Le silence et le blanc sont des luxes.
El Noyau.
1Nous n’aborderons pas ici le phénomène de l’intervalle dans la nuance et la complexité de ses différentes manifestations culturelles. Fidèles à la seconde règle de Descartes, nous entendons au contraire « diviser chacune des difficultés » posées par le concept d’intervalle « en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre ».
2Et pour cela, notre méthodologie sera sémiotique. Autrement dit, nous décrirons les formes que prend le phénomène de l’intervalle, en tentant de les réduire à leurs manifestations les plus élémentaires, et en les corrélant aux significations dont celles-ci peuvent être revêtues. C’est occasionnellement, et seulement pour satisfaire aux exigences de l’illustration, que nous redescendrons du niveau de généralité où nous entendons nous situer pour fournir quelques analyses particulières d’exploitations du mécanisme intervallaire, choisies entre mille possibles. Encore ces analyses resteront elles très lacunaires, puisqu’elles ne nous serviront chaque fois à illustrer qu’un seul aspect du phénomène.
3Le terme « intervalle » désigne un espace. Mais un espace seul ne constitue pas un intervalle. Pour qu’il y ait intervalle, il faut qu’un espace vienne intervaller deux données (deux phénomènes, deux objets…) commensurables (qui, du point de vue de leur sens, se situent sur un même axe sémantique), et ces données font partie du mécanisme. Si nous prêtions quelque valeur de démonstration à l’étymologie, nous rappellerions que intervallum désigne à l’origine l’espace entre deux pieux, et que la présence de ces deux pieux est nécessaire pour qu’intervallum il y ait.
4Soulignons que nous avons été contraints de recourir au néologisme « intervaller », car la relation entre les données intervallées ne peut être décrite par un verbe courant, qui ne pourrait être ni « séparer » ni « unir » : en effet cette relation est simultanément, comme on va le voir, de séparation et d’association, cette double relation produisant à son tour un effet qui portera le nom de médiation (cf. le § 4).
5On doit donc définir l’intervalle comme un dispositif comportant au minimum trois unités : A i B, où A et B sont les données intervallées, et i l’intervalle proprement dit, ou intervallant. Soit le schéma suivant :
6Exemples : deux cases de bande dessinée (A et B), intervallées par l’intervallant qu’est un blanc vertical, parfois appelé « gouttière » (i) ; deux sons musicaux (A et B), intervallés par un silence (i).
7Comme ces deux exemples simples le montrent, l’intervalle peut être de nature proprement spatiale, un espace qui se mesure alors en mètres (comme dans le premier cas) ou de nature temporelle (comme dans le second, où on a un « espace temporel »).
8Mais il y a encore bien d’autres types d’espaces et donc d’intervalles : on peut penser à l’espace entre deux concepts (qui se mesure au nombre de nœuds sur un arbre hiérarchisant), à l’espace entre les degrés de parenté, à l’espace entre deux couleurs (dont la mesure est une différence de longueur d’onde), etc. Bien que tous ces espaces puissent in fine être représentés sous une forme spatiale au sens strict (par exemple celle d’un arbre généalogique pour les degrés de parenté, celle d’un diagramme chromatique ou d’un nuancier, genre RAL ou Pantone pour les couleurs), une théorie des intervalles demande qu’on rende compte de leur diversité, et exige donc une théorie de l’espace généralisé, qui n’existe pas encore mais qui subsumerait tous ces types d’intervalle.
- 1 Il est d’ailleurs noté par des symboles spécifiques : soupir, silence, pause, point d’orgue…
9Cette conception générale expliquera que, dans chaque type d’intervalle considéré, les termes intervallés peuvent être de nature différente, nature se définissant tantôt par un canal sensoriel tantôt par un modèle asensoriel (dans le cas des nœuds sur un arbre hiérarchisant). Du côté de la variété des canaux, on note que, dans l’intervalle temporel, les objets intervallés peuvent être de nature sonore aussi bien que de nature visuelle ; le silence dans une ligne mélodique illustre le cas d’un intervalle temporel sonore1, la pause aveugle entre deux diapositives dans la projection d’un montage illustre celui d’un intervalle temporel visuel. L’important est de noter une nouvelle fois que, pour qu’il y ait intervalle, (a) les deux données A et B doivent être de même nature (en termes techniques, déjà mentionnés, ils doivent être commensurables), mais (b) que l’intervallant soit aussi de cette nature : entre deux intervallés temporels sonores, l’intervallant devra lui aussi être de nature sonore. C’est bien le cas du silence entre deux notes, qui se définit par sa nature sonore. Le cas du blanc entre cases obéit aussi à cette règle : il est de nature spatiale visuelle, comme les données qu’il intervalle.
10L’intervalle est un produit de la rencontre entre nos structures sensorielles et les stimulus émanant du monde extérieur.
11On sait qu’un champ parfaitement uniforme ne contient aucune information. L’information apparait dès le moment où le champ perceptif se voit discrétisé. Autrement dit, à partir du moment où une distinction est faite (par exemple entre un fond et une forme qui s’en détache, ou entre deux portions du champ). Le résultat de l’opération de ségrégation est un écart entre ce fond et cette forme, ou entre ces deux portions du champ. Mais la nature de cet écart est conceptuelle et non physique : ce qui est créé est une distinction, où les deux éléments sont considérés comme relevant de deux catégories distinctes. C’est à partir de là seulement qu’on peut parler d’intervalle : le fait de constater l’existence de ces deux catégories à l’intérieur d’un même espace nous amène à postuler qu’il y a un intervalle entre les deux phénomènes physiques à la base de la discrétisation. Mais cet intervalle n’est pas physique : il relève de ce que nous avons appelé l’espace catégoriel.
12Au total, il y a bien un rapport, certes médiat, entre l’intervalle et l’opération fondamentale qui produit du sens : la discrétisation du monde perçu. On peut donc oser la formule : un monde sans intervalle serait dépourvu de sens.
- 2 Pour tous ces mécanismes, voir notre ouvrage Principia semiotica (2015). Cette conjonction de disti (...)
13Mais si notre activité cognitive est fondée sur ce processus de distinction, un second mécanisme vient immédiatement compléter le premier : c’est le regroupement. Un monde qui serait une poussière d’éléments disjoints serait lui aussi dépourvu de sens. Notre univers sémiotique est donc fait d’une conjonction indissociable de distinctions et de regroupements, les unes n’apparaissant jamais sans les autres. Comme on va le voir plus loin (§ 1.3.), un élément A qui serait séparé d’un autre B par un espace exagérément vaste ne pourrait être considéré comme intervallé avec lui : ils n’auraient tout simplement rien à voir ensemble. Pour qu’il y ait intervalle, il faut qu’il soit possible de percevoir globalement l’ensemble A + B. Autrement dit l’existence de l’intervalle repose sur l’homogénéité de l’espace où il advient2. Bien évidemment, dans le cas où A et B ne peuvent pas être immédiatement appréhendés ensemble, ils peuvent l’être médiatement, grâce à une représentation graphique par exemple (un plan, un schéma…), voire grâce à une représentation mentale.
- 3 « Strict » et « flou » sont des termes empruntés aux mathématiques. Le terme « flou » n’est donc pa (...)
14Jusqu’à présent, nous avons fourni des exemples indiscutables d’intervalle, dans la mesure où les limites entre A et B (et par conséquent les limites entre i et A et entre i et B) sont bien tranchées. Mais ce n’est pas obligatoirement le cas : par exemple dans la représentation courante des couleurs du spectre solaire, qui se présentent à nous sous la forme d’un dégradé. On parlera dans le premier cas d’intervalle strict et dans le second d’intervalle flou3.
15Attention : l’opposition « strict » vs « flou » n’est pas synonyme de « discret » vs « continu ». Comme on l’a vu, il y a une relation consubstantielle entre intervalle et discrétisation (on peut décrire le premier tantôt comme le produit d’une discrétisation du champ du perçu, tantôt comme agent de la discrétisation). De sorte que parler « d’intervalle continu » serait une contradiction dans les termes. Penser un « intervalle continu » reviendrait à postuler qu’il y aurait une infinité d’intervalles, ce qui rendrait l’univers non manipulable. Comment, alors, pouvons-nous faire coexister l’idée d’un intervalle toujours discret et l’expérience du dégradé que nous impose l’exemple des couleurs du spectre ? C’est que nos expériences sont encadrées par un ensemble de connaissances, qu’on peut nommer encyclopédie. Et, dans le cas que nous prenons comme exemple, un modèle comme le système des couleurs de Newton (mais il y en a bien d’autres ; cf. Groupe µ, 1992) intervient pour nous suggérer que de tel à tel endroit dans le spectre, nous avons « du bleu », et que de tel à tel autre endroit nous avons « du rouge », etc. Notre encyclopédie a ainsi déterminé une série de valeurs chromatiques prototypiques (voir aussi Berlin et Kay, 1969), et autour de chacune d’elles s’étend une zone floue menant à sa voisine. Ce qui vient d’être dit à propos des valeurs prototypiques des couleurs peut l’être aussi à propos des valeurs prototypiques des notes de musique, que nos systèmes musicaux ont stabilisées. Dans les deux cas cette stabilisation a pour origine la configuration de notre système perceptif, visuel ou auditif.
16L’opposition strict vs flou se rencontre en effet dans tous les types et dans toutes les natures d’intervalle. Si en musique, les instruments à son fixe (piano, orgue, accordéon…) produisent des intervalles sonores stricts, la production d’intervalles sonores flous est possible (plus ou moins acrobatiquement) avec les instruments à archet (violon…) et particulièrement aisée avec la sacqueboute ou le trombone à coulisse, qui semblent avoir été créés expressément à cette fin. Dans le cas illustré, l’intervalle porte le nom technique et évocateur de glissando.
17L’intervalle étant un espace, il a, comme on y a déjà insisté, une étendue mesurable. Cette dimension peut tendre vers zéro. Dans ce cas, l’intervallant n’est rien d’autre que la limite entre A et B, limite dont la présence est nécessaire puisque par définition A et B sont distincts. On sait que des mécanismes perceptifs bien documentés produisent cette limite perçue. Comme exemple de ce processus, nous pouvons alléguer l’œuvre de Paul Klee, Mère avec enfant (1938). On y remarque l’imbrication complète des deux personnages, engrenés l’un dans l’autre comme les pièces d’un puzzle mais clairement séparés par une ligne ; la complémentarité des figures forme un plan sans lacune ni superposition. On sait qu’un contour est toujours considéré, par la perception, comme faisant partie de la figure. Or ici il y a deux figures et une seule ligne : le contour appartient donc simultanément aux deux personnages A et B. Et l’effet sémantique de ce dispositif est une sorte de consubstantialité : l’enfant est le complément de la mère, et réciproquement. L’important est ici pour nous de souligner que dans un tel cas l’intervalle est une construction de notre encyclopédie, mécanisme que nous avons déjà rencontré avec les exemples du spectre solaire et sur lequel nous aurons à revenir (§ 5). Un autre exemple d’un tel cas-limite est Zon en Maan (Soleil et Lune), de Maurits Cornelis Escher, où l’oiseau diurne est le complément de l’oiseau nocturne et vice-versa.
L’intervalle comme construction des systèmes cognitif et encyclopédique.
Paul Klee, Mutter mit Kind, gouache sur fond de craie, 1938 (56 × 52 cm, coll. Félix Klee, Berne, N°PK1938-140 de l’inventaire) et Maurits Cornelis Escher, Zon en Maan, xylogravure sur papier Japon, 1948 (317 × 397mm, Amsterdam, Rijksmuseum).
- 4 On retrouve ici le « principe de proximité » défini par Gogel (1978). La liaison perçue entre éléme (...)
18Si la dimension physique de l’intervallant peut tendre vers zéro, elle ne peut, en sens inverse, tendre vers l’infini : comme on l’a dit, l’espace englobant A et B doit en effet pouvoir être perçu dans son homogénéité par le spectateur ou l’auditeur, ce qui implique une relative proximité de A et de B : un intervalle infini cesserait d’en être un, puisque A ne serait pas perçu simultanément avec B. Deux pieux cessent de constituer une cellule intervallaire si la distance qui les sépare dépasse une certaine limite4. Notons que cette limite varie d’individu à individu : certains pourront voir des intervalles partout, quand d’autres n’en verront nulle part. Nous rencontrons ici ce que l’on peut appeler « style de perception », principe que nous commenterons dans nos conclusions.
19Attention : de même qu’il y a plusieurs sortes d’espaces, il y a plusieurs sortes de perceptions. Si on comprend immédiatement que deux données intervallaires de nature spatiale doivent être perçues dans un même coup d’œil, la vision n’est pas seule en cause : l’intervalle entre deux escales d’un navire dépend d’un type de perception dans laquelle interviennent les connaissances spatiales dématérialisées et la mémoire.
20La notion d’intervalle n’est pas seulement valide dans le cas où A et B sont des éléments qui affichent leur fonction sémiotique (tableaux, cases de BD, vers, lettres, notes de musique…) : une file de voitures parquées, des drapeaux devant un édifice public, des fruits rangés sur un étal correspondent aussi à la définition. De toute manière, les objets susceptibles d’être intervallés sont situés sur un continuum qui se voit discrétisé : c’est sur un tel continuum que nous disposons l’espace intervallant deux cases de BD, puis celui qui intervalle des grains de riz disposés en tas, puis encore celui qui organise les couleurs : l’intervallant minimum entre deux nuances qu’il reste possible de distinguer est de l’ordre du quantum d’énergie.
21Il reste à souligner que les statuts d’intervallé et d’intervallant proviennent de leur relation, et non d’une quelconque substance. On peut parfaitement imaginer une séquence isotope d’images dont les éléments seraient entrelacés avec ceux d’une autre séquence, également isotope (ce qui est parfaitement concevable dans le genre de la bande dessinée). Dans cette hypothèse, chaque élément de la séquence a serait l’intervallant de chaque élément intervallé de b, et, réciproquement, chaque élément de b serait l’intervallant des intervallés de a.
22Arrivés en ce point, nous devons préciser ce qui va sans doute de soi. C’est que la structure ou cellule intervallaire de base A i B est rarement réalisée telle quelle. Elle s’actualise en général dans des énoncés complexes.
23Cette complexité peut être obtenue de plusieurs manières, qui toutes reposent sur un mécanisme de combinaison ou d’articulation.
24La première est l’ajout de nouveaux éléments (et donc de nouveaux intervallants) dans une séquence : on a donc : A i B i C… La séquence musicale et la succession de cases dans la bande dessinée illustrent ce premier cas.
25Une seconde technique est l’enchâssement de la cellule de base dans une cellule d’un niveau supérieur ; soit A i (B i C). L’organisation des unités dans les manifestations scripturales illustre le second (les lettres dans le mot, les mots sur la ligne, etc. : une structure à laquelle on va revenir ci-dessous.)
26La complexification peut encore, lorsque la modalité sensorielle en cause le permet, provenir de la superposition de plusieurs cellules. Cette technique est illustrée par l’accord musical, où l’on observe une superposition de A i B et de A’ i’ B’ (ou i’ et i coïncident) : les notes A et A’ sont simultanées, et ne sont donc pas séparées par un espace temporel, mais la superposition des deux cellules laisse percevoir l’intervalle i entre les deux notes, un intervalle qui est cette fois de nature spatiale sur une partition ou de nature sonore (hauteur et timbre) lors d’un concert.
27Notons un important phénomène que cette notion de superposition nous amène à pointer. Lorsqu’il est question d’intervalle, on pense le plus souvent à un espace se déployant dans un seul plan : l’intervalle entre deux lettres sur une page, l’intervalle entre deux tableaux sur un mur. Mais l’espace où s’inscrivent les intervalles physiques est en fait tridimensionnel, et il existe bien sûr des intervalles en profondeur. C’est ce que montre, en poésie concrète, l’exemple des boites à deux niveaux dues à Francis Édeline, où les images se superposent, si du moins selon l’axe de la vision est projeté perpendiculairement à elles. Dans le cas de ces boites, la profondeur de champ joue, et c’est elle qui fait ressentir l’intervalle. On peut aussi faire intervenir le déplacement latéral du spectateur, qui lui aussi fait percevoir l’intervalle, mais modifie la lecture qui peut être faite des images.
Image à deux niveaux, vue perpendiculaire.
Francis Édeline, L’Anel secret, 2022 (gouache sur panneaux transparents, 26 × 20 × 4, chez l’auteur).
28Dans les Transparences de Picabia, nous avons aussi des images superposées jouant donc sur la tridimensionalité. Mais pour en obtenir une lecture cohérente, le système pratique l’alternation. On ne peut englober toutes ces images dans un seul et unique ensemble acceptable : sans doute parce qu’il s’agit de dessin au trait, il faut en fixer une, que l’on isole et qui ainsi « monte » et se rapproche du regardeur, les autres rétrocédant dans le fond, toutes ensemble. Ici encore, si nous parvenons bien à séparer clairement les différentes images, c’est parce que nous construisons des intervalles entre elles. Nous aurons à revenir à ces intervalles construits (§ 5).
29C’est un autre type de superposition, non strictement spatial, que nous rencontrons dans le cas de l’accord. En dépit de leur simultanéité il est en effet possible de distinguer les notes qui le composent. Cela est dû au fait qu’il existe entre elles des intervalles de hauteur et de timbre, ni visuels ni temporels.
Construction d’intervalles par alternation.
Francis Picabia, Atrata, s.d., huile et crayon sur panneau, 149,5 × 95.
30Le niveau de complexité des combinaisons peut évidemment s’élever encore.
31D’une part, chacun des trois types de base peut connaitre des variétés plus complexes. Ainsi avec l’accord arpégé, intermédiaire entre l’accord simple, bien nommé « accord plaqué », et les notes disjointes, où à l’intervalle des notes de l’accord (où i’ et i coïncident) se superpose un second intervallant i’’ de nature temporelle (on a donc i’’ + i), intervallant extrêmement bref et tendant même vers 0.
Accord arpégé.
Détail.
32D’autre part, les trois types de complexification peuvent évidemment se conjuguer dans un énoncé donné : on peut très bien avoir A i (B i C i D…).
33Dès qu’il y a plusieurs intervalles, ceux-ci constituent à leur tour un ensemble signifiant, qui pourra notamment être le siège d’un rythme (en généralisant de sens de ce terme). En musique (et en danse), la chose a été étudiée depuis longtemps, et ces études (Bouët, 1997, Brăiloiu, 1967 : 173-280) révèlent chez les théoriciens une tendance à y repérer à tout pris une isochronie, en dépit de l’existence attestée de rythmes aksak (boiteux). Exemples de rythmes : espaces plus ou moins égaux entre les cases plus ou moins égales d’un récit en bande dessinée, espaces égaux entre phénomènes auditifs (par exemple musicaux).
34On notera que
-
La structure minimale pour l’obtention d’un rythme est la présence d’au moins deux i (donc d’au moins trois éléments : (A i B i C…))
-
Le caractère plus ou moins repérable d’un rythme dépend (i) des dimensions intrinsèques tant de i que des phénomènes intervallés, et (ii) du rapport quantitatif d’une part entre les i et de l’autre les phénomènes intervallés.
35Le type d’emboitement A i (B i C i D…) peut notamment servir à constituer les énoncés écrits, qui sont certes faits de signes mais aussi d’intervalles.
36Ainsi, Jacques Anis appelle les blancs typographiques des « topogrammes », en les définissant comme des « signes auxiliaires qui concourent à la production de sens » (Anis, 1988 : 116). Pierre-Yves Testenoire et Julie Lefebvre sont plus précis, qui distinguent « blancs de mise en texte (ou blancs liés à l’apport) et blancs de mise en page (ou blancs liés au support) ». Les blancs de mise en texte se définissent comme des organisateurs textuels qui […] concourent à la construction du sens : ce sont les blancs qui séparent les unités du texte (mots, phrases, paragraphes, chapitres, etc.) Les blancs de mise en page, inversement, s’imposent au scripteur […] : ce sont par exemple les interlignes et les marges.
- 5 Sur le système graphème/grammème/scriptème en sémiotique de l’écriture, voir Klinkenberg & Polis, 2 (...)
37On peut aller plus loin encore dans la description en soulignant que l’unité discrète minimale de l’écrit au niveau grammémique5 est composée d’un certain nombre de traits de nature spatiale appelés formants, et dont l’agencement fait l’objet de pratiques normées. Or ces formants sont faits de données pleines ordonnées grâce à des intervalles.
38Ces unités s’organisent linéairement, se succédant les uns aux autres en lignes ou colonnes de texte, en blocs grammémiques. Le hangŭl coréen organise ainsi ses unités au sein d’un carré virtuel où les données sont structurées par des intervalles. La complexité de l’organisation spatiale des blocs se révèle encore plus élevée dans des écritures comme l’égyptien, où les signes peuvent être non seulement tabulés, mais également insérés, superposés et connectés de différentes manières afin de s’agencer au mieux au sein de blocs que les égyptologues nomment quadrats.
- 6 Au sein de la séquence, les études contemporaines ont réservé une place particulière au mot (typo)g (...)
39Mais en s’articulant avec la linéarité du discours, tout système d’écriture génère ensuite des séquences de blocs grammémiques, traditionnellement appelés lignes ou colonnes d’écriture, et ces séquences sont elles-mêmes organisées par le couple données + intervalles, les données étant à ce niveau les blocs6.
40Au-delà des unités, des blocs et des séquences, l’écrit se déploie dans l’espace en ensembles plus larges, que nous appellerons complexes grammémiques, et qui produisent une cartographie signifiante de la surface d’écriture. Soit le Livre des sentences de Pierre Lombard. Il est inutile d’entrer dans la lecture du contenu de ce livre pour en comprendre les grands éléments structurants : le titre courant intervallé en tête de page précise que l’on se trouve à un endroit précis du recueil (le deuxième des quatre livres de sentences) ; les lettrines et rubriques sont des données signalant des débuts de sections, avec lesquels elles sont intervallées, tandis que d’autres données ont le statut de ‘gloses et commentaires’ ; et, autant qu’aux corps plus petits et aux dessins au trait, ce statut est dû à la position en marge, qui suppose un intervalle.
Le jeu des intervalles dans les complexes grammémiques.
Petrus Lombardus, Sententiarum libri IV cum glossis, f. 116 (xiiie–xive siècle ; BnF, Manuscrits occidentaux, Latin 3405).
41Tous ces complexes, où les intervalles jouent un rôle important sont d’une évidente transparence pour le lecteur baigné dans une culture de l’écrit donnée, mais les conventions n’en sont pas moins spécifiques à chacune de ces cultures et les pratiques en matière de complexes grammémiques sont singulièrement variables en fonction des époques.
42Le lecteur moderne, pour sa part, n’aura ainsi aucun mal à identifier le complexe de gauche de l’illustration qui suit, même en remplaçant le texte par des zones grisées, comme étant une page numérotée présentant un poème en quatrains, encadré de textes en prose. Peut-être même cette disposition spécifique aura-t-elle l’effet d’une signature visuelle, lui évoquant Une saison en Enfer de Rimbaud et faisant résonner des considérations sur l’éternité, la mer et le soleil. Quant au complexe de droite, il évoquera inévitablement la une d’un journal. À nouveau, une certaine familiarité avec la presse française contemporaine pointera dans ce cas plutôt vers Le Monde que vers Libération ou Le Figaro.
Complexes grammémiques et genres textuels.
Extrait de Klinkenberg, Jean-Marie et Polis, Stéphane, à paraitre, De la scripturologie. Sémiotique des écritures du monde.
43Qui dit règles de combinaison dit syntaxe. Il existe donc ce que l’on pourrait appeler une syntaxe intervallaire. Et nous avons en effet vu que dès qu’il y avait une chaine d’intervalles, ceux-ci constituent à leur tour un ensemble signifiant.
44Le type et la nature des intervalles, ainsi que leur caractère strict ou flou ont un impact sur les règles de combinaison des cellules, constitutives de cette syntaxe. Les manifestations temporelles sont soumises à des règles chronosyntaxiques (où les relations linéaires jouent un rôle capital), tandis que les spatiales sont soumises à des règles toposyntaxiques (où dominent les relations tabulaires).
45Bien évidemment, des règles culturelles parfois très sophistiquées viennent actualiser ces principes généraux. Par exemple, on sait que les sons discrets qui constituent la musique forment des ensembles relativement fermés dans lesquels une mélodie donnée doit se cantonner. Ce sont les tonalités ou modes, qui assurent la cohérence des morceaux et les rendent intelligibles. Néanmoins cet avantage est aussi une limitation, aussi a-t-on étudié la possibilité de passer d’une tonalité à l’autre : la modulation. La modulation s’effectue le plus souvent entre tons voisins (i.e. comportant une altération de plus ou de moins) ainsi qu’entre un ton majeur et son relatif mineur (ou l’inverse). Des modulations plus distantes sont cependant possibles et même traditionnelles. On les trouve en musique populaire avec les instruments à bourdon, qui sont incapables de modifier leur bourdon, fondamentale de leurs accords (vielle à roue, musette, cornemuse…). Pour passer de majeur en mineur (ou l’inverse) il leur faut donc conserver la tonique, c’est-à-dire faire un saut de trois altérations.
46Pour nous tourner du côté des écritures, on notera que la plupart des écritures alphabétiques qui nous sont familières ne connaissent — en dehors d’usages particuliers — qu’un type de séquence standard (par exemple la ligne lue de gauche à droite en français), mais que de nombreuses écritures permettent de combiner les orientations et sens de lecture, l’intervalle jouant ici encore un rôle capital d’organisateur sémantique. Les séquences grammémiques sont généralement lues en respectant toujours la même directionalité (de gauche à droite ou de droite à gauche), mais le boustrophedon (alternance du sens de lecture d’une ligne à l’autre) n’est pas rare dans les écritures du monde. Les hiéroglyphes louvites en sont un exemple canonique. Quant à la plupart des inscriptions mayas, elles sont à lire par paires de colonnes de gauche à droite.
47Notons qu’horizontalité et verticalité sont tous deux des cas de rectilinéarité. Mais d’autres orientations sont théoriquement possibles. Si c’est une écriture que porte le disque de Phaestos, il faudrait prévoir aussi le cas d’écriture en spirale et la rectilinéarité ne serait alors qu’un cas particulier du phénomène général de linéarité, fondamental, lui. C’est bien ce que montrent des cas attestés comme celui de la stèle sicilienne reproduite ci-après. Le texte doit se lire : (1° Διον|ύσιοϛ (→) ; (2) τόδε (←) ; (3) σᾶμα (→) ; (4) το : Σε|λίν[ιο] (→) [ϛ] (←) « Ceci (est) la tombe de Dionysis, fils de Selin[is] ». Soit un mélange du style dit plinthédon (quand l’écriture, qu’elle soit dextroverse ou sinistroverse, suit les bords du support) et boustrophédon (quand l’écriture est alternativement dextroverse et sinistroverse), une dynamique de lecture dans laquelle les intervalles jouent un rôle organisateur. Cette organisation constitue une manière habile d’encadrer, très littéralement, l’information « ceci (est) la tombe » au moyen du nom du défunt. Il s’agit évidemment d’un cas relativement extrême de multiplication de sens de lecture, mais il montre bien que la rectilinéarité n’est pas la seule option, loin s’en faut.
Stèle portant une inscription funéraire.
Manicalunga, Sicile, c. 450 av. J.-C. ; Musée de Palerme.
48Nous n’avons pas jusqu’à présent commenté un trait important de la définition de l’intervalle, qui avait été formulé d’emblée : le fait que les deux données intervallées doivent être de natures comparables. Pour être considérés comme membre de la structure intervallaire, les données A et B — nécessairement distinctes puisqu’elles ne sont pas manifestées au même endroit — doivent comporter des traits commensurables. En termes techniques sémiotiques, on dira qu’elles doivent être isotopes, c’est-à-dire présenter un certain niveau de redondance qui établit l’unité de l’énoncé. En clair, l’intervalle associe deux ou plusieurs caractères ou blocs de la même famille, deux ou plusieurs notes de musique de la même gamme, deux ou plusieurs cases de bande dessinée du même style, etc.
49L’isotopie des données est établie par deux procédures, différentes mais qui ne sont pas exclusives : une procédure interne ou une procédure externe.
50Les procédures internes sont de nature cognitive : A et B sont dits comparables quand ils présentent un certain nombre de caractéristiques identiques : de dimension, d’orientation, de forme, de couleur, de texture, pour des phénomènes visuels ; de timbre, de volume, de hauteur pour des phénomènes auditifs ; de traits sémantiques pour les phénomènes dotés de signification… Le repérage de cette « comparabilité » est possible grâce à des mécanismes de perception bien documentés : nos organes sont programmés pour détecter les similitudes aussi bien que les différences (et même pour amplifier les unes et les autres).
- 7 Sur ce dispositif, voir Groupe µ, 2021.
51Les procédures externes consistent en la mobilisation d’un dispositif nommé index7. Celui-ci a pour particularité de délimiter une portion déterminée d’espace (et spécialement d’y ségréger des phénomènes) et de donner un certain statut à cette portion d’espace et à son contenu. Exemples d’index : le doigt pointé vers un objet qui attire l’attention sur ce dernier ; le cadre, qui délimite une portion d’espace sur un mur et donne à son contenu le statut d’œuvre d’art ou isole une portion de texte ou des données chiffrées sur la page ; les guillemets, qui isolent une partie de la chaine écrite et lui donnent un statut différent du reste de la séquence (citation, terminologie avec laquelle l’énonciateur marque son désaccord, etc.)
52Ce dispositif est fait de trois éléments : un indexant (le doigt pointé) et un indexé (l’objet montré), indexant et indexés relié par une indexation. Cette indexation a des fonctions (a) générales et (b) spécifiques.
53Notons que l’index peut produire une partition stricte de l’espace indexé (ce que fait le cadre) ou une partition floue (ce que fait le doigt pointé). Le mot « enceinte » que nous utilisons ci-après ne préjuge pas qu’il s’agit d’une partition stricte.
54Les fonctions générales de l’index sont :
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Séparer les données indexées de l’univers extérieur. L’index crée donc un intervalle d’un nouveau type entre cet univers et l’indexé. La particularité de cette paire de données est que les deux portions d’espace, intérieure et extérieure, n’ont pas le même statut : l’une est considérée comme plus importante que l’autre. En effet, la séparation a un corolaire pragmatique, qui est de focaliser l’attention des agents sémiotiques sur la portion intérieure, et dès lors de lui donner davantage de sens. Cette décision d’accorder un sens plus riche à l’indexé a pour résultat l’inégalité des deux espaces. Le visiteur d’un musée n’accorde pas la même valeur sémiotique au contenu des tableaux exposés et au bâtiment qui a reçu ces derniers, le lecteur oublie l’espace extérieur à la page qu’il lit ; mais il y a bien eu dans les deux cas un acte fondateur de séparation, et donc ce que l’on peut nommer un intervalle fondateur.
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Homogénéiser les données situées à l’intérieur de l’enceinte. En d’autres termes, c’est en ce point (ii) que nous rencontrons l’élaboration de l’isotopie : deux illustrations (indexé) d’un même livre (indexant) seront considérées comme isotopes, comme deux cases (indexé) d’une même planche (indexant) de bande dessinée. En conjoignant le point (i) et le point (ii), nous retrouvons ici la structure complexe A i (B i C) décrite plus haut (§ 2.1.) : le premier intervallant fondateur vient intervaller l’indexant (A) et l’indexé (B + C), isolant ce dernier du monde, mais lui conférant aussi son isotopie, et un second intervallant vient intervaller les portions isotopes de cet indexé.
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Relier sémantiquement les données A + B intervallées à l’intérieur de l’enceinte. Cette fonction est capitale, et sera mieux décrite ci-après (§ 4) : il s’agit de rien de moins que du sens à donner à ce qui intervalle ces données isotopes.
55Les fonctions spécifiques, s’ajoutant aux fonctions générales, dépendent de la nature des données convoquées, qui peuvent obéir à de véritables contraintes de genre : par exemple, si l’espace englobant (indexant) est reconnu comme constitutif d’une bande dessinée, les éléments indexés seront identifiés comme les moments d’un récit et leur intervallants comme renvoyant dès lors à un processus temporel (v. ci-après § 4.2.1).
- 8 Tristan Tzara et Etienne Sved, 1954, L’Égypte face-à-face, Lausanne, La Guilde du Livre.
56Il y a un continuum entre les deux types de procédure interne et externe : si l’espace dans lequel s’inscrit la cellule de base peut être considéré comme homogénéisé par un index, il faut aussi que l’ensemble des données obéisse à certaines conditions perceptives pour qu’elles puissent être considérées comme constitutives d’une cellule. Dans le volume L’Égypte face à face,8 on note une symétrie des pages juxtaposées, une identité forte entre le format des illustrations, des correspondances nombreuses entre les formes et les modelés des sujets ou entre les nuances de luminance : autant de manifestations de la procédure interne ; mais la coprésence de ces pages dans le même objet livre est aussi un fort facteur d’isotopie, externe cette fois : tout livre est supposé avoir un contenu sémantique homogène.
57L’appartenance au même ensemble, qui est un effet de l’indexation, souligne l’homogénéité sémantique des éléments ainsi conjoints. Mais deux possibilités se présentent de ce point de vue : cette homogénéité peut préexister dans lesdits éléments, et alors le rôle de l’indexation est de la mettre en évidence et de la magnifier ; mais elle peut aussi très bien être créée de toutes pièces par l’indexation : c’est alors la coprésence des éléments dans la même enceinte qui confère à ces derniers une homogénéité sémantique. On peut donc affirmer que l’indexation a un rôle performatif.
58Avec la notion d’isotopie, nous sommes entrés dans la problématique du sens à donner à l’intervalle. Si A et B sont commensurables et constituent un ensemble, ce qui, comme on l’a vu, fait partie de la définition du phénomène, ils ont nécessairement un certain rapport sémantique. C’est ce rapport que l’intervalle vient actualiser, en le précisant ou en le modulant.
59Or, comme on l’a également établi, ce rapport est à la fois de similitude et de différence. De similitude puisque à A et B doivent être commensurables, de différence puisque A est une occurrence distincte de B. La sémantique de l’intervalle aura donc deux aspects simultanés : elle consistera d’une part (a) dans l’explicitation de la similitude entre A et B et dans la recherche du niveau optimal la mettant en évidence, et (b) dans la gestion de la différence entre A et B.
60On sait que pour la sémantique structurale (Greimas, 1967), la cellule de base du sens est une opposition polaire de catégories sémiques. Selon le principe d’opposition, une unité n’a de valeur descriptible que si elle s’oppose à une autre unité. Ainsi, la notion de « petitesse » ne peut être appréhendée que dans la relation qu’elle entretient avec son contraire « grandeur » ; en musique, un son « aigu » n’a une valeur particulière que parce qu’il y a des sons « graves ». Les éléments qu’on trouve dans une opposition sont donc à la fois pris dans une relation polaire — on dira qu’ils sont disjoints — et dans une relation de solidarité : on dira alors qu’ils sont conjoints. Ainsi, « petit » et « grand » sont disjoints en tant qu’ils occupent les deux pôles de l’axe sémantique de la dimensionnalité, mais ils sont aussi conjoints car c’est leur opposition même qui constitue cet axe. La structure élémentaire de la signification peut donc s’écrire comme suit :
61Tout axe concerne une catégorie sémique, ou sème, et cet axe comporte par définition deux pôles : l’un où ce sème est présent (on écrit s) et l’autre où il est absent (on écrit ~s).
62Quand un énoncé mobilise deux unités A et B, leur structure intervallaire invite à trouver l’axe sémantique qui les conjoint. Cet axe est l’expression du principe de solidarité, et il peut d’ailleurs être nommé par l’analyste, par un nom qui désigne un concept surplombant (« dimension » pour l’axe qui conjoint « grand » et « petit », « fréquence » pour l’axe qui conjoint « aigu » et « grave »…). Il peut préexister de manière stable dans l’encyclopédie mobilisée par l’énoncé intervallaire, mais il peut très bien aussi être créé de manière contingente par celui-ci. Le premier cas est représenté par l’axe « dimension », qui est présent dans toutes les langues et dans toutes les cultures. Par contre, l’existence préalable d’un axe sémantique est un peu moins évidente dans l’exemple de L’Égypte face à face : la juxtaposition des deux photos, l’une d’un bas-relief antique l’autre d’un profil contemporain, rend sensible une similitude formelle (une rime), laquelle manifeste à son tour l’existence d’une catégorie sémique « morphologie corporelle égyptienne dotée de permanence », dont A et B sont des échantillons. Évidemment, cette catégorie n’est pas créée ex nihilo par l’énoncé : le spectateur peut être aidé s’il sait que, selon les normes de l’art et de l’écriture égyptiennes, la tête humaine est tendanciellement représentée de profil (et sans doute une personne non dotée de ce savoir ne bénéficiera-t-elle pas de cette aide).
Lecture conjonctive de l’intervalle.
Illustrations extraites de Tristan Tzara et Étienne Sved, L’Égypte face-à-face, Lausanne, La Guilde du Livre, 1954 (deuxième édition, Paris, Éditions Sved, 1988).
63Cet exemple nous permet de proposer un modèle général du traitement sémantique de l’intervalle. Ce dernier proposant à la fois une conjonction et une disjonction, on a deux stratégies de lecture possibles : des lectures conjonctives et des lectures disjonctives.
- 9 Et si on n’avait pas peur des jeux de mots lacanoïdes, on soulignerait, en bousculant quelque peu l (...)
64La lecture que nous venons d’illustrer est conjonctive. Dans un tel cas, on accepte l’existence d’une catégorie sémique englobante, à titre de réalité éprouvée ou à titre d’hypothèse. Mais une lecture disjonctive est possible. Dans ce cas, on dénonce l’hypothèse de la catégorie sémique englobante : le spectateur, au lieu d’être convaincu par les ressemblances, se focalisera sur les différences et conclura que, malgré les apparences, il y a un gouffre entre les deux éléments et qu’il serait faux d’accepter l’idée d’une permanence de l’égyptianité. L’expression « face-à-face », qui donne son titre au livre où on trouve l’illustration commentée, suggère d’ailleurs plutôt une confrontation9. Sur la couverture figure une autre version de l’illustration, qui superpose les deux profils. Un élément matériel y vient à la rescousse de cette lecture disjonctive. Dans ce nouvel énoncé, l’intervalle entre les deux éléments est manifesté par une zone blanche très étroite, qui, référentiellement, est produite par la troisième dimension du sujet photographique. On pourrait donc parler d’un intervalle tendant vers zéro, mais qui n’atteint pas cette limite : même si le graphiste n’avait pas prévu cette bande blanche, la perception aurait, comme on l’a vu, créé la ligne. Qu’elle soit épaisse ou fine, la ligne a bien un contenu sémantique : elle signifie une distance. Et, ici, cette épaisseur d’un ou deux millimètres renvoie à un intervalle temporel de 5000 ans.
Lecture disjonctive de l’intervalle.
Détail de la couverture de Tristan Tzara et Étienne Sved, L’Égypte face-à-face.
- 10 Voir les travaux de Philippe Descola (e.g. 2021), lequel montre que « nature » vs « culture » n’est (...)
65Les oppositions élaborées par les cultures structurent l’univers en réseaux antinomiques : par exemple « haut » vs « bas », « chaud » vs « froid », mais aussi « vie » vs « mort », « matérialité » vs « spiritualité », « nature » vs « culture », ou encore « humanité » vs « transcendance ». Tous réseaux qui renvoient à une Weltanschauung particulière et n’ont pas toujours le caractère universel qu’on leur prête10. Ce qui est universel, par contre, c’est le fait même des polarités, et l’existence de mécanismes permettant de les dépasser.
66Le mécanisme qui permet ce dépassement et rend dynamique le rapport entre les unités sémiotiques est celui de médiation (cf. Klinkenberg, 2000 : 172-176, Groupe µ, 2015 : 455-471). Car, bien que ces disjonctions constituent le fondement des échanges sémiotiques, elles n’ont pas un caractère définitif : une nouvelle conjonction peut s’élaborer entre les termes qu’elles opposent. En effet, deux termes disjoints peuvent être plus ou moins écartés l’un de l’autre sur l’arborescence qui les structure ; mais ils ont toujours entre eux une relation, qui est simplement le fait de figurer sur le même axe sémantique. L’intervalle focalise l’attention sur leur distance et sur l’existence d’une médiation, c’est-à-dire finalement sur leur plus grand commun dénominateur sémantique.
67Exprimant explicitement des réalités duales, l’intervalle se révèle un puissant instrument de médiation. Il peut s’acquitter de cette tâche de deux manières : soit en endossant un processus graduel, au cours duquel s’effectue la médiation, soit en présentant celle-ci comme déjà effectuée ou comme instantanée.
68Dans le premier cas, la temporalité est impliquée. Elle peut l’être même dans des cas où l’intervalle est de nature proprement spatiale : comme nous l’avons montré ailleurs, certaines structures fixes peuvent signifier le mouvement, et donc la temporalité.
69Des images fixes juxtaposées postulent ainsi un temps interstitiel, dont l’intervalle est le vecteur, temps sur lequel un processus peut parfois être projeté. On dira que la juxtaposition induit alors l’effet de séquence. C’est, appliqué aux images fixes, la fameuse règle connue sous le nom d’« effet Kouléchov » par référence à une expérience indument attribuée au célèbre théoricien du montage (cf. Kouléchov, 1994 : 19). En vertu de ce principe, même lorsqu’un personnage de bande dessinée est représenté comme ayant exactement la même position dans deux cases distinctes, le lecteur serait fondé à postuler une progression narrative, même s’il ne parle pas (c’est souvent le cas dans la série des Peanuts).
70Comment le trait « processus » est-il projeté dans l’énoncé dans le cas des images en séquence ? L’encyclopédie permet de calculer, parmi les traits des types manifestés par les deux images, ceux qui sont en intersection. Cette intersection fournit un invariant. Les traits en exclusion réciproque — les traits variants — sont ensuite mis en relation grâce à un processus narratif qui peut justifier le passage du premier ensemble de traits au second. Exemple : soient deux images juxtaposées, l’une d’un œuf intact, l’autre d’un œuf cassé. L’invariant est « œuf » ; les traits variants sont « intact » et « cassé ». Leur intervalle (leur temps interstitiel) peut être comblé par une classe de processus narratifs permettant de passer de « intact » à « cassé » — tels que « écrasement », « chute », « explosion », etc. — ou de « cassé » à « intact » — tel que « miracle ». Dans ce calcul, plus l’invariant est mince (et, par conséquent, plus le variant est important), plus les hypothèses concernant le processus seront nombreuses. Un processus particulier peut être préféré à un autre, car fournissant une hypothèse plus économique.
71On voit donc à quel point notre connaissance des propriétés des objets est importante pour le calcul des processus, tant pour déterminer (a) l’ordre de la séquence que (b) la nature du ou des processus. Dans notre exemple, (a) peu de personnes postuleraient un passage de « cassé » à « intact » moyennant un processus « réparation » ou « miracle », et, (b) l’ordre « intact » > « cassé » étant préféré, l’hypothèse de la « chute » est généralement considérée comme plus économique que celle de l’« explosion ».
72Un exemple un peu différent est celui de la série de silhouettes humaines par laquelle on représente fréquemment l’évolution de l’humanité. Celle-ci est manifestée par la ressemblance de l’élément A à l’élément B, séparés l’un de l’autre par un intervalle ayant pour signifié « processus d’évolution », par la ressemblance de l’élément B à l’élément C et ainsi de suite. La relation de ressemblance étant transitive, on est fondé à postuler une ressemblance de A à C, et l’existence d’un paradigme dont relèvent ces formes ; soit ici la catégorie sémantique « humanité ».
Médiation graduelle. Intervalles à interprétation temporelle.
- 11 D’aucuns pourraient prétendre que dans ce cas, il y a tout de même une temporalité : celle du raiso (...)
73Notons au passage que toutes les séquences de formes ressemblantes ne renvoient pas nécessairement à un processus temporel du type de celui qui vient d’être allégué. Dans l’exemple fameux de la tête du roi Louis-Philippe, peu à peu déformée dans la séquence pour adopter in fine la forme d’une poire, il n’y a ni temporalité ni processus de transformation11.
74Dans ce cas-ci, la médiation n’est pas proposée par l’énoncé lui-même, mais est élaborée par le récepteur.
75Nous prendrons ici l’exemple de la relation entre les deux pôles d’une image paysagère dans la peinture orientale, à partir de l’excellente analyse qu’en a fournie François Cheng (1979).
76L’espace de notre perception est « simplement connexe » : il n’y a aucune solution de continuité entre les différentes portions du perçu. La peinture occidentale conserve généralement ce caractère, alors que la peinture chinoise ou japonaise nous présente au contraire des iles de perception, séparées par des blancs — des intervalles flous — où l’on ne voit que le support plan, et qui peuvent occuper jusqu’aux deux tiers de la surface. Souvent on y rencontre deux plages iconiques sémantiquement contrastées, par exemple, « eau » et « montagne », considérés comme les deux pôles de la nature (topos largement disponible, mais si important dans cette culture qu’il y est devenu synonyme de peinture).
77Ces plages sont non seulement disjointes mais radicalement séparées par un intervalle non peint, « vide ». Un regard occidental ferait de ce vide le signe de l’isolement des éléments du monde (notre univers serait fait d’isolats, sans communication possible) ; ou y verrait l’affichage délibéré ou la dénonciation de l’artificialité de l’image, puisque dans les zones peintes règne l’illusion de la profondeur, alors que dans les zones non peintes s’affirme la planéité du support. Il chercherait à faire de ces blancs perçus la reproduction fidèle d’un ciel, d’une neige, ou d’un brouillard, de façon à reconstituer l’homogénéité substantielle de l’image. Toutes sémantisations possibles de l’intervalle, qui ne saurait donc, même dans cette lecture occidentale, être « vide ».
78La lecture orientale relève d’un tout autre type d’appariement des pôles de la figure. Ici, point de désordre, mais l’ordre ; pas de discontinuité, passive, mais une fusion, active. Montagne et Eau sont les « figures de la transformation universelle », car « malgré l’apparente opposition entre les deux entités, celles-ci ont une relation de devenir réciproque ». C’est que l’intervalle est cette fois une sorte de zone histolytique, un brouillard géniteur, le lieu d’une métamorphose des contraires, « le lieu par excellence où s’opèrent les transformations » ; sans lui le monde serait figé dans des oppositions rigides et éternelles. La culture orientale prescrit, quand il y a intervalle, de procéder à la conjonction des zones séparées. Cet intervalle, lui aussi bien loin d’être vide, est ainsi porteur d’un sens très général, très différent des fonctions précises que lui donne la lecture occidentale.
79Qu’il s’agisse de la lecture occidentale ou de l’orientale, il y a bien sémantisation, par une médiation instantanée.
80D’autres type de médiation instantanée sont possibles, non plus dans le domaine iconique comme dans l’exemple qui précède, mais dans le domaine plastique : c’est le contraste et la complémentarité des couleurs, où une dominante chromatique est appelée par une autre grâce à un processus rétinien. Les spécialistes de la couleur distinguent, on le sait, le contraste successif (au cours de laquelle l’œil nous fait percevoir un carré fantôme vert si nous fermons les yeux après avoir fixé un carré rouge : elle semble nous prouver, pour citer les termes de Johannes Itten, que l’œil « appelle » une couleur « complémentaire » pour établir un « équilibre ») et le contraste simultané, obtenu quand la présentation d’un carré rouge produit un halo vert. Comme les termes d’Itten le suggèrent, le mécanisme d’harmonie des couleurs est bien un vaste processus de médiation entre données disjointes (ce à quoi renvoie d’ailleurs bien le terme même d’« harmonie »). Ces contrastes renvient à un espace qui est celui de la systématique des couleurs, laquelle connait des intervalles, ainsi qu’on l’a rappelé. Or les contrastes simultanés ne reposent par définition sur aucune successivité.
81La lecture rapide de ce qui précède pourrait laisser croire que l’homogénéité sémantique des intervallés est une condition du fonctionnement de l’intervalle, en même temps que celui-ci aurait pour fonction tantôt d’expliciter cette homogénéité (§ 4.1.), tantôt de l’établir ou de la rétablir de force, par la technique de la médiation (§ 4.2.) Mais il serait caricatural de faire de l’intervalle un simple facteur universel d’homogénéisation. La fonction sémantique de l’intervalle est en effet, comme on l’a vu, d’actualiser la relation entre les contenus des intervallés. Or, cette relation est à la fois de similitude et de différence, de sorte que l’intervalle peut parfaitement radicaliser les différences. Un des experts à qui Signata a confié l’évaluation de notre article, et que nous remercions, fait à cet égard observer que le montage cinématographique peut dans certains cas mettre l’hétérogénéité en évidence, « travaillant précisément l’écart entre deux termes, ne les fusionnant pas, mais rendant leur entre-deux créatif (deux images montées font voir une réalité sémiotique qui n’existe pas physiquement) ».
82Le fait que l’explicitation des similitudes comme la médiation instantanée supposent un important investissement du récepteur de l’énoncé où figure l’intervalle nous amène à pointer l’existence d’un cas particulier mais fréquent : celui où l’intervalle n’est pas manifesté, comme dans tous les cas allégués jusqu’à présent, mais où il est recréé à partir d’un énoncé où il ne figure pas. Le mécanisme est le suivant : à partir d’une donnée considérée comme la synthèse de deux données A et B, on reconstruit un énoncé virtuel manifestant A et B, avec leur intervallant. Dans ce cas, l’intervalle existe comme virtualité, à l’intérieur du système culturel mobilisé.
- 12 Sur tout ceci, cf. Groupe µ, 1992 et 2024.
83Prenons un exemple de nature spatiale. Soient le cercle et le carré, qui sont des figures que l’on a coutume d’opposer (même si, d’un point de vue topologique, ils présentent des caractéristiques équivalentes, comme leur fermeture et leur forte symétrie centrale). Toutes les cultures ont proposé des solutions pour médier leur opposition, soit par des dispositions qui les font dialoguer en les rendant coprésents et en gérant leurs intervalles (et les exemples abondent, depuis le mandala extrême-oriental jusqu’aux œuvres de Vasarely), soit — et c’est ceci qui nous intéresse — par la production de figures apparaissant d’emblée comme des propositions de synthèse. On peut par exemple penser à l’élégante solution trouvée par Piet Hein au problème de la Sergels Torg à Stockholm : il s’agissait de tracer une courbe agréable et intermédiaire entre les angles droits induits par les artères urbaines perpendiculaires et l’ovale prévu pour le bassin central. On peut aussi penser à la médiation par synthèse entre anguleux et flexueux, telle que réalisée dans les ovoïdes proposés par les Indiens de la côte Ouest du Canada12.
Remplissage d’une figure par des ovoïdes.
Larry Rosso, Halibut [flétan], art Kwakiutl, tribu Nimpkish, île de Vancouver, ca 1975.
84Dans tous ces cas, l’énoncé ne propose que le résultat de la médiation, et c’est à partir de celui-ci que l’on restitue A et B, données disjointes intervallées par un espace tout aussi virtuel. À partir d’un ovoïde, on reconstruit le système de base « cercle » vs « carré », avec son intervalle. Ceci signifie que, dans nos cultures, la donnée qu’est un angle, dont la présence ou l’absence permettent d’opposer cercle et carré, est plus importante que les similitudes topologiques de ces figures (similitudes qui sont, comme indiqué, fermeture et symétrie centrée).
85On peut en conclure, sur le mode général, que si la présence de deux éléments distincts peut pousser à la médiation, la présence d’un seul élément complexe peut pousser à la différenciation.
- 13 Nous ne nous prononçons évidemment pas sur la genèse de ces archétypes, sur lesquels maints cherche (...)
86Il reste à savoir pour quelles raisons un processus de différenciation peut être enclenché, car celui-ci ne se produit pas systématiquement, et pourquoi une donnée est considérée comme complexe et non comme simple. On peut postuler que c’est l’existence, dans la compétence sémiotique des individus ou encyclopédie, d’archétypes puissants13 qui convoque ceux-ci lorsque des formes voisines mais moins archétypiques sont manifestées. L’ovoïde fait partie de ces formes moins archétypiques, au rebours du cercle et du carré.
87C’est bien l’encyclopédie qui nous permet de produire des intervalles dans des cas où leur valeur physique est nulle, comme dans les cas de Picabia ou de Klee allégués ci-dessus. La Gestaltpsychologie nous a appris qu’on pouvait projeter des modèles sur notre perception, des modèles qui sont, en termes philosophiques, autant de catégories. Or, dans le dernier cas, la stabilité des catégories fait que nous savons qu’une mère et un enfant sont distincts, et donc séparés par un intervalle, lequel est dès lors restitué. De même, c’est la prégnance de la catégorie « cheval » qui nous fait concevoir un ensemble de quatre éléments superposés dans la grotte Chauvet, et non un monstre tétracéphale, et nous projetons dès lors un intervalle entre ces éléments distincts. On peut parler d’« intervalles nuls » sur le plan de la perception, auxquels correspondent des intervalles positifs sur le plan conçu.
L’intervalle comme construction des systèmes cognitif et encyclopédique : prégnance des modèles catégoriels.
Panneau des chevaux (détail), grotte Chauvet.
https://archeologie.culture.gouv.fr/chauvet/fr/panneau-des-chevaux-1
88Ci-dessus, nous avons écrit le mot « formes », en soulignant que deux formes archétypiques peuvent être restituées à partir d’une troisième qui en est la médiation. Ce mot doit être entendu au sens sémiotique et non au sens spatial. Il ne concerne en effet pas que les phénomènes de nature spatiale, mais bien aussi les phénomènes temporels. Prenons la représentation du crépuscule, fréquente dans toutes les traditions, mais particulièrement dans le domaine anglais. On peut y voir une manifestation du couple archétypique « jour » vs « nuit » ou « lumière » et « obscurité ». Le crépuscule apparait alors comme une médiation entre ces pôles, qui ne sont pas manifestés comme tels et doivent donc être restitués, entre lesquels s’institue dès lors une intervallant. La partie de la journée qui surtout résonne affectivement chez ces artistes est le long déclin de la lumière, processus accompagné de phénomènes colorés variés et complexes, et spontanément traduit en termes agonistiques : la victoire de l’ombre avec, dans l’intervalle, une porte qui s’entre-ouvre sur l’Autre Monde. Plus prosaïquement, le crépuscule est l’instant où, dans la rétine, le rôle des cônes cède le pas à celui des bâtonnets. Le côté temporel du processus crépusculaire a de profondes conséquences. Assister à un crépuscule et le considérer comme un intervalle restitué, c’est assister à un basculement cosmique irrésistible, que l’on transpose en temps réel au plan existentiel et thymique. Le perçu se transforme en vécu. Inéluctabilité et répétabilité quotidienne contribuent à renforcer cette délectation morose. De tels énoncés placent l’acteur ou le spectateur en plein milieu de l’intervalle, où il peut se sentir emprisonné, ou embarqué malgré lui, ou encore écartelé. Quelle que soit la modalité psychologique qui lui permette de gérer l’intervalle, elle est en tout cas très intense.
89Ouvrons une parenthèse pour souligner que si le crépuscule est une médiation entre « lumière » et « obscurité », d’autres techniques médiatrices peuvent assurer cette médiation. Dans Dag en nacht (Jour et nuit) d’Escher les pôles sont explicitement manifestés et leur médiation est également explicite. Tandis que dans La mère de l’artiste, de Georges Seurat, la médiation est obtenue par le dégradé ; ce qui nous rapproche du crépuscule, mais sans que le facteur temporel soit ici convoqué.
90On a largement critiqué la conception occidentale de l’intervalle, où le « blanc » serait associé à l’idée de vide. Ainsi, Anne-Marie Christin ne craint pas de parler de « l’ostracisme du blanc » (2009 : 12), en se référant à Dubuffet, pour qui « le conditionnement culturel incite à regarder comme des vides » ce qu’il y a entre les objets (2009 : 13). Les occidentaux que nous sommes ont pu dans ce qui précède montrer qu’en aucun cas le vide n’existait comme tel, mais que l’intervalle participait toujours et pleinement à l’élaboration de la sémiose.
91Ils ont même aussi pu affirmer que l’intervalle est toujours plein. Mais ce qui est vrai, et qui ressort de la perspective généralisante que nous avons adoptée, c’est que la nature de ce plein est éminemment variable : elle dépend de nombreux facteurs, comme les stratégies de lecture adoptées (disjonctives ou conjonctives) ou les styles de perception, auxquels nous allons revenir.
92Ce que montre aussi ladite perspective généralisante, c’est que la manifestation physique de l’intervalle peut être plus ou moins explicite. L’intervalle peut être projeté, construit, ou restitué, comme nous l’avons montré. Et lorsque l’intervalle a une dimension physique, sa manifestation peut être plus ou moins explicite. Pensons au dessin au trait, où la délimitation des données se voit soulignée (comme on l’a vu avec l’exemple de Picabia).
93Mais davantage encore, c’est la décision d’attribuer à un phénomène le statut de donnée ou d’intervallant qui est variable. Nous pouvons ici évoquer le cas des bistabilités, où un même dispositif spatial peut être tantôt interprété comme l’image d’un gobelet, tantôt comme celle de deux visages face à face, séparés par un intervallant. Dans l’image cryptique ci-dessous, on peut voir une jeune fille et un arbre, associés par un intervallant, mais aussi un profil de vieille femme. Un espace réputé vide peut donc être pleinement resémantisé au point de cesser d’être un intervallant. Autrement dit en termes plus généraux, A ou B peuvent devenir i, et i peut devenir A ou B.
Les Devinettes d’Épinal.
Recueil no 3, Épinal, Imagerie Pellerin, 1983 (couverture).
94Si la perception et l’identification des intervalles varie, c’est qu’il y a des styles de perception, comme il y a aussi des styles de valorisation et de sémantisation de l’intervalle. Certaines personnes sont ainsi incapables de percevoir les autostéréogrammes, indépendamment de toute limitation physiologique : ils sont inaptes à déterminer l’emplacement d’intervallants qui leur feraient percevoir les objets proposés à leur contemplation. D’autres — ou les mêmes — optent pour une seule des deux solutions possibles dans les cas de bistabilité : autrement dit, elles ne peuvent envisager la possibilité d’une alternance entre les statuts de donnée et d’intervallant. D’autres enfin sont plus ou moins sensibles au camouflage, camouflage dont l’efficacité repose sur la variation dans l’assignation du statut d’intervallant. Ces styles de perception peuvent à leur tour, comme la chose a été démontrée, être modulés selon divers paramètres sociologiques ou anthropologiques, tels que le genre (Kimura, 1999) ou l’appartenance à une culture donnée (Reuchlin et al., 1990). L’opposition entre une conception orientale et une conception occidentale de l’intervalle n’est donc qu’un cas particulier, qui ne doit pas être privilégié, d’un phénomène universel : la variabilité du processus de détermination des intervalles.
95L’intervalle est donc plein, et participe toujours à l’élaboration de la sémiose. Aux yeux du sémioticien, il constitue un dispositif crucial dans le double mécanisme qui est le fondement de notre connaissance du monde : la capacité que nous avons à séparer, à distinguer, mais aussi à regrouper, rassembler. L’intervalle contribue à donner du sens, ou mieux des sens précis, aux produits de ce mécanisme perceptif complexe. Davantage encore, dirons-nous en répétant une formule que nous avons osée : un monde sans intervalle serait dépourvu de sens. Nous croyons en effet avoir démontré que cet intervalle est inhérent à la constitution des structures élémentaires de la signification, aussi bien sur le plan du contenu que sur le plan de l’expression, et se révèle ainsi en définitive un concept clé pour la sémiotique, au même titre que différence ou syntagme.
- 14 Le présent texte a été la base de l’exposé introductif au séminaire L’intervalle : objets, discours (...)
96Au passage, nous aurons constaté une nouvelle fois qu’il est impossible de penser le continu sans le discontinuiser, ou de penser le discontinu sans convoquer le continu. En clair, dès que nous percevons deux champs intervallés, nous nous empressons d’élaborer des médiations pour restaurer la continuité, et inversement, même dans un énoncé apparemment simple, nous introduisons des disjonctions, donc des intervalles. Comme quoi les apories éléates n’ont rien perdu de leur tranchant14.