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Signata 15 / Nourrir le sens : alimentation, mythe et signification

Échéance : 15 décembre 2022
Simona Stano

Notes de la rédaction

Ce projet a reçu un financement du programme de recherche et d’innovation Horizon 2020 de l’Union européenne dans le cadre de la convention de subvention Marie Sklodowska-Curie no 795025.

Dans son célèbre essai Pour une psychosociologie de l’alimentation contemporaine, Roland Barthes (1961) suggère que la nourriture « n’est pas seulement une collection de produits, justiciables d’études statistiques ou diététiques. C’est aussi et en même temps un système de communication, un corps d’images, un protocole d’usages, de situations et de conduites » (ibid. : 979). Déjà dans les années 1950, en effet, il met l’accent sur la connotation idéologique de l’alimentation, en prenant en considération divers exemples tirés de l’univers alimentaire dans son analyse des « mythologies » contemporaines (Barthes 1957). Selon Barthes, le mythe est un « système sémiologique second », à savoir un métalangage capable de naturaliser des visions du monde spécifiques en convertissant des signes en signifiants qui seront associés à de nouveaux signifiés. Et le domaine alimentaire est évidemment l’un des plus emblématiques car traversé par de telles dynamiques, que ce soit dans ses connotations nationales (ou exotiques) (comme dans le cas du vin, des frites et autres « signe[s] alimentaire[s] de la francité » [ibid. : 74]) ou pour les implications idéologiques de son esthétique (comme dans le cas de la cuisine ornementale) et de ses pratiques. À côté de Barthes, plusieurs chercheurs ont souligné le rôle crucial joué par l’alimentation dans la réflexion, et en même temps la modélisation, des systèmes de valeurs et de significations, soit selon des relations totémiques (Lévi-Strauss 1962), des mécanismes sacrificiels (Détienne & Vernant 1979), des principes esthétiques (Sweeney 2017), ou d’autres types de logiques symboliques.

De telles dynamiques sont devenues encore plus évidentes et importantes dans le courant de la « gastromanie » contemporaine (Marrone 2014). Non seulement nous mangeons de la nourriture, mais aussi et surtout nous en parlons, nous la décrivons, nous la commentons, nous partageons ses images sur les réseaux sociaux, etc., en l’investissant de multiples « sens » et valeurs qui à leur tour médiatisent nos expériences gastronomiques. De plus, dans les sociétés actuelles, l’industrialisation des systèmes agro-alimentaires a érodé les contraintes socioculturelles qui régulaient l’univers gastronomique (voir notamment Lévi-Strauss 1958, 1962, 1964, 1965 ; Douglas 1966, 1972, 1973 ; Bourdieu 1979), permettant plus d’autonomie et de liberté dans les choix alimentaires, mais créant en même temps insécurité et « gastro-anomie » (Fischler 1979). L’alimentation est ainsi devenue de plus en plus l’objet d’une décision individuelle, ce qui a davantage étendu le rôle des mythologies contemporaines dans le (r)établissement d’un « ordre », c’est-à-dire d’une logique ou d’un système de référence, dans l’alimentation quotidienne. Parallèlement, les technologies numériques ont facilité la production et le partage de telles mythologies, améliorant l’accès à l’information et au savoir, mais entraînant également la diffusion de récits alternatifs et d’informations non vérifiées. Cela a donné lieu à de nombreuses études sur deux questions fondamentales : d’un côté, les langages de l’alimentation, notamment en relation avec les processus de signification liés au goût et aux expériences gastronomiques (voir Boutaud 2005 ; Fontanille 2004 : chap. 4 ; Volli 2015 ; Marrone 2016 ; Perullo 2016), ainsi que les dynamiques d’hybridation, « traduction » et politisation des systèmes alimentaires dans les sociétés contemporaines (voir Stano 2015 ; Greco 2016 ; Parasecoli 2022 ; Sedda & Stano 2022), et aussi l’émergence de nouvelles tendances et habitudes, comme ce qu’on appelle la « nutritionnalisation » de l’alimentation (voir Scrinis 2013 ; Contreras Hernández & Ribas Serra 2016), qui a produit des nouvelles catégories comme les produits « sans » et les « aliments fonctionnels » ; de l’autre côté, les langages sur l’alimentation, c’est-à-dire les textes et les discours qui représentent la nourriture, lui conférant de multiples valeurs, des arts (voir, par exemple, Appiano 2012 ; Stupples 2014) au design (voir Mangano 2014 ; La Fortuna 2016 ; Parasecoli & Halawa 2021) et aux médias (voir Bianciardi 2011 ; Marrone 2014 ; LeBesco & Naccarato 2018 ; Lupton & Feldman 2020).

Partant de ces prémisses, ce numéro de Signata entend favoriser la réflexion sur les processus communicatifs et sémioculturels qui sous-tendent les mythologies présentes et passées concernant l’alimentation, en se référant spécifiquement aux thèmes suivants :

Alimentation, identité et idéologie

Comme le remarquait effectivement Barthes (1961), l’alimentation représente un véritable système de communication, puisqu’elle nous permet de créer, partager et transformer le sens avec les autres. Claude Lévi-Strauss (1965) a aussi insisté sur cette idée, mettant l’accent sur la relation entre les systèmes alimentaires et l’identité socioculturelle. D’où le lien indissoluble entre nourriture et idéologie : sélectionner, cuisiner, acheter, ainsi que partager et représenter la nourriture sont des actes par lesquels les systèmes de valeurs, d’idées, de principes et d’attentes impliqués par les représentations de notre propre identité et de celle des autres sont propagés, imposés ou transgressés (cf. Eckstein 1980 ; LeBesco & Naccarato 2008). Cela engendre un constant processus de traduction et stratification de codes différents, qui, cependant, tend à rester inaperçu, négligé, invisible. En d’autres termes, si la sphère alimentaire est faite de potentialités virtuelles, l’idéologie peut être conçue comme l’ensemble des choix discursifs qui n’actualisent qu’une partie de ces potentialités, tout en occultant le fait que ces actes de pertinentisation ne sont pas les seuls possibles (cf. Eco 1990 ; Lorusso 2017). Afin de mieux comprendre comment les institutions qui s’occupent d’alimentation, les agences de marketing, les systèmes artistiques, les médias et d’autres acteurs publics et privés interagissent de manière constitutive dans la négociation des significations et des pratiques alimentaires, nous invitons les chercheurs à réfléchir sur les processus socioculturels et sémiotiques associés à ces dynamiques, et notamment sur les stratégies et les critères de pertinence qui les sous-tendent. Des réflexions théoriques sur les approches et les modèles spécifiques requis par une telle analyse, notamment au vu des développements les plus récents en sémiotique, sont également particulièrement encouragées.

Les mythes alimentaires entre passé et présent

Le concept de mythe a radicalement changé au cours du temps. Dans les sociétés antiques, il était considéré comme une « histoire sacrée », et donc une « histoire vraie » (Eliade 1963), c’est-à-dire une forme de savoir enracinée dans le monde divin « révélant » les modèles exemplaires des rites et des activités humaines significatives (de l’alimentation au mariage, du travail à l’éducation, etc.). Depuis les temps modernes, cette idée a été remplacée d’abord par une compréhension du mythe comme une forme de pensée primitive et « pré-logique » s’opposant à la science (voir, par exemple, Tylor 1920 ; Frazer 1890 ; Lévy-Bruhl 1935), puis par sa conception en termes d’opérations cognitives différentes, mais également valables et complémentaires à la logique scientifique (voir par exemple Malinowski 1926 ; Lévi-Strauss 1978 ; Popper 1994 ; Niola 2012 ; Ortoleva 2019). Cependant, une connotation négative du discours mythique persiste dans la culture contemporaine, où le mot « mythe » lui-même est devenu synonyme de « mensonge » ou « illusion » (dans les termes greimassiens) qu’il faut dévoiler ou — pour utiliser un terme plus populaire — « briser » (cf. Stano 2021).

Afin d’apporter de nouvelles lumières sur ces dynamiques, nous accueillons des articles portant sur l’étude des mythologies alimentaires entre passé et présent dans une perspective transdisciplinaire, stimulant les interconnexions avec des disciplines telles que l’anthropologie, la philosophie et les études médiatiques. Du point de vue spécifique des processus de signification, une attention particulière est par ailleurs portée à la caractérisation idéologique du mythe, interprété — comme le suggère Barthes (1957) — comme un métalangage qui naturalise certaines vues, croyances et convictions. Suite à l’invitation du sémiologue français à décrypter les mythes contemporains, nous encourageons chaleureusement les contributeurs à s’intéresser aux mécanismes de fonctionnement et aux effets de sens de cas d’étude pertinents, dans le but de développer une approche critique de l’alimentation capable de révéler les stratégies sémiotiques par lesquelles certains systèmes connotatifs finissent par être perçus comme des significations dénotatives, des implications « naturelles », des représentations indiscutables — qu’ils soient stigmatisés comme des « mythes alimentaires », ou plutôt célébrés comme des « vérités dévoilées ».

(Post-)vérité et confiance dans la sphère alimentaire

Les technologies numériques ont eu un impact important sur la communication, favorisant l’accès à l’information et offrant des outils efficaces pour le partage de contenus et pour l’interaction de ses utilisateurs, mais rendant également plus difficile la distinction entre les informations fiables et les contenus faux ou de mauvaise qualité. Ainsi, dans les paysages médiatiques contemporains, les émotions et les croyances personnelles sont devenues de plus en plus influentes, et les relations entre les utilisateurs ont joué un rôle toujours plus important dans l’adhésion à certaines idées et l’influence de certaines sources, indépendamment de leur reconnaissance et fiabilité. Cela a suscité un débat animé sur des questions cruciales telles que la (post-)vérité et la confiance dans les environnements numériques, à la fois en termes généraux et avec une référence spécifique à la nourriture et aux mythologies alimentaires. Comme l’a remarqué Alissa Overend, « à une époque de débats de plus en plus polarisés sur ce qu’il faut manger (et ne pas manger), rechercher et maintenir des vérités alimentaires singulières [...] sont des opérations inaptes à prendre en compte les facteurs situationnels, relationnels, systémiques, et les contextes structurels [de l’alimentation] » (2020 : 2, notre traduction). Cependant, fournir de telles « vérités » est la promesse sous-jacente à la plupart des messages circulant sur les forums en ligne, les blogs, les réseaux sociaux, les journaux, les magazines, les programmes télévisés, etc. Nous invitons à soumettre des propositions explorant ces dynamiques et leurs effets sur la perception, la compréhension et la gestion de différentes questions liés à l’alimentation — des discours sanitaires aux mesures politiques, des régulations de production aux dispositions institutionnelles —, envisageant la vérité comme une construction discursive et culturelle et réfléchissant sur le rôle des médias dans la « modélisation » de la réalité (cf. Lorusso 2018) et l’« alimentation » de la confiance.

Bibliographie

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