- 1 Dans ce sens, une définition préalable (anthropologique, par ex.) du sacrifice n’a aucune importanc (...)
- 2 L’hypothèse d’une épistémologie structurelle implique, bien entendu, le rejet de tout essentialisme (...)
1On dit que nous vivons aujourd’hui dans une société et à une époque qui perdent le sens du sacrifice, c’est-à-dire les liens pertinents unissant — en ce qui concerne le régime carné et la mise à mort préalable de l’animal pour l’alimentation — les humains et les animaux, les humains entre eux (à travers les animaux), et même les animaux entre eux (à travers les humains), en considérant également le contexte culturel, d’une part, et la divinité et le sacré, de l’autre1. Si le sens est donné, d’un point de vue sémiotique, dans les réseaux de relations qui le constituent (où les relations sont primaires et les éléments connexes secondaires), alors la perte du sens du sacrifice serait la disparition des intrigues qui, dans d’autres périodes historiques et d’autres cultures, l’ont longtemps constitué. Les éléments impliqués — humains, animaux, contextes, divinités — persistent, leurs liens s’estompent jusqu’à presque disparaître, les transformant ainsi fortement2.
- 3 Voir, par exemple, Recalcati (2017).
- 4 Cette hypothèse a récemment fait l’objet de nombreuses discussions lors de conférences, séminaires (...)
- 5 Voir Charbonnier (2015) ; Descola (2005) ; Ingold (2009) ; Kelly (2014) ; Latour (1999) ; Marrone ( (...)
- 6 Voir Despret (2022), Morizot (2016).
2L’objectif de cet article est de discuter cette thèse, assez répandue à plusieurs niveaux et pour plusieurs raisons3, en la soumettant à l’examen d’un regard critique et, en même temps, épistémologique. D’une part, nous examinerons le sens commun, et donc le discours médiatique sur le sacrifice, avec ses incohérences et sa naïveté, mais aussi avec son articulation interne précise ; d’autre part, nous ramènerons cette analyse dans le cadre de ce que nous avons appelé une zoosémiotique de deuxième génération, qui ne s’intéresse pas au prétendu langage ou au prétendu esprit des animaux, mais au monde dans lequel les animaux — bien que de manière très différente — sont parlés (quel que soit le système de signification utilisé pour le faire) par un discours social dont ils font partie intégrante, en tant que substances de contenu mais aussi en tant qu’instances énonciatives, donc de signification4. Dépassant le « Grand Partage » qui distingue, en principe, Nature et Culture, une théorie zoosémiotique renouvelée examine la signification assumée par les animaux au sein de la société qui est la nôtre, à partir de ce que Descola (2005) appelle les « ontologies », c’est-à-dire le sens profond du réel que les différentes cultures gèrent en leur sein, et dans le contexte conséquent de ce que, avec lui, d’autres chercheurs — ethnologues, sociologues, philosophes, sémiologues — ont appelé multinaturalisme5. Dans ce cadre théorique, l’animal perd cette aura de naturel présupposé naïf qu’il a souvent revêtu (et continue de revêtir) non seulement pour le sens commun mais aussi souvent dans le discours scientifique et philosophique qui voudraient l’interpréter, pour éventuellement devenir un acteur social6 : non pas un être obscur et muet qui nous regarde avec une pitié suspecte — comme le voudrait Derrida (2006) et certains de ses émules —, mais le carrefour de certaines relations, le nœud d’un réseau de sens.
3Nous verrons que cette thèse sur la perte de valeur sociale du sacrifice d’animaux pour la nourriture est beaucoup moins évidente que prévu. Nous vivons dans une culture aux tensions très fortes, manifestement complexes, où coexistent des idées, des valeurs, des croyances et des problèmes souvent en nette contradiction les uns avec les autres, et donc aussi pleine de simulations et de conformismes pas si voilés que ça. Plutôt que de multinaturalisme, il serait donc plus approprié de parler d’internaturalité, d’ontologies qui s’interconnectent de manière syntagmatique aussi bien qu’elles s’opposent de manière paradigmatique : le problème n’est pas quelle « ontologie » nous pratiquons, mais comment des différentes formes d’ontologie sont en relation polémique entre elles dans notre société. Nous pourrions dire, en cela, que le sacrifice, très probablement, n’a pas perdu sa valeur, tout court, mais qu’il a pris une autre valeur, ne serait-ce que parce que, bien qu’il continue d’exister, nous ne voulons pas le voir, nous ne voulons rien savoir de lui, nous prétendons qu’il ne nous concerne pas, même si, à sa manière, il est là.
- 7 Sur la question extrêmement sensible de la composition des corpus, il n’existe encore pas de traite (...)
4Le corpus de textes que nous allons considérer peut paraître à première vue hétéroclite et hétérodoxe : émissions de télévision, parcs à thème, publicité sociale, films — mais aussi ouï-dire, témoignages directs, observations sur le terrain. Cette première impression devrait être dissipée si l’on se souvient que, pour la sémiotique comme pour certaines autres sciences humaines et sociales, le corpus — comme les textes qui le composent — n’est pas un objet qui préexiste à l’analyse (c’est le « matériau ») mais c’est l’hypothèse de recherche qui le constitue progressivement. Une question aussi délicate que fondamentale, que nous ne pourrons pas aborder ici7. Disons seulement que, dans le cas qui nous occupe maintenant, les textes soumis à l’examen (examen que nous menons en tant que subjectivités analytiques situées dans un espace et un temps, dans un environnement et dans une culture) ont été tracés en fonction d’une discussion sur le thème du sacrifice dans le discours contemporain, sur ses articulations internes, sur ses différentes phases — traditionnelles et autres. Nous verrons ainsi comment l’absence fréquente du moment sacrificiel proprement dit, c’est-à-dire la mise à mort de la victime, nous a conduits à partir à la recherche, dans d’autres textes, d’un tel moment, en composant progressivement un schéma idéal et abstrait, que nous comparerons, enfin, avec certains traitements importants du thème par des spécialistes du domaine.
5La scène se déroule à la campagne, en extérieur, de jour. La caméra cadre un groupe d’oies au premier plan. Elles crient joyeusement, à ce qu’il semble. Giorgione, de l’autre côté du grillage du poulailler, les montre avec satisfaction, en les appelant par leur nom : Giuseppina, Ada, Francesca… Il raconte ce qu’elles mangeaient, comment elles vivaient, comment et quand elles s’accouplaient, leurs amitiés, leurs amours. Et encore : comment il les a nourries, ce qu’elles ont mangé, quel air elles ont respiré. En bref : tout. La relation émotionnelle entre les oies et le maître est forte, cela se voit tout de suite. Et ça bouge. D’autant que Giorgione en choisit ensuite une en particulier, Ada, et en fait l’éloge.
6Coupe, changement de plan. La scène se déroule dans une cuisine, de jour. Giorgione enfile son tablier de cuisinier, regarde dans la caméra, montrant, à côté de lui, couchée sur une grande planche à découper, l’oie (vraisemblablement Ada) : morte, propre, plumée. Prête à être cuisinée. Et Giorgione commence son cooking show en expliquant pas à pas aux téléspectateurs comment cuisiner au mieux les grosses oies de son poulailler. « Elles ont eu une belle vie », dit-il, « il est normal qu’elles aient une bonne fin ». C’est ce qui se passe régulièrement, avec le même schéma, tout au long de la série télévisée sur les Animaux de la ferme, qui fait partie des différents programmes à succès diffusés par la chaîne italienne Gambero Rosso, où le sympathique chef Giorgio Barchiesi, alias Giorgione, montre à ses nombreux fans ses meilleures recettes, exigeantes pour l’estomac mais extrêmement savoureuses. Il en va donc de même pour la pintade, le canard, la poule…
7Le problème, nous l’avons compris, se situe au niveau du montage. Dans ce que la télévision ne nous a pas montré, et qui est tout simplement le sacrifice de l’animal, passage logique nécessaire de la vie à la mort confié à une ellipse narrative que chacun saisit sans trop y réfléchir. Une ellipse qui, à première vue, est un hommage à la sensibilité de plus en plus forte et répandue aujourd’hui envers les animaux, non plus considérés comme des outils au service de l’homme, une sorte de machine vivante qui contribue à la gestion et à l’amélioration de la vie sociale, mais comme des acteurs sociaux à part entière, avec leurs droits, leurs passions, leurs raisons. Le végétarisme, le végétalisme et l’animalisme, comme nous le savons, sont différentes facettes de cette sensibilité, parfois engagées en première ligne — comme nous le verrons — pour expliquer les raisons éthico-affectives de leurs choix alimentaires respectifs et pour les propager.
8Mais à y regarder de plus près, les choses sont différentes : ce qui nous est montré, ou plutôt ce qui ne nous est pas montré, ce n’est pas le respect de l’animal tout court, mais seulement le moment de sa mise à mort : la torsion du cou qui, si dans les sociétés traditionnelles constituait un moment rituel assez répandu au sein des communautés, est désormais dénigrée, effacée, mais pas pour autant inexistante. Peut-on parler, dès lors, de conformisme médiatique ? Il semblerait que oui. En effet, il suffit de supprimer la gêne générique liée à la vision du moment de la mort, d’une mort liée à nos besoins ou désirs trop humains, certainement pas au cycle biologique de l’animal. Et puis continuer calmement à les cuisiner et à les manger, avec un grand plaisir, comme on pouvait s’y attendre.
9Le cas n’est pas unique. Il en va de même pour le programme Bon appétit, dont le protagoniste est le célèbre comédien Gérard Depardieu accompagné du chef de son restaurant parisien Laurent Audiot : le programme est décrit par la chaîne télévisuelle comme « un voyage à travers différentes régions d’Europe à la recherche des spécialités gastronomiques locales et de l’histoire de chaque lieu visité ».
10La scène se déroule en extérieur, à Médina de Fès, de jour. Laurent part à la recherche d’excellents pigeons à préparer pour Gérard, un gourmet réputé. Il est sur le point de se perdre dans le labyrinthe du vieux marché lorsqu’il trouve un volailler exceptionnel qui propose à la vente les oiseaux qu’il recherche. Le volailler explique comment il les élève, ce qu’ils mangent, se vante de la tendreté de la viande, de la finesse du goût. Laurent veut monter au pigeonnier marocain et y grimpe non sans difficulté : les pigeons sont nombreux, ils roucoulent un peu effrayés, mais dès qu’ils voient leur maître, ils se calment. À tel point que, avec une remarquable souplesse, il en attrape un couple et les fait tomber. « Voulez-vous les préparer pour moi ? » demande Laurent. « Bien sûr », répond l’homme, sûr de lui.
11À ce moment-là, il se dirige vers un lavabo, prend un couteau, fait couler l’eau et va égorger les malheureuses bêtes. Mais l’image se brouille juste au niveau de leur gorge, on peut juste voir un peu de sang gicler, le tout pendant quelques secondes. Lorsque l’image est à nouveau nette, les pigeons sont déjà dans une enveloppe à remettre au chef, qui paie et s’en va, satisfait de son butin. « Gérard sera content », se dit-il.
12Le procédé expressif est différent ici — flou plutôt que découpage — mais le contenu est similaire : ce qui est obscurci est à nouveau le moment du sacrifice, le passage bref mais intense de la vie (où l’animal est libre dans le pigeonnier) à la mort (où il est une denrée alimentaire dans un sac de marché). Même clin d’œil envers les défenseurs des animaux, même insincérité supposée pour plaire au spectateur qui veut goûter sans voir, apprécier la nourriture sans vouloir comprendre le travail et la violence nécessaires à sa production.
- 8 Sur la gastromanie, voir Marrone (2014).
13S’agit-il d’une question éminemment télévisuelle ? Les émissions de télévision, bien qu’elles ne soient plus généralistes, semblent toujours vouloir plaire aux masses, qui d’une part choisissent en zappant, ce qui les libère illusoirement de toute mauvaise conscience, et d’autre part se laissent emporter par le courant « gastromaniaque » qui caractérise notre culture contemporaine8. La chaîne agroalimentaire qui va du producteur au consommateur — un mythe contemporain qui se veut ancien et traditionnel — est rompue : il manque le passage de la matière première (vivante) à la substance culinaire (qui n’est plus). La télévision, dans ce cas comme dans tant d’autres, ne fait que refléter des pensées et des paroles, des habitudes et des affections sociales qui la transcendent, tout en proposant des modèles à imiter dans la société. Elle n’est d’ailleurs pas la seule à corroborer ce type de duplicité présumée.
14Disons donc qu’il s’agit d’une question plus généralement médiatique, en donnant au terme « médium » toute l’ampleur qu’il mérite, et qui comprend également, pour ce qui nous concerne, un domaine aussi riche de sens qu’un parc agroalimentaire, et plus particulièrement « le plus grand parc agroalimentaire du monde », qui se trouve aujourd’hui dans la banlieue de Bologne : FICO — un acronyme qui se traduit par « Fabbrica Italiana Contadina ».
- 9 Pour une lecture sémiotique de ce « plus grand parc alimentaire du monde », comme il se nomme lui-m (...)
15On a beaucoup parlé de FICO, dans divers contextes et circonstances, et avec différentes interprétations et évaluations9. Nous ne nous intéressons ici qu’à un seul de ses aspects. Le sémioticien, toujours à l’œuvre, intéressé par les formes plutôt que par les substances, se réjouit de retrouver la même signification dans un autre contexte de sens — dans une autre langue. De quoi s’agit-il ? Le principe « philosophique » de FICO repose entièrement sur l’idée de la chaîne d’approvisionnement mentionnée plus haut : d’où une structure topologique de l’espace en quatre étapes : d’abord sont exposées les matières premières (et donc ici nous avons des potagers, des jardins, des vergers, mais aussi des étables et des poulaillers) et les laboratoires pour leur transformation (charcuteries, pâtissiers, glaciers, boulangers, etc.) ; ensuite les cuisines (où les substances déjà traitées sont transformées en véritables aliments) et les établissements de restauration (où ces aliments sont finalement consommés). La production de matières premières est à l’extérieur ; les ateliers, les cuisines et les restaurants à l’intérieur.
16Quant aux animaux, ils sont exposés dans des « stalles ouvertes » (parfaitement propres et inodores), situées à l’extérieur, où l’on peut admirer de très près différentes races de bovins, de porcs et de moutons. Pour chaque race, les propriétés nutritionnelles essentielles sont décrites sur des panneaux spéciaux placés devant les cages. Ainsi, la Romagnola a une « viande tendre », tandis que la Piémontaise « a un rendement d’abattage élevé, avec une viande tendre, maigre et savoureuse », la Chianina « produit le célèbre steak florentin », la Podolica a une viande « de bonne qualité » et son lait sert à fabriquer le fromage caciocavallo. Il en va de même pour les porcs : du porc gris, « les cuisses représentent le morceau le plus apprécié car elles sont destinées à la production de jambon », de la Mora Romagnola on obtient « de la charcuterie fine », du porc noir de Calabre « on fait de la soppressata », du porc lourd de la plaine du Pô on obtient également du jambon, tandis que la Cinta Senese est « très adaptée au pâturage »10. Il en va de même pour les poulets, les oies à chair grasse, etc. En bref : une sorte de zoo d’animaux alimentaires, très probablement unique au monde. Les enfants regardent les bêtes comme si elles étaient dans un zoo ; en réalité, elles sont là parce qu’elles sont bonnes à manger.
17Que se passe-t-il lorsqu’en franchissant le seuil entre l’extérieur et l’intérieur, c’est-à-dire en passant d’un segment topologique à un autre, on pénètre à nouveau dans l’énorme espace fantasmagorique de FICO ? Si vous avez de la chance — le spectacle n’a lieu qu’à certaines heures de la journée — vous pourrez assister à la préparation de la porchetta. Les carcasses de porc sont disposées sur de longues tables, dépouillées de leur couenne, désossées, dégraissées, découpées ad hoc, assaisonnées d’huile et de divers arômes, et enfin refermées et cousues ensemble pour former l’objet alimentaire que les consommateurs connaissent bien lorsqu’ils vont manger un sandwich hyper populaire à la fête du village, sur la plage ou le long de la rue de banlieue de la ville : la porchetta, en fait. Le tout devant une foule de visiteurs, bien armés d’appareils photo et de téléphones portables, qui observent la scène, photographiant à tout va, tandis qu’un monsieur expérimenté muni d’un micro explique les différentes étapes. Du zoo pour enfants, nous sommes en somme passés à l’atelier fictif d’un boucher qui se donne en spectacle.
Figure 1.
Bologne, FICO, vache dans une étable.
(photo de l’auteur)
Figure 2.
Bologne, FICO, panneau explicatif dans les écuries.
(photo de l’auteur)
Figure 3.
Bologne, FICO, transformation de la porchetta en spectacle.
(photo de l’auteur)
Figure 4.
Valledolmo, Cookthefarm.
(photo de l’auteur)
- 11 Nous avons été personnellement témoins de quelque chose de similaire en février 2020 lors de Cookth (...)
18Voici donc transposée du langage de la télévision au langage de l’espace — et il importe peu de déterminer la direction de cette traduction intersémiotique — une signification très similaire, presque identique. La substance de l’expression, dirons-nous, a changé ; la forme du contenu est la même. Ici aussi, le sacrifice est là (dans un lieu non identifié) mais on ne le voit pas (ne-pas-faire-voir). De manière à maintenir la conscience du visiteur intéressée, d’une part, par la connaissance des techniques des différentes filières agroalimentaires et, d’autre part, par la dégustation des produits finis à leur meilleur. Le spectateur et le visiteur possèdent le même programme d’action et de passion (ne-pas-vouloir-voir est leur charge modale commune), et ils sont insérés dans le même dispositif scopique seulement apparemment paradoxal, où la mise en valeur alterne avec la dissimulation. Une sorte de voyeurisme mutilé est ici à l’œuvre : la chair de l’animal abattu rappelle presque les célèbres carcasses de bœufs peintes par Rembrandt ou Soutine, mais elles sont volontairement purgées de la cruauté qui les a mises en place11. Une sorte de pornographie douce : le flou de Depardieu va dans cette même direction.
19Les cas cités sont exemplaires d’une attitude répandue qui accepte un sacrifice fait mais dissimulé parce qu’il fait partie d’un programme délibéré de renoncement à la vision (un ne-pas-vouloir-voir qui présuppose un ne-pas-vouloir-savoir). Mais peut-on trouver des cas alternatifs, des discours de niche à la fois opposés et complémentaires à cette hypocrisie médiatique dominante ? Certainement, nous le pouvons.
- 12 Sur ces questions, voir Ventura Bordenca (2018).
- 13 Sur ce type de « jeux optiques », voir Landowski (1989). Nous y reviendrons plus tard.
20La dénonciation publique, souvent à grand renfort de cris, d’un tel programme narratif généralisé est, par exemple, la position des militants des droits des animaux12. Dont la stratégie communicative tend précisément à montrer (vouloir-faire-voir) ce que l’on tend habituellement à dissimuler (vouloir-ne-pas-faire-voir)13. Cette stratégie de dévoilement tend donc à exposer ce que les médias grand public font tout leur possible pour dissimuler. D’où la présence presque constante, dans la propagande de l’animalisme et du véganisme, de ces images dont nous avions remarqué l’absence programmatique, qui vont combler, même si le sens est inversé, le vide constaté. Voici donc de nombreuses images et vidéos montrant les formes les plus cruelles de mise à mort ou de maltraitance d’animaux que les militants parviennent à intercepter, en les partageant sur le net. Des homards vivants cassés en deux, de grandes truies en cage nourrissant au minimum des porcelets affamés, des scènes d’élevage intensif de moutons ou de porcs, des abattoirs sanglants, etc. En particulier, les figures choisies dans les campagnes de publicité des défenseurs des animaux, qui sont extrêmement violentes, présupposent une idée naïvement comportementaliste de l’efficacité communicative (semblable, par exemple, à celle mise en œuvre sur les paquets de cigarettes en Italie) telle que si je suis témoin de scènes de violence, je serais enclin à ne pas les commettre à nouveau.
21Dans une structure narrative canonique relative au sacrifice (choix de l’animal → sa mise à mort → immolation de l’animal sur l’autel etc.), le discours animaliste manifeste le moment central de la mise à mort des victimes (celui qui est absent à la télévision ou chez FICO), ou en tout cas de tout ce qui leur fait violence, ou encore des résultats « absurdes » de cette violence. Ce qui disparaît dans cet argument est précisément le sens du sacrifice, sa motivation sémiotique (qui, nous le verrons, est fondamentalement présente dans le cas de la dissimulation également). Ici la mise à mort de l’animal n’est pas incluse dans un récit plus large à caractère sacrificiel, mais n’est considérée que sous l’angle de la violence qui lui est inhérente. Si le point culminant du sacrifice est présent, il est néanmoins vidé de sa valeur à des fins prosélytes : il est considéré comme « absurde » car il est littéralement dépourvu de sens, c’est-à-dire qu’il est jugé terriblement insignifiant.
- 14 Pour une première lecture sémiotique du film, voir Jachia (2010), qui est très riche en information (...)
22En revanche, un lieu médiatique où le moment exact de la mise à mort a lieu, et est montré comme tel, avec toute sa valeur symbolique au sein d’un rituel de sacrifice, est la fin du célèbre film Apocalypse Now de Francis F. Coppola — juste au moment où le capitaine Willard décide de tuer le colonel Kurtz. L’intrigue du film est bien connue, et nous ne pouvons pas la répéter ici14. On se souviendra cependant que si la mission de Willard est précisément de tuer Kurtz, considéré par les généraux de l’armée américaine comme ayant perdu la raison, le jeune capitaine a de longs moments d’indécision sur son programme narratif. Il est d’abord emprisonné, mais c’est Kurtz lui-même qui le libère. D’une part, Willard doit suivre les ordres ; d’autre part, cet homme extrêmement fou mais brillant à sa manière le perturbe beaucoup. Willard tente de comprendre les motivations de Kurtz en même temps qu’il est halluciné par la connaissance des violences qu’il a commises, et qu’il commet encore autour de lui, dans cette sorte de village des damnés où tout se passe : corps tatoués, cadavres mutilés, odeur de la mort, pendaisons, crucifixions, têtes coupées, etc. C’est pourquoi il repousse longuement le moment de la mise à mort, tandis que la caméra se promène dans ce lieu d’horreur et de mort, de rituels vaguement païens et de délires collectifs, de gestes indéchiffrables et de chants communautaires. D’ailleurs, pour beaucoup là-bas, Vietnamiens comme Américains, Kurtz est une sorte de divinité. Le tuer pourrait être fatal pour Willard…
- 15 Le sacrifice au dieu et le sacrifice du dieu se chevauchent notoirement au point de s’estomper.
23Tout cela est bien connu. Ce qui nous intéresse ici, c’est un moment très précis du film, à savoir lorsque Willard prend enfin une machette et se dirige vers Kurtz, qui, lui, se laisse massacrer sans réagir d’aucune manière. Encore une fois, ce qui relève de l’analyse n’est pas un contenu mais une forme, une forme d’expression en présupposition réciproque à celle du contenu, c’est-à-dire le dispositif filmique choisi par Coppola pour exprimer ce climax de l’histoire. C’est encore le montage, et bien sûr la bande sonore. Alors que Willard donne un coup de machette à Kurtz, dans un montage alterné, nous voyons au même moment, dans la cour devant la maison du vieux colonel, un groupe d’hommes qui fait marcher un bœuf vers le sacrifice, en plein milieu de l’avant-cour. Et au moment où Willard assène le coup fatal à Kurtz, au son de The End des Doors, nous voyons le cou de l’animal tomber lamentablement sur le sol — la tête d’un côté, le corps de l’autre — éclaboussant le sang partout. Le montage alterné se poursuit, les coups sont portés par Willard, c’est l’animal qui tombe : tandis que Kurtz, manifestement mourant, reste pratiquement hors-champ. Le spectateur est comme empêché de voir sa mort, métaphoriquement remplacée par celle du bœuf. Kurtz, lecteur de Frazer et de Girard, et profond connaisseur des rites sacrificiels décrits par le grand anthropologue, semble subir la fin du bouc émissaire, immolé en sacrifice15.
- 16 On trouve une forme d’analogie assez similaire chez Primo Levi, cf. Marrone (2020).
24Le sens est très clair, il y a une analogie entre le colonel et le bœuf, entre la mise à mort sanglante de Kurtz et celle de l’animal, où seule cette dernière est montrée dans le film16. Le colonel n’est d’ailleurs jamais complètement cadré au cours des longues scènes de dialogue entre lui et Willard, comme pour souligner son impénétrabilité, ou, si l’on veut, son ambivalence, le fait qu’il soit à la fois diabolique et brillant, semeur de mort parce qu’extrêmement angoissé par l’horreur de la guerre (« cet homme est lucide dans ses pensées, mais son âme est folle », dit le photographe du village). Si d’une part la relation dialectique entre Willard et Kurtz apparaît clairement, à un certain moment tous deux ont le visage également peint, tous deux sont persécuteurs et tous deux sont martyrs ; d’autre part, Kurtz est une victime au même titre que le bœuf, qui est certes décapité, mais dans le cadre d’une cérémonie aussi précise dans ses détails rituels qu’incompréhensible aux yeux de Willard (et avec lui du spectateur). L’animal, lui aussi, a donc un statut ambivalent : d’un côté une victime, de l’autre un instrument pour interagir avec la divinité. Ainsi, à sa manière, Kurtz vit — et meurt — dans un environnement halluciné et hallucinant, mais néanmoins riche de sens.
25Trop riche peut-être : les symbolisations à l’intérieur du film se multiplient, et avec elles les interprétations à l’extérieur. Ce qui nous intéresse ici, c’est simplement cette double apparition, simultanée et alternée, de la mise à mort de la double victime, avec tous les retournements possibles. La seule voie possible, sans doute pour pouvoir continuer à assister à une violence, pourtant symbolique, qui, ailleurs, perd fortement tout sens pour devenir pure fonction : celle de tuer l’animal pour l’envoyer, soigneusement cuisiné, à table.
26Remontons un peu dans le temps en considérant deux autres films qui, anticipant certains des thèmes évoqués jusqu’ici, constituent, pour ainsi dire, leur antécédent. Le premier est Novecento de Bernardo Bertolucci (1976), le second Nestore, l’ultima corsa d’Alberto Sordi (1994).
27Dans Novecento on assiste à la mise à mort d’un cochon dans une cour de ferme, une exécution vécue par la communauté agricole locale comme un rituel quotidien normal, voire même pas un rituel, mais une routine. Quatre ou cinq hommes sortent un gros cochon effrayé et grognant de la porcherie et, le tenant par les pattes, le placent sur le ventre afin qu’Olmo (le protagoniste du film, joué par un jeune Depardieu) puisse le poignarder avec un long couteau. D’une manière presque chirurgicale, précise et en même temps habituelle, Olmo fait pénétrer l’arme dans la chair de l’animal, dont le grognement devient encore plus fort, plus effrayant : d’autant plus terrible qu’il contraste avec le silence étonné d’un groupe d’enfants qui, à proximité, observent la scène. L’animal est finalement silencieux lorsque deux jeunes garçons entrent dans la cour, appelant bruyamment leur père, Olmo, en revenant de l’école. Le caquetage des deux adolescents semble presque risible comparé au hurlement terrifiant de l’animal quelques instants plus tôt. Père et fils s’assoient sur le dos de l’animal mort et commencent à parler d’autre chose, de l’école, de ce qui se passe dans le quartier. On apporte le cochon et tous ensemble — hommes, femmes, enfants — commencent à le découper pour en faire des salamis de toutes sortes. Le thème discuté par toute la communauté, tout en travaillant à la transformation de l’animal, est la politique socialiste en déroute, la violence des fascistes, la résistance qui s’annonce ; et personne ne prête attention au pauvre cochon devenu viande de boucherie, une série de délices à déguster pendant les longs mois d’hiver.
- 17 Sur Nestore, cf. Mangiapane (2020).
28Un véritable abattoir clôt l’autre film en question, dans lequel le vieux cocher romain Gaetano Bernardini (joué par Sordi) vit toute sa vie avec un cheval, Nestore, qui traîne sa voiture dans les rues de la capitale pendant la journée et dort dans une écurie devant la chambre de nuit de Gaetano. Les deux acteurs — humain et non-humain — vivent ensemble, chacun dans son rôle, et partagent le même travail qui consiste à emmener les touristes dans les rues de Rome. Mais le moment viendra où ils ne pourront plus supporter le poids de leurs tâches quotidiennes : Gaetano devient trop vieux pour travailler, et donc condamné à une retraite forcée qui sonne dans tous les cas comme un départ précipité du monde social, et Nestore ne peut plus faire face. C’est ainsi que Gaetano réalisera combien leur existence était liée par une sorte de destin commun de mort (symbolique pour le premier, matérielle pour le second) au moment où l’impitoyable maître de carrosse, sans le moindre égard pour leur relation affective, ordonne au cocher de conduire son compagnon de vie à l’abattoir. Gaetano fait tout ce qu’il peut pour éviter à l’animal cette fin brutale, il essaie de le sauver, de lui trouver un refuge où il pourra continuer à vivre. Sans espoir. À la fin, le cheval ira à l’abattoir et, dans une longue et effrayante scène finale, nous voyons le pauvre Gaetano se faufiler dans cet horrible endroit plein de bruit et de sang à la recherche de Nestore ; mais il ne le trouve pas, il ne peut pas le reconnaître parmi cette série effrayante de corps disséqués et suspendus à des crochets métalliques : il assiste plutôt à l’exécution mécanique de dizaines d’autres chevaux. Nestore n’est plus, il a perdu son statut de sujet, il est devenu une chose, un morceau de viande anonyme qui sera stocké dans les immenses réfrigérateurs de l’abattoir avant de finir dans n’importe quelle boucherie. Dissous au milieu des hurlements des scies mécaniques et des nitrites des bêtes folles17.
29Dans les deux films, en somme, la mise à mort de l’animal est montrée, mais de manière très différente, opposée, ni l’une ni l’autre n’étant toutefois ritualisée, comprise et vécue comme un sacrifice. Dans Novecento l’exécution du cochon fait partie de la routine de travail des paysans émiliens, et personne ne semble se soucier de la violence que le film place sous les yeux du spectateur. Ni ceux qui participent à l’exécution (le groupe de paysans) ni ceux qui en sont témoins (le groupe d’enfants) ne sont ébranlés par la mise à mort de l’animal, dont les grognements sont à l’ordre du jour, alors que les problèmes de cette communauté sont tout autres. L’acte de montrer la mise à mort, clairement présent dans le film, n’est donc pas lié à une quelconque sanction moralisatrice, à un quelconque trouble au niveau de l’énonciation narrative ; une forme d’appréhension sera, le cas échéant, présente au niveau de l’énonciation, où l’énonciateur montre à l’énonciataire la mise à mort, confiant aux contrastes sonores le soin de signaler sa violence flagrante. Dans Nestore l’exécution est là, mais elle est en même temps niée : ce n’est plus celle de l’animal individuel, mais celle de l’animal en général, de tout cheval qui connaît le même sort que Nestore, de tout Nestore, de tout cheval que Nestore est devenu. Nous sommes aux antipodes du sacrifice anthropologiquement compris : nous assistons à une mise à mort généralisée et médicalisée des animaux pour l’alimentation — un rituel à sa manière, mais d’un autre type et d’une autre valeur. L’animal n’a pas un rôle de sujet pour la société : il était un outil lorsqu’il tirait le chariot, il est de la pure viande pour l’abattage ensuite. Seul Gaetano la considère comme un compagnon, un ami, une personne. Sans intérêt.
30Si nous voulons tirer les fils de ce qu’on a dit jusqu’à présent, et chercher une structuration sémantique du corpus que nous avons construit à partir de notre problématique — le (non-)sens du sacrifice dans le monde des médias —, il est possible de proposer le schéma suivant, qui reprend, en le modifiant un petit peu, le carré sémiotique des jeux optiques proposé par Landowski (1989). Là où ce dernier, partant de la dichotomie public/privé, posait le problème du vouloir-voir et du vouloir-être-vu, avec toutes les relations possibles établies dans deux carrés sémiotiques superposables, dans notre cas aucune forme de volonté n’est en jeu. Comme nous l’avons dit, il s’agit ici de montrer et de cacher, de dissimuler et de révéler la mise à mort de l’animal (à des fins diverses, tantôt religieuses, tantôt profanes, tantôt alimentaires, tantôt sanitaires). La vision est alors régie par une action factuelle, par un faire, un faire-voir.
31Voici donc le schéma :
32Comme toujours, ce schéma propose une articulation logique de la catégorie liée à /faire voir/, sans pour autant comprimer des termes même très différents dans la même position. Il est en effet évident que l’acte de montrer présent dans Apocalypse Now est très différent de celui de Novecento : dans le premier cas, il y a une mise en scène, l’exécution spectaculaire de l’animal au sein d’un rituel très complexe qui, d’une part, implique toute la communauté et, d’autre part, est doublé par la mise à mort de Kurtz par le capitaine ; dans le second, en revanche, la ritualité de l’exécution est écrasée dans la banalité de la vie quotidienne de la communauté de référence, de sorte que l’acte de sacrifice est abandonné. De même, comme nous le verrons plus clairement dans la conclusion, entre les programmes avec Giorgione et Depardieu, d’une part, et le parc alimentaire de Bologne, d’autre part, l’analogie n’est pas totale : à leur manière, les deux émissions maintiennent un certain lien sémantique avec les animaux ; chez FICO, c’est une pure hypocrisie, un oubli feint d’un maillon fondamental de la chaîne alimentaire.
33On dit que, dans les communautés traditionnelles, celles qui sont étudiées par les folkloristes plus que par les ethnologues, le rituel de la mise à mort de l’animal se manifeste de manière diverse, ayant plus ou moins d’importance dans les cérémonies locales. Le moment du repas commun, du partage du même animal, est assez présent chez eux, alors que celui de la mise à mort de l’animal sur la place publique ne l’est pas toujours : c’est-à-dire qu’il n’est non seulement pas universel, mais pas non plus généralisable. Les avis divergent toutefois sur ce point.
- 18 Cf. Soler (1997).
- 19 Voir à cet égard le témoignage d’un agriculteur dans Dell’Oglio & Lombardo (2018).
- 20 En termes de sémiotique des passions, on pourrait ainsi parler de moralisation (cf. Greimas & Fonta (...)
34Pour la religion juive plus traditionnelle, on sait que l’on peut manger de la viande à condition de respecter l’obligation de sacrifice, et d’immoler le sang versé sur l’autel en offrande à Dieu : toute autre mise à mort de l’animal, à des fins alimentaires ou non, est interdite18. Ce qui reste généralement fondamental dans les cultures traditionnelles, c’est le fait que pour être mangé, l’animal doit d’abord être tué : on ne mange pas la viande d’animaux morts spontanément, par vieillesse ou autre. Sur ce point, les témoignages sont nombreux et variés, et pour la plupart en accord19. Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie tout simplement qu’il est tout à fait clair que le régime carné des sociétés traditionnelles présuppose une victime, et qu’elle doit être « rémunérée » à sa manière, c’est-à-dire que son importance, ou la valeur qu’elle a, en elle-même et pour la communauté dans son ensemble, doit être reconnue collectivement. Paradoxalement (ou pas ?), la tuer rituellement est la meilleure façon de reconnaître sa valeur, comme si l’on admettait publiquement que l’on élimine une vie pour notre bénéfice, trop humain20.
35C’est là que réside, selon toute vraisemblance, l’une des différences fondamentales entre l’espèce humaine et les autres espèces animales : là où ces dernières se divisent en proies et prédateurs selon une loi inéluctable générée par l’instinct de survie, l’animal humain — également proie et également prédateur — tue l’animal non humain pour s’en nourrir, mais non sans lui avoir donné au préalable une valeur symbolique, en reconnaissant publiquement son sens au sein d’une communauté à laquelle tous, humains et non humains, appartiennent. Mauvaise conscience ? Peut-être, mais en tout cas, certainement pas la violence « pure » ou « injustifiée » ou « brute », mais son exact contraire.
- 21 Voir à cet égard les réflexions de Mangiapane (2020) sur le dessin animé Peppa Pig.
36Il est évident que lorsque, historiquement, nous perdons le sens de cette communauté dans laquelle les humains et les non-humains trouvent tous leur place et leur valeur, et dans laquelle l’animal devient « inutile », c’est-à-dire qu’il n’a plus de rôle actif dans la vie sociale, il perd le sens qu’il avait pendant des siècles et prend un autre sens : il devient un animal de compagnie, c’est-à-dire qu’il assume un rôle spécifique dans le système d’affection et non dans celui de la production21. D’où, peu à peu, le végétarisme, l’animalisme, le véganisme et ainsi de suite, toutes les positions — individuelles et collectives — qui visent à donner à l’animal un nouveau rôle, paradoxal quand on y pense, à savoir celui d’être très semblable à l’homme : annulant ainsi toutes les différences, nous risquons une fois de plus de perdre tout sens. Les cérémonies sacrificielles ne sont donc comprises que comme des « martyres », voire des « holocaustes », des violences « gratuites » et « injustifiées », qui ne tiennent pas compte du système de perceptions et d’affections de l’animal, qui n’est plus une chose ou un instrument de l’homme mais un sujet à part entière. Le sacrifice, repensé comme une action purement pratique et violente visant à se nourrir, devient « absurde », vide de sens.
- 22 Il faut cependant faire attention au fait (bien précisé par Descola) que l’inverse n’est pas vrai : (...)
- 23 Cf. Mangiapane (2018) et notamment l’essai de Battistini (2018). Sur « mignon » (cute), voir égalem (...)
37Bref, la boucle semble se refermer, nous laissant toutefois dans une situation qui, à y regarder de plus près, est très étrange : nous sommes devenus des matérialistes, mais des matérialistes sui generis. D’une part, nous disons que nous ne devons pas tuer, c’est-à-dire sacrifier, les animaux parce qu’ils sont des êtres qui souffrent comme nous (ce qui est une position que Descola, et avec lui une grande partie de l’anthropologie, appellerait animiste22). En revanche, en ce faisant, nous les isolons du réseau de signification sociale dans lequel ils existent, en les considérant comme des sujets à part entière, non humains, et donc extérieurs à notre monde social purement humain (ce qui est au contraire une position naturaliste). C’est l’internaturalité, une condition assez répandue dans la culture contemporaine. Si pendant longtemps l’animal tué a été membre d’une société, d’une collectivité, quand ce n’est pas d’une famille, aujourd’hui il n’est plus qu’un animal : un animal et rien d’autre ; un animal dans sa solitude. Nous lui donnons toute notre affection, nous le considérons comme un pet, tant que cela n’a rien à voir avec sa nature sauvage. Il ne se mange pas, il reste là, cariiiino (cute, kawaii)23 : ironiquement superflu.
38Il convient à ce stade d’interroger certains des chercheurs les plus attentifs à ce phénomène. Pour notre propos, plus que les ethnologues, il semble utile de lire les antiquistes qui, bien qu’avec un penchant anthropologique évident, ont consacré des travaux au sacrifice dans la Grèce classique. Il s’agit surtout des savants qui ont écrit dans le célèbre ouvrage édité par Detienne et Vernant sur la Cuisine du sacrifice dans la Grèce antique (1979), où l’interprétation du sacrifice est déplacée du niveau éminemment religieux au niveau plus purement politique, et donc de la communication phatique entre l’homme et le dieu à la gestion des affaires publiques à travers non seulement la mise à mort de la victime sacrificielle mais aussi le partage de sa chair selon des règles hiérarchiques précises.
39Dans la Grèce antique, selon cette lecture, la cuisine liée au régime carné est fortement politique, et ce lien est assuré justement par le sacrifice. D’une part, il y a, dans le sacrifice de l’animal, l’institution d’une relation privilégiée avec les dieux ; mais d’autre part, ce sacrifice constitue la polis et son articulation, tant à l’intérieur (hiérarchies sociales) qu’à l’extérieur (relation avec d’autres póleis, ou établissement de nouvelles villes coloniales). Ce qui est intéressant, entre autres, c’est qu‘il n’existe aucun témoignage écrit d’un acteur qui y a directement et activement participé. S’il est possible de reconstituer leurs formes et les valeurs qui y sont inscrites, c’est uniquement à partir des textes des sujets qui se sont farouchement opposés à la politique de la cité, et à ses choix alimentaires : les Pythagoriciens et les Orphiques (végétariens d’ailleurs) et les Dionysiens (mangeurs de viande crue). Si suivre un certain régime (végétarien ou crudiste) revient à s’opposer au gouvernement, il est évident, par présupposition, que le régime opposé (carné et sacrificiel) est propre au gouvernement de la polis. L’absence de preuves directes est donc le signe que cette polarité du sacrifice est dans la Grèce antique si profondément enracinée qu’elle est silencieuse, profonde et donc non explicite ou explicable.
40Mais en quoi consiste cette nature politique de la cuisine ? Tout d’abord, note Detienne, ce n’est jamais l’animal sauvage, par exemple le gibier, qui est sacrifié, mais l’animal domestique, non pas la bête « inutile » mais la bête « utile », celle qui a sa place dans la société. D’où l’opposition entre la figure du chasseur, qui n’a qu’une sorte de fonction protectrice vis-à-vis de la polis, et celle du mageiros, acteur qui exerce trois formes d’action différentes : il est à la fois sacrificateur (celui qui immole l’animal sur l’autel), abatteur (celui qui divise l’animal en morceaux) et cuisinier (celui qui le cuit). En effectuant ces trois actions différentes, les mageiros accomplissent en parallèle, et silencieusement, de nombreuses autres fonctions. Les morceaux en lesquels l’animal est divisé ne sont pas tous les mêmes pour lui, ni tous destinés à la même cuisine ou au même consommateur. Ainsi, d’une part, en abattant l’animal, il valorise différemment ses parties : la viande extérieure est très différente des parties intérieures, et parmi ces dernières, une autre distinction doit être faite entre les viscères (foie, poumon, rate, reins et cœur) et les entrailles (estomac et intestins). En revanche, chacune de ces parties est cuisinée différemment (rôtissage, ébullition, fumage) et répartie de manière variable entre les convives.
41Le rituel du sacrifice suit une succession d’étapes très précises impliquant différents types de cuisson : tout d’abord, les viscères sont rôtis à la broche et consommés sur place, près de l’autel, par les officiants ; les autres morceaux de viande sont bouillis, et destinés à un banquet élargi ; tandis que les entrailles, y compris les saucisses et les boudins, sont reléguées en marge du repas sacrificiel. L’égorgement, l’abattage et la cuisson sont donc une même pratique, dont le but est la division des parties de l’animal et la hiérarchisation parallèle de la société : les meilleurs morceaux (cuisse, flanc, épaule, langue) appartiennent au prêtre, au roi et aux premiers magistrats de la ville ; le reste est parfois divisé en parts égales ou tiré au sort. C’est à la fois la justification de l’aristocratie et celle de la démocratie. Chacun mange en fonction de son rôle social et politique, mais aussi, inversement, le rôle social se constitue sur la base du morceau de viande qu’il mange (et ne mange pas).
42La cuisine politique grecque n’est donc rien d’autre qu’une relation particulière de signification, où l’on peut placer en présupposition réciproque les parties de l’animal au niveau de l’expression et la hiérarchie sociale au niveau du contenu, avec un opérateur spécifique, c’est-à-dire une instance de signification qui produit et gère la relation entre l’expression et le contenu, ainsi que sa réversibilité toujours possible. De plus, au sacrifice succède le repas commun : l’animal sacrifié est mangé ensemble — selon le critère de la distinction entre ses parties — mais l’inverse est également vrai : le sacrifice est accompli pour manger ensemble.
43Quelque chose de similaire se produit, pour ainsi dire, en politique étrangère : lorsque les Grecs partent fonder une nouvelle colonie, ils apportent avec eux les outils pour dresser un autel sur place, et le feu pour installer un pot avec de l’eau fumante. Ce faisant, d’une part, ils propitient les dieux, et d’autre part, ils entrent en relation avec les indigènes, leur offrant un repas commun, et l’établissement consécutif d’une nouvelle polis, avec sa hiérarchie interne. Au dieu va la fumée qui monte au ciel, tout le reste est partagé par les membres de la nouvelle société à fonder, colons et indigènes.
- 24 La machette de Willard cadrée au premier plan lors du meurtre de Kurtz semble bien connaître ce gen (...)
44Mais l’aspect le plus important de la question pour nous est le statut particulier de la victime sacrificielle, qui, paradoxalement du moins, met à bas de nombreux lieux communs sur la supposée hypocrisie du sacrifice contemporain, en trouvant des correspondances surprenantes entre les Grecs et nous. En fait, Detienne insiste très clairement sur le fait que l’acte spécifique de la mise à mort de l’animal, préalable au reste du sacrifice, est beaucoup moins paisible et évident qu’on pourrait le croire. Ce meurtre est soit motivé, soit dissimulé, soit délégué à un autre acteur qui n’est pas le mageiros. C’est comme si l’on disait que la violence du cérémonial — que de nombreux interprètes, à partir de Girard, considèrent comme constitutive du rite sacrificiel — tend à être, sinon éliminée, dissimulée, mise entre parenthèses. Tout d’abord, l’animal choisi quelques jours avant la cérémonie est placé dans une cour à part, séparé du consortium des autres animaux domestiques auxquels il appartient. C’est-à-dire qu’il devient déjà « divin ». Le jour prédestiné, il est conduit en procession jusqu’à l’autel et, une fois là, on lui demande son consentement à être sacrifié : on lui jette de l’eau glacée et des graines de blé sur le visage, de sorte que la bête est obligée de secouer la tête, un geste qui est interprété — hypocritement ? — comme le consentement à être immolé sur l’autel. Il semble, entre autres, que l’acte de mise à mort ne soit pas effectué par le mageiros lui-même mais par un autre officiant délégué par lui, qui peut aussi être un acteur non humain : « c’est le couteau qui l’a fait », crie parfois le mageiros devant la bête déjà morte, comme pour justifier sa fin24. En bref, dit Detienne, le climat émotionnel du sacrifice est celui d’une « prudence inquiète ».
45Du discours tortueux mené jusqu’à présent, nous pouvons néanmoins tirer quelques indications épistémologiques et méthodologiques, tant en termes de résultats que de relances.
46Tout d’abord, l’importance d’un dialogue de la sémiotique avec les sciences humaines et sociales est sans doute réaffirmée, en particulier avec l’ethnologie, une discipline dont on peut tirer des leçons non seulement en ce qui concerne les objets ethnosémiotiques qui constituent son champ d’analyse, mais aussi en ce qui concerne les modèles à utiliser dans l’examen des objets sociosémiotiques, qui sont plus propres à cette autre philosophie qu’est la science de la signification. L’anthropologie du monde contemporain et la sociosémiotique sont de ce point de vue deux déclinaisons d’un même terrain d’investigation. Plutôt que d’acquérir des réalités factuelles à partir des soi-disant sciences exactes, ou des sciences de la nature, pour se rendre compte qu’elles aussi sont des objets de sens culturellement construits, nous pourrions aussi bien assumer une perspective anthropologique et historique en sémiotique dès le début.
47En ce qui concerne la réflexion philosophique et sémiotique sur le monde animal en particulier, ce que nous pourrions appeler une ethnographie du quotidien entre également en jeu : d’une part, un élargissement nécessaire vers la culture médiatique et post-médiatique ; d’autre part, un regard sur les savoirs auxquels les cultures traditionnelles et subalternes ont toujours prêté attention. Tout cela, bien sûr, au nom d’une méthodologie sémiotique qui, au contraire, recourt à la modélisation formelle et à une épistémologie structurelle d’une extrême rigueur. L’élargissement tactique du regard s’accompagne donc d’un rétrécissement stratégique des méthodes d’analyse. Si tout se tient, c’est que anything goes, mais seulement en amont, en principe. Quand c’est fait, plutôt, rien ne va plus.
48Ce n’est qu’ainsi que l’on peut poser, sans craindre l’hétéroclisie, la question du sacrifice dans la culture contemporaine comme un contre-sens économique au discours animaliste et végane : c’est-à-dire non pas en termes d’opposition idéologique ou éthique ou esthétique ou métaphysique, mais en termes de refonte ethno- et sociosémiotique de celui-ci, visant à mettre à jour ses structures profondes implicites et, selon toute vraisemblance, inconscientes.
- 25 Voir, par exemple, Bottero (2006) sur la cuisine mésopotamienne, et Malamoud (1989), sur la pensée (...)
49D’autre part, en élargissant le champ d’investigation, il est apparu clairement que la critique de la violence envers les animaux destinés à l’alimentation, ou du moins la nécessité de la gérer au mieux, n’est nullement une acquisition récente, mais plonge ses racines dans le non-dit — c’est-à-dire dans les structures cachées de la pensée et de l’action — au moins dans la culture grecque antique. Et nous pourrions sûrement encore aller plus en arrière et ailleurs25. Plutôt que de parler trivialement de l’hypocrisie des médias ou, à l’inverse, de crier au scandale à chaque goutte de sang versée, deux positions finalement empreintes de préjugés et d’idéologie, il s’est avéré plus facile d’aller chercher du sens là où beaucoup cherchent des faits, de reconstruire des tissus de signification au lieu des arguments prétendument rationnels et éthiquement conscients tenus par d’autres. Plus que la réalité supposée, c’est le sens qui nous intéresse, seul moyen, auraient dit nos maîtres, de pouvoir comprendre autant que possible — et vivre dans — la réalité elle-même.
50Ainsi, le sacrifice n’est pas l’image statique d’hectolitres de sang perdus pour réjouir nos estomacs de gourmets impassibles aux riches œillères. Il s’agit plutôt d’une structure de sens très complexe, d’une configuration sémiotique avec une articulation interne précise, tant au niveau syntagmatique interne (ses différentes phases) qu’au niveau paradigmatique externe (ses formes d’opposition aux autres systèmes alimentaires et religieux). L’acte de tuer, comme nous l’avons vu, n’a de sens qu’au sein d’une telle configuration : considéré en lui-même, il ne peut être qu’insensé, dénué de sens, absurde, mauvais.
51On comprend ainsi un peu mieux une position comme celle de Giorgione (très proche en cela du cocher de Nestore), porteur sain d’une tradition culturelle qui voit une continuité spirituelle et une discontinuité extérieure entre l’homme et l’animal (une définition, selon Descola (2005), de l’animisme). Et de repenser à l’écart de montage entre les deux scènes comme à une question problématique — à la fois technique-pratique et ontologique — dans la gestion d’une telle tradition dans une culture qui est la nôtre, où l’on perçoit, le cas échéant, une continuité biologique et une discontinuité psychologique entre l’homme et l’animal (définition du naturalisme). L’animalisme contemporain est animiste à certains égards, naturaliste à d’autres : c’est-à-dire qu’il vit dans une condition d’internaturalité en tant que champ de conflits et de contrats entre différentes positions ontologiques. À sa manière, Depardieu, dans son émission de télévision, a une position similaire, où, cependant, le non-regard n’est pas résolu par une coupe de montage mais par un obscurcissement momentané de l’image qui empêche de voir la gorge tranchée, mais pas le sang immédiatement purifié par les mageiros. On l’a qualifié de « geste pornographique doux », précisément parce qu’il s’agit d’une exhibition effrontée de voyeurisme sous couvert de pudeur. La solution de FICO, qui investit le seuil spatial entre l’intérieur et l’extérieur d’une énorme responsabilité (celle du silence sur le meurtre de la victime), est intermédiaire entre les deux cas, et elle semble en plus rappeler le sacrifice grec antique. Les animaux du zoo à manger sont là comme la victime grecque isolée de son contexte d’origine, prête à être sacrifiée. Ayant dissimulé le moment du sang (qui l’aurait fait ?), le mageiros est néanmoins physiquement présent à l’intérieur, dans le rôle du boucher compétent, préparant la porchetta, devant son public festif. Le moment du sang apparaît dans la propagande animaliste sous la forme d’une stratégie de communication fortement comportementaliste. Et ce n’est que dans Apocalypse Now, un film fortement imprégné de culture anthropologique, que le méchant et la victime se juxtaposent dans une autre ontologie que Descola appelle analogiste, où il y a une discontinuité entre les humains et les non-humains, aussi bien psychiques que physiques, et à cause de cela, nous finissons par les associer par de pures correspondances externes. La divinité maléfique et l’animal innocent vivent le même destin, voire le même temps, dans un final narratif à double lecture : purification cathartique pour un retour à l’ordre ou fin de toutes choses dans le chaos primordial ?
52Ainsi, tout ceci peut également avoir des retombées en termes de praxis sociale, c’est-à-dire, dans le cas précis que nous avons essayé de discuter, de la gestion consciente du régime carné. Face aux compétitions internaturelles qui caractérisent notre vie quotidienne et notre horizon éthico-politique, une façon de pratiquer pourrait être de reconstruire, ou de construire ex novo, des réseaux de sens dans lesquels greffer nos actions, nos comportements, nos valeurs. Redonner à l’animal sa place dans une société qui est la nôtre.