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Nourrir le sens : alimentation, mythe et signification

Simona Stano
Cet article est une traduction de :
Nurturing Meaning: Food, Myth, and Signification [en]

Notes de la rédaction

Ce projet a reçu un financement du programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union Européenne dans le cadre de la convention de subvention Marie Sklodowska-Curie no 795025.

Texte intégral

Introduction

1Dans son célèbre essai « Pour une psychosociologie de l’alimentation contemporaine », Roland Barthes (1961) suggère que la nourriture « n’est pas seulement une collection de produits, justiciables d’études statistiques ou diététiques. C’est aussi et en même temps un système de communication, un corps d’images, un protocole d’usages, de situations et de conduites » (Ibid., p. 979). En ce sens, elle émerge comme un véritable « signe », qui est très structuré et implique des substances, des pratiques, des habitudes ainsi que des techniques de préparation et de consommation dans un système de différences de sens.

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2En tant que tel, elle est intrinsèquement liée à l’idéologie : « de même qu’il existe des idéologies politiques qui expriment des convictions sur la façon dont les gens devraient se comporter dans les relations sociales, il existe des idéologies alimentaires qui expliquent comment ils doivent se tenir en matière de comportement alimentaire1 » (Fieldhouse 2013, p. 30). Déjà dans les années 1950, en effet, Barthes met l’accent sur la connotation idéologique de la nourriture, en prenant en considération divers exemples tirés de l’univers alimentaire dans son analyse des « mythologies » contemporaines (Barthes 1957). Selon lui, le mythe est un « système sémiologique second », à savoir un métalangage capable de naturaliser des visions du monde spécifiques en convertissant des signes en signifiants associés à de nouveaux signifiés. Et le domaine alimentaire est évidemment l’un des plus emblématiques traversé par de telles dynamiques, que ce soit dans ses connotations nationales (ou exotiques) (comme dans le cas du vin, des frites et d’autres « signe[s] alimentaire[s] de la francité » [Ibid., p. 74] analysés dans Mythologies) ou pour les implications idéologiques de son esthétique (comme dans le cas de la « cuisine ornementale », v. Ibid., pp. 78-80) et de ses pratiques.

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3Partant de ces prémisses, ce numéro de Signata rehausse la réflexion sur les processus de signification qui sous-tendent les mythologies passées et présentes concernant l’alimentation, en se concentrant en particulier sur : (i) le lien entre, d’une part, les pratiques et les comportements alimentaires et, d’autre part, les processus culturels et idéologiques ; (ii) le rôle crucial joué par la communication et les imaginaires collectifs dans de telles dynamiques ; et (iii) les implications théoriques et méthodologiques de ces processus, notamment en ce qui concerne le potentiel de la sémiotique pour favoriser une approche critique à leur égard. Pour ce faire, il rassemble les contributions de divers chercheurs traitant d’une variété de textes, discours et pratiques liés à l’alimentation, poursuivant un projet qui a gagné en visibilité dans le domaine sémiotique au cours des dernières décennies. Bien que plus tardive que d’autres disciplines (telles que l’anthropologie, l’ethnologie, la sociologie, l’histoire, la géographie, etc.), la sémiotique a en fait progressivement pénétrée dans le domaine des si-dits « food studies », à partir de l’idée que tant les substances, comme les discours et les pratiques alimentaires peuvent être conçus comme parties d’un processus continu de création et transfert de sens, et donc utilisés pour faire des inférences sur leurs créateurs, leurs environnements et les relations entre eux. Non seulement la « science qui étudie la vie des signes au sein de la vie sociale » (Saussure 1916, nouv. éd. 1971, p. 35) peut nous aider à mieux comprendre les comportements et les attitudes liés à la sphère alimentaire, mais l’exploration de ces comportements et attitudes peut apporter un nouvel éclairage sur la nourriture comme « réseau de processus incarnés et interdépendants de sémiose2 » (Parasecoli 2011, p. 647). C’est précisément en ce sens que ce numéro de Signata marque une remarquable avancée sur ces études, ouvrant la voie à un dialogue entre sémioticiens, anthropologues, historiens de l’art, experts en études de la communication et des médias, qui révèle de dynamiques fondamentales, mais encore souvent négligées, qui font émerger la nourriture comme ce « système de communication, [ce] corps d’images, [ce] protocole d’usages, de situations et de conduites » décrit par Barthes (1961, cité ci-dessus), à travers lequel l’identité et l’altérité sont continuellement remodelées et confrontées l’une à l’autre.

1. Nourriture, culture et idéologie

4Sélectionner, cuisiner, acheter, ainsi que partager et représenter la nourriture sont des actes par lesquels les systèmes de valeurs, d’idées, de principes et d’attentes impliqués par les représentations de notre propre identité et de celle des autres sont propagés, imposés ou transgressés (cf. Eckstein 1980 ; LeBesco & Naccarato 2008 ; Stano 2023). Cela engendre un constant processus de traduction et stratification de codes différents, qui, cependant, tend à rester inaperçu, négligé, invisible. En d’autres termes, si la sphère alimentaire est faite de potentialités virtuelles, l’idéologie peut être conçue comme l’ensemble des choix discursifs qui n’actualisent qu’une partie de ces potentialités, tout en occultant le fait que ces actes de pertinentisation ne sont pas les seuls possibles (cf. Eco 1990 ; Lorusso 2017).

5C’est en ce sens, par exemple, que le premier article de cette collection, « The Right Face of Food » par Massimo Leone, interroge la relation entre le visage et la nourriture, proposant une réflexion stimulante sur notre interaction avec ce que nous mangeons, et en particulier, avec ses formes et ses emplacements. Comme le rappelle l’auteur de manière intéressante, en fait, dans de nombreuses traditions, il existe de « bonnes » et de « mauvaises » façons de placer, disposer et manger la nourriture, qui ne répondent pas à des simples questions d’étiquette, mais reflètent des valorisations idéologiques. En se concentrant sur des exemples significatifs, tels que la gastronomie macrobiotique et le pain, l’article suggère que les cultures ont tendance à projeter sur l’alimentation le même principe de « visageité » par lequel elles façonnent les relations humaines. Ainsi — conclut-il — ce qui nous pousse à attribuer un visage à la nourriture et à normaliser notre relation avec elle est précisément notre « nature sémiotique », c’est-à-dire notre aptitude distinctive à transformer toute asymétrie en une différence qui reflète un système de significations et des valeurs.

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6Déplaçant l’attention sur une question très débattue dans les gastrosphères européennes contemporaines, Anna Maria Lorusso explore, dans « The Boundaries of the Edible », les processus de négociation culturelle impliqués par la récente introduction de produits à base d’insectes dans de tels contextes, en réfléchissant sur le rôle fondamental joué par le sens commun (c’est-à-dire « cette sensibilité particulière partagée, typique de toute communauté culturelle3 », comme le décrit l’auteure) dans la génération de réactions pathémiques des consommateurs à l’égard de ces produits, d’une part, et les stratégies discursives adoptées pour favoriser leur acceptabilité, de l’autre. En conséquence, l’article met en évidence, une fois de plus, la nécessité de rejeter toute vision matérialiste basée sur l’utilité ou des logiques « écologiques » (comme le dirait Harris 1985), soulignant l’importance des processus de création de sens et de valorisation.

7De même, « The Semiotics of Fast and Junk Food » de Marcel Danesi propose un regard critique sur la restauration rapide et la malbouffe, les concevant comme des systèmes de signes dotés de significations inhérentes qui changent et s’adaptent aux changements culturels. Comme le montre l’auteur, en fait, ces deux tendances représentent des paradoxes historiques, car elles ne sont pas des continuations ou des évolutions de codes alimentaires antérieurs, mais plutôt des artefacts sémiotiques liés à l’émergence des sociétés de consommation, qui ont produit leurs propres modèles de significations symboliques inconscientes. En d’autres termes, elles symbolisent ces sociétés, nous rappelant que, à mesure que la culture évolue, les goûts alimentaires évoluent aussi — et que ces changements, à leur tour, contribuent à modeler des nouveaux styles de vie, pratiques et tendances.

8La dimension culturelle est aussi particulièrement soulignée par Mohamed Bernoussi dans « How to Recognize the Political Regime of a Dish », qui aborde la question cruciale des processus de « traduction » du code culinaire (cf. Stano 2015), suggérant l’idée d’un lien indissoluble entre produits alimentaires et régimes politiques. Plus spécifiquement, l’article compare deux plats célèbres, la soupe française et la harira maroquine, pour souligner que, tout comme les régimes politiques, les « régimes du goût » impliquent des contraintes, des compromis et des adaptations qui s’étendent bien au-delà des facteurs matériels, englobant des prescriptions axiologiques et des investissements idéologiques.

9Des dynamiques similaires sont également au cœur de « Sémiotique du carnage : la chair animale comme unité indicielle et symbolique-discursive » par Adrien Mathy, qui met l’accent sur la caractérisation sémiotique de la chair animale comme unité à la fois indicielle et symbolique-discursive. Plus spécifiquement, l’article aborde les dynamiques idéologiques qui sous-tendent les discours carnistes, en soulignant le processus paradoxal d’effacement et en même temps de spectacularisation du lien entre la viande en tant qu’objet culinaire, d’une part, et les animaux non humains en tant qu’êtres dotés d’un statut moral, de l’autre.

10Une perspective parallèle caractérise « Formes de sacrifice animal, alimentation et dissimulations médiatiques » de Gianfranco Marrone, qui s’articule également autour de la relation entre les hommes et les animaux non humains, réfléchissant notamment sur l’idée de sacrifice et sa signification à l’époque contemporaine. À travers l’analyse d’une vaste gamme de textes, telles que des programmes télévisés, des films, des campagnes de sensibilisation et aussi un parc agroalimentaire, l’auteur insiste sur le concept d’internaturalité pour montrer le lien entre l’idée de la perte du sens du sacrifice dans les sociétés contemporaines et les changements qui ont affecté les relations entre les humains et les animaux (c’est-à-dire « les humains et les animaux, les humains entre eux [à travers les animaux], et même les animaux entre eux [à travers les humains] »), avec une référence inévitable au contexte culturel, d’une part, et à la dimension sacrée, de l’autre.

2. Communication, imaginaires collectifs et (nouvelles) mythologies alimentaires

11Les dynamiques décrites ci-dessus sont devenues encore plus évidentes et importantes dans la « gastromanie » contemporaine — c’est-à-dire l’actuelle « obsession » pour la nourriture, qui s’accompagne d’infinies possibilités d’en parler (Marrone 2014). Non seulement nous mangeons de la nourriture, mais aussi et surtout nous en parlons, nous la décrivons, nous la commentons, nous partageons ses images sur les réseaux sociaux, etc., en l’investissant de multiples « sens » et valeurs qui à leur tour médiatisent nos expériences gastronomiques. De plus, dans les sociétés actuelles, l’industrialisation des systèmes agro-alimentaires a érodé les contraintes socioculturelles qui régulaient l’univers gastronomique (voir notamment Lévi-Strauss 1958, 1962, 1964, 1965 ; Douglas 1966, 1972, 1973 ; Bourdieu 1979), permettant plus d’autonomie et de liberté dans les choix alimentaires, mais créant en même temps insécurité et « gastro-anomie » (Fischler 1979). L’alimentation est ainsi devenue de plus en plus l’objet d’une décision individuelle, ce qui a davantage étendu le rôle des mythologies contemporaines dans le (r)établissement d’un « ordre », c’est-à-dire d’une logique ou d’un système de référence, dans l’alimentation quotidienne.

12Comprendre comment les institutions qui s’occupent d’alimentation, les agences de marketing, les médias, les systèmes artistiques et d’autres acteurs publics et privés interagissent de manière constitutive dans la négociation des significations et des pratiques alimentaires apparaît donc plus important et nécessaire que jamais.

13C’est précisément cette nécessité qui conduit Francesco Mangiapane, dans « Wine as Represented in Contemporary Cinema: A Semiotic Review », à examiner les mythologies émergeant d’une série de films représentant le vin — qui, à l’époque « gastromaniaque », comme le souligne l’auteur, a progressivement gagné en visibilité en tant que sujet cinématographique autonome. Parcourant un large corpus comprenant des titres tels que A Tale of Autumn (1998), Sideways (2004), Mondovino (2004), A Good Year (2006), Natural Resistance (2014), Saint Amour (2016) et The Last Prosecco (2017), l’article met en lumière des figures thématiques importantes qui révèlent des particulières connotations idéologiques du vin. L’une de ces figures est l’héritage, qui est généralement représenté comme le moyen à travers lequel on peut retracer son propre chemin de vie, en retrouvant, à travers le vin, son identité la plus profonde. Une autre figure cruciale est le vignoble, ou la « campagne », dont les rythmes collectifs et lents s’opposent habituellement à la vie individuelle frénétique de la ville, faisant du si-dit terroir une « machine sémiotique » multisensorielle et stratifiée, qui est précisément ce qui permet aux protagonistes des films de surmonter le conflit entre leur passé et leur présent, en le relançant vers le futur.

14Martina Corgnati aborde de manière intéressante ces mêmes dynamiques d’un point de vue historique, en se concentrant sur une série de fresques et peintures murales du xive siècle en Italie du Nord pour souligner leur rôle fondamental dans le renouvellement des anciennes iconographies alimentaires, ainsi que dans la révélation de nouveaux aspects très importants concernant à la fois la dimension matérielle et symbolique de produits et pratiques spécifiques. Plus précisément, son article « On the Holy Tables » examine diverses œuvres de Giotto, Duccio di Buoninsegna et Pietro da Rimini, illustrant les différents types d’aliments qu’ils représentèrent, pour la première fois, de manière claire et méticuleuse sur les tables, permettant ainsi d’identifier différents types de plats et de gourmandises qui étaient jusqu’à ce moment restés indéfinis et soulignant leur signification symbolique.

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15Dans une perspective plus nettement diachronique, « From the Food Myths of the Past to the Food Myths of the Present » de Jesús Contreras compare une série de mythes alimentaires anciens et modernes, d’une part, aux mythologies alimentaires actuelles, de l’autre, en soulignant leurs différentes fonctions et effets de sens. En abordant les premiers, l’auteur passe en revue divers textes comme les passages bibliques relatifs à la manne, le mythe aztèque de l’arrivée du maïs et la légende inca concernant l’origine de la pomme de terre, ainsi que des narrations plus récents comme Utopie de Thomas More, Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley et Le Seigneur des anneaux de John R.R. Tolkien, soulignant leur rôle crucial pour apporter de solutions à différents types et degrés de problèmes liés à d’éventuelles pénuries alimentaires et/ou pour assurer l’approvisionnement alimentaire dans des situations exceptionnelles. D’autre part, en rappelant divers exemples de mythes alimentaires contemporains, notamment liés à la communication numérique, Contreras soutient que ceux-ci concernent généralement des aliments auxquels sont attribuées des caractéristiques diététiques, bénéfiques ou nocives, particulières. Il explique un tel changement en rappelant les processus de médicalisation et nutritionnalisation (cf. Scrinis 2008, 2013) de l’alimentation qui ont contribué à « bannir les dieux et les héros culturels typiques des mythes classiques4 » (comme le dit l’auteur), modifiant évidemment le concept du mythe lui-même. En fait, les technologies numériques ont favorisé la production et le partage de contenus sur la nourriture et les pratiques alimentaires, améliorant l’accès à des connaissances fondamentales, mais entraînant également la diffusion de narrations alternatives et d’informations non vérifiées (v. Stano 2021). De façon très intéressante, on fait généralement référencé à ces dernières en les appelant précisément « mythes alimentaires » — expression qui ne rappelle plus le concept de mythe en tant qu’histoire « sacrée », et donc « vraie » (cf. Eliade 1963), telle qu’il était conçu dans les sociétés anciennes, c’est-à-dire comme une forme de savoir enracinée dans le monde divin « révélant » les modèles exemplaires des rites et des activités humaines significatives (de l’alimentation au mariage, du travail à l’éducation, etc.). Depuis les temps modernes, cette idée a été remplacée d’abord par une compréhension du mythe comme une forme de pensée primitive et « pré-logique » s’opposant à la science (voir, par exemple, Tylor 1920 ; Frazer 1890, nouv. éd. 1922 ; Lévy-Bruhl 1935), puis par sa conception en termes d’une opération cognitive différente, mais également valable — et complémentaire — à la logique scientifique (voir notamment Malinowski 1926 ; Lévi-Strauss 1978 ; Popper 1994 ; Niola 2012 ; Ortoleva 2019). Cependant, une connotation négative du discours mythique persiste dans la culture contemporaine, où le mot « mythe » lui-même est devenu synonyme d’un « mensonge » ou d’une « illusion » (en termes greimasiens) qu’il faut dévoiler ou — pour utiliser un terme plus populaire — « briser » (cf. Stano 2021). À partir de ces considérations, Contreras accorde une attention particulière aux mécanismes de fonctionnement et aux effets de sens résultant d’une série d’études de cas significatifs, soulignant ainsi la « construction mythique » de certains régimes et pratiques alimentaires répandus (comme la diète méditerranéenne).

3. Donner du sens à la nourriture et nourrir le sens

  • 5 Comme souligné ci-dessus, la notion d’idéologie en tant que système connotatif a été introduite par (...)
  • 6 Nous traduisons.

16Les processus présentés ci-dessus ne concernent pas simplement les attitudes, les croyances et les comportements alimentaires — c’est-à-dire, avec une expression anglaise très répandue, les « foodways » (cf. MacDowell et al. 2015). Ils affectent également la manière dont nous pouvons penser, et donc étudier, ces attitudes, croyances et comportements, et plus généralement l’univers alimentaire, soulignant la nécessité d’adopter une approche critique à leur égard, capable de révéler les stratégies sémiotiques par lesquelles certains systèmes connotatifs5 finissent par être perçus comme des significations dénotatives, des implications « naturelles », des représentations « spontanée[s], innocente[s], indiscutable[s] » (Barthes 1957, p. 191). En ce sens, comme nous l’avons souligné dans Stano (2023), la sémiotique peut jouer un rôle crucial, puisqu’elle ne s’interroge pas sur la genèse de tels systèmes, mais explore plutôt leurs structures et leurs critères de pertinence ; « elle ne remet pas en question leur véracité, mais révèle plutôt les stratégies textuelles qui sous-tendent leurs messages6 » (Ibid., pp. 318-319).

17Relevant un tel défi, l’article « A Signifying System Almost Devoid of Semantics » par Ugo Volli passe en revue les hypothèses sémantiques les plus significatives pour l’analyse du système alimentaire (à savoir, la « théorie circonstancielle », la « théorie de l’identité » et la « théorie des saveurs »), les remettant en question et proposant de considérer le code alimentaire comme un système monoplanaire (ou, tout au plus, légèrement biplanaire), qui a une organisation sémantique faible et souvent seulement extrinsèque — ce que l’auteur appelle « apparence » (cf. Volli 2017). Dans cette perspective, la sémiotique peut contribuer avec profit à son analyse en examinant la dimension morphologique et la dimension syntaxique. L’article propose donc un cadre théorique général pour l’étude de l’alimentation, englobant différents niveaux : les ingrédients (qui sont organisés en combinaisons spécifiques et suivent une hiérarchie particulière) ; les aliments individuels (dont l’organisation morphologique peut être efficacement analysée en revenant à l’idée de matrice introduite par Barthes 1967) ; les plats (pour lesquels la syntaxe devient particulièrement pertinente, car ils impliquent diverses combinaisons possibles de goût, de température, de sensations proprioceptives, de couleurs et de compatibilité culturelle des matériaux) ; les repas (avec leur organisation syntaxique propre, selon des règles complexes de succession ou de co-présence) ; et les cycles (qui peuvent être quotidiens ou plus longs, par exemple hebdomadaires ou même annuels).

18Une réflexion stimulante est également proposée par Jean-Jacques Boutaud, qui s’intéresse à la dimension figurative de l’alimentation et à ses formes et manifestations très diverses, en les reliant à un intérêt sémiotique spécifique pour l’univers alimentaire et le goût. Rappelant et développant une réflexion qui a retenu l’attention de l’auteur à plusieurs reprises (voir notamment Boutaud 1997 ; Boutaud & Verón 2007 ; Boutaud 2005, 2020, 2021), son article « Le figuratif de l’alimentation » reconstitue finement le débat théorique sur le figuratif, en l’appliquant ensuite à l’alimentation et, plus exactement, à l’expérience gustative. Ainsi, il introduit un modèle organisé par échelles, qui permet de reconnaître le figuratif dans l’ensemble du spectre alimentaire — c’est-à-dire pas exclusivement en relation à la nutrition, aux produits alimentaires ou à l’acte de manger en soi, ni seulement en ce qui concerne le goût et l’image gustative, mais comprenant le pouvoir englobant de la forme de vie alimentaire et de la culture qui en est à l’origine.

19Ces réflexions concluent une collection extrêmement riche et variée, non seulement en termes de domaines d’investigation et de champs d’application, mais aussi d’outils offerts par l’approche sémiotique pour étudier la dense imbrication de textes, discours, pratiques, investissements axiologiques et idéologiques caractérisant la sphère alimentaire, ainsi que pour créer de nouveaux modèles théoriques et méthodologiques utiles à cet effet. Une collection qui souligne, une fois de plus, comment produire, conserver, préparer, rassembler, commercialiser et consommer de la nourriture sont des actes par lesquels des significations et des valeurs peuvent être diffusées, promues ou transgressées, et qui représentent donc des aspects clés de la culture. Une collection qui, définitivement, souligne l’importance de continuer à « nourrir » l’analyse des processus par lesquels la nourriture, et plus en général l’alimentation, donnent un sens à eux-mêmes, ainsi qu’à notre propre identité et à celle des autres, et à la manière dont elles sont sans cesse (re)construites, pour « nourrir le sens » lui-même.

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Bibliographie

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Notes

1 Nous traduisons.

2 Nous traduisons.

3 Nous traduisons.

4 Nous traduisons.

5 Comme souligné ci-dessus, la notion d’idéologie en tant que système connotatif a été introduite par Barthes (1957) et réitérée par d’autres auteurs. Umberto Eco, par exemple, définit l'idéologie comme « la connotation finale de l’ensemble des connotations du signe ou du contexte des signes » (Eco 1968, nous traduisons). Pour une discussion plus approfondie de ce sujet, voir notamment Stano & Leone 2023.

6 Nous traduisons.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Simona Stano, « Nourrir le sens : alimentation, mythe et signification »Signata [En ligne], 15 | 2024, mis en ligne le 02 septembre 2024, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/signata/5153 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/127wn

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Auteur

Simona Stano

Simona Stano est professeure de sémiotique à l’Université de Turin (UniTo, Italie) et vice-directrice du Centre de Recherche Interdisciplinaire sur la Communication (CIRCe). Elle a travaillé à l’Institut International de Sémiotique (ISI) de 2015 à 2018 et collaboré avec de nombreuses universités au niveau international, telles que l’Université de Toronto (Canada, 2013), l’Université de Barcelone (Espagne, 2015-2016), la Kaunas University of Technology (Lituanie, 2015-2018) et la New York University (États-Unis, 2019-2021). La professeure Stano s’occupe principalement de sémiotique des cultures alimentaires, d’études sur la corporéité et de la communication, et a publié plusieurs articles, volumes collectifs (y compris des numéros de revues sémiotiques de premier plan telles que Semiotica et Lexia) et trois monographies (Eating the Other. Translations of the Culinary Code, 2015 ; I sensi del cibo. Elementi di semiotica dell’alimentazione, 2018 ; Critique of Pure Nature, 2023) sur ces sujets. En 2018, elle a reçu une bourse Marie Curie pour un projet de recherche (COMFECTION, 2019-2021) sur l’analyse sémiotique de la communication numérique, notamment en matière alimentaire.
Courriel : simona.stano[at]unito.it

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