valeur d’un signe pour l’auditeur, produit une modification, même infinitésimale, de la conscience. Mais, d’une part, toute perception, qu’elle soit d’ordre sémiotique ou non, entraîne une telle modification ; d’autre part, nous verrons qu’il n’y a aucune raison de penser que cette réaction psychique soit nécessairement un concept. En bref, il n’y a sans doute guère de place dans les sciences sociales pour une distinction du signifiant et du signifié dès lors qu’elle conduit à indexer l’opposition du plan de l’expression et du plan du contenu (du concept, de la représentation) sur la séparation de l’extériorité sociale et de l’intériorité mentale. Le signe n’est pas un signifiant qui est mis à la place d’un signifié, mais une chose qui est utilisée pour évoquer une autre chose dans un processus d’influence sociale.
Que dire de la première parole de l’humanité ? demande Merleau-Ponty. Elle ne s’appuyait pas sur une langue déjà établie ; il a bien fallu, dira-t-on, qu’elle fût signifiante par elle-même. Mais ce serait oublier que le principe de la communication était déjà donné avant elle par le fait que l’homme perçoit l’autre homme dans le monde, comme partie du spectacle, et qu’ainsi tout ce que l’autre fait a déjà même sens que ce que je fais, parce que son action (en tant que j’en suis spectateur) vise les mêmes objets auxquels j’ai à faire (Merleau-Ponty, 1969, p. 60)
30La thèse est claire : avant tout langage, les êtres humains s’observent déjà les uns les autres et donnent un sens à leurs actions respectives. Dans son ouvrage consacré à George Herbert Mead, Hans Joas (2007) propose d’appeler intersubjectivité pratique cette condition première de toute vie humaine, par quoi il ne désigne pas une mystérieuse union originaire des esprits ou des âmes, mais la présence et l’anticipation des corps agissants au sein de formes de vie sociale.
31Comprendre une action, c’est alors simplement, sur la base des circonstances de sa réalisation, reconnaître l’intention qui l’anime, à savoir la situation vécue dont elle est une réaction et l’effet qu’elle anticipe. La compréhension est par conséquent la condition de toute interaction sociale, un accomplissement chronique et spontané, le plus souvent irréfléchi, de tout agent social. L’action est toujours une réaction à une situation vécue, réaction orientée vers la production d’un certain résultat et qui prend place dans un flux d’activité plus général. Nous comprenons donc une action lorsque nous reconnaissons l’intention en action qui l’anime : en quoi elle réagit à une situation — perçue ou imaginée — et quel résultat elle anticipe. On comprend le fait de s’encourir comme une réaction de fuite devant un danger, le fait de déplacer sa reine aux échecs comme une réaction à l’avancée menaçante d’une tour adverse, etc.
32Ainsi, l’espace du sens déborde et conditionne l’espace du discours. Comprendre une action, c’est-à-dire lui donner un sens, n’implique pas d’y voir un message. De plus, seules les actions ont un sens : la question du sens d’un état comme la faim ou la colère, ou d’un objet comme une pomme ou une planète, est une question vide, ou comme le dit Wittgenstein, « non grammaticale ». Les objets peuvent certes s’intégrer à des actions, mais ce sont alors ces actions qui ont un sens, non les objets comme tels. Le sens ne se forme pas dans le rapport de l’individu isolé au monde qui l’entoure, mais spécifiquement dans la reconnaissance des actions d’autrui. Et lorsque nous parlons, disons, du sens d’une tache d’encre, nous supposons nécessairement une forme d’interaction sociale, fût-elle potentielle, dans laquelle la tache d’encre, en tant que représentation, est mobilisée dans une relation. Par exemple : « Voici une tache d’encre. Vous allez me dire ce qu’elle évoque pour vous. » C’est donc seulement en tant qu’action sémiotique qu’un énoncé peut être dit « avoir un sens ».
33Et quelle différence fondamentale entre la compréhension d’une action instrumentale, par exemple le fait qu’une personne s’apprête à enfoncer un clou dans un mur, et la compréhension d’une action sémiotique, par exemple le fait qu’il nous dise : « Le marteau est dans la cave » ? Dans le premier cas, nous nous demandons, sur base de la situation, quel but il poursuit en s’approchant du mur avec son marteau. Dans le deuxième cas, nous devons comprendre deux choses : a) ce qu’il cherche à nous faire comprendre en nous adressant ce message ; b) la réaction pratique qu’il attend de nous. Une sémiotique sociale gagnerait, me semble-t-il, à réserver le terme de signification à la compréhension du message et à appeler sens la compréhension plus générale de l’action de communication, dont le message est l’instrument. Toute action a un sens, mais seules les actions sémiotiques ont en outre une signification. Contre la tradition peircienne, cette fois, il faut donc refuser clairement la confusion du sens et du signe. Une action ordinaire, par exemple enfoncer un clou dans un mur, a un sens, mais elle n’est pas pour autant un signe puisqu’elle ne sert pas à susciter l’évocation d’un objet absent, mais simplement à produire un résultat.
34Dan Sperber et Deirdre Wilson (1989), inspirés par Paul Grice, distinguent, à la base de tout énoncé, une intention informative : l’intention qu’a le locuteur de faire savoir quelque chose à l’autre ; et une intention communicative : l’intention qu’il a de lui faire connaître son intention informative. Cette distinction est assurément pertinente, mais elle néglige une question plus générale : faire savoir dans quel but ? Pour susciter quel effet chez l’autre ? Un message s’énonce et s’interprète toujours dans le cadre d’une interaction. Reconnaître la signification d’un message, c’est reconnaître l’intention informative et communicative. Reconnaître le sens d’une action de communication, c’est inférer ce qui, en deçà et au-delà du message, motive son émission, la réaction sociale que l’émetteur cherche à susciter — l’intention interactive. Il peut arriver qu’on reconnaisse la signification sans parvenir à identifier le sens, autrement dit que l’on puisse répondre à la question : que veut-il me dire ? — mais non à la question : pourquoi dit-il cela et qu’attend-il de moi ?
35« Imaginons, (…) écrit Husserl, que certaines figures ou arabesques aient tout d’abord exercé une action purement esthétique sur nous, et que tout à coup nous ayons la révélation qu’il doit s’agir de symboles ou de signes verbaux. En quoi consiste ici la différence ? » (Husserl, 1993, p. 187). Nous n’avons plus, explique Husserl, la même intention à leur égard : notre attention, soudain, se détourne de l’arabesque elle-même pour se porter sur ce qu’elle évoque, la constituant comme expression et lui conférant une signification. On peut, me semble-t-il, rapprocher cette intuition du concept avancé par Klinkenberg de décision sémiotique : « Un objet ne constitue un signe que si on lui a assigné cette fonction (autrement dit : s’il a fait l’objet de la décision sémiotique) » (Klinkenberg, 1996, p. 76). Ce concept ne saurait bien sûr être assimilé à un choix volontaire et délibéré. Celui qui reconnaît un symbole dans une arabesque n’a d’autre choix, pourrait-on dire, que de passer de la perception esthétique à l’interprétation du symbole. Reste cette intuition fondamentale : pour qu’il y ait signification, il faut un acte de sémiotisation, la reconnaissance d’un vouloir dire qui nous fait passer d’une « simple » perception à la reconnaissance d’un message.
36Mais s’il en est ainsi, on doit admettre que le signe se détache nécessairement sur un arrière-plan non sémiotique ; telle arabesque sur un parchemin devient un signe parce que le reste de la situation, par exemple la texture du document, sa couleur laiteuse, sa légèreté dans ma main, la sensation qu’il me procure au bout des doigts, la lumière de la bougie qui l’éclaire ne sont pas investis d’une valeur sémiotique. Le signe suppose du non-signe, ce qui est une autre façon de dire que toute sémiotisation est focale, ne fût-ce que parce qu’elle requiert un processus d’attention et d’interprétation spécifique. Nous ne pourrions, le voudrions-nous, regarder notre environnement tout entier comme un ensemble de signes : cela reviendrait à plonger dans une sorte d’enfer cognitif. Tout signe survient dans une situation qui, même si elle entre dans la signification du signe, n’est pas elle-même un signe.
37À présent, cette sémiotisation, comment la comprendre ? « L’homme fait le mot, écrit Peirce ; le mot ne veut dire que ce que l’homme lui fait dire, et le mot n’a de sens que pour un homme. » (Peirce, 1984, p. 228). La proposition : « Cette arabesque veut dire quelque chose » signifie nécessairement : « quelqu’un a voulu dire quelque chose au moyen de cette arabesque ». Nous ne saurons peut-être jamais qui était cette personne, quelle intention elle avait et ce qu’elle voulait dire au juste. Peut-être ne s’adressait-elle même pas à un récepteur spécifique, mais à un être vague et incertain, une présence à peine pressentie. Il n’importe pas : il n’y a de sémiotisation que d’attribution d’intention. « Si un phonographe vous couvrait soudainement d’injures, écrit Alain, cela vous ferait rire. (…) Mais quand c’est la face humaine qui lance l’injure, chacun veut croire que tout ce qu’elle dit était prémédité, ou tout au moins est pensé dans l’instant même. » (Alain, 1928, p. 166). Parler de sémiotisation, c’est aussi parler de dé-sémiotisation. À la conception communicationnelle du signe, on peut opposer le fait banal que l’automobiliste qui s’arrête lorsque le feu passe au rouge réagit à un signe sans s’encombrer d’aucune sorte d’attribution d’intention à un autrui quelconque. L’automobiliste ne se dit pas : « L’État (la police, le législateur, etc.) cherche à me faire comprendre que je dois m’arrêter. » Il s’arrête et voilà tout. Toute activité intellectuelle, selon Peirce, tend à se cristalliser sous la forme d’habitudes d’action et ces habitudes constituent « les interprétants logiques finaux » où s’abolit la sémiose (Eco, 1988, p. 204). L’habitude, selon Peirce, en tant que croyance et que règle d’action, est une « pensée au repos ».
38Reprenant une intuition fondamentale de Shannon et Weaver qui associe information et réduction d’incertitude, on pourrait le dire autrement : l’usage d’un signe suppose une incertitude — un doute, selon Peirce — qu’il vise à réduire. Un panneau de signalisation mentionnant le nom d’une ville sert à réduire l’incertitude des automobilistes qui cherchent à rejoindre cette ville. Mais les habitués, eux, ont cessé de lui prêter attention : il a cessé pour eux d’être un signe et même un objet d’attention. On pourrait donc parler ici d’un processus chronique de désémiotisation qui libère les ressources d’attention et de réflexion vers de nouveaux signes — en dissolvant les anciens dans les couches routinières de l’existence.
39On ne peut en tout cas renvoyer les signes aux décisions et aux usages des membres d’une collectivité et simultanément leur conférer cette extériorité, cette objectivité factice, cette existence de corpuscules qui circulent dans l’entourage des humains et qui vibrent d’une palpitation mystérieuse appelée « signification ».
40Pour Marx, l’être humain apparaît en même temps que le rapport social. Et ce rapport social n’a aucune espèce d’extériorité par rapport aux individus : sa réalité est celle des individus eux-mêmes. Le langage, conçu comme praxis sociale, est tout ensemble l’expression du commerce entre les hommes et la réalité immédiate de la pensée. L’essence de l’être humain, c’est l’ensemble de ses rapports sociaux. Et tout rapport au monde est essentiellement pratique. L’individu ne commence pas par se représenter le monde extérieur avant de s’y engager. C’est illusion de magister professoral que de croire que les rapports de l’homme au monde sont d’abord théoriques et symboliques avant d’être pratiques. Dans le précepte célèbre : « l’être social détermine la conscience », le langage, pour Marx, ne se situe pas du côté de la conscience, mais du côté de l’être social et de la vie concrète.
Dès le début, une malédiction pèse sur « l’esprit », celle d’être « entaché » d’une matière qui se présente ici sous forme de couches d’air agitées, de sons, en un mot sous forme du langage. Le langage est aussi vieux que la conscience, — le langage est la conscience réelle, pratique (…) La conscience est donc d’emblée un produit social (Marx & Engels, 1977, p. 62).
41Marx, pourrait-on dire, refuse tout à la fois l’idéalisation et la fétichisation due la phrase au profit d’une conception du langage comme praxis. L’idéalisation du mot, c’est-à-dire son inscription dans un territoire mental séparé de la pratique et/ ou dans la langue conçue comme une totalité abstraite. La fétichisation de l’énoncé, c’est-à-dire l’attribution à des énoncés — réifiés — d’une extériorité contraignante, d’un pouvoir propre, d’une valeur objective, indépendante des rapports sociaux où ces énoncés sont utilisés ; l’exemple le plus clair étant naturellement la critique du fétichisme de la valeur marchande, ce signe fondamental sur lequel repose littéralement toute l’économie de marché.
42Cette conception du langage comme praxis a une autre conséquence : celui d’inscrire toute intercompréhension dans une interaction. Les gens ne parlent pas simplement pour se comprendre, mais pour agir les uns sur les autres et se coordonner dans le cours de leurs activités communes. Toute intention communicationnelle, je le répète, participe d’une intention interactive.
43En le soumettant au scalpel de sa phénoménologie radicale, le Wittgenstein des Investigations fait éclater le langage, il ravale son unité au rang d’une superstition, c’est-à-dire d’une illusion grammaticale. Au langage des logiciens, il oppose l’infinie diversité de ses usages dans la vie sociale. À l’instar de Marx, Peirce ou Merleau-Ponty, il dépasse la séparation du sujet et de l’objet aussi bien que la conception de la connaissance comme représentation adéquate. Même refus de réifier les énoncés ou d’hypostasier la présence du système virtuel entier dans chacune de ses manifestations. Même refus de voir dans un message la traduction d’une pensée préalable, de dissocier en d’autres termes l’activité mentale et l’activité verbale : « Les mots ne sont pas la traduction d’autre chose qui était là avant eux » (Wittgenstein, 1970, p. 54). Même refus d’objectiver la signification : « Les philosophes parlent très souvent de chercher, d’analyser le sens des mots. Mais souvenons-nous que c’est nous qui avons donné leur sens aux mots, qu’ils ne le tiennent pas d’une puissance indépendante » (Wittgenstein, 1965, pp. 64–65). Même attention portée aux comportements et aux activités plutôt qu’à la structure formelle et aux images mentales.
- 12 « Mettons par exemple que le mot ait été “arbre”. Est-il nécessaire que l’image d’un arbre me soit (...)
44L’attention de Wittgenstein se porte sur les règles qui président à l’usage des expressions, les jeux de langage où elles s’appliquent et les formes de vie dans lesquelles s’inscrivent ces jeux. Et surtout, il refuse de comprendre la signification comme une relation entre un mot et une représentation12, il tient la localisation de la signification dans un espace mental comme une voie sans issue : « Essayez de ne pas du tout penser à la compréhension en tant qu’à un “processus psychique”. Car c’est là l’expression qui vous égare » (Wittgenstein, 1961, § 154, p. 179).
45La signification d’une suite quelconque de marques typographiques ne vient pas s’ajouter à cette suite comme une sorte de propriété immatérielle. « Quand je pense en parlant, je n’ai pas dans l’esprit des “significations” en plus des expressions dont je me sers ; mais le langage lui-même est le véhicule de la pensée » (Ibid., § 329, p. 23). Et ce qui nous vient à l’esprit lorsqu’on prononce devant nous le mot « bœuf », ce n’est pas le concept bœuf en tant que classe des bœufs — cette classe est indéfinie, donc non représentable —, ce sont des applications usuelles du mot, des situations typiques. Qu’est-ce alors que le sens d’une expression ? Ce n’est rien d’autre que son usage, la place qu’il occupe dans un jeu de langage : « Considérez la phrase en tant qu’instrument et son sens en tant que son utilisation ! » (Ibid., § 421, p. 255).
46Cette conception pose les fondements d’une théorie pratico-sociale du langage dans la mesure où les jeux de langage, ces noyaux complexes d’activités verbales et non verbales propres à des situations typiques et parties intégrantes de formes de vie plus générales, articulent au plus intime rapport au monde et rapport aux autres. Quand ils apprennent à parler, les enfants n’apprennent pas des liens entre des noms et des concepts, mais des jeux de langage : des activités sociales dans lesquelles la composante sonore joue un rôle spécifique. Le sens ne vient donc pas de la place d’un mot dans le langage, mais de sa fonction dans une pratique sociale. L’idée de la signification d’un énoncé isolé, indépendamment de son usage, c’est-à-dire de sa place dans un jeu de langage, doit être abandonnée.
47Que reste-t-il alors du fondement même de toute sémiotique, à savoir que le signe est mis à la place de ? Le langage, conçu comme ensemble divers et dispersé de jeux de langage, laisse-t-il une place pour une relation des signes et du monde ? Je partage la position de Merril et Jaakko Hintikka lorsqu’ils insistent sur « le rôle des jeux de langage en tant que liens sémantiques fondamentaux entre le langage et la réalité » (Hintikka & Hintikka, 1986, p. 237).
48Wittgenstein n’a pas dissout la question de la représentation comme certains l’ont prétendu, il l’a simplement débarrassée du mentalisme qui l’encombrait : ce n’est pas le signe, en tant qu’unité isolée, qui réfère et tient lieu de, c’est le jeu de langage dans lequel il s’inscrit ; et ce à quoi il réfère n’est pas plus « intérieur » que le signe lui-même. « Ce sont les jeux de langage et non les relations de nomination qui relient le langage au monde » (Ibid., p. 260). Ce sont les jeux de langage qui assurent le dépassement de l’ici et maintenant de l’interaction en suscitant l’évocation d’un objet absent — absent parce que passé, futur, éloigné, possible, interdit, etc. Et ce sont les jeux de langage qui déterminent la valeur représentationnelle d’un symbole. Pour Wittgenstein comme pour Marx, « signifier », « référer », « renvoyer à », « être le substitut de », « tenir lieu de », « valoir pour » ne sont pas des propriétés objectives du signe, mais des pratiques sociales. Et c’est toujours dans l’espace de ces jeux de langage que les êtres humains se rapportent au monde qui les entoure.
- 13 Cité par Eco (1988, p. 71).
49Et que veut dire au juste concevoir la signifiance, la référence, le renvoi, etc. non plus comme des propriétés proprement linguistiques, mais comme des pratiques sociales ? Au fondement du signe, il y a l’absence. « La fumée, insiste Eco, n’a le statut d’un signe renvoyant au feu que lorsque ce feu est invisible (si on voit le feu, on n’a aucun besoin d’en inférer l’existence à partir de la fumée) et que dès lors la fumée-signe n’existe qu’en l’absence du feu. » (Eco, 1988, p. 63). Morris : « Un signe est une chose A dont l’usage suscite une réaction à une chose B en l’absence de cette chose B. »13 Et Benveniste : « Le rôle du signe est de représenter, de prendre la place d’autre chose en l’évoquant » (Benveniste, 1966b, p. 51). Dans la majorité de nos énonciations — mais pas dans toutes —, il existe l’un ou l’autre élément qu’on ne peut montrer et qu’on doit donc évoquer. Si, désignant à ma compagne le ciel tourmenté, je lui dis : « Ce ciel me rappelle mes vacances », je montre le ciel, mais j’évoque mes vacances. Le ciel est présent dans notre champ de perception commun, pas mes vacances. Ce qu’on a coutume d’appeler la « fonction référentielle » présuppose nécessairement une faculté plus fondamentale : celle de construire des objets absents. Pour qu’une phrase renvoie à une réalité extra-linguistique spécifique, pour qu’on puisse poser la question de sa validité, de son « contenu de vérité », il faut que les locuteurs aient appris cette autre manière d’habiter et d’éprouver le monde, intégralement fondée sur la conscience partagée de l’absence, sur ce « sentiment paradoxal de présence de l’absent » qu’évoque Paul Ricœur (Changeux & Ricœur, 1998).
50Or, cette relation de « renvoi à autre chose qui n’est pas là », il est étrange de constater qu’elle est ordinairement postulée au fondement du langage comme si c’était une évidence naturelle et qu’elle n’appelait pas d’explication. Même Austin qui a forgé sans doute la théorie la plus perspicace du langage comme acte de parole semble poser la référence comme une propriété des phrases elles-mêmes. On se rappelle qu’Austin (1970) conçoit toute parole comme la conjonction de trois actes simultanés : a) un acte locutoire, c’est-à-dire la mise en œuvre d’un lexique et d’une syntaxe afin de produire une phrase qui articule des référents ; b) un acte illocutoire, c’est-à-dire l’action conventionnelle que réalise le locuteur en énonçant la phrase (affirmer, conseiller, demander, déplorer, accepter, etc.) ; c) un acte perlocutoire, c’est-à-dire l’effet que le locuteur s’attend à susciter chez son interlocuteur (obéir, approuver, se laisser convaincre, admirer, etc.).
51On le voit, la référence, chez Austin, est « logée » dans l’acte locutoire, lequel recouvre donc à la fois le fait de produire des sons, de combiner ces sons pour former des vocables et d’articuler ces vocables afin de « produire une phrase dotée d’un sens et d’une référence ». Cette définition combine deux types d’éléments distincts : a) l’énonciation proprement dite au sens de production (phonologique, syntaxique, lexicale) d’une parole ; b) la référence, c’est-à-dire la réalité extérieure à laquelle renvoie l’énonciation. Tout se passe donc comme si la référence et le sens étaient inhérents à cette production même. Or, dans sa matérialité sonore, la production d’une parole n’est pas une référence, elle n’en est que l’instrument. Je fais référence à un objet au moyen de la phrase. L’énonciation ne saurait inclure ni se confondre avec la référence, elle n’est que le moyen de cet acte social spécifique qu’est la référence si l’on entend par là l’action de susciter une évocation chez autrui. Curieusement, Austin ne semble pas avoir songé à faire de la représentation un acte de parole à part entière. Comme si cette fonction virtuelle au cœur du langage, cette propriété de passer de la présence de l’énoncé à l’absence de la chose évoquée n’appelait aucune élucidation.
52Cette fonction virtuelle au cœur du langage, je le répète, n’a pourtant rien d’évident. Si certains mammifères supérieurs présentent, selon toute vraisemblance, une capacité d’évocation rudimentaire, les systèmes sémiotiques en usage chez les humains supposent quant à eux la maîtrise d’un ensemble complexe de conventions grammaticales et narratives. Il y a de multiples façons d’être absent et il faut à l’enfant des années d’apprentissage pour en acquérir la maîtrise : la relation à l’être ou l’événement absent peut se concevoir sur le mode de l’ailleurs (grand-père est à l’étranger), du passé (du temps où grand-père était jeune), du futur (grand-père vient manger dimanche), du conditionnel présent (ce que tu pourrais offrir à grand-père), du conditionnel passé (ce que tu aurais pu offrir à grand-père), du fictionnel (il était une fois un grand-père très méchant), de l’interdit (se servir à table avant grand-père), etc. Toute culture humaine suppose des modes sémiotiques extraordinairement élaborés de construction d’objets et d’événements absents.
53Qu’est-ce alors qu’une représentation ? On peut distinguer trois conceptions. La première y voit une petite image dans l’esprit, une sorte de reproduction symbolique du monde extérieur. C’est la conception la plus habituelle : elle part de l’idée que toute connaissance est représentation du monde extérieur, l’esprit humain se comprenant comme un espace immatériel où sont stockées des images plus ou moins fidèles de la réalité que la conscience, conçue comme une sorte d’œil intérieur, aurait loisir de contempler ; elle procède d’une erreur fondamentale : l’assimilation de la représentation mentale à une sorte d’icône intérieure. La deuxième conception, soulignant l’intentionnalité des images mentales, voit dans les représentations des actes à part entière. Husserl parle d’« acte de l’imagination » et Sartre d’« acte imageant ». Dans cette deuxième conception, la représentation est certes une action, mais elle n’est pas encore une action sociale : nous restons enfermés dans le périmètre du sujet connaissant ; simplement, la vie mentale est conçue comme intentionnelle. Il est donc une troisième conception : celle qui voit la représentation comme un acte social à part entière, un acte de langage au sens d’Austin, qui consiste à susciter une évocation chez autrui en même temps qu’en soi-même, tout locuteur entendant ses propres paroles et y réagissant comme le ferait autrui selon la logique décrite par George Herbert Mead (2006).
54Cette fois, la représentation fait partie intégrante d’un jeu de langage. Elle est indissociable d’une illocution, par exemple une affirmation (« Je t’assure que le seau est dans le garage »), une supposition (« Je pense que le seau est dans le garage »), un ordre (« Va me chercher le seau qui est dans le garage »), une évaluation (« J’en ai marre de voir ce seau dans le garage »), etc. Et elle est indissociable d’une perlocution : informer, provoquer une action, dissuader, culpabiliser, etc. Un message verbal combine ainsi une représentation, une illocution et une perlocution, et tous trois sont indissociables d’une situation sociale.
- 14 Voir en particulier : Bourdieu (1982).
55Depuis Marx, la théorie critique des idéologies s’appuie sur une telle conception pratico-sociale des représentations : les idéologies ne sont pas simplement conçues comme des ensembles d’idées logées dans nos têtes, elles sont des discours dont la fonction tacite (perlocutoire) est de légitimer ou d’occulter des formes de domination. Cette sociologisation de la représentation est un leitmotiv dans l’œuvre de Pierre Bourdieu14, lequel n’a cessé de protester contre l’illusion linguistique qui consiste à prêter à des énoncés des propriétés (par exemple la « force illocutoire ») qui relèvent en réalité de la situation sociale d’énonciation. « L’essentiel de ce qui se passe dans la communication n’est pas dans la communication », mais « dans les conditions sociales de possibilité de la communication » (Bourdieu, 1984, p. 103). Pour Bourdieu, toute capacité linguistique, en tant qu’elle s’affiche socialement, est aussi bien une « capacité statutaire », une forme de capital mobilisable dans les relations de pouvoir et de distinction ; c’est dans les rapports sociaux, non dans la syntaxe, qu’une parole acquiert autorité et force performative. La reconnaissance de la signification d’un message dépend de la reconnaissance sociale de son émetteur et l’efficacité symbolique d’un langage, en particulier sa performativité, ne peut s’analyser dans les limites de la linguistique. Toute lutte sociale est en même temps une lutte de représentations : une tentative pour imposer la définition du monde conforme à nos positions et nos intérêts. La représentation a perdu son statut d’image dans l’esprit, de petit tableau du monde, pour devenir un instrument de lutte sociale et de légitimation. Nous devons intégrer, comme dit Bourdieu, dans notre représentation de la réalité la réalité de la représentation.
- 15 Voir aussi, du même auteur : Rorty (1990b) ; Rorty (1993) ; Rorty (1995). Et également : Cometti (é (...)
56Comme Wittgenstein, Rorty (1990a)15 prétend dépasser le dualisme cartésien : cette idée que l’esprit est un espace intérieur et immatériel qui contient des images, des souvenirs, des désirs, des envies auxquels nous aurions un accès privilégié et qui pourraient faire l’objet d’une quasi-observation au moyen de notre « œil intérieur ». Il propose d’abandonner la conception de la connaissance comme représentation, une conception par trop dépendante, à son estime, de la métaphore oculaire, autrement dit de la tendance à concevoir la connaissance comme une forme de vision. Rorty réfère le dualisme cartésien à l’hypostase des universaux : notre tendance à réifier les catégories en les assimilant à des particuliers spécifiques et en les logeant dans un lieu psychique hors de l’espace et du temps (le concept de bœuf comme une entité localisée dans un coin de notre esprit et relié au mot « bœuf »).
57Rorty, plus nettement encore que Wittgenstein, voit dans cette « imagerie spéculaire » un ensemble de manières de parler, de justifier ses actes, de construire un monde commun, qui doit s’analyser dans la communication plutôt que dans l’intériorité du sujet. Le langage exprime bel et bien, mais il n’exprime rien d’intérieur puisque cette distinction intérieur-extérieur est elle-même une catégorie linguistique. La connaissance ne peut se réduire à une correspondance entre une représentation et un état de fait, elle est avant tout une justification sociale.
58La conséquence est fondamentale : le rapport de l’énoncé à la situation est réactionnel plutôt que représentationnel. L’énoncé ne représente pas le monde, il y réagit dans la perspective d’un rapport à l’autre et c’est en tant que réaction qu’il acquiert un sens. Il sert à intégrer le monde absent dans l’interaction. Nous devons nous déprendre de la conception mystique du verbe comme illumination : l’idée que les mots, en s’attachant aux choses, nous les révèlent et transforment l’expérience que nous en avons. Comparant le vécu de la douleur par un bébé et par un enfant qui a appris à parler, Rorty écrit :
Le piège à éviter ici est l’idée qu’il y aurait une sorte d’illumination intérieure qui surviendrait seulement lorsque l’esprit de l’enfant s’éclaire par le biais du langage (…) et qui n’aurait pas lieu tant qu’il braille et vagit de manière inarticulée. L’enfant ressent la même chose ; que ce soit avant ou après son apprentissage du langage, il ressent exactement la même chose (Ibid., pp. 210– 221).
59Entre la douleur et l’expression verbale de la douleur, il n’y a donc plus de lien nécessaire : la douleur vécue n’est plus qu’un antécédent causal possible de l’expression verbale de la douleur. Wittgenstein l’avait lui aussi formulé : « Comment un homme apprend-il la signification des noms de sensations ? — du mot « douleur » par exemple. En voici une possibilité : les mots sont liés aux expressions primitives, naturelles de la sensation et employés à leur place. Un enfant s’est blessé, il crie ; alors les adultes lui parlent et lui apprennent des exclamations et, plus tard, des phrases. Ils apprennent à l’enfant une nouvelle manière de se comporter dans la douleur. « Ainsi vous dites que le mot « douleur » signifie réellement crier ? » — Au contraire : l’expression verbale de la douleur remplace le cri et ne le décrit pas. » (Wittgenstein, 1961, § 244, p. 211). L’enfant qui dit « j’ai mal » ne représente pas sa douleur, il y réagit dans la perspective d’autrui, c’est-à-dire dans l’intention de se faire comprendre et de susciter une réaction des autres à son égard. Il constitue sa douleur comme un objet social et se constitue lui-même, aux yeux des autres et à ses propres yeux, comme un être qui souffre d’une certaine manière et qui appelle, ce faisant, une réaction de son entourage.
60Il en résulte une séparation radicale entre les catégories de la perception et les catégories du langage. Le mot « rouge » est une réaction possible, nullement nécessaire, à la sensation de rouge. Cette sensation n’est pas le fondement de la proposition « cet objet est rouge », elle est juste un antécédent possible. En apprenant les usages du mot « rouge », l’enfant apprend un vaste éventail d’usages sociaux comme le fait de prendre un crayon rouge, de relier la borne rouge à la borne noire, d’acheter des roses rouges, de ne pas traverser au rouge, etc. Les catégories du langage sont tout au plus des réactions possibles aux catégories de la perception. Et s’il est vrai que certaines réactions sociales sont régies par une norme de vérité empirique (« Menteur ! Tu n’as pas mal, tu cherches juste à éviter l’école. »), nous savons depuis Austin que le langage n’est nullement réductible à cette fonction descriptive.
61La conception qui vient d’être esquissée rend impossible, on le comprend, de concevoir la fonction symbolique comme une relation conventionnelle « entre un élément de la forme de l’expression et un élément de la forme du contenu » (Eco, 1992, p. 12) pour cette raison simple qu’il n’existe pas de contenu qui soit distinct de l’expression. Cette conception, on pourrait juger qu’elle procède d’un objectivisme sociologique intenable à l’époque du cognitivisme et de la neurobiologie. Tout n’est pas dehors, il existe indubitablement une activité psychique in petto, soustraite à la sphère publique. Au vrai, cette activité n’est contestée par aucun des auteurs précités. Simplement, elle survient dans la vie sociale, comme l’a bien vu Peirce, au moyen des mêmes signes qui servent à communiquer. « Il faut commencer, écrit Merleau-Ponty, par replacer la pensée parmi les phénomènes d’expression » (Merleau-Ponty, 1945, p. 222). Rien n’oblige en effet à prendre congé de la théorie pratico-sociale du langage lorsqu’on aborde la vie mentale. On peut défendre l’idée que dans tous les cas, les pensées naissent en même temps que la disposition, fût-elle informe et subconsciente, à les formuler, elles ne préexistent pas à cette expression naissante pas plus qu’elles ne sont contenues dans les mots comme quelque chose qui subsisterait une fois les mots éteints : l’expression est leur seule réalité. « Une pensée qui se contenterait d’exister pour soi, hors des gênes de la parole et de la communication, aussitôt apparue tomberait à l’inconscience » (Ibid., p. 206).
- 16 Voir Bakhtine /Voloshinov (1977). Voir aussi : Morson & Emerson (1990) ; Gardiner (1992) ; Todorov (...)
62Bakhtine, Voloshinov et Vygotsky16 conçoivent la pensée comme une parole intérieure, un dialogue intériorisé. Apprendre à penser, c’est apprendre à parler silencieusement à des interlocuteurs potentiels. « Le mot est (…) utilisable comme signe intérieur ; il peut fonctionner comme signe sans expression externe » (Bakhtine/Voloshinov, 1977, p. 32) et toute activité mentale, même l’introspection, est une expression potentielle. « Ce n’est pas l’activité mentale qui organise l’expression, mais au contraire c’est l’expression qui organise l’activité mentale, qui la modèle et détermine son orientation » (Ibid., p. 123). Les pensées sont donc des intentions d’action sémiotique : nous ne pensons pas au moyen de phrases, mais au moyen d’énonciations potentielles.
63Ainsi, nos pensées s’adressent toujours à quelqu’un ; la solitude n’interrompt nullement le dialogisme. Est-ce à dire qu’en l’absence physique des autres, nous nous parlions forcément à nous-mêmes ? Au contraire, nous continuons, le plus souvent, à nous adresser aux autres en leur absence, notre activité mentale se soutient d’un auditoire potentiel et lorsqu’il nous arrive de nous adresser consciemment à nous-mêmes, nous prenons le point de vue des autres pour le faire. Il s’en faut donc qu’une relation humaine prenne fin avec le départ de la personne, elle peut même se poursuivre après sa mort. À l’espace social matériel, il faut ajouter un espace social virtuel qui baigne toute notre vie mentale. Bien sûr, ces autres absents auxquels nous nous adressons plus ou moins silencieusement et dont nous adoptons le point de vue pour contrôler nos conduites ne sont pas nécessairement des personnes spécifiques : il peut s’agir de figures typifiées. Mead parle de l’autrui généralisé, c’est-à-dire du représentant typique d’une communauté, Adam Smith d’un « spectateur impartial et bien informé », Bakhtine d’un « surdestinataire » et Todorov « du représentant normal du groupe social auquel on appartient ». Dans les quatre cas, c’est toujours la même intuition : l’esprit se constitue dans la communication plutôt qu’il ne l’engendre.
64Ces paroles intérieures, on a souvent tendance à les analyser sous l’angle du seul locuteur, mais on peut aussi bien les étudier sous l’angle de l’auditeur. Vivre en société, c’est être entouré non simplement de paroles réelles, mais aussi de paroles potentielles, de visages, d’yeux et de bouches qui murmurent des choses derrière notre dos, qui se les disent tout bas en notre présence, qui s’apprêtent à les dire, qui pourraient les dire, qui se retiennent de les dire, qui auraient pu les dire. Et quelquefois, ces paroles potentielles crient bien plus fort dans notre tête que les paroles qu’ils prononcent réellement.
65Quelle sémiotique pour quelle théorie sociale ? Dans cet article, j’ai tenté d’esquisser les fondements théoriques d’une sémiotique sociale, c’est-à-dire d’une sémiotique qui dépasse le dualisme cartésien du sujet connaissant et de l’objet à connaître au profit d’une reconstruction de la situation sociale d’énonciation. Le sémanticien le plus formaliste, celui qui prétendrait ne s’intéresser qu’aux seules phrases indépendamment de tout contexte, ne pourrait, à l’audition d’une phrase banale du genre : « Utilise un tournevis », s’empêcher de se figurer, même confusément, un locuteur et une situation typiques En réalité, il est très difficile, peut-être impossible de s’abstenir, devant une expression langagière reconnaissable, d’évoquer un contexte potentiel d’utilisation — cela reviendrait à contempler un tournevis en s’interdisant de penser à quoi il sert. L’usage habite l’instrument même.
66En schématisant, j’ai commencé par remettre en cause, avec Benveniste, la distinction du signifiant et du signifié dans la mesure où elle semble nécessairement indexée sur l’une ou l’autre version du dualisme cartésien : le contenu est indissociable de l’expression. En évoquant Merleau-Ponty, j’ai alors distingué la signification d’un message — la reconnaissance des intentions informative et communicative — et le sens de ce message, c’est-à-dire son usage concret dans une interaction — la reconnaissance de l’intention interactive. J’ai suggéré, en partant d’une question posée par Husserl, que la compréhension des discours suppose de les comprendre comme des actes à part entière et avec Marx que ces actions sémiotiques sont indissociables des interactions et des formes de vie : le langage est praxis, il est engagé à tout moment dans les structures de la vie matérielle comme de la vie subjective. Je me suis appuyé sur Wittgenstein pour élargir le concept d’action sémiotique aux jeux de langage, ces noyaux d’activités verbales et non verbales qui forment l’essentiel de notre vie ; la signification cessant alors d’être un processus psychique, la relation d’un signe et d’une représentation mentale, pour s’élargir à la reconnaissance d’un jeu de langage et la capacité d’y participer.
- 17 Bourdieu définit l’hexis corporelle comme « la mythologie politique réalisée, incorporée, devenue d (...)
67Le signe d’un objet suppose l’absence de cet objet et son évocation intentionnelle. Inspiré par Bourdieu, j’ai défendu l’idée d’appeler « représentation » non simplement cette évocation intentionnelle, mais l’acte de langage qui vise à la susciter chez le récepteur et chez l’émetteur. On passe ainsi de l’idée d’une image dans l’esprit accessible par introspection à une conception de la représentation comprise comme un acte de langage à part entière, donc nécessairement associé à une illocution et une perlocution dans le contexte d’une interaction sociale. La représentation a perdu son autonomie mentale pour s’ancrer dans les rapports humains concrets. « Le langage, écrit Bourdieu, est une technique du corps et la compétence proprement linguistique, et tout spécialement phonologique, est une dimension de l’hexis corporelle où s’expriment tout le rapport du monde social et tout le rapport socialement instruit du monde. » (Bourdieu, 1982, pp. 89–90)17.
68Avec Rorty, j’ai prolongé ce raisonnement en m’interrogeant sur le rôle de la situation dans la signification. La signification, dit-on, dépend du contexte, mais comment comprendre cette dépendance ? J’ai suggéré que le rapport du signe à la situation est réactionnel plutôt que représentationnel. Le signe ne représente pas le monde, il y réagit dans la perspective d’autrui et c’est en tant qu’il réagit au monde et qu’il vise une réaction d’autrui que nous lui donnons un sens. Ainsi, nous ne saurions confondre les catégories de la perception et les catégories du langage même s’il est vrai que le langage, en orientant l’attention, peut influencer la perception.
69Au sortir de cette série de raisonnements, nous pouvons donc revenir sur la question embarrassante des signes naturels. En quoi la mousse au pied d’un arbre, la fumée d’un feu ou les empreintes dans la neige sont-elles des signes alors qu’elles ne résultent d’aucun processus de transmission ? De quel droit qualifions-nous de signes une expression corporelle involontaire, une façon de parler ou un geste instrumental qui permettent au spectateur, à l’insu de la personne concernée, d’inférer un état émotionnel, une origine sociale ou une intention pratique ? Je persiste : en tant que telles, ces perceptions ne sont pas des signes. Même si elles suscitent certaines évocations chez le spectateur, elles n’ont pas cette fonction. Toute inférence n’est pas la preuve d’un signe, autrement la sémiotique deviendrait la théorie générale du rapport des mammifères supérieurs au monde.
70Faut-il donc exclure les signes naturels du champ de la sémiotique sociale ? En insistant sur le rôle de la parole intérieure et des interlocuteurs potentiels, Bakhtine, Voloshinov et Vygotsky peuvent nous aider à clarifier cette proposition d’Eco : « Sigma vit donc dans un monde de signes non parce qu’il vit dans la nature mais parce que, alors même qu’il est seul, il vit en société » (Eco, 1988, p. 17).
71Au-delà de l’espace des rencontres physiques, vivre en société veut dire : habiter un espace social virtuel composé d’interlocuteurs potentiels, deviner les paroles silencieuses qu’ils nous adressent et esquisser des réactions verbales à leur égard. Comme telle, la mousse au pied de l’arbre n’est pas un signe, mais il est possible à un observateur solitaire de réagir à cette perception en se glissant, le temps d’un bref instant, presque subconsciemment, dans une relation humaine potentielle. D’esquisser un geste ostensif vers cette mousse, en lui conférant par là-même la fonction d’un signe, et d’intentionner une parole à l’adresse d’un autrui absent : « Le Nord est par là. » Et tout aussitôt de réagir à sa propre parole en choisissant d’avancer dans une certaine direction. Toute réflexion solitaire se déploie dans un espace social virtuel dont l’émergence, chez le jeune enfant, accompagne le développement de l’activité cognitive.
72En tant que telle, la mousse n’est donc pas un signe, mais elle le devient dans cet acte fugitif de sémiotisation à l’adresse d’un autre potentiel. De sorte qu’il est possible de s’accorder finalement sur la formule de Klinkenberg : « Pour qu’il y ait rapport sémiotique, il faut qu’une personne au moins se rende compte de l’échange » (Klinkenberg, 1996, p. 55). À condition d’ajouter cette condition fondamentale : il faut toujours deux personnes, mais l’une peut être potentielle et seulement évoquée. Nos pensées les plus intimes, les plus secrètes, n’en demeurent pas moins des dispositions expressives à l’adresse d’une présence invisible. Être humain, c’est vivre en société : parmi les autres physiquement présents, mais aussi en compagnie de leurs fantômes.