1Puisqu’on nous permet, une fois n’est pas coutume, d’être subjectif et personnel, allons-y sans fausse honte : le signataire de ces lignes n’est nullement sémioticien, et pourtant il se pique, de temps à autre, tantôt directement et tantôt sans avoir l’air d’y toucher, de faire un peu de sémiotique. Pour son plus grand plaisir du reste, d’où bien sûr le titre de cette contribution dont je laisse volontiers l’interprétation, toutes connotations comprises, aux lecteurs de Signata. Mais je serais heureux si quelque chose de la joie qu’évoquent les deux mots « grand tour » pouvait se laisser entendre comme une basse continue au cours de ces pages où je tente de répondre à une question toute simple : pourquoi est-ce que je fais de la sémiotique, moi qui, depuis mes années de formation hyperformalistes, me suis tourné de plus en plus vers l’analyse contextuelle des cultural studies ?
2La rencontre de la sémiotique, que Sémir Badir (2007) a judicieusement décrite comme une science indisciplinée, et des études culturelles, qui se targuent d’être une science par définition interdisciplinaire, est loin d’aller de soi. Qui plus est, la possible convergence de la sémiotique et des études culturelles se voit non moins entravée par des logiques internes très différentes l’une de l’autre. En effet, l’inter- discipline se veut aussi une anti-discipline (pour le refus, idéologiquement motivé, de s’instituer en discipline, voir par exemple Agger 1992). Quant à l’indiscipline, elle se pose fréquemment en trans– ou métadiscipline (voir ici l’article déjà cité de Badir).
3En dépit de ces différences, qui sont considérables, il existe des échanges très fructueux depuis plus de quarante ans, non pas depuis l’apparition des cultural studies à la fin des années 50, avec les premiers livres de Hoggart, Williams et Thompson, mais depuis le tournant structuraliste de ces mêmes études culturelles, avec les premiers textes de Stuart Hall. D’une part, la sémiotique a rapidement été adoptée comme la science auxiliaire par excellence des études culturelles, comme on le voit clairement dans tous les grands manuels de la discipline. Inversement, l’influence des cultural studies n’est sans doute pas étrangère au succès croissant de la sémiotique de la culture inspirée des travaux de Iouri Lotman.
4Dans ce qui suit, je me focaliserai avant tout sur les emprunts ou références des études culturelles à la sémiotique, pour la bonne est simple raison que mon point de départ est plus proche des cultural studies que de la sémiotique. En pratique, cependant, les va-et-vient entre les deux disciplines ne sont pas toujours linéaires, ni simples à tracer. Quelle que soit la manière dont elles se définissent, tant la sémiotique que les études culturelles sont en effet des disciplines à dessein impures : la première, parce que ses concepts de base (le signe et la signification) sont tellement généraux qu’elle paraît flotter ou varier en fonction des objets concrets qu’elle se donne ; les secondes, parce que leur méthodologie est tellement composite qu’il n’est pas toujours facile de maintenir son indépendance par rapport à d’autres approches. Mon analyse de l’impact de la sémiotique sur ma façon de pratiquer les études culturelles se fera ici en deux temps. J’aborderai d’abord les généralités : pourquoi la sémiotique, qui se pense comme une science humaine très rigoureuse, a-t-elle à ce point fasciné les cultural studies, dont le désir d’action (comprendre pour agir) prime souvent la recherche du savoir désincarné (la notion de « vérité » n’est certes pas rejetée en études culturelles, mais n’y joue qu’un rôle relatif). Ensuite, je discuterai certaines des raisons plus subjectives, ou que je crois telles, qui m’ont aidé à conjoindre sémiotique et cultural studies. Enfin, je poserai des questions sur mes lacunes, mes erreurs, mes insuffisances, qui ont sans aucun doute à voir avec une mauvaise façon de replier la sémiotique sur les études culturelles.
- 1 Sans entrer ici dans les détails, il importe de signaler le caractère historiquement variable de l’ (...)
5Il n’est pas inutile de rappeler quelques lignes de force des cultural studies. La discipline ne se laisse en effet guère cerner par une définition consensuelle et les malentendus à son égard demeurent tenaces (pour un aperçu récent des études culturelles dans le domaine français, voir Dominguez Leiva et al., 2010). Pour beaucoup, les études culturelles se distinguent par la défense militante de la culture non canonique1. Mais il y a, bien entendu, davantage.
6Les études culturelles se distinguent d’abord par leur objet singulier, à savoir une certaine façon d’envisager la culture non comme objet, mais comme pratique, comme « manière de vivre », pour reprendre la formule célèbre de Raymond Williams (1958). Définition souvent rapprochée d’une définition anthropologique de la culture, mais qui laisse beaucoup de place au vécu subjectif et individuel, ce qui permet de rattacher les études culturelles au pragmatisme de Dewey et à la notion fondamentale, mais floue et complexe, d’expérience. Il est vrai que le pragmatisme est peu cité comme source des études culturelles, probablement parce que ce courant philosophique passe pour être excessivement individualiste (aux yeux de certains critiques, le pragmatisme sert tout bêtement de paravent ou de cache-sexe à l’esprit yankee). Il existe pourtant des relectures modernes de Dewey, qui s’efforcent de mettre en lumière son importance pour les cultural studies (un bon exemple est la soma-esthétique de Richard Shusterman, explorée par l’auteur depuis son ouvrage influent L’art à l’état vif de 1992). Pratiquement, la définition de la culture comme manière de vivre explique à la fois l’accent sur le contemporain aussi bien que sur le quotidien (« culture is ordinary » est une autre prise de position de Williams souvent citée).
7En second lieu, les études culturelles optent en faveur d’un cadre théorique et méthodologique divers et varié : le vécu des pratiques culturelles n’est pas analysé d’un seul point de vue, mais de plusieurs. C’est le côté interdisciplinaire des cultural studies, dont les uns se félicitent et que d’autres dénoncent comme un manque de méthodologie propre et solide. Les études culturelles font feu de tout bois et dans le concert des disciplines leur vision de l’interdisciplinarité est gaiment sauvage.
8De surcroît, il est capital que le chercheur en cultural studies explicite toujours le comment et, plus encore, le pourquoi de sa démarche. Les études culturelles sont concrètes et pratiques, mais pas empiriques : méthodologiquement, elles sont résolument du côté de l’analyse qualitative, non de celui de l’analyse quantitative, comme par exemple, dans les mêmes zones du savoir et de la recherche, la sociologie. La description n’est jamais un but en soi, c’est un moyen d’un engagement culturel et politique plus vaste. De la même façon, les études se disent à la fois objectives et subjectives : le savoir produit est un savoir construit à partir d’un point de vue situé et pensé en fonction d’une application sociétale.
9Et la sémiotique dans tout cela ? À première vue, sa place est réduite, et force est de reconnaître que les cultural studies s’intéressent beaucoup moins à la sémiotique que celle-ci ne s’intéresse à la culture. C’est, on l’a compris, tout à fait à l’honneur de la sémiotique, et c’est aussi, il convient de. le signaler d’emblée une lacune certaine des cultural studies. Celles-ci choisissent un peu la voie du moindre effort, réduisant le champ sémiotique à un ensemble étroit de concepts opératoires (signe, code, système, signification) sans trop s’interroger sur la logique interne de la sémiotique et surtout sans trop se soucier des avancées de la sémiotique depuis le moment où ces concepts de base ont été repêchés par les tenants des cultural studies. Beaucoup de sémioticiens auront dès lors du mal à se reconnaître dans l’image un peu simplifiée, pour ne pas dire plus, que bien des textes appartenant à la mouvance des études culturelles donnent de leur discipline.
10Dans les études culturelles, le point de vue sémiotique intervient pourtant, de manière théorique, à plusieurs niveaux. Premièrement, dans la définition même de la culture, objet premier et dernier des cultural studies : la culture est un signe, c’est-à-dire non pas la chose même mais un objet ou une structure qui représente quelque chose pour quelqu’un à un moment donné, et les mécanismes de cette représentation s’examinent prioritairement avec les outils de la sémiotique. Culture et nature ne coïncident pas, et la culture ne reflète pas le monde, elle le crée, elle est un élément actif dans l’articulation d’une vision du monde, mais sans que cette action ne soit déterministe ou mécanique. Deuxièmement, dans les enjeux de l’analyse de la culture comme signe : la culture étant faite (créée, produite, fabriquée), il est aussi possible de la défaire, c’est-à-dire de la faire autrement, et tel est bien l’objectif des cultural studies, qui prolongent en cela, avec d’autres moyens et dans une perspective conceptuellement différente, le programme de la philosophie critique de l’École de Francfort. Malgré la grande suspicion à l’égard de penseurs comme Adorno et Horkheimer, dont les travaux sur les industries culturelles (Adorno et Horkheimer 1983) sont accusées, à tort ou à raison, d’être à la fois élitaires et pessimistes, la philosophie critique reste en effet, avec le pragmatisme de Dewey, une des références primordiales des cultural studies.
11Sur le plan pratique, cet air de famille entre la définition de la culture non pas comme essence mais comme représentation, joint à l’orientation concrète de l’analyse sémiotique, a soutenu deux types de réflexions, qui l’un et l’autre connectent l’analyse formelle des faits de culture au débat proprement politique : d’abord la question de la naturalisation, puis celle de l’enrôlement idéologique. Dans le premier cas, les études culturelles prennent appui sur la sémiologie barthésienne, mise en œuvre et théorisée dans les Mythologies, pour dénoncer les sous-entendus de classe des constructions culturelles qui tentent de se faire passer pour naturelles, transparentes, universelles. Dans le second cas, c’est la combinaison de Gramsci (cf. le concept d’hégémonie) et d’Althusser (cf. le concept d’appareils idéologiques d’État) qui va pousser les études culturelles à poursuivre une analyse structurale, tributaire des outils de la sémiotique, des effets de pouvoir dans le champ culturel articulé comme texte.
12Que reste-t-il de nos jours de ce virage sémiotique en études culturelles, si typique des années 70 et 80 ? À la fois peu et beaucoup. Peu, parce que la disparition de la métaphore de l’objet comme texte a érodé aussi l’utilisation des outils théoriques et méthodologiques de la science qui avait eu l’ambition de transférer le cadre conceptuel de l’analyse du texte (la linguistique) à celle de de la vie sociale des signes (la sémiotique). Mais aussi beaucoup, dans la mesure où la grande majorité des manuels et des ouvrages de synthèse sur la sémiotique continuent à souligner l’importance de la sémiologie, c’est-à-dire d’une forme de sémiotique largement tributaire du modèle linguistique (pour quelques exemples récents, voir les manuels de référence de During 2005, Barker 2008 et Lewis 2008). Force est toutefois de constater que, dans la recherche plus récente, la position de la sémiotique comme science auxiliaire est en net recul, les références majeures étant soit la théorie critique (comme dans le nouveau livre de Lawrence Grossberg, 2010), soit les sciences cognitives (comme dans le volume dirigé par Lisa Zunshine, 2010).
13D’où la question : comment expliquer le taux de sémiotique (et il est plutôt élevé) dans cette partie de mon travail que je considère comme relevant des cultural studies ? Pour peu qu’on écarte le motif de la nostalgie (ou de mon retard comme chercheur !), la réponse est simple, et tient en deux mots : Roland Barthes.
14Cela dit, cette réponse est aussi incorrecte et surtout injuste, car elle revient à minimiser, voire à refouler l’apport plus capital encore d’autres chercheurs et d’autres formes de sémiotique. Le Traité du signe visuel reste une source d’inspiration inépuisable (je sais que ce mot choquerait la probité intellectuelle des membres du Groupe Mu, mais je le risque quand même). Alliant clarté et spéculation, les articles de Sémir Badir sont également à même de me réconcilier avec la conceptualisation sémiotique dans les moments de grand doute (et la guérison est homéopathique : à la crise des concepts — à quoi bon ? —, on ne répond pas avec moins de concept, mais avec plus de concept, plus exactement avec une conceptualisation plus fine, plus efficace, plus pertinente). Enfin, l’exemple de Jean-Marie Klinkenberg est là pour me rappeler que la sémiotique fournit aussi les armes pour combattre, non pas nos mauvaises pensées, mais nos mauvaises manières de penser (qu’est-ce qu’on attend pour obliger tous nos hommes politiques au Nord comme au Sud à lire les Petites mythologies belges ? Ce serait faire œuvre de salut public). Mais chacun à sa façon, tous ces auteurs et sans doute bien d’autres (on l’a compris : par pur chauvinisme, je m’en suis tenu aux seuls Belges), doivent quelque chose, beaucoup, énormément à Roland Barthes, et c’est un peu ce commun héritage que je voudrais creuser ici.
15La sémiotique de Barthes — qui est du reste plus une sémiologie qu’une sémiotique — est à nulle autre pareille. Cette singularité ne lui vient pas de ses grandes avancées théoriques — Barthes fut, à bien des égards, plus un diffuseur qu’un initiateur —, mais de sa capacité de faire migrer des idées, des concepts, des questions, des sensibilités d’un champ à l’autre. Pour le dire autrement, avec une de ses métaphores les plus réussies : Barthes n’a jamais voulu faire de la sémiotique « intransitive », son objectif a toujours été de mettre la sémiotique au service de quelque chose d’autre, quitte à la perdre, et non seulement de vue, au cours de cette opération de transfert. Cette sémiotique-tremplin est ce qui fait le prix aussi bien que le charme de la démarche barthésienne, que l’on pourrait détailler comme suit. Premièrement, on doit noter que dans l’œuvre de Barthes la sémiotique est un outil qui permet de parler de n’importe quoi, c’est-à-dire de tout ce qu’une certaine sémiotique formaliste était en train d’oublier au moment de sa nouvelle percée dans les années 60 : le monde. Tout en prônant la sémiotique comme garant de rigueur et de scientificité en sciences humaines, Barthes s’appuyait sur la nouvelle discipline pour jeter un pont entre le discours savant et la parole vécue, entre les catégories de la recherche et l’effervescence sans cesse renouvelée du quotidien. La sémiotique impose une grille un peu passe-partout qui permet de dire à Barthes que culture de masse égale culture petite-bourgeoise égale naturalisation du signe. En même temps, elle laisse affleurer au niveau des objets qu’elle mobilise une énergie qui continue à se dérober à l’interprétation générale et généralisante. Cette ambivalence profonde de la sémiotique, rendant visibles de nouveaux objets qui la mettent par ailleurs en déroute, un peu comme le fera plus tard le punctum, cet écueil sur lequel se brise toute explication rationnelle de la lecture photographique, est sans doute une des grandes qualités du geste sémiotique de Roland Barthes. C’est grâce à lui que la sémiotique a pu être, dans ses années de succès mondial, cette rencontre miraculeuse d’une machine hyperpuissante (car rien n’échappe à la sémiotique) et d’un dispositif évanescent (rien non plus n’est jamais contenu par elle). Chez Barthes, la sémiotique donne lieu à une éthique, et davantage encore à une politique. Elle s’efface devant quelque chose qui la dépasse, mais qu’on n’aurait probablement pas saisi aussi nettement sans elle.
16En second lieu, la sémiotique barthésienne est inséparable d’une écriture, et partant d’un souci de construction de soi au travers du regard d’autrui. Elle devient ainsi la forme d’interdisciplinarité la plus radicale qui soit. En effet, une telle sémiotique traverse sans arrêt la frontière entre science et littérature — et en cela Barthes sémioticien est à situer dans la lignée d’écrivains savants ou de savants écrivains tels que Jules Michelet, Émile Littré, Jean-Henri Fabre ou, plus près de nous, du Lévi-Strauss des Tristes Tropiques ou de Derrida, dans beaucoup de ses œuvres. Ces chassés-croisés entre recherche scientifique et expression littéraire, contrepartie subjective de l’ouverture objective à l’agitation du monde, représentent à coup sûr le second grand motif de la fascination exercée par la sémiotique barthésienne sur plus d’une génération qui a suivi.
17Enfin, troisièmement, il convient de souligner les particularités de l’effet d’école qui s’est manifesté autour ou à partir de Roland Barthes. Certes, il n’y a pas eu, au sens strict du terme, d’élèves de Barthes, moins encore dans le champ sémiotique qu’ailleurs. mais la facilité avec laquelle on a pu s’approprier l’approche de Barthes sans avoir l’impression de le trahir par une trop grande liberté interprétative, a multiplié les désirs de continuer le « maître » sans nul devoir ou désir de fidélité conceptuelle ou théorique (Barthes, de ce point de vue, est l’anti-Lacan par excellence). S’il n’y a pas de postérité de la pensée de Barthes, il y a un impact durable du style barthésien, dont les variations sont toujours source d’invention jubilatoire. Prenons par exemple les écrits de Patrick Mauriès, Éric Marty ou Marielle Macé (le lecteur continuera sans peine l’exercice avec les autres lettres de l’alphabet), pour prendre des auteurs qui ne sont pas de la même génération. Tous les trois ont illustré dans des domaines assez divers cette articulation d’un métalangage, d’un souci de soi et d’une ouverture sur le monde qui définissent la formule barthésienne de la sémiotique où pensée et style se poursuivent et se relancent infiniment l’une l’autre.
18La sémiotique, c’est un peu comme Tintin. Elle fait partie des choses qu’on absorbe, puis qu’on oublie, mais qu’à la fin, d’une façon ou d’une autre, on retrouve toujours. Et comme avec Tintin, la question des médiateurs est capitale. Tintin, c’est surtout les lectures qui en sont faites et qui donnent envie de les prolonger. La sémiotique, de même, ce sont les exemples que la tradition de la discipline construit et qui servent d’aiguillon à tous les nouveaux venus. En ce qui me concerne, quand est-ce que je me tourne vers la sémiotique, celle de Barthes, puis celle des autres (Barthes étant avant tout, répétons-le, un grand passeur) ?
19La première raison est toute simple : quand je manque d’inspiration... On sait que pour Raymond Queneau, cofondateur de l’Oulipo, la contrainte littéraire était une technique qu’il recommandait volontiers à tous ceux qui se trouvaient en panne d’imagination. Répétant qu’on devient écrivain en écriveron, Queneau voyait dans la contrainte d’abord un substitut aux idées soufflées par l’esprit ou la muse. Toutes proportions gardées, il m’arrive souvent de penser que la sémiotique est parfaitement apte à remplir la même fonction. Comme elle est une technique d’analyse à la fois très puissante, ce que personne ne conteste, et sans objet propre, ce que beaucoup regrettent, on peut faire de nécessité vertu et même doublement : le chercheur déconcerté par l’objet à commenter, ou démuni face à lui, peut toujours avoir recours à la sémiotique, qui rendra ainsi un double service, d’abord au chercheur, qui sera dépanné, ensuite à la sémiotique, déchargée, elle, du reproche d’être une science vide faute d’objet spécifique. Ce point de vue peut paraître sacrilège, mais uniquement à ceux qui ignorent les avantages fondamentaux de l’écriture à contraintes (Baetens & Poucel, 2009 & 2010). Celle-ci, en effet, a au moins un double avantage, outre le soulagement, bien entendu, de ne plus succomber à la panique de la page blanche. D’un côté, la contrainte aide à faire barrage à toutes les idées qui nous viennent spontanément à l’esprit : plus la contrainte est forte, plus on a de chances de faire taire (un peu, momentanément) la doxa en nous. La sémiotique ne fonctionne pas autrement : elle est aussi, par l’artifice de son appareil conceptuel et le caractère souvent abstrait du cadre théorique qu’elle offre, un instrument qui nous permet de créer un minimum de distance entre l’objet et nous-mêmes et partant entre nous-mêmes et toutes les idées déjà faites que nous véhiculons malgré nous. De l’autre côté, la contrainte a aussi un aspect producteur, dans la mesure où elle nous autorise à imaginer ou à inventer des choses auxquelles on n’aurait jamais pensé sans elle. Ici encore, les vertus attribuées à la contrainte peuvent être transférées sans problème à la sémiotique, qui loin de redoubler à l’aide d’une armature à apparence scientifique les enseignements du bon sens, est une machine à déplacer justement nos façons habituelles de penser et à nous faire entrevoir de nouvelles voies et de nouvelles solutions.
20Une seconde raison, parfaitement compatible avec la première du reste, a trait à nos usages de l’interdisciplinarité. De nos jours, et quelle que soit la façon dont on la définit, l’approche interdisciplinaire n’est plus un choix, mais une nécessité. Or la sémiotique, dont on a vu qu’elle n’est pas une discipline comme les autres (elle tend soit vers l’antidisciplinarité, soit vers la trans– ou la métadisciplinarité) offre ici des possibilités insoupçonnées. Comme elle met en rapport une théorie générale du sens, suffisamment abstraite pour ne jamais coïncider avec les objets spécifiques qu’elle analyse, et un regard sur des pratiques ou des corpus particuliers, souvent déjà connus à travers les analyses et descriptions d’autres méthodologies ou d’autres théories, la sémiotique implique dès le début une ouverture à un pluriel de modes de description. Elle n’est pas interdisciplinaire par vocation, mais par elle-même, si ce n’est, plus paradoxalement encore, par défaut, puisqu’elle rencontre inévitablement les objets d’autres disciplines (faute d’objet propre, la sémiotique ne peut se donner que des objets déjà balisés, déjà identifiés par d’autres disciplines) sans pour autant y superposer une grille d’analyse qui lui est propre (si l’indépendance de la sémiotique comme discipline n’est pas sujette à caution, il n’existe pour ainsi dire pas de concepts qu’elle n’ait pas emprunté à d’autres disciplines, de la philosophie à la linguistique en passant par les sciences cognitives ou la logique). En ce sens, la sémiotique est sans aucun doute la manière la plus efficace de pratiquer l’interdisciplinarité, vu son désir, en dépit de l’éclatement de ses objets, d’aboutir à une méthodologie et à une terminologie cohérentes. C’est là une différence capitale avec le recours aux travelling concepts (Bal 2002), où l’emprunt d’un concept d’une discipline à l’autre reste plus ponctuel, et où le risque de conflit entre le sens « original » et le sens « nouveau » paraît autrement plus réel.
21La troisième raison qui motive mon appel récurrent à la sémiotique étonnera sans doute, puisqu’il touche à ce qui fait pour beaucoup problème dans la sémiotique : les enjeux de l’interprétation scientifique. Il est communément admis que la sémiotique, dont on reconnaît volontiers les qualités heuristiques et méthodologiques, n’obtient pas toujours de satisfecit quand il s’agit de mesurer ou d’évaluer le pourquoi de l’analyse même. Autant le « comment » de l’analyse est impeccable, autant la réponse à la question du « pourquoi » reste en suspens. L’exemple des feux de signalisation est ici redoutable : à quoi bon démontrer que la combinaison du rouge et du vert est à analyser en termes sémiotiques si pareille lecture ne nous apprend rien de neuf ? C’est ici que la référence barthésienne s’avère irremplaçable. Les Mythologies, dont le cadre théorique (dénotation, connotation, métalangage, mythe, naturalisation...) ne paraît pas d’une complexité suffisante pour rassurer les ennemis de la sémiotique, ont en fait ouvert un chemin qui plaide doublement pour la discipline. D’une part, les lectures de Barthes ont montré que l’analyse sémiotique, même la plus abstraite et la plus générale qui soit, est parfaitement en mesure de nous faire pénétrer dans le cœur d’une culture, jusque dans ses détails les plus insoupçonnés. D’autre part, et cette dimension du livre est trop souvent passée sous silence, l’appareil sémiotique qui, même a posteriori, étaye la réflexion de Barthes, est infiniment plus producteur que les outils théoriques et méthodologiques proposés par d’autres approches du même genre, tel par exemple les Minima Moralia d’Adorno (1980). On trouvera sans problème des critiques pour dire que le livre du philosophe est plus profond que celui du sémioticien, mais force est aussi de constater que la méthode de Barthes, moins raffinée peut- être que celle d’Adorno, a au moins l’avantage d’être une vraie méthode, c’est- à-dire de se prêter aussi bien à une vérification intersubjective qu’à un réemploi par ses lecteurs (contrairement à celui d’Adorno, le style Barthes n’est jamais intimidant). La question de l’enjeu sémiotique se résout ainsi non seulement par la capacité de l’analyse de dénuder une partie bien cachée de la comédie sociale, mais aussi et surtout par l’autorisation faite au lecteur de s’emparer de l’outil d’analyse pour le conduire vers d’autres objets, d’autres domaines, et qui sait d’autres enjeux. Dans le cas d’Adorno, où la question de la pertinence philosophique et sociale de l’analyse est moins controversée, le caractère beaucoup plus personnel, presque idiosyncrasique du texte, moins épaulé par un cadre méthodologique contraignant, fait que les possibilités de « contamination » sont moins fortes. Or une sémiotique contagieuse, c’est-à-dire une sémiotique qui permet à tout apprenti sémioticien de se tourner autrement vers la société dans laquelle il vit, est une bonne sémiotique...
22Enfin, et quatrièmement, j’entends aussi avec délectation les sirènes de la sémiotique quand j’ai envie de faire un peu d’autocritique. Puisqu’elle prend toujours tant de précautions méthodologiques et qu’elle ne peut jamais se permettre de ne pas exposer clairement ses manières de faire, la sémiotique est, de toutes les disciplines que je connais, celle qui invite le plus à faire la réplique, ce qui inclut bien entendu la réplique faite à soi-même. Plus que d’autres approches en littérature et en analyse culturelle, la sémiotique permet la vérification intersubjective des résultats, qui relèvent moins des mérites du chercheur (perspicacité, originalité, expérience) que de la manière dont une certaine méthodologie est mise en œuvre de manière concertée et surveillée (comme en situation de laboratoire). En sémiotique, la qualité de la lecture ne dépend plus seulement du savoir-faire du lecteur, mais aussi et surtout des propriétés intrinsèques de l’outil, plus exactement de la manière dont le lecteur se sert de l’outil en question (le fait de choisir tel outil plutôt que tel autre, ou de le régler de telle façon plutôt que de telle autre, restent évidemment des aspects en partie subjectifs, mais leur rôle paraît moins déterminant qu’en analyse littéraire, où finalement il est très difficile de transmettre une méthode de lecture d’un chercheur à l’autre). Cette raison supplémentaire — non suffisante mais à coup sûr nécessaire, sans quoi la complaisance menace — semble de prime abord peu conciliable avec le premier motif qui peut pousser le chercheur à embrasser la cause de la sémiotique, à savoir la recherche de nouvelles idées ou la quête de nouvelles perspectives. En fait, l’opposition est superficielle et s’évacue du moment que les deux motivations, désir heuristique d’une part, souci autocritique d’autre part, s’inscrivent comme deux moments successifs dans la trajectoire du chercheur. On peut fort bien se tourner vers la sémiotique lorsqu’on se trouve en panne d’inspiration. Mais une fois la machine lancée, de tout autres considérations — l’intersubjectivité et partant la critique et l’autocritique — se mettent à jouer.
23Comme beaucoup de chercheurs interpellés, mais aussi relancés par la sémiotique — car c’est bien en ces termes que j’aimerais résumer ma position —, je me réjouis beaucoup du rapprochement entre les orientations greimassienne et peircienne de la discipline, dont la sémiotique tensive est un exemple plus que prometteur. Mais est-il aussi possible de relire Barthes à la lumière de Peirce ? Plus exactement, car la réponse à cette première question est bien entendu « oui », comment le faire ? Et quels aspects de Peirce pourraient être utilement mis à contribution pour assurer une nouvelle dynamique aux analyses faites dans le sillage des Mythologies ?
24Autant le dire : la mauvaise solution consisterait selon moi à substituer à l’extrême rigueur (et à l’admirable simplicité) des cadres interprétatifs de la sémiotique continentale l’ouverture et la liberté apparemment sans bornes de la sémiosis « infinie » de type peircien. Pour deux raisons, cette ouverture serait une impasse : d’abord parce qu’elle risque de dissoudre dans une dérive incontrôlable les exigences méthodologiques de la sémiotique ; ensuite parce qu’elle contrevient radicalement à ce qui représente pour moi le cœur même de la sémiotique peircienne, à savoir le principe du réglage socialement contrôlé et vérifié de l’interprétant dit « final ». Aujourd’hui, en effet, la sémiosis de Peirce a donné lieu à deux interprétations peu compatibles : la première, qui s’inspire notamment des lectures derridiennes dans De la grammatologie (Derrida 1967), met en avant le caractère infini, radicalement ouvert du relais interprétatif : un signe produit un interprétant, lequel se mue en signe pour engendrer un nouvel interprétant, et ainsi de suite, mais sans fin. La seconde, qui s’inspire davantage des idées d’Umberto Eco sur les limites de l’interprétation (Eco 1994), accepte l’existence, ou du moins l’idéal, d’une interprétation acceptable par tous, qui ne tombe pas dans les excès d’une interprétation sans cesse déconstruite ou à déconstruire. En ce qui me concerne, et malgré toute la sympathie théorique que je sens à l’égard de la déconstruction, j’ai fini par me trouver de plus en plus sensible aux vertus de l’interprétant final, c’est-à-dire du consensus social qui scelle, certes toujours provisoirement, la question du signe (en ce sens aussi, la sémiotique est « citoyenne » : elle montre que le sens n’appartient pas aux seuls individus). De la même façon, il serait dangereux de se laisser attraper (pour des raisons qui m’ont toujours laissé perplexe et incrédule) par les chatoiements des taxinomies luxuriantes et d’un vocabulaire scientifique de type Canada Dry (comme la boisson qui ressemble à l’alcool, sans en être vraiment). Dans les questions de terminologie, on n’est jamais assez simple. Le prestige croissant de Peirce ne devrait pas servir d’excuse à une infraction à cette règle. Par contre, la sémiotique peircienne peut rendre de vrais services quand il s’agit de repenser de manière plus objective la subjectivité du commerce avec les signes. En effet, la revalorisation du sujet chez Barthes a pris chez lui des formes parfois un rien militantes (le sujet barthésien, c’est vraiment le « moi » et son cortège de « j’aime, je n’aime pas »). Autant cette redécouverte du sujet producteur de sens a libéré l’analyse sémiotique dominée par une interprétation étriquée du concept d’objectivité, autant l’inclusion d’un point de vue subjectif dans la production du sens devrait s’appuyer plutôt sur la dimension sociale, partagée, intersubjective de l’interprétation qu’on trouve dans les études de réception qualitatives. La sémiotique peircienne telle qu’on la trouve illustrée dans les enquêtes d’un Bernard Darras (2008), notamment, est sans doute un exemple plus fructueux de la convergence entre sémiotique continentale (structuraliste) et sémiotique américaine (pragmatiste) que la substitution radicale du subjectivisme absolu à un objectivisme tout aussi dur. C’est plutôt dans cette direction-là que je vois évoluer mes propres pérégrinations en sémiotique. Une telle sémiotique offre en effet le meilleur de plusieurs mondes, et un des plaisirs de la discipline est justement de permettre des hybridations à la fois souples et surveillées.