What remains ? Oh, yes — the face itself, gasping
For recognition, that coherent form in the mire
Of physiological confusions — all these odds & ends
Drawn together on the page, seeking corporeal unity.
(James Naiden. 1971. « The Face ». In Id. 1971. Poetry, édition numérique)
1Entre le 19 juin et le 27 septembre 2020, le Carré d’Art, Musée d’art contemporain de Nîmes, a proposé une exposition intitulée « Des visages », ayant comme sous-titre « Le temps de l’autre »1. On y a thématisé le visage humain à travers la présentation de plusieurs œuvres artistiques, allant de Christian Boltanski à Sophie Calle, de Thomas Ruff à Ugo Rondinone. Tout comme maintes expositions dans la même période autour du monde, l’exposition se voulait une réaction, par le biais muséal, au confinement et au masquage dus à la pandémie en cours :
Dans ces temps de confinement où toute personne pourrait sembler être une menace et où nous avançons masqués, cette exposition constituée en grande partie d’œuvres de la collection nous amène à porter un regard sur l’autre.
2Depuis le début de l’urgence globale, plusieurs institutions muséales de la planète ont organisé des expositions pareilles, avec des intentions semblables, thématisant le visage, le masque, la distance, la contagion, l’interaction. On ne citera ici que la dernière, au moment où le présent article s’achève : « The Mask Never Lies », « Le masque ne ment jamais », prévue du 15 décembre 2021 au 1er mai 2022 auprès du CCCB : Centre de Cultura Contemporània de Barcelone2. Dans ce cas, la motivation de l’exhibition est décrite comme suit :
The Mask Never Lies takes us on a journey through the political uses of masks in modern society and looks at the politics of how faces are controlled, cultural resistance to identification, the defense of anonymity, the strategies of terror in the act of concealment, and the way in which bad guys, heroes or heroines and dissidents use masks as a symbol of identity. Our world cannot be understood without masks and maskers, and even less so nowadays, when a pandemic has forced us to live behind them.
Cette déclaration est accompagnée d’une citation tirée d’un livre sur le masque publié par Servando Rocha en 2019 :
Masks are used for us to communicate with the invisible, but they also have a subversive, clandestine component. Beneath them, protected by what is not seen, our identity remains secret and we are able to make our most forbidden desires a reality with some certainty. The mask isn’t the past, and neither does it lie.
Il y a une mode dans le monde des expositions artistiques, qui concerne à la fois le contenu et la forme.
3En ce qui concerne le contenu, le visage et ses alentours ont été à la page même avant la pandémie. Du 17 juillet 2019 au 6 janvier 2020, par exemple, le Musée national du cinéma de Turin a organisé une exposition intitulée « #FacceEmozioni : 1500-2020 – Dalla fisiognomica agli emoji »3. Les intentions de l’initiative ont été annoncés en ces termes :
Una grande esposizione che, partendo dalla prestigiosa collezione del Museo Nazionale del Cinema, racconta gli ultimi 5 secoli di storia di questa pseudoscienza. Un percorso emozionale tra maschere e sistemi di riconoscimento facciale che conferma ancora una volta come il volto sia il più importante luogo di espressione dell’anima dell’essere umano.
4La pandémie, ses confinements, ses retombées numériques et ses masques n’étaient pas encore là, mais la focalisation sur le visage, avec une reprise de la tradition physiognomonique, était déjà actuelle. Les origines profondes et lointaines de la mode du visage sont difficiles à détecter, mais l’existence de cette tendance, même dans le milieu des expositions, est indubitable. Elle s’accompagne de la tendance rhétorique à utiliser le visage dans les affiches faisant de la publicité pour les expositions qui le concernent, souvent agrémentées de citations tirées des grands classiques sur le sujet.
5L’affiche de l’exposition de Nîmes contenait une image extraite d’une vidéo-installation de l’artiste afro-américaine Martine Syms, dont la production se concentre souvent sur le visage comme lieu d’identité et de conflit dans la société des EEUU. L’exposition était évidemment influencée ou même motivée par l’urgence de réfléchir sur un objet à la fois très quotidien et très mystérieux, à savoir le visage, après les confinements dus à la diffusion du virus de la COVID-19. Pendant la pandémie, en effet, le visage a été sollicité selon plusieurs perspectives dans son statut anthropologique et dans son fonctionnement sémiotique profond : la difficulté voire l’impossibilité de rencontrer l’autre face à face ; l’imposition du masque ; la numérisation forcée du visage dans la vie professionnelle, sociale, intime : toutes ces dynamiques ont imposé une reconsidération rapide et pressante de ce qui, auparavant, était consubstantiellement et littéralement naturalisé comme étant « sous les yeux de tout le monde », c’est-à-dire le visage. L’exposition de Nîmes choisissait de mettre en exergue une phrase tirée du philosophe du visage par excellence du xxe siècle, Emmanuel Levinas, et précisément un passage de l’ouvrage Éthique et infini, issu d’une série d’entretiens avec Levinas réalisés par le philosophe français Philippe Nemo et publié dans la collection de poche chez Fayard en 1982, depuis traduit dans une quinzaine de langues. La phrase de Levinas mise en exergue par l’exposition de Nîmes était la suivante :
La meilleure manière de rencontrer autrui, c’est de ne pas même remarquer la couleur de ses yeux ! Quand on observe la couleur des yeux, on n’est pas en relation sociale avec autrui. La relation avec le visage peut certes être dominée par la perception, mais ce qui est spécifiquement visage, c’est ce qui ne s’y réduit pas.
6La citation est particulièrement pertinente, à deux égards. D’une part, en surface, c’est un clin d’œil à la fois métaphorique et littéral à la question politique du visage et de ses pigmentations, emphatisée d’ailleurs par le choix de l’image de Martine Syms dans l’affiche : presque en même temps que le monde couvrait partiellement les visages des hommes et des femmes pour essayer d’entraver la diffusion du virus, un mouvement d’opinion s’est répandu globalement, propulsé par la mort violente du citoyen afro-américain George Floyd provoquée par un policier blanc. Ce mouvement a thématisé le rôle social et politique de la couleur de la peau, mais en même temps il s’est focalisé sur le visage — et sur la bouche en particulier — comme canal d’une respiration suffoquée par la brutalité policière. Les deux circonstances sociales, l’une et l’autre centrées sur le visage et surtout sur la bouche, se sont depuis souvent croisées dans le discours public, par exemple lors de l’exposition au Carré d’Art.
7D’autre part, la phrase de Levinas y a révélé néanmoins une autre pertinence, plus profonde, que l’on pourrait qualifier de « phénoménologie éthique du visage ». Dans le style typique du penseur franco-lithuanien, la citation semble décrire ce qui est arrivé, dans la perception, lorsque le visage de l’autre a été masqué pour le protéger de la contagion, ou bien pour se protéger de sa contagion : le nez et la bouche étant couverts, ainsi que la majorité de la partie inférieure du visage, ce qui est passé au premier plan, dans la rencontre face masquée à face masquée, c’est justement leur partie supérieure, celle des yeux, avec une anatomie détaillée par les circonstances forcées de la phénoménologie de l’urgence et, partant, l’attribution d’un sens tout nouveau à la fois à leur forme et à leur fonction. La psychologie individuelle mais aussi les cultures anthropologiques du visage peuvent contribuer à rendre cette exaltation visuelle des yeux dans le visage masqué particulièrement frappante, ou même gênante, par exemple chez les individus ou bien dans les sociétés entières qui se parlent en se regardant non pas dans les yeux mais vers la bouche ou vers le corps. Dans ce cas, regarder quelqu’un dans les yeux a des connotations négatives, en relation, par exemple, avec le défi.
8Lorsque les humains interagissent à courte distance, ils ont différentes façons de projeter leur regard sur la figure de l’autre. La direction du regard et ses parcours d’observation dépendent, en effet, d’un mélange complexe de déterminations psychologiques et sociales, cognitives et contextuelles. Le sujet est au centre de plusieurs recherches et spéculations depuis longtemps. D’une part, des conditions cognitives particulières entraîneraient des regards interpersonnels spécifiques, par exemple chez les individus autistiques, qui auraient tendance à éviter de regarder l’interlocuteur (de façon prolongée) dans les yeux et qui regarderaient, plutôt, la bouche ; le sujet a été largement étudié mais il reste controversé et plein d’incertitudes et de nuances (Benson, Valerie et Fletcher-Watson 2011), également à l’égard du rôle des indications visuelles concernant le visage et notamment la bouche dans la dyslexie (Galazka 2021). D’autre part, des recherches psycholinguistiques soulignent que les enfants bilingues aussi auraient tendance à regarder plus la région de la bouche et moins celle des yeux, surtout jusqu’à un certain stade de développement du langage (12 mois environs) (Ayneto et Nuria 2016). Il semble évident, en tous cas, que la possibilité de regarder la bouche de l’interlocuteur joue un rôle important dans l’apprentissage des sons d’une langue chez les infants (Imafuku et al. 2019).
9La façon dont des « indications visuelles » peuvent faciliter la décodification du langage dans des conditions de réception auditive dégradée est, cependant, un sujet controversé (Banks et al. 2021), quoiqu’il soit prouvé de façon expérimentale que le port du masque, surtout du type N95, entrave la perception des sons du langage et en rend plus difficile la compréhension (Rahne, Torsten et al. 2021). Non seulement les conditions psycholinguistiques mais les psycho-sociales aussi influencent la façon dont on regarde le visage de l’autre lors d’une interlocution, notamment en condition de difficulté auditive (Vatikiotis-Bateson et al. 1998), mais également en ce qui concerne les « cultures du contact oculaire » (Uono et Hietanen 2015).
10Au-delà des différences de nature cognitive, psychologique, sociale, culturelle et contextuelle, qui rendent l’occultation de la bouche plus ou moins préjudiciable à la communication, le masque généralement entrave la relation oculaire, phénoménologique et sémiotique à autrui, entraînant souvent toute une série de micro-tactiques de réadaptation essayant d’utiliser d’autres éléments visuels — provenant des régions visibles du visage, et notamment de la région oculaire, ainsi que des indices posturaux, gestuels et contextuels — afin de suppléer au manque d’information visuelle causé par le port du masque. Quelques-unes de ces stratégies sont même modélisées afin de donner lieu à de nouveaux algorithmes et à des dispositifs de reconnaissance faciale automatique. Celle-ci est rendue difficile par la diffusion des masques faciaux (Ngan, Grother et Hanaoka 2020).
11L’observation de Levinas citée par l’exposition de Nîmes a, cependant, un sens plus général : le visage est une entité biologique et se présente par une morphologie physique, mais son fonctionnement phénoménologique, ainsi que les sémiotiques très complexes qui en découlent, demandent cette intégralité dont le philosophe de Totalité et infini fait un pilier de son éthique. Lorsque le visage est perçu non pas sous l’angle de la totalité mais sous celui de la fragmentation, sa valeur éthique est mise en danger. Cela est le cas lorsqu’il est appréhendé non pas en tant que singularité mais en tant qu’occurrence, en tant que « token » d’un « type », comme on dirait dans la linguistique anglophone. Cette exigence philosophique et éthique est toutefois en tension avec toute une série d’approches des visages qui, au contraire, ont tendance à les caser, à les mesurer, à les catégoriser. Comment développer une étude anatomique du visage, et en faire un objet des sciences, sans souligner les aspects que plusieurs visages ont en commun dans leur structure ? Comment explorer la cognition du visage sans essayer d’en standardiser les lignes de perception ? Comment résister à l’envie d’y retrouver des indices d’une typologie de personnalités ? Et comment développer une lecture automatique des visages qui ne soit pas paramétrée ? L’objectification du visage revêt une importance cruciale dans tous les domaines de la vie sociale, de l’interaction interpersonnelle à la reconnaissance de l’identité civique lors de la protection des territoires et des frontières ; pourtant, c’est exactement dans ces domaines, et dans ces occasions de mensuration et de contrôle des visages que leur unicité est entamée, humiliée, mortifiée. L’idée de la quantification des visages renvoie tout de suite la mémoire à la tradition néfaste des théories de la race, si souvent enchevêtrées avec les préjugés pseudo-scientifiques de l’ethnographie coloniale et de la criminologie positiviste. La classification quantitative des visages reste cependant une nécessité des sciences, y compris la sémiotique du visage, laquelle, en tant que science, ne peut pas se limiter à une interprétation idéaliste de la singularité d’un visage mais doit, en revanche, sonder les articulations du langage qui le sous-tend, du système qui produit sens dans et avec le visage, au-delà de ses idiosyncrasies, jusqu’à atteindre un niveau de finesse analytique qui, en fait, élimine les singularités ou bien en repousse l’appréhension vers des niveaux de plus en plus « superficiels » de la génération du sens, du côté de la matérialité accidentelle des visages ou de leur singularité combinatoire.
12Les sciences naturelles continuent de s’enquérir de la face, vue dans sa matérialité, mais souvent elles empiètent également sur le domaine des sciences sociales et des humanités, qui devraient au contraire défendre leurs prérogatives sans pourtant renoncer à la possibilité d’un discours scientifique sur le visage en tant que fonctionnement social et culturel de la face. Face et visage sont, cependant, parfois difficiles à démêler ; plus les sciences naturelles progressent, plus le visage perd son aura de singularité pour devenir un objet d’étude quantifiable, mesurable, modélisable. Heureusement, les « mathématiques » contemporaines du visage sont souvent loin des préjugés du passé. Elles s’appliquent avec profit, au contraire, à des questions urgentes, par exemple au but de modéliser la relation physique entre le type de masque que l’on porte sur le visage et la probabilité de s’exposer aux virus (notamment, à celui de la COVID-19). À cet égard, Boraey 2021 propose un modèle analytique pour mesurer l’efficacité de filtration des masques faciaux, un modèle qui tient compte de l’effet des fuites dues à un mauvais ajustement du masque facial et qui est également étendu au cas des masques multiples.
13Une autre frontière actuelle de l’étude quantitative du visage concerne la possibilité d’en permettre la reconnaissance automatique également dans des conditions de forte variabilité contextuelle. Cela implique, du point de vue sémiotique, une extension du domaine d’objectivation de la face, laquelle n’était auparavant modélisée et reconnue automatiquement que dans des représentations bidimensionnelles et statiques, éliminant artificiellement, ainsi, tous les aléas dus au contexte (illumination, inclinaison, visibilité) et au mouvement. En effet, la reconnaissance faciale automatique traditionnelle fonctionne efficacement surtout dans des contextes que l’on appelle « coopératifs », par exemple quand les individus acceptent de figer leur visage devant une caméra lors des contrôles automatiques des passeports dans un aéroport.
14Par conséquent, le domaine de la reconnaissance faciale en 3D est destiné à devenir une véritable mine d’or pour les chercheurs et les créateurs de technologie du futur. Pour donner un exemple tiré de la littérature récente, Nassih et al. 2021 proposent une approche de reconnaissance des visages 3D basée sur la distance géodésique (GD) de la géométrie riemannienne et la forêt aléatoire (RF), appelée GD-FM+RF. Ainsi, pour calculer la distance géodésique entre les paires de points spécifiées des visages 3D, le modèle applique l’algorithme Fast Marching (FM), afin de résoudre l’équation eikonale. Ensuite, les caractéristiques extraites présentées par les courbes géodésiques des visages sont utilisées par l’algorithme d’analyse des composantes principales (ACP) pour analyser la séparabilité des classes. Ensuite, ces caractéristiques sont utilisées comme entrées du classificateur RF (Random Forest). Ce qui aurait paru impossible dans le passé, à savoir l’acte de systématiser la modélisation du visage en mouvement (au-delà des tentatives impressionnistes faites surtout dans le domaine théâtral à propos des techniques de récitation), devient aujourd’hui une réalité grâce aux progrès des mathématiques du visage.
15Plus généralement, la recherche concernant la mathématisation du visage poursuit l’objectif pratique de rendre les visages humains — en toutes sortes de circonstance de perception et de représentation — visibles par des machines ; l’idéologie épistémologique sous-tendant cet effort technologique dénonce une volonté de modéliser non seulement le visage, mais aussi ses alentours, éliminant, ainsi, toute interférence dans son traitement quantitatif. Yang et al. 2021, par exemple, explorent les performances anti-interférences d’un réseau neuronal à convolution (CNN) reconstruit par un cadre d’apprentissage profond (DL) dans l’extraction de caractéristiques d’images de visages (FE) et dans leur reconnaissance, proposant un nouvel algorithme de réseau de reconstruction profonde, adoptant la méthode de descente de gradient (itérative - SGD) et les fonctions de coût par triplet pour optimiser le modèle et son classificateur.
16La possibilité de capturer le visage de façon automatique ne passe pas uniquement par la mensuration, modélisation et systématisation de ses mouvements ou par le paramétrage de tout ce qui peut constituer du bruit et donc de l’interférence dans cette opération, mais aussi par une modélisation de la façon proprement humaine de percevoir les visages et d’en saisir le sens. Liu et al. 2021, par exemple, proposent un modèle computationnel adverse dans lequel un réseau « étudiant » est de mieux en mieux entraîné à reconnaitre des expressions faciales d’émotions et devient à son tour un modèle « enseignant » pour d’autres modèles « étudiants », avec un effet d’itération qui améliore progressivement la performance de la reconnaissance automatique des expressions. Ainsi, la modélisation est basée sur une relation qualitative au visage, celle d’un entraîneur qui enseignerait à un élève comment reconnaître des expressions faciales d’émotions, mais sa réitération automatique transforme cette relation qualitative par le biais d’une accumulation quantitative.
17Les efforts de la plupart des chercheurs en intelligence artificielle appliquée à l’identification ou à la reconnaissance des visages aujourd’hui semblent suivre la même trajectoire épistémologique, visant la possibilité de modéliser, par le biais d’algorithmes reproduisant l’apprentissage humain, des aspects des images faciales qu’auparavant l’on considérait comme résiduels.
18Toutefois, dans cette course à la modélisation parfaite du visage, les technologues, souvent, ne se soucient nullement des implications sociales de l’emprise de plus en plus performante que les machines exercent sur le visage humain. Les nouveaux modèles d’apprentissage profond prolifèrent, par exemple, dans la littérature chinoise, mais le seul but de cette recherche et de la bibliographie qu’elle produit semble être l’amélioration des performances techniques. En particulier, Shi 2021 et al. proposent un nouvel algorithme pour la reconnaissance faciale à partir de dispositifs et de plateformes numériques mobiles, mais le progrès technique dans ce domaine est présenté toujours avec une candeur extrême, comme si toute question sur la singularité et la discrétion du visage était exclue à priori car non pertinente. Ainsi, après un déploiement brillant de solutions techniques, les auteurs concluent tout simplement : « In view of the problem that the traditional check-in mode takes a long time and the check-in personnel are difficult to make accurate statistics in real time, this paper proposes a face recognition algorithm based on self-adaptive blocking LBP and dual channel CNN » (ibidem, p. 23919).
19Un exemple éclatant de cette attitude est fourni également par Yu 2021, qui propose un nouveau bouquet d’algorithmes de reconnaissance des visages et des émotions pour suivre les émotions des enfants d’âge préscolaire. D’une part, l’approche technique proposée est innovante et potentiellement efficace. La nouveauté consiste dans un nouveau descripteur de caractéristiques, appelé « histogramme de gradient orienté de trois plans orthogonaux », lequel caractérise les variations d’apparence du visage. Une nouvelle caractéristique géométrique efficace est également proposée pour capturer les variations du contour du visage, et l’on explore aussi le rôle des méthodes audio dans la reconnaissance des émotions. La méthode envisagée — une fusion multifonctionnelle pour combiner de manière optimale différentes caractéristiques — est sans doute intéressante du point de vue sémiotique, notamment en ce qui concerne la théorie — à présent très à la mode — de la multi-modalité ; cependant, ce qui frappe un lecteur « humaniste » de cet article est le manque absolu d’un horizon éthique quelconque ; l’auteur affirme, au début de l’article, que « emotion recognition is a field related to artificial intelligence, which can help computers to intelligently recognize human emotions » ; l’on ne se pose aucune question, cependant, relativement aux applications possibles de cette technologie, et à ses risques éthiques potentiels. Cela est d’autant plus étonnant car le nouveau système proposé est testé sur les émotions d’enfants en âge préscolaire. L’article ne donne aucune explication quant aux procédés du test, à l’identité des enfants concernés, mais surtout il ne fournit pas un aperçu non plus à propos des finalités ou des applications possibles de la nouvelle technologie ; étant donné que ce nouvel algorithme se montre particulièrement performant dans la reconnaissance des émotions sur les visages des enfants en âge préscolaire, pourquoi devrait-on entraîner une machine à cette finalité ? Dans quels buts ? Ici, il n’est même pas question de critiquer l’articulation des émotions et la façon dont leur segmentation est transmise à la machine (quelles émotions ? Isolées de quelle façon ? Par rapport à quel contexte socio-culturel ?), car l’ingénuité éthique de l’article est encore plus profonde : ce qui compte, c’est de rendre la technologie plus performante, peu importent les conditions de son développement et encore moins ses champs d’application. Cet article est un exemple pur de développement de la technologie comme finalité indépendante de toute application. En effet, il s’agit d’une idéologie sémiotique viable : le développement technologique, surtout lorsqu’il se détache de plus en plus de la matérialité et devient plutôt une question de traitement d’informations, ou bien même de mathématique abstraite, peut se présenter comme activité théorique, détachée de toute situation sociale ; lorsqu’on développe un algorithme à partir de et pour l’observation des émotions faciales des enfants, toutefois, il est évident que ce contexte ne peut devenir secondaire et que toute présentation du développement technologique comme problème abstrait correspond à une rhétorique qui a en effet intériorisé et dédouané un discours de contrôle biopolitique généralisé sans qu’il soit questionné.
20L’on revient alors au thème controversé de la transformation du visage dans une entité chosifiée, que l’on puisse mesurer, traiter par des modèles numériques, catégoriser, classer, sans trop de considérations pour sa singularité, mais au contraire en essayant de transformer ce qui échappe à l’emprise de l’algorithme dans un nouvel objet de numérisation et classification, en le considérant comme du bruit qu’un nouveau traitement automatique pourra à son tour mathématiser. Le visage devient donc une entité essentiellement à segmenter, tout à l’opposé de l’approche proposée par Levinas dans son éthique. Li 2021 et al., par exemple, adoptent comme axiome de départ que « facial image segmentation has become a focus of human feature detection » (ibidem : 1) ; sans se demander pourquoi, ou pour qui, l’article propose d’utiliser l’algorithme AdaBoost et l’algorithme d’analyse de la texture de Gabor pour segmenter une image contenant plusieurs visages, afin de réduire efficacement le taux de fausse détection de la segmentation d’images faciales. Les expériences montrent en effet que cette méthode peut rapidement et précisément segmenter les visages dans une image et réduire efficacement le taux de détections manquées et fausses. Ce qui importe est l’emprise bio-numérique sur le visage, non pas le visage en soi.
21Dans les études et les propositions techniques de ce genre, la PCA (« Principal Component Analysis ») est souvent la méthode adoptée afin de segmenter le visage de façon efficace, par exemple dans Maafiri et Chougdali 2021 ; dans cet article issu d’un laboratoire de recherche marocain, cependant, tout comme dans maints articles récemment publiés en Chine et dans d’autres pays, la perspective adoptée de façon enthousiaste est celle du développement de la reconnaissance faciale aux fins de l’identification généralisée des visages. Ce qui intéresse particulièrement l’analyse sémiotique dans ce genre de textes ce sont les préambules, c’est-à-dire le peu de lignes d’introduction que les auteurs se sentent obligés d’écrire avant l’exposition proprement technique, avec ses détails informatiques et ses formules. Souvent, ces préambules consistent en peu de phrases stéréotypées, agrémentées des quelques références génériques aux questions psychologiques et sociales de contexte, et sans jamais aucun questionnement à propos de la dialectique entre sécurité et liberté, car la technologie, de façon structurale, y est présentée comme travaillant pour la première, pour la saisie du visage, et non pas pour son inaliénabilité. Ainsi, d’un côté, Maafiri et Chougdali proclament la supériorité des données biométriques pour l’identification des individus : « The main interest of biometrics is therefore to automatically recognize and identify the identities of individuals using their physiological or behavioral characteristics » (ibidem : 1) ; de l’autre côté, les défaillances algorithmiques de la reconnaissance faciale sont vues uniquement comme des nuisances à éliminer par des procédés plus sophistiqués, capables, ainsi, de mieux numériser les visages : « Nevertheless, facial images constitute a large scale data set. Which usually contain redundant and noisy features that most of the time lead to biased recognition accuracy. To overcome that problem, several conventional dimensionality reduction algorithms have been proposed […] » (ibidem, p. 2). D’ailleurs, l’on imaginerait avec difficulté, dans un contexte éditorial tel que la revue Intelligent Data Analysis — où l’article est publié — que l’on développe, ou au moins que l’on prenne en considération, un type différent d’intelligence des visages.
22L’objectif de leur calculabilité totale concerne non seulement ceux qui sont extraits des images et des vidéos objet d’analyse, mais également les visages qui apparaissent dans les bases de données que l’on utilise pour entraîner les algorithmes ; en effet, derrière chaque procédé d’intelligence artificielle il y a toujours ce dédoublement entre ce que l’intelligence artificielle doit comprendre — à savoir, les visages du monde numérique — et ce à quoi elle doit être exposée afin que cette compréhension puisse avoir lieu. Ainsi, il devient important de paramétrer également les visages que l’on utilise pour entraîner l’intelligence artificielle, et de le faire dans le seul but qu’elle s’entraîne mieux. Cevikalp, Serhan Yavuz et Triggs (2021), par exemple, présentent de nouvelles méthodes de classification basées sur la vidéo, conçues pour réduire l’espace disque nécessaire aux échantillons de données et accélérer, ainsi, le processus de test dans les systèmes de reconnaissance des visages à grande échelle. Dans la méthode proposée, les ensembles d’images collectées à partir des vidéos sont approchés, de manière approximative, par des coques convexes à noyau, de sorte qu’il suffit d’utiliser uniquement les échantillons qui participent à la formation des limites de l’ensemble d’images dans ce contexte.
23Les articles que l’on vient de commenter, tous publiés en 2021, décrivent la recherche la plus récente dans le domaine du traitement automatique des images numériques de visages dans les disciplines des mathématiques et de l’informatique du visage numérique ; elle s’accompagne également d’une littérature florissante concernant les applications de ces instruments. Étant donné l’omniprésence du visage dans toute sorte d’activité sociale, les applications de son analyse numérique se multiplient rapidement, mais elles impliquent souvent l’idéologie sémiotique que l’on vient de décrire, une idéologie sémiotique de la calculabilité du visage que les sciences sociales, le droit, et même les humanités héritent de la mathématique et de l’informatique sans la questionner d’un point de vue critique. Cette tendance est parfaitement exemplifiée par Reece et Danforth (2017), qui décrivent une application de l’intelligence artificielle visée à extraire, à partir d’images faciales publiées dans Instagram, des indices précoces de dépression. Malgré que le cadre discursif introducteur de la recherche donne à première vue l’impression d’une attention particulière vis-à-vis des questions éthiques concernant le traitement automatique des images faciales en relation avec un sujet aussi délicat, dans la réalité des faits, cette attention est plus proclamée que réelle ; une recherche pareille, qui adopte un système d’Amazon Turks — c’est-à-dire, un système de main d’œuvre cognitive distribuée et anonyme en ligne — pour analyser des images personnelles d’individus se trouvant potentiellement en condition de souffrance psychiatrique, serait inacceptable pour un organisme de recherche européen, car la recherche en question ne serait pas à même de garantir l’anonymat des participants. Mais cela pourrait relever des différences, en termes de sensibilité éthique, subsistant actuellement parmi les cadres de recherche internationaux, le cadre des EEUU étant notamment plus contraignant que celui de la Chine mais moins que celui de l’UE.
24Ce qui suscite davantage de perplexité, toutefois, ce n’est pas la question épineuse de la discrétion des données faciales utilisées, mais la nature même des heuristiques appliquées. La recherche en question utilise les données Instagram de 166 personnes y appliquant des outils d’apprentissage automatique pour identifier avec succès des marqueurs de dépression. À partir d’une base de données de 43 950 photos Instagram des participants, des caractéristiques saillantes sont extraites par calcul statistique, en utilisant l’analyse des couleurs, les composants des métadonnées et la détection algorithmique des visages. Les modèles résultants, selon les auteurs, dépassent le taux de réussite moyen des médecins généralistes en matière de diagnostic non assisté de la dépression. Les résultats, en outre, selon les auteurs, sont confirmés même lorsque l’analyse est restreinte aux messages postés avant que les individus déprimés ne soient diagnostiqués pour la première fois. Ces résultats seraient donc capables de suggérer de nouveaux atouts pour le dépistage précoce et la détection des maladies mentales. L’article suit le schéma rhétorique et narratif typique de ces études « à sensation » dans le domaine de l’intelligence artificielle appliquée à l’analyse des images faciales, notamment celles utilisées dans les réseaux sociaux. L’on pourrait le résumer comme il suit : 1) la dépression est une condition psychiatrique grave et répandue, qui a un impact majeur sur les conditions de vie individuelles et sociales ; 2) les services psychiatriques publics ne disposent pas de moyens économiques suffisants pour faire face à l’étendue du problème ; 3) l’on peut donc utiliser l’intelligence artificielle pour aider les médecins généralistes à détecter de façon plus précoce et exacte des cas de dépression, en utilisant un logiciel qui analyse les photos postées par les patients sur Instagram afin d’y détecter des marqueurs (la sémiotique dirait : « des signes ») de dépression.
25En apparence, ce programme est viable et même louable ; personne ne met en doute, en effet, que les auteurs de cet article soient animés par des bonnes intentions. Cependant, ce schéma, que l’on retrouve presque à l’identique dans toute une série de recherches semblables — quoiqu’appliquées à d’autres domaines de la vie individuelle et sociale — cache une enfilade de présupposés qui sapent la crédibilité de la recherche. Même en mettant de côté la perplexité vis-à-vis du point de départ socio-économique de l’investigation (peut-être pourrait-on financer davantage le service médical, psychologique, et psychiatrique public, au lieu d’inventer des logiciels pour en remplacer les professionnels), des doutes ultérieurs demeurent quant aux heuristiques employées, et non seulement à propos de la protection des données (pourquoi un patient devrait-il permettre qu’un professionnel de la santé ait accès à sa vie sociale numérique, et quelles seraient les garanties de protéger de façon adéquate ces données intimes lors de leur traitement automatique ?), mais aussi à propos de l’efficacité même de l’extraction de « marqueurs » ou des signes de dépression à partir des photos postées sur Instagram. Si l’on lit en profondeur l’article, l’on découvre que le pilier de son heuristique est l’observation que « photos posted to Instagram by depressed individuals were more likely to be bluer, grayer, and darker, and receive fewer likes » (ibidem, p. 9). L’idée qu’un individu déprimé ait tendance à représenter le monde de façon moins colorée et lumineuse que les individus en condition de « normalité » psychologique est un cliché. En adoptant celui-ci comme axiome de cette « psychiatrie computationnelle », l’on risque de générer une quantité énorme de « faux négatifs » ; cet axiome en effet implique une continuité entre l’état psychologique et sa manifestation dans les réseaux sociaux numériques qui est entièrement à vérifier. Au contraire, un regard moins naïf sur la question pourrait formuler l’hypothèse que les identités que l’on construit dans les plateformes numériques, y compris la façon dont on se représente et l’on représente son propre visage, sont toujours une projection, laquelle souvent propose même une inversion de la réalité psycho-sociale : dans les réseaux, l’on construit des personnages qui ne correspondent pas forcement aux vécus intimes, mais, en revanche, l’on se manifeste par des images stéréotypées de tristesse ou de dépression avec des buts communicatifs qui sont parfois entièrement autres (victimisation, dandysme, ironie, etc.). En outre, l’autre « indice » utilisé par l’article comme marqueur de dépression, à savoir le nombre de « like » reçus par les postes, n’est nullement fiable : l’idée que les individus dont les publications dans les réseaux sociaux reçoivent peu de « like » sont asociaux et donc potentiellement déprimés est assez simpliste.
26Mais, à vrai dire, les auteurs mêmes de la recherche soulignent que ces « marqueurs » de dépression devraient être analysés moyennant l’intelligence artificielle mais de pair avec une analyse computationnelle et plutôt « sémantique » des textes qui accompagnent les images. Ce renvoi à un contexte « sémantique » qui préciserait les données extraites à partir de l’analyse automatique et plutôt « syntaxique » des images faciales cache cependant une autre rhétorique, car ce renvoi contextuel et sémantique pourrait en fait être tellement indispensable pour désambiguïser les données faciales que ces dernières deviendraient pléonastiques, au point que l’on ne verrait pas d’autre raison de les convoquer que celle, justement rhétorique, d’ajouter une aura quantitative de calculabilité à des contenus qui sont en définitive le fruit d’une interprétation qualitative, avec tout ce qui suit en termes d’impact des préconditions et des préjuges de la lecture.
27La question est plus générale : à chaque fois que le visage est saisi de façon « mathématique » et notamment « géométrique » et qu’il est donc articulé, segmenté, mesuré, et soumis à toutes les opérations de calcul que l’on vient d’évoquer, les données syntaxiques que l’on extrait des images faciales sont en quelque sorte « objectives » ; elles sont utilisées, en effet, afin de mener à bout des opérations qui ne laissent pas trop d’espace à l’ambiguïté, par exemple, celle d’associer des données biométriques extraites d’une image faciale numérique à l’identité de l’individu qu’elle représente. Ce que l’on n’a pas suffisamment souligné, et dont la sémiotique devrait s’enquérir davantage, c’est que ces données syntaxiques, une fois utilisées dans leur couplage avec des opérations biométriques, restent cependant disponibles pour d’autres opérations que la littérature en anglais dénomme « soft biometrics », « light biometrics », ou, chez certains auteurs, « semantics » (Samangooei, Baofeng et Nixon 2008 ; Reid et Mark 2010). Les données résiduelles de l’analyse automatique des visages sont utilisées, dans la théorie, pour compléter et perfectionner leur identification automatique, mais en réalité leur usage ne s’arrête pas là, car elles restent disponibles pour toute une série de nouvelles sémantisations allant de l’attribution à un type ethnique à la détermination de l’orientation sexuelle. Pour la sémiotique des cultures numériques, et notamment de l’intelligence artificielle, il est intéressant de remarquer la façon dont l’urgence du développement de la « biométrie sémantique » est justifiée ; en 2010, par exemple, Reid et Mark entamaient leur article en affirmant : « With increase in terrorist and criminal activities, accurate human identification is critical » (ibidem, p. 1). Mais une fois que le terrorisme a disparu de l’agenda médiatique globale et qu’il a été remplacé par la pandémie, immédiatement cette nouvelle plaie est proposée comme justification pour traiter de façon automatique non seulement les visages et la reconnaissance de leur identité, mais aussi toute une série d’indices que l’on pense pouvoir extraire de ces images. Une analyse sémiotique fine montrerait d’ailleurs que ce que la littérature sur la biométrie légère appelle indistinctement « marqueurs » sont en effet des signes au statut sémiotique très varié, présentant notamment un degré très différencié d’association avec leur contenu. Par exemple, des attributs tels que l’âge, le sexe, l’origine ethnique, la taille, la couleur des cheveux et la couleur des yeux peuvent être déduits des données recueillies à des fins de reconnaissance biométrique, en constituant des éléments basiques d’attribution biométrique « soft » (Dantcheva, Elia et Ross 2015) ; toutefois, n’importe quel anthropologue culturel pourrait confirmer que ces attributions ne sont aucunement « neutres » mais cachent au contraire, derrière le voile quantitatif de l’automatisme numérique, toute une série d’évaluations subjectives, guidées par des idéologies souvent implicites. D’ailleurs, que la biométrie « soft » reconnaisse en Alphonse Bertillon son pionnier révèle bien quel type de distorsions idéologiques pourraient se faufiler dans le néopositivisme du traitement automatique du visage. Cela n’implique pas une invitation à ne pas essayer d’associer les données biométriques extraites automatiquement des images faciales numériques à des contenus « sémantiques » mais, plutôt, à le faire en sachant que, lorsqu’on passe du syntaxique au sémantique, de la mensuration à la narration, et du calcul au compte, l’on replonge le visage dans un contexte de singularité, avec une opération dont il serait inapproprié de cacher la nature idéologique. La biométrique sémantique devrait être un objet d’étude et de critique pour les sciences sociales et pour les sciences humaines autant qu’elle l’est pour les sciences mathématiques et informatiques.
28L’attention critique de la sémiotique et des autres sciences humaines devra être particulièrement pointue vis-à-vis des tendances futures de la biométrie sémantique automatisée, qui probablement se développera dans le sens d’un rapprochement progressif et d’un croisement de plus en plus intense des domaines, pour l’instant encore assez séparés, de l’intelligence artificielle et de l’étude génomique. L’étude du génome humain est déjà souvent mise en relation avec l’analyse biométrique du visage. Sero et al. 2019, par exemple, exposent les possibilités de reconnaissance faciale à partir d’ADN, en particulier les procédés d’identification ou de vérification du matériel biologique non identifié par rapport à des images faciales dont l’identité est connue. L’approche consiste à prédire le visage à partir de l’ADN, puis à le comparer à des images faciales. À présent, cette technique potentiellement révolutionnaire est limitée par les contraintes du phénotypage de l’ADN du visage humain, mais dans l’avenir l’application de l’intelligence artificielle à cette opération pourrait donner lieu à des techniques de plus en plus sophistiquées et performantes pour la reconstitution de la morphologie du visage d’un individu à partir de matériel biologique qui lui appartient. L’ampleur des applications sociales sensibles auxquelles cette combinaison de génétique, intelligence artificielle, et reconnaissance faciale pourrait donner lieu est vaste, de sorte que ce croisement de disciplines et de savoirs autour du visage demanderait encore plus de vigilance sémiotique, éthique, et juridique, car il risquerait de connecter la calculabilité du visage à la calculabilité du patrimoine génétique, mettant ainsi encore plus en danger l’idée d’une inaliénabilité éthique du visage et de sa singularité.
29Le poète libanais naturalisé américain Kahlil Gibran dédia aux visages un court poème dont la conclusion semble pointer dans la même direction :
I have seen a face with a thousand countenances, and a face that was but a single countenance as if held in a mould.
I have seen a face whose sheen I could look through to the ugliness beneath, and a face whose sheen I had to lift to see how beautiful it was.
I have seen an old face much lined with nothing, and a smooth face in which all things were graven.
I know faces, because I look through the fabric my own eye weaves, and behold the reality beneath.
(Gibran 1918, p. 52)
30Ce poème, ainsi que la citation de Levinas mentionnée plus en haut, semblent indiquer que, dans la rencontre éthique avec autrui, l’appropriation de l’autre en tant qu’objet, et donc la violence vis-à-vis de sa subjectivité passent souvent par des pratiques qui nient la totalité phénoménologique du visage, par exemple lorsqu’on se concentre sur les détails anatomiques du visage d’autrui, surtout s’ils sont saisis non pas dans leur singularité mais avec un souci de catégorisation. Le visage d’autrui, donc, n’est plus la surface d’une singularité, mais le début d’un classement, où l’autre est approprié en tant qu’objet au fur et à mesure qu’il est catégorisé.
31Tel est l’héritage biologique et anthropologique de singularité dans le visage humain de toutes les cultures et à toutes les époques que n’importe quelle opération de classement peut constituer une sorte de menace de cet héritage même. Il arrive parfois, dans la vie, que notre visage soit comparé à celui de quelqu’un d’autre, et jugé ressemblant. Le fait qu’on nous dit que nous ressemblons à un acteur célèbre et beau peut même nous flatter, mais la suggestion que notre visage est l’exacte copie d’un autre visage, surtout s’il s’agit d’un visage anonyme, peut au contraire nous blesser, voire inquiéter, notamment si le contexte sémiotique requiert, au contraire, une exaltation de la singularité, comme dans toute interaction censée être amoureuse ; le fait de dire à son amant que son visage ressemble exactement à celui d’un acteur ou d’une actrice connus ne sera pas reçu de façon positive, car tout discours de comparaison ou de classement sur le visage en sape potentiellement la singularité, ou du moins le discours social qui la décèle.
32Une sémio-éthique du visage inspirée par Levinas doit alors articuler le système d’opérations perceptuelles, cognitives, et matérielles qui menacent la totalité du visage en tant que fief de la singularité et de sa réception par l’autre ; cette articulation doit viser aussi les opérations qui, au contraire, tendent à exalter la singularité du visage dans la phénoménologie de ses interactions. Ce qui doit en résulter est une sorte de raisonnement à la fois sémiotique et éthique sur le visage, sur tout ce qui peut donner lieu à son homogénéisation ou, au contraire, peut en déterminer l’effondrement dans des couches de plus en plus profondes d’indistinction. Au fond, étudier la sémiotique du visage, c’est étudier l’une des tentatives humaines les mieux accomplies de sortir de l’anonymat de la nature par et à travers le langage, par l’institution de la singularité du visage propre et d’autrui. Plusieurs phénoménologies de l’uniformisation peuvent porter atteinte à ce projet d’anthropopoïèse, et « l’éthique du visage », largement conçue, peut tour à tour épouser une idéologie de la distinction ou bien travailler à la dépersonnalisation de l’individu, à des fins multiples. En tous cas, aucun agent humain, aucune société ou aucun projet culturel ne sont aussi menaçants, pour la singularité éthique du visage, que la nature même. C’est essentiellement contre la nature, en effet, que les cultures essayent d’affirmer les particularités de leurs visages. Rien mieux que les catastrophes naturelles ne révèle le caractère essentiellement « prosopoclaste » de la nature.
33En 2004, une large partie de la côte de l’océan Indien fut dévastée par un tsunami qui ravagea surtout les villages les plus pauvres de cette région, y provoquant des massacres. En 2006, le poète américain d’origine sri-lankaise Indran Amirthanayagam a publié le recueil de poèmes The Splintered Face : Tsunami Poems, dans lesquels il a essayé d’élaborer une sorte de « résilience poétique » à l’encontre de plusieurs formes d’effacement, entendu comme une opération qui vise à éliminer la face de l’humain ou à la réduire. Le tsunami, en effet, a annihilé des pans entiers de côte, mais surtout il y a effacé des visages, provoquant des milliers de morts sans nom. L’un de poèmes centraux du recueil s’intitule, tout simplement, « Face » ; il s’ouvre par les vers qui suivent :
Imagine half your face
rubbed out yet
you are suited up
and walking
to the office.
How will your mates
greet you ?
with heavy hearts,
flowers,
rosary beads ?
How shall we greet
the orphan boy,
the husband whose hand
slipped, children
and wife swept away ?
How to greet
our new years
and our birthdays ?
Shall we always
light a candle ?
Do we remember
that time erases
the shore, grass
grows, pain’s
modified ?
(Amirthanayagam 2008 : edition numérique)
Et encore, vers la conclusion du poème :
I do not know
how to walk upon the beach,
how to lift corpse
after corpse
until I am exhausted,
how to stop the tears
when half my face
has been rubbed out
beyond
the railroad tracks
and this anaesthetic,
this calypso come
to the last verse.
What shall we write
in the sand ?
(ibidem : édition numérique)
34Les catastrophes naturelles, ainsi que celles que les humains s’infligent justement dans la tentative réciproque d’effacer le visage d’un peuple ennemi — un projet qui atteint son paroxysme dans le génocide, par exemple dans la Shoah qui est à la base de l’expérience philosophique de Levinas — sont essentiellement des effacements massifs de visages. Même la pandémie de COVID-19, qui continue de ravager plusieurs régions de la planète, consiste non seulement dans le drame de l’effacement des visages des vivants sous les masques, mais aussi dans la tragédie de l’effacement des visages des mourants sous les masques à oxygène, dans l’anonymat des fosses communes, dans cette image terrible, que personne ne peut oublier, des cercueils en surnombre partant de Bergame sur une enfilée de camions.
35Une sémio-éthique du visage doit donc songer à cette polarisation entre des conditions sémiotiques permettant de cultiver l’illusion discursive de la singularité du visage humain et des conditions et des opérations qui, au contraire, font en sorte qu’elle soit diminuée, qu’elle s’estompe jusqu’à s’effondrer dans l’indistinction. Cette sémio-éthique, surtout dans ses finalités les plus générales, mais même lorsqu’elle s’applique à un cas d’étude particulier, par exemple celui de l’effacement partiel du visage sous les masques médicaux, ne doit pas négliger, néanmoins, l’attention à l’égard de ses présupposés idéologiques les plus généraux et profonds. Le projet d’ériger le visage en bastion de la singularité est très global, mais il a néanmoins des racines anthropologiques, ainsi que culturelles et historiques. D’une part, il y a des cultures, de plus en plus minoritaires dans la modernité, où la fonction primaire du visage n’est pas celle d’être un périmètre de singularité ; d’autre part, notamment dans le cadre d’une réflexion sur le visage humain à l’ère de l’anthropocène, il ne faut pas oublier que le visage est une affordance foncièrement anthropocentrique, car la phénoménologie du visage humain n’est possible que si celle du non-humain est simultanément effacée. La sémiotique de l’épiphanie du visage, en effet, prend son sens par contraste et par opposition à des opérations d’occultation, lesquelles peuvent assumer des formes et des dynamiques multiples, tout en se réduisant essentiellement à deux catégories phénoménologiques : d’une part, la compression figurative du visage singulier, à savoir le masque ; d’autre part, la répression plastique du visage singulier, à savoir le voile. Il est nécessaire de déconstruire et de reconstruire le sens commun de ces deux objets occultant le visage, le masque et le voile, justement afin de les transformer en autant de catégories de l’éthique du visage et permettre leur utilisation heuristique au sens le plus large.
36Si l’on visite les catacombes de Paris avec une sensibilité moderne et occidentale, on ne peut qu’être frappé par les procédures multiples d’anonymisation des visages qui s’y mettent en place. La première et la plus puissante forme d’anonymisation est celle qui provient de la nature même, à savoir de la biologie du visage. La singularité des visages est un fait biologique parce qu’elle est probablement un expédient à succès de l’évolution naturelle : la posture verticale des hominides a donné une visibilité sociale au visage et l’a transformé en une interface essentielle permettant de créer des conditions favorables pour la conservation et la préservation de l’individu. Dans l’évolution naturelle, avoir un visage signifie avoir un avantage biologique dans la reproduction de l’espèce. Cependant, justement en raison du fait que les visages sont pour la vie, la mort n’en a pas besoin. Tout ce qui est socialement reconnu comme singulier, dans le visage, est destiné à disparaitre après la mort. Plusieurs des forces idéologiques et socio-culturelles qui donnèrent lieu au spectacle de la mort dans les Catacombes de Paris se retrouvent dans l’écriture de l’un des poèmes les plus connus de la littérature italienne, « Memento » du poète « scapigliato » Igino Ugo Tarchetti. Contenu dans le recueil posthume Disjecta (1879), ce poème est une réflexion brutale sur la manière dont l’illusion de la singularité du visage, avec sa beauté et la passion amoureuse qu’elle peut inspirer, est éclatée, voire humiliée par la mort, qui se défait des visages :
Quando bacio il tuo labbro profumato,
cara fanciulla, non posso obbliare
che un bianco teschio v’è sotto celato.
37La phénoménologie du visage, ainsi que sa sémiotique, se manifestent donc à partir d’une dialectique tensive entre le plastique et le figuratif, où le plastique détermine les conditions minimales pour qu’un visage apparaisse, tandis que des niveaux de plus en plus spécifiques de figurativité impliquent une singularité croissante, jusqu’au sommet iconique du visage reconnaissable en tant qu’unique. Le voile et le masque se situent, dans ce parcours, comme des opérations d’énonciation à partir de ladite tension.
38Deleuze et Guattari ont essayé de saisir le principe ultime de la phénoménologie du visage en tant que visagéité, en l’identifiant essentiellement dans une structure plastique originaire composée par un schéma d’ouvertures saillantes à partir d’un fond indistinct, comme une surface qui gagne de la profondeur vers l’intérieur et vers l’extérieur en vertu des trois trous — celui principal de la bouche et les deux trous superposés des yeux — qui y apparaissent et la perforent. D’un côté, cette Gestalt minimale énoncée par Deleuze et Guattari dans Mille plateaux coïncide en quelque sorte avec la structure plastique que le crâne laisse apparaître après la décomposition du visage, comme s’il en était une sorte d’ombre plastique qui en garde la taille et les angularités essentielles, mais non pas les traits singuliers mis en exergue par les muscles, les tendons, et les autres tissus faciaux plus périssables. De l’autre côté, cette hypothèse capture des dynamiques basiques de la perception du visage, se manifestant, par exemple, dans la paréidolie : à chaque fois que, dans l’espace perceptif ambiant, l’on détecte cette configuration plastique visuelle composée par deux trous plus petits superposés à un trou plus grand en position symétrique par rapport aux premiers, l’on est amenés à voir un visage, ou du moins l’ombre d’un visage.
39Mais Deleuze et Guattari sont allés au-delà de cette phénoménologie germinale du visage, prétendant la lier à une considération théologique : si l’on voit de la singularité dans le visage, c’est parce que, pendant des siècles, l’on a cultivé l’idée d’un dieu incarné se manifestant essentiellement comme visage. Les deux philosophes placent la faille où se génère l’idée du visage entre l’humain et le divin, formulant le soupçon de son caractère christocentrique. Levinas, de son côté, avait situé cette faille entre l’humain et l’humain, dans ce face-à-face qui, dans des conditions de liberté, garantit l’altérité. Deleuze et Guattari ont déconstruit l’entre-face levinassien, la jugeant comme liée à un préjugé christologique, mais ils n’ont pas échappé à un autre point aveugle, sur lequel Derrida d’abord, et puis ensuite surtout Donna Haraway, ont essayé de jeter la lumière d’une réflexion alternative, plaçant cette faille ailleurs, non pas entre l’humain et l’humain, et non pas entre l’humain et le divin, mais plutôt entre l’animal qui se considère comme humain — et donc comme doué d’un visage — et l’animal qui, muni d’un autre accès à la cognition, subit cette définition, se retrouvant, ainsi, avec un non-visage, avec un museau. Le mythe qui définit l’approche humaine du visage n’est donc pas celui de l’incarnation du Christ mais celui du sacrifice d’Isaac : la divinité demande à l’humain de sacrifier sa progéniture, dont le visage est justement bandé de sorte qu’il ne puisse pas voir le couteau qui le sacrifiera, mais aussi de sorte que le visage du fils, démuni des yeux, apparaisse comme un non-visage ; cependant, c’est au moment du sacrifice même que le visage du fils est échangé contre le visage du bélier, dans une institution sémiotique primordiale qui sauve le premier en tant que visage et condamne le second en tant que museau, en tant que non-visage à sacrifier.
40Cette réflexion d’anthropologie philosophique est indispensable pour encadrer l’analyse sémiotique du visage en tant que dispositif social caractérisé par une tension plastico-figurative. En effet, la plastique essentielle du visage existe, et elle ressemble au schéma imaginé par Deleuze et Guattari, mais il ne reste pas moins qu’une détermination culturelle profonde y joue un rôle central, dans ce sens que la reconnaissance sociale de la plastique du visage la plus profonde n’est pas liée simplement à un schéma cognitif implanté dans la neurophysiologie du cerveau mais à son conditionnement par une idée qui est largement partagée par l’espèce humaine, et qui s’est révélée indispensable pour son individuation en tant qu’espèce : l’on ne reconnaît un visage qu’à l’humanité, et à ce qui n’est pas humain, l’on n’attribue point de visage.
41Il est important de placer le visage à la genèse de la séparation, dans le langage et par le langage, entre nature et culture, car cette origine conditionne tout ce système de signification du visage que l’on pourrait appeler, avec Greimas, le parcours génératif de la visagéité. Au plus profond, il y a l’idée d’associer une structure plastique visuelle élémentaire à l’apparition sociale de l’humain ; ensuite, ce schéma essentiel est habillé de façon de plus en plus détaillée — dans la construction ainsi que dans la perception du visage — jusqu’à parvenir à un aboutissement singularisant d’iconicité, qui est d’ailleurs fondamental pour affirmer, dans la sanction du regard, l’équation entre singularité du visage et dignité de l’humain : ce qu’on affirme implicitement, attribuant à l’animal non-humain non pas un visage mais un museau, c’est que sa figurativité ne pourra jamais atteindre le palier de l’iconisation singularisante, en restant toujours en deçà du seuil qui permet à l’humain de se manifester en tant que tel.
42Comme dans tout parcours génératif, ce seuil est mobile, dans ce sens qu’il est sujet à des opérations qui peuvent le déplacer contextuellement : d’un côté, l’on peut singulariser la structure plastique et figurative de l’animal domestique, celui auquel on attribue un nom et que l’on ne sacrifierait jamais ; il est à la fois touchant et énervant de regarder les affiches concernant les animaux domestiques égarés, munis de photos où tout le monde voit un museau générique, tandis que le « propriétaire » de l’animal perdu prétend y montrer son visage unique. De l’autre côté, cependant, l’on peut intervenir pour dé-singulariser la figurativité et l’iconicité d’un visage, par exemple lorsque, dans la stigmatisation raciste, l’on attribue à tout un peuple non pas un visage mais des museaux d’animaux. C’est exactement ce qui se passe dans tous les génocides, et ce qui eut lieu dans la Shoah aussi, avec les juifs qui perdirent leurs visages pour acquérir des museaux dans la propagande nazie, mais et, mutatis mutandis, c’est ce qui se passe également dans la production industrielle de viande, où toute possibilité de reconnaître un visage dans l’animal transformé en nourriture est sapée à l’origine par l’élimination de la tête. Une défiguration du visage est à l’œuvre également dans les efforts de numérisation du visage qui occupent, depuis le début de la modernité, les théories positivistes de la race, et qui aujourd’hui sont au centre de l’entreprise mathématique et informatique globale pour une reconnaissance faciale parfaite.
43Dans ce sens, les deux mécanismes fondamentaux dans l’énonciation du visage, à savoir le masque et le voile, ne sont que des opérateurs permettant d’effectuer une transition de palier en palier, partant du schéma plastique essentiel du visage et montant en figurativité jusqu’à la construction du visage unique. L’on a déjà remarqué que, dans ce parcours, il n’existe pas un degré zéro du visage qui ne soit pas déterminé par l’idéologie sémiotique opposant le visage de la culture au non-visage de la nature ; la plastique du visage, en effet, est telle justement car elle doit nier tout soupçon d’humanité dans des catégories entières d’entités vivantes et non-vivantes. C’est la plastique du visage, par exemple — ou plutôt son manque — qui normalement empêche d’attribuer une personnalité aux plantes. Mais c’est le même postulat plastique qui détermine la phénoménologie du monstre à un niveaux ancestral, lorsque la plastique du visage est déformée jusqu’au seuil de sa disparition gestaltique.
44De même, le passage de la plastique du visage à sa figurativité — c’est-à-dire, en d’autres mots plus techniques, le formant plastique du visage — n’est pas saisissable une fois pour toutes. D’un côté, la figure du visage et ses implications anthropologiques se manifestent dès que son formant plastique apparaît : lorsqu’on reconnaît le schéma visuel essentiel du visage, l’on reconnaît du coup un visage, et on le lexicalise. De l’autre côté, distinguer entre les différents paliers de figurativisation du visage, et maintenir un seuil, du moins théorique, entre sa structure plastique, son formant plastique, et l’émergence de sa figure, permet de saisir de façon systémique toute une série de phénoménologies et d’opérations concernant le visage, et notamment les deux macro-catégories phénoménologiques et opérationnelles du masque et du voile. Dans le système du voile, la figure du visage est estompée dans les traits caractéristiques de son formant plastique, jusqu’à la disparition du visage même. De ce point de vue, le hijab, le tchador, le niqab, etc. correspondent à des niveaux croissants de défigurativisation du visage, jusqu’au paroxysme du burqa où le visage disparaît en tant que figure, englobé dans la figure de la tête, une figure qui est non seulement « désingularisante » mais aussi prompte à estomper les différences de genre. Dans la réduction du visage à la tête, ce qui disparaît, ce n’est pas seulement le visage mais aussi son genre. Toutefois, il serait imprécis de considérer tout voile, voire tout voile islamique, comme une défiguration « dépersonnalisante » du visage. Ce qu’on apprécie dans la cinématographie iranienne, par exemple, c’est exactement la façon dont le voile féminin dit hijab, en encadrant le visage, souligne la plasticité de la chevelure et, ainsi faisant, exalte l’intensité des expressions faciales.
45Si le système du voile joue avec les traits du formant plastique du visage, le système du masque joue avec la figure qui en résulte. Lorsqu’un visage est masqué, il ne reste un visage que dans la mémoire et dans la présupposition, tandis que, dans la perception, il se transforme dans une figure autre, parasitaire par rapport à celle du visage. Le voile attenue les traits plastiques du visage jusqu’à sa transformation complète en tête voilée ; dans le voile radical, le visage disparaît, ainsi que la notion occidentale de personne. Le masque ne nuance pas le formant plastique du visage ; plutôt, il le remplace par un formant analogue mais différent ; dans le masque, en effet, pour qu’il soit digne de ce nom, l’on doit pouvoir reconnaître un visage, mais l’on ne doit pas pouvoir reconnaître le visage ; l’on doit pouvoir saisir la singularité générique du masque et non pas celle spécifique du visage. Plus généralement, le voile est un opérateur d’énonciation du visage qui en diminue la figure, tandis que le masque est un opérateur d’énonciation du visage qui la remplace. Les deux dynamiques sont inter-définies et impliquent des conditions et des retombées sémiotiques différentes. Le voile ne peut qu’opérer dans la transparence ; le masque, dans l’opacité. Le voile est donc un opérateur de lumière, tandis que le masque est un opérateur de matière. Il faudra préciser ultérieurement cette opposition dialectique.
46La nécessité de masquer notre visage à cause de la pandémie nous a choqué. Surtout en Occident, le visage est un rempart de singularité. L’on n’est pas encore parvenus à déterminer avec précision les causes de la pandémie, mais une hypothèse partagée par plusieurs scientifiques réputés l’explique comme effet de ce qu’on pourrait appeler les excès de l’anthropocène. En excédant dans l’anthropisation de la planète, les humains ont rompu l’équilibre écologique entre eux-mêmes, les autres espèces animales, et le virus. En multipliant nos proies parmi les animaux non-humains, l’on est devenus des proies de leur prédateurs, c’est-à-dire de leurs virus. On est en quelque sorte en train de remplacer les autres animaux en tant que cibles des virus. Une pandémie probablement causée par l’anthropocentrisme nous a donc obligés à renoncer, au moins de façon temporaire, au dispositif sémiotique qui construit la distinction phénoménologique humaine, à savoir le visage. Nous avons dû nous masquer. Les masques médicaux, cependant, dans leur design, dans leur phénoménologie, dans leurs fonctions et dans leurs sémiotiques, ont impliqué une fragmentation de la plastique du visage, et donc la difficulté, voire en certains cas l’impossibilité, de remonter le parcours génératif de la visagéité jusqu’à la sanction sociale qui, dans l’interlocution, reconnaît et fait reconnaître la singularité de l’individu.
47La pandémie, résultat de la façon violente dont nous, les humains, muselons les autres vivants, et surtout les animaux non-humains, nous a muselés à notre tour. À force de nier les visages des autres vivants, on s’est retrouvé avec un visage nié. On a essayé de réagir par un nouveau design des masques, en les imaginant transparentes, technologiques, esthétisées par des décorations, voire par la reproduction des visages sous-jacents. Cependant, surtout après l’urgence, lorsque la pandémie se sera dissipée, ce sera plutôt par un nouveau design non pas des masques mais des visages qu’il faudra réagir. Une lignée ancestrale de prévarication et de souffrance a construit le visage humain, qui est ce qui est en raison de la subjugation de tout autre vivant, fruit de la négation des visages des autre espèces. Afin de reconstruire notre visage à nous après la pandémie, il n’est pas suffisant de le démasquer ; il faut démasquer le visage du vivant ; il faut le dévoiler. La véritable révélation doit consister dans le renversement du mythe d’Isaac : il faut dévoiler le bélier, le libérer de la muselière, et surtout le libérer du museau, lui reconnaître un visage, arrêter son sacrifice. L’anthropocène est en train de nous conduire vers des conditions de vie de plus en plus difficiles, nous a infligé une pandémie, par exemple. Il est temps, donc, et il est urgent, de le remplacer par une nouvelle époque, que l’on pourrait appeler « Prosopocène », à partir du nom grec du visage. Dans cette nouvelle époque, Isaac, « celui qui rit », sera le nom de tout animal, enfin libéré d’un joug millénaire. Il faut arrêter la prosopophagie qui dévaste la planète, il faut reconnaitre dans tous les vivants les étincelles de la singularité, et il faut aussi limiter l’emprise du pouvoir biotechnologique sur les singularités des visages soumis à des calculs, des mensurations et des contrôles. Substituons au bélier du sacrifice des plantes cultivées dignement, et aux machines qui effacent la singularité de visages des dispositifs qui, au contraire, en exaltent l’unicité ; cela sera un nouveau pas vers notre propre libération, vers notre dévoilement en tant qu’espèce qui vit non seulement dans le langage qui est propre à notre espèce et peut-être à elle seulement, mais aussi dans le visage par lequel nous regardons la nature, par lequel la nature nous regarde, le visage que nous donnons à nos machines et que, de plus en plus, les machines nous donnent.