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Constitutions des positions et des cadres modaux : dimensions praxique et générique

« Danser le visage » : une exploration des modalités

Anne Beyaert-Geslin

Résumés

Le visage se construisant dans l’interaction, son instauration dépend d’un entrecroisement de modalités. L’article s’efforce de définir l’identité modale du visage en explorant le cadre des modalités de la sémiotique greimassienne puis les modes d’existence inventoriés par Souriau.

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Notes de l’auteur

L’expression « Danser le visage » est empruntée à Belting (2013).

Texte intégral

1. Introduction

1Le visage est omniprésent. Tout d’abord en tant que mythe, récit des origines, dans la mesure où sa naissance coïncide avec le passage à la position debout de l’homo sapiens. En plaçant la tête dans la continuité de la colonne vertébrale, cette station a offert les « organes faciaux » aux échanges interpersonnels (Leroi-Gourhan 1964, p. 49). Sloterdijk (1998) explique comment le visage humain s’extrait alors de la face du mammifère en suivant un processus à la fois biologique et culturel. Tandis que les visages s’engendrent les uns les autres dans le face-à-face, l’homme s’ouvre au monde et à l’autre. Dans ces communautés préhistoriques constituées de parents, dit-il, le visage n’a pas encore de fonction d’identification, mais constitue avant tout une « clairière » réconfortante qu’incarne en tout premier lieu le visage maternel. Aujourd’hui devenu le foyer de l’identité qui, pars totalis, représente le corps tout entier, il attire le regard des individus sociaux que nous sommes devenus, se rendant indispensable au point de susciter la projection d’une « visageité » là où il n’y a qu’une ébauche, une aspérité dans le mur (Deleuze & Guattari 1980). D’innombrables commentaires (Sartre 1948 ; Levinas 1995 notamment) ont souligné la puissance fascinante, immobilisante du visage qui stabilise ses traits dans un diagramme infiniment reproduit. Il constitue sans aucun doute la figure la plus commune, si commune qu’elle fonctionne de façon métonymique puisque le moindre détail (œil, nez, bouche…) suffit à la reconstituer tout entière. Dans ce que Macho (2011) appelle une « société faciale », il est d’ailleurs le motif le plus largement reproduit, les médias nous environnant de visages d’êtres existants ou non-existants et produits par des algorithmes (Leone 2021). Cette hyperprésence symbolique conjuguée à celle de la représentation semble corroborée par l’étymologie qui offre pour ainsi dire le visage à la vue. Suivant son origine latine visum (vu) (vis en ancien français, Gesicht en allemand ; gezicht en néerlandais), le visage est « ce qu’on voit ».

2Pourtant, en dépit de cette omniprésence, son expérience reste toujours conditionnelle. Il résulte d’une interaction mettant en jeu des compétences le faisant osciller entre absence et présence. Le visage est toujours « à faire », inaccompli, ce qui signifie inversement qu’il s’échappe, fuit perpétuellement. Ces éclipses lui assignent une identité modale singulière marquée par le battement du potentiel et de l’actuel, deux modes d’existence situés à mi-chemin de l’absence et de la présence.

3« Prendre le visage pour thème, explique Belting (2013, p. 17), c’est comme pratiquer la chasse aux papillons, dans son filet, on ne prend souvent que des doublures ou des figurants incapables de faire vraiment honneur à la richesse et au mystère du visage ». Les différents cadres des modalités de la sémiotique peuvent-ils, à défaut de capturer le papillon, réduire la difficulté ? Dans cet article, je m’efforcerai de préciser l’identité modale du visage. Il n’est pas seulement cet objet sémiotiquement vide qui prend son sens lorsqu’il est visé par un sujet, dans la jonction, mais, pris dans une interaction, un visage-chose qui se stabilise en un visage-objet sous les effets conjugués d’une « machinerie » intérieure et du face-à-face. Il faut donc décrire un battement existentiel où l’instauration du visage se joue entre les modes potentiel et actuel. L’article s’efforce de poser quelques repères sémiotiques pour, prenant soin de garder le papillon vivant, rendre compte de l’événement (Zilberberg 2016) que constitue le visage.

2. Entre absence et présence

4Le port généralisé du masque sanitaire a mis en évidence le caractère insaisissable du visage. Non seulement ce masque substitue au « rôle existentiel » (Belting 2013, p. 14) interprété un rôle social générique, mais en rendant l’acte subjectivant du regard inopérant et en le remplaçant par les figures des yeux, il rappelle sa contribution à l’expressivité du visage qui, sans lui, se fige inéluctablement sous le regard qui l’affronte. Un masque invisible se superpose en somme au masque matériel, perturbe la tension intersubjective et modifie le vécu de l’autre qui se trouve alors objectivé. Son regard ne fonctionnant plus, c’est comme s’il n’avait plus de visage. Il ne s’agit pas seulement d’un demi-visage, mais celui-ci semble « en panne ».

  • 1 Le court-métrage intitulé Film écrit par Samuel Beckett et réalisé par Alan Schneider en 1965 conse (...)

5Si cette anodine découverte témoigne de la conditionnalité du visage, elle rappelle aussi qu’il n’appartient pas à celui qui le porte mais à qui le regarde. Je dis « mon visage », pourtant c’est à l’autre qu’il appartient. Cet interlocuteur prolonge le mouvement continu mais presque imperceptible de mon visage et, rectifiant son asymétrie (Simmel [1901] 1988), le stabilise et l’actualise. Mon visage lui livre alors une expression, « le moi comme rôle » (Durkheim 1960), bientôt remplacée par une autre puis une autre encore, en déclinant un certain nombre de possibles. De mon côté, nos deux expressions se composant dans l’interaction, l’ajustement mutuel (Landowski 2005), j’actualise celui de mon interlocuteur en puisant dans un creuset de possibles1.

6Si le visage réclame donc une interaction, pourrais-je me dédoubler et, assumant seule le face-à-face, actualiser le mien ? La conjonction est rendue possible par la fonction modale du miroir. Le visage qui s’y reflète est confronté à son souvenir, une « image » au sens de Mitchell (2005) correspondant à l’image mentale ou poétique qui échappe à la matérialité et, par opposition à la « picture », l’image matérielle élaborée par la main humaine et avec le concours d’instruments, « semble flotter sans aucun support visible, sorte d’apparition fantasmatique, virtuelle ou spectrale » (Mitchell 2005, p. 103). L’« image » de mon visage conservée en mémoire renvoie à un état antérieur, que Le Breton (1992) situe dans l’entrée de l’âge adulte (vers 28 ans ?). Cette version passée est alors confrontée à celle que le miroir me renvoie aujourd’hui, ce qui constitue l’événement (Zilberberg 2016) de ma redécouverte : je suis la même et cependant une autre (Ricoeur 1990).

  • 2 Jullien a souligné.

7Jullien (2009) a précisément décrit la « transformation silencieuse » du vieillissement. Etant « globale, progressive et dans la durée, elle résulte d’une corrélation de facteurs et comme c’est “tout”, en elle, qui se transforme, elle ne se démarque jamais suffisamment pour être perceptible », explique-t-il (Jullien 2009, p. 15). La « maturation » reste inaccessible et ne laisse paraître qu’un « résultat » (ibid., p. 15) qui s’impose tel un « événement » (ibid., p. 118). « Dans quelle mesure [l’événement] est-il à concevoir comme une rencontre, avec ce que celle-ci suppose d’extérieur, et même d’inintégrable, plutôt que comme un résultat2 ? », demande-t-il (ibid.). À suivre Jullien, le mode d’efficience de l’événement, surgissement ou survenir (Zilberberg 2016), produirait ce « venir vers moi » caractéristique de la révélation, suscitant cette impression de rencontre et de coïncidence avec moi-même.

8S’il appartient à qui le regarde, le visage naît et meurt pourtant avec qui le porte. Devant le corps d’un défunt, nous constatons que son visage a déjà fui, la mort ayant non seulement figé ses traits mais, la gravité s’appliquant à un corps couché et non vertical, contredit la lente déformation du visage du vieillissement. Les traits horizontalisés sont trans-figurés. Le visage figé devient alors une surface de projection pour une « image » préférentielle (celle du jeune adulte, celle qu’il avait lors de notre première rencontre…) et des « images » intermédiaires du visage défunt conservées en mémoire, qui se superposent sans ordre sur ses traits immobiles.

3. Du visage-chose au visage-objet

  • 3 On pense ici à l’« image-mouvement » (Deleuze 1983).

9Cette esquisse sommaire précise le rôle du regard qui permet non seulement de prendre possession du visage de l’autre, mais entraîne aussi la « machinerie » interne des expressions qui fonctionne en réciprocité. Pour qu’il y ait visage, il faut un échange des regards et des expressions. Cette conditionnalité détermine des instanciations différentes. Le visage façonné dans l’interaction se laisse décrire comme un visage-objet par opposition au visage-chose. Pour décrire ce visage qui n’en est pas encore un parce qu’il est non-vu, la référence à la chose s’impose en raison de son ouverture, de son inachèvement. Elle est pour Ingold un « parlement de lignes » (Ingold 2007, p. 12), « un nœud dont les lignes de vie, loin d’être contenues dans les limites de cette chose, poursuivent indéfiniment leur progression afin de se mêler à d’autres lignes dans d’autres nœuds » (Ingold, 2013, p. 338). Pour affiner sa définition d’« un processus où différents processus s’entremêlent » (2013, p. 337), l’anthropologue évoque aussi un rassemblement (Heidegger 1954, p. 216), une assemblée. Ce visage-chose caractérisé par son ouverture se stabilise dans un visage-objet instauré par l’échange des regards. Suivant les caractéristiques de l’objet, cette instance constitue un diagramme clos se détachant clairement sur un fond. Le mouvement étant constitutif du visage3, celui-ci reste mobile tout en se laissant saisir en tant qu’arrêt dans une continuité, en tant que « prise » iconique. Tel est le paradoxe de l’instauration.

10Le mouvement étant continu, la transformation peut se poursuivre en occasionnant le figement des traits. Belting (2013) mentionne diverses situations — le visage de l’aveugle par exemple – qui composent un masque, concept auquel il donne « un sens élargi » (Belting 2013, p. 33). Visage et masque sont pour lui des « concepts opératoires ». « Cela signifie, dit-il, que nous ne leur attribuerons aucune définition précise et qu’ils renverront à l’indétermination qui règne entre les deux » (Belting ibid., p. 34). Cette proposition pourrait relever de la simple commodité si le langage courant n’assurait sa validation. N’évoque-t-on pas le masque de la peur, de la colère, du chagrin ? Ce sont les passions tristes et non les passions joyeuses (Deleuze 1970) qui figent les traits en un masque spécifique…

11Le concept de masque trouve en outre sa justification dans le renvoi à un objet matériel, qui introduit l’idée d’une superposition au visage sous-jacent. Il y aurait donc deux masques mortuaires, le visage de chair devenu fixe et l’empreinte de plâtre qui en conserve les traits. Le masque contient ainsi l’idée d’une désolidarisation de l’être, comme si le porteur du visage n’était plus présent ou ne s’appartenait plus. Vis-à-vis du visage, il introduit une tension émique-étique, renvoie l’occurrence à un type et l’individu à une généralité. S’impose ici à l’esprit le répertoire des « Têtes d’expressions des passions de l’âme » réalisé au 17e siècle par Charles Le Brun, qui représente des passions partagées et non des personnes singulières. Cette référence précise l’enjeu de la mobilité du visage qui, toujours en devenir, fait non seulement le pont entre passé et futur, mais se dédie aussi au mélange, à l’indéfini, au changement des passions. S’il se fixe dans le présent et s’abîme dans une passion unique, il devient un masque.

12Ce risque de figement fait écho au « piège de l’être » mentionné par Jullien (2016) qui transpose la question vers la présence. Cet auteur explique comment la présence de l’autre, lorsqu’elle se réalise, devient opaque. C’est comme si celui-ci « n’était plus présent dans sa présence », explique-t-il. Jullien introduit une idée essentielle pour notre phénoménologie du visage. De la même façon que la présence peut s’annuler lorsqu’elle est saturée, ce visage-objet doit s’accomplir suffisamment pour livrer une expression mais surtout la faire apparaître. Il faut, dirait-on en paraphrasant Jullien (2016, p. 40) que « le tranchant de l’absence » fasse ressortir ce visage. Autrement dit, il réclame, sinon la brusquerie d’un survenir, du moins qu’une transformation reste apparente, que la mobilité laisse la possibilité d’un déni ou d’une contradiction. Le visage se définit donc par son mode d’efficience et son statut d’événement (Zilberberg 2016) ou de risque. En ce sens également, il préserve sa conditionnalité.

13On esquisse ainsi un premier parcours de transformation : du visage-chose au visage-objet (ou simplement visage) puis au masque. Cette instanciation est déterminée par l’attention, une possibilité et une intensité du voir. Le visage-chose n’est pas encore vu ; le visage-objet est non seulement vu, mais regardé. Mais une nuance s’impose. En effet, la transformation du visage-objet en masque, telle que nous l’avons décrite, suppose une rigidification des traits qui certes, prolonge et accentue la solidification engagée pour le visage-objet, mais semble indépendante de l’acte de voir. Elle résulte d’une sorte de panne de la « machinerie intérieure » et non d’une attention soutenue. Que devient le visage-objet lorsqu’il est trop regardé ? Telle est l’expérience faite par Roquentin, le personnage de La Nausée de Jean-Paul Sartre (1938). Face à son miroir, il s’abîme dans l’examen des détails de son apparence jusqu’à ce que son visage disloqué devienne une « chose grise ». Le diagramme s’est ouvert et défait. Le visage tombé en morceaux s’est chosifié.

14Dans la mesure où le verbe « dé-visager », littéralement défaire le visage, restitue cette expérience de l’attention excessive, le verbe « visager » pourrait décrire la solidification du visage-chose en visage-objet. La double transformation mobilise le critère de l’intensité de la sémiotique tensive mais lui adjoint celui de l’étendue dans la mesure où l’enjeu est méréologique et intéresse le rapport entre le tout et les parties. Les verbes qui traduisent les variations de la vision (contempler ou scruter, notamment) croisent ces deux paramètres de la tensivité et une logique de forces — (Thom 1974), notamment — en marquant une tension cohésive (visager) ou dispersive (dévisager). Ils renvoient pourtant à des scènes pratiques différentes voire antagonistes. L’intensité trouve par exemple son paroxysme dans le regard amoureux (ou narcissique) qui contemple le visage aimé en le saisissant dans une tension centripète et cohésive, avant de le disloquer fatalement en suivant la faille d’un détail qui l’entraîne dans une tension centrifuge et dispersive. Le regard intense de la surveillance procède de la même façon, tour à tour cohésif et dispersif, objectivant et chosifiant.

15L’intensité mobilisée dans cette expérience ambivalente du « regarder » est du reste reproduite dans la pratique du portrait, toujours marquée par une hésitation entre un effort de totalisation des traits et de saisie d’un instant unique, ou au contraire de déclinaison des facettes de l’être et des instants. Racontée dans Le Chef-d’œuvre inconnu de Balzac (1831) où le peintre « perd » le portrait en une infinité de détails, elle rencontre une expression exemplaire dans l’œuvre de Pablo Picasso marquée par la fragmentation et la dévoration du modèle. Cette tension générique semble plus pressante encore dans l’autoportrait dont l’interrogation existentielle, en concentrant l’attention de l’artiste dans l’examen de son apparence, assume le risque de la dislocation.

16La « vérité de l’être » est-elle dans le tout ou dans le détail ? dans l’enveloppe ou dans l’intériorité que le peintre et le photographe s’efforcent de percer à jour ? Percer, autrement dit saisir à partir d’un petit trou. Les commentaires des artistes évoquent la multiplicité des façons d’être du modèle et autant de façons de voir et de le percevoir. Le peintre ne saisit jamais, explique Rousseau, que « quelque forme particulière qui ne sera mienne que pendant ce moment-là » (cité par Sorlin 2000, p. 30). À suivre ce commentaire représentatif, la sauvegarde d’une totalité, du visage-objet, serait un véritable défi.

17Regarder, contempler, scruter, fixer, etc. : les verbes qui décrivent les variations du voir puisent dans le même inventaire que celui de Fontanille (1999) et de Ouellet (2000), élaboré pour la perception du paysage à partir de corpus littéraires. Loin d’être anodine, cette coïncidence linguistique témoigne de la parenté diagrammatique du visage et du paysage (Farasse 1996 ; Beyaert-Geslin 2017) qui se manifeste précisément à travers ces tensions cohésive et dispersive. Si l’objectivation suit la « machine de visagéité » (Deleuze & Guattari 1980), la chosification du visage souligne la ressemblance des éléments du paysage et du visage et les métamorphoses opérées par la « machine de paysagéité » (ibid.). Le paysage n’est en fait qu’un visage morcelé et dispersé, dont les détails servent de saillances, de points de fixation figurative pour dessiner une colline ou un bosquet. Certaines métaphores — un sourcil broussailleux, par exemple — semblent du reste anticiper cette transformation diagrammatique.

4. Le visage entre deux cadres de modalités

18Nous avons souligné la conditionnalité du visage puis esquissé un parcours de transformation. Il est temps de décrire la relation modale qui détermine la double conjonction du sujet et du visage constitutive de l’interaction. Deux cadres théoriques doivent au préalable être distingués : les modalités dites existentielles qui restituent les quatre graduations allant de l’absence à la présence (virtualisé, potentialisé, actalisé et réalisé) et celles qui traduisent la compétence du sujet (devoir, vouloir, pouvoir, savoir faire et être). Leur superposition (Greimas & Courtés 1979, p. 231 ; Courtés 1991, p. 106) permet de rendre compte du déroulement d’un procès, d’un état zéro à la réalisation. Les modalités du devoir et du vouloir faire et être sont alors dites virtualisantes ; celles du pouvoir et du savoir faire et être actualisantes. Greimas et Courtés (1979, p. 231) distinguent en outre les modalités exotaxiques, qui relient des énoncés ayant des sujets distincts (imposées de l’extérieur), et endotaxiques qui relient des sujets identiques ou en syncrétisme (relation à soi-même).

19Comment ces compétences s’agencent-elles dans l’interaction ? Le cadre des modalités introduit des formes de donation et de résistance, des schémas prévisibles et impossibles. Deux références désormais classiques problématisent la jonction et précisent ces possibilités de donation. Le carré de la modalisation cognitive de l’espace restitue l’opposition /exposition vs inaccessibilité/ (Fontanille 1989) en confrontant les modalités de pouvoir observer (observateur) et de faire savoir (informateur). Le déplacement de ce carré d’ordinaire utilisé pour l’analyse d’énoncés plastiques (peinture, photographie, etc.) trouve ici sa justification dans l’exigence du voir (vis = être vu). Il oppose ici à l’exposition, qui traduit un affichage réciproque des visages, l’inaccessibilité qui l’empêche en raison de la non-coïncidence du champ de présence, l’obstruction due au masquage du visage et l’accessibilité qui introduit une dérogation au voir et renie l’inaccessibilité par le reflet d’un miroir, par exemple.

20Si ce cadre théorique problématise la jonction et ses empêchements, il laisse dans l’ombre l’accord nécessaire à l’instauration réciproque des visages. Tel est précisément l’enjeu du schéma de l’épreuve fondé sur l’opposition /collusion vs antagonisme/ qui prévoit deux parcours de transformation prenant le sens d’une conjonction ou d’une disjonction. Ces représentations complémentaires introduisent des compétences modales positives remplissant ce que Latour (2012) appelle des conditions de félicité, et des compétences négatives correspondant à des conditions d’infélicité. En associant la hiérarchie modale de l’exposition et celle de la collusion, des conditions de félicité semblent réunies pour assurer l’instauration réciproque des visages.

21Si la modalité du pouvoir faire impliquée dans l’exposition semble dès lors déterminante, celle du vouloir faire doit retenir notre attention. Première modalité mentionnée par Greimas (1983) et condition de l’existence du sujet pour Arendt (1977), le vouloir pourrait contrôler la hiérarchie modale, suivant ainsi le statut d’objet de quête du visage. Non seulement il est désirable et constitue un pôle d’attraction dans le champ de présence, mais nous apprêtons le nôtre à ce regard social (suis-je présentable ?). Mais une nuance s’impose car cette attractivité soumet le vouloir individuel à une exigence sociale qui le convertit en un devoir vouloir. Arendt a souligné la contradiction : que reste-t-il du vouloir s’il est soumis à une contrainte sociale ? Typiquement endotaxique, le vouloir a subi une mutation.

  • 4 Le film de Beckett déjà mentionné souligne ce devoir.

22Cette prescription trouve son pendant dans le devoir de l’apparence décrit par Arendt (1977). Dissimuler les secrets, masquer nos émotions sous l’idéal social du « sourire gracieux » constituent diverses façons de « danser le visage » (Belting 2013) et non de l’oblitérer4. Il faut pourtant distinguer le devoir de l’apparence et celui de l’exposition du visage. Le masquer ou le voiler n’exonère pas de cette contrainte mais introduit seulement une apparence voilée… On aperçoit la contradiction apportée au schéma de l’exposition par celui de l’obstruction et l’introduction d’une condition d’infélicité. Mais tout n’est peut-être pas perdu : le masque pourrait susciter ou accentuer le vouloir voir, rendre le visage plus désirable encore, à la façon du voile qui, dans la peinture, montre autant qu’il cache. Dans ce cas, le masque tout comme le voile de la peinture aurait acquis le statut de parure.

23Avec cette discussion, nous reconstituons une structure modale complexe, combinaison de devoir, vouloir, pouvoir faire et être où, dans l’affichage du visage comme dans son instauration, le vouloir est contrôlé par un devoir social.

24Cette hiérarchie modale ne saurait éluder les modalités du croire et du savoir. Celle du croire, introduite seulement depuis Sémiotique des passions (Greimas & Fontanille 1991), est absente de la synthèse des modalités du Dictionnaire (Greimas & Courtés, ibid.) mais y trouve logiquement sa place en-deçà du savoir et de l’actualisation. À propos des stéréotypes qui caractérisent la représentation de l’Autre (Beyaert-Geslin 2021), je souligne cette « restriction du savoir » dans le croire qui fait l’économie du pouvoir et/ou du vouloir savoir. La proposition s’appuie sur deux références : celle de Piette (2012) pour le croire religieux et de Bastide (2014) pour le croire scientifique. La croyance religieuse permet, dit Piette, de « donner un assentiment à des énoncés disons incroyables ». Pour Bastide, le croire « anticipe la découverte, il supplée (par l’imagination !) un savoir reconnu comme pluriel et incomplet » (2014, p. 5).

25Dans l’échange des regards instaurateur des visages, le croire évoque plutôt une sorte de pis-aller qui tient à l’impossibilité de savoir, qu’il faut associer à celle d’accéder à l’être. Cette impasse ontologique permet d’inscrire le visage au cœur du projet sémiotique qui confronte au paraître du sens. Elle permet aussi de saisir le caractère de façade du visage qui expose et protège l’être, mais surtout “fait croire”. Ce rapport au mensonge (Eco 1979) confirme du reste la place éminente qu’il peut occuper dans le projet sémiotique.

26La comparaison du savoir et du croire met en lumière des statuts véridictoires et un rapport aux modalités aléthiques (devoir être) opposés où le savoir assume la certitude tandis que le croire, s’il la revendique, reste entaché d’un ne pas pouvoir savoir. Ainsi savoir et croire renvoient-ils à une modalisation positive ou négative du pouvoir. Ceci ne diminue en rien la puissance véridictoire du croire due, précisément, à sa relation à l’incroyable et donc à l’invérifiable. Telle est la force de cet « en-deçà ». Cette discussion qui marque la place précise du croire entre les modalités virtualisantes et actualisantes indique aussi son importance dans la sémiotique des passions qui, pour le développement des séquences de la jalousie ou de la colère par exemple, se fonde précisément sur l’ajustement mutuel et donc, dans une large mesure, sur l’expression des visages. Le croire fait alors intervenir le rapport de forces que sous-tend la notion de manipulation. On pense ici aux manipulations de sujet (par opposition à la tentation ou l’intimidation) que sont la séduction ou la provocation (Greimas & Courtés 1986 ; Courtés 1991), mais aussi plus simplement aux formes véridictoires de la dissimulation ou simulation (Brandt 1995). Il faudra y revenir.

5. Les transformations existentielles

27Notre parcours d’instanciation a posé les jalons d’une transformation existentielle en associant le visage-objet à une actualisation et le « retour » au visage-chose à une potentialisation, la réalisation transformant le visage-objet en masque.

Figure 1

Figure 1

Transformations existentielles

28Cette esquisse souligne un double raccourci. Elle élude le mode du virtuel qui initie la transformation et, à l’autre extrémité, le réalisé. Dans l’interaction, tout se passe comme si le parcours en quatre étapes de l’absence et de la présence élaboré par la sémiotique demeurait incomplet. Ce battement entre les modes d’existence potentiel et actuel restitue certes la mobilité constitutive du visage mais soulève des questions plus générales. On pourrait en effet se demander dans quelle mesure le parcours en quatre modes peut caractériser une expérience : le réalisé ne correspond-il pas à la mise en discours dans un énoncé verbal ou plastique ? Le virtuel et le réalisé associés respectivement à l’absence et à la présence pourraient n’être que des points aboutissants encadrant le parcours de transformation, et semblent bien passifs lorsqu’on les compare aux deux modes d’existence intermédiaires.

29Introduit par Sémiotique des passions (Greimas & Fontanille 1991), le potentiel traduit le manque, le croire, ce qui le rend adéquat à la description d’un visage toujours latent. Sa désirabilité donne en effet consistance à l’idée d’un manque, laissant penser qu’il y a toujours d’autres visages (mémorisés ou inventés) avant celui qui est présent, et que nous sommes capables d’en compléter l’esquisse ou de le reconstituer. Le potentiel est du reste compatible avec une relation de jonction car non seulement celle-ci définit un certain type d’état, mais peut garder en mémoire le type qui l’a précédée. Le potentiel qui concentre dès lors toute l’attention reste pourtant une boîte noire pour l’élaboration du visage puisqu’il renvoie à la fois à une image flottante (« image ») convoquée par l’expérience et fonctionnant sur un mode indiciel, et à la « machinerie » interne au visage qui l’élabore sous les regards réciproques. Pour simplifier, on avancerait qu’il renvoie au souvenir et à l’imaginaire d’une part, autrement dit au régime de l’existence, par opposition au régime de l’expérience relatif aux possibles expressifs du visage. Mais que faire du visage reflété dans le miroir, des visages des êtres de fiction (Cyrano, Jean Valjean, Emma Bovary, etc.) dont l’existence est pourtant tellement insistante ? Le potentiel pourrait n’être qu’un fourre-tout, un puits et non un creuset. Un autre cadre théorique devra donc être exploré plus loin.

30Mais avant cela, référons-nous à la sémiotique subjectale. Les modes d’existence potentiel et actuel peuvent être considérés comme une assignation et une reformulation des modalités dites virtualisantes (vouloir et devoir) et actualisantes (pouvoir et savoir) (Greimas & Courtés 1979, p. 231). Déterminé par l’attractivité et la désirabilité du visage, le potentiel semble infiltrer un sujet hétéronome (Coquet 2007, p. 6), le traverser à son insu. Une telle infiltration risquerait néanmoins d’oblitérer l’instant de la « reprise » (ibid.) où le sujet, sollicitant la part judicative qui « établit le “compte rendu” de son expérience », aperçoit un autre sujet derrière la façade de son visage, prend acte du syncrétisme, l’affirme et se réaffirme lui-même en tant que sujet. Ce qui se joue alors dans l’actualisation du visage, c’est donc une prise de position devant le temps, où le sujet reconnait l’autre comme sujet tout en se reconnaissant lui-même.

31Ce détour par la sémiotique subjectale permet d’envisager la participation du sujet à l’expression en intégrant la question de la présence éludée jusqu’ici. Ce qui est en jeu dans le tête-à-tête, c’est précisément la reconnaissance de ce statut de sujet. L’éclipse du visage qui se produit dans le masque traduit ce phénomène de séparation : un objet-masque semble se superposer à l’être alors que, dans le visage, ils coïncident.

  • 5 Dans cette interaction, les mains peuvent alors révéler l’être dissimulé sous le paraître du visage

32Ce syncrétisme situe le visage à l’avant-poste dans la sémiotique des passions où il manifeste les expressions et, par contamination, participe à leur échange. Il faut ici encore distinguer deux niveaux : celui de l’émotion et celui où elle se transforme en passion et « infléchit le parcours du sujet dans son ensemble » (Fontanille & Zilberberg 1998, p. 211). Dans le premier cas, le visage permet d’observer les différentes phases d’un schéma affectif élémentaire où la soudaineté de l’émotion se stabilise dans le temps pour traduire l’inclination, la passion et le sentiment. À nouveau, les outils de la sémiotique tensive (Fontanille & Zilberberg 1998, p. 213) s’avèrent précieux. La participation du visage aux séquences d’une passion reste néanmoins plus intéressante. L’ouvrage Sémiotique des passions (Greimas & Fontanille 1991) montre bien comment les dispositifs modaux soumis à une aspectualisation produisent des effets passionnels mais quel rôle y joue le visage ou plutôt les deux visages ? Ils sont les marqueurs aspectuels qui indiquent les points de rupture, les changements de séquence et, parce qu’ils manifestent un état émotionnel, réinterrogent les affects de l’autre en requérant son ajustement (Landowski 2005). Ils sont donc aussi des pivots narratifs qui contribuent à l’évolution du discours. Points de repère assurant la mise au point émotionnelle réciproque, les visages intègrent certes une possibilité de simulation ou de dissimulation5, mais surtout une part projective par laquelle l’interlocuteur devine ou imagine l’état émotionnel de l’autre et modifie son propre visage en conséquence. On voit ainsi comment la partition établie entre le potentiel des « images » (le mode potentiel de l’existence) et celui du visage en train de se faire (le mode potentiel de l’expérience) perd toute consistance car l’imaginaire prolonge voire détermine le potentiel expressif du visage. Tel pourrait être la clause secrète de Sémiotique des passions.

6. Le visage entre abaléité et aséité

33Éclairées par une préface de Latour et Stengers, les propositions de Souriau (2009) permettent de dépasser plusieurs apories aperçues en chemin et de préciser l’identité modale complexe du visage. Leur exploration facilitera l’approche de son caractère événementiel.

34Tout d’abord, si l’on suit Souriau, ce visage suit le mode de l’aséité par lequel la chose existe en soi et par soi, dans la mesure où il subit les transformations expressives conjuguées à celles de l’âge. Il est aussi en situation d’abaléité radicale, ce qui pose l’idée d’un soutien dans l’existence car son instauration est entièrement dépendante d’un autre, en l’occurrence du visage affronté. C’est l’autre qui en assure l’instauration. L’aséité serait en somme une précondition de l’abaléité.

35La dépendance introduite par la notion d’abaléité revêt une puissance particulière pour les êtres de fiction qui, en demande de sollicitude, reçoivent une « existence sollicitudinaire » (Souriau 2009, p. 134). Cette existence ténue, qualifiée de virtuelle, dotée « d’une extrême pureté, d’une extrême spiritualité » (Souriau, p. 138) retient ici l’attention en raison du statut accordé au visage. Si les personnages de Jean Valjean ou de Julia, la mère de Virginia Woolf, réclament notre « dévouement » (Souriau [1943]) pour exister, leurs visages juste ébauchés semblent augmenter encore la demande. Dans Les Misérables, par exemple, Hugo décrit avec énormément de précisions les barricades, mais évoque à peine le visage du héros qu’il transporte pourtant tout au long des cinq volumes. Tout se passe comme si le dessin du visage incombait entièrement au lecteur, et comme si le visage, foyer de l’identité, était le parangon de l’existence sollicitudinaire.

36La situation de patuité qui caractérise le phénomène trouve également une excellente illustration dans le visage. Ce mode « complètement original et rarement qualifié comme tel par la philosophie » (Latour et Stengers 2009, p. 35) est « présence, éclat, donnée non repoussable. Il est, il se dit pour ce qu’il est » (Souriau 2009, p. 13). La patuité rend le visage captivant, capable de faire rayonner l’être dont il n’est pourtant que la façade, et pourrait en outre restituer la dimension « prosodique » du visage, son mode d’efficience (Zilberberg 2016) définitoire. La patuité décrirait à la fois l’apparaitre du visage et son caractère détaché, séparé, caractéristique du visage-objet. Il accomplit en somme la fulgurance et la singularité du phénomène, réunissant ainsi les deux paramètres de l’événement.

37Précisons cette dimension événementielle. Dans le cadre élaboré par Souriau, la patuité du phénomène s’oppose à la présence réique qui se maintient à travers ses manifestations, une « présence indifférente à la situation ici ou là dans un univers déployé et ordonné selon l’espace et le temps » (Souriau [1943], p. 123). Le contraste aspectuel mis au jour incite à questionner le statut du visage par rapport à la permanence de l’être. On conçoit bien que cet être se transforme en se nourrissant de ses expériences émotionnelles et en suivant les transformations de l’âge, mais il faut aussi qu’une stabilité soit acquise, par l’être lui-même — Latour et Stengers diraient que M. Durand doit conserver une “durandité” — et par son visage, qui autorisera leur reconnaissance. Si le visage n’est que mobilité, un schème est nécessairement conservé.

38Cette permanence doit être distinguée de la progression anaphorique. Souriau ([1956]), philosophe de l’instauration, l’associe à « l’œuvre à faire » mais aussi à une « vie véritable ». De la même façon qu’une progression anaphorique assure le passage de la glaise à l’œuvre, l’individu doit s’instaurer. Latour et Stengers (2009, p. 67) évoquent alors une « existence plénière assemblant et surpassant tous les modes d’existence, faisant de nous des ébauches désirant l’accomplissement ». On aperçoit à nouveau le contraste aspectuel : si l’être progresse en suivant le sens d’une instauration, le visage suit lui aussi la progression anaphorique liée à l’âge, mais tout en s’instaurant et se dés-instaurant continument sous le regard de l’autre. De surcroît, si les expressions sont fugaces, elles participent à la « transformation silencieuse » (Jullien 2009) du temps et à l’élaboration diagrammatique, notamment à travers ce qu’on appelle les rides d’expression. Bref, l’être impliqué dans la progression anaphorique est « à faire » autrement dit inaccompli, mais le visage qui reste lui aussi toujours « à faire » relève d’une autre version de l’inaccompli, ponctuelle, inscrite dans l’inaccompli de la progression anaphorique. Son instauration ne suit pas un trajet puisqu’elle conserve une possibilité de démenti, mais s’inscrit dans un trajet. Il s’inscrit en somme dans un inaccompli au second degré.

39Poursuivons l’exploration de ce texte difficile. S’instaurer pour Souriau revient à se rapprocher de la surexistence qui correspond à « une réalité plus haute et plus riche, peut-être » que Latour et Stengers (2009, p. 72) situent aux antipodes de la transcendance et dépouillent de toute surcharge idéalisante. La surexistence « met en jeu l’existant ou l’implique » (Latour et Stengers 2009, p. 71) « à titre de raison ou de loi de réponse » (Souriau [1943], p. 89). La transcendance est ici comprise comme un passage, changement actif et réel, se marquant dans l’innovation modale que constitue « l’investissement d’existence dans la modulation même » (ibid., p. 149). Or cette surexistence permet de faire le lien avec le cadre des modalités existentielles en introduisant le virtuel éludé jusqu’ici. Unique point de contact avec le cadre des modalités de la sémiotique, le virtuel apparaît au pluriel chez Souriau. Ces virtuels restituent le « faisable » qui devient « à faire », « prononce et implique une surexistence » (Souriau [1956], p. 188) et participe donc à l’instauration.

  • 6 « Ce qui a fait grands Michel-Ange ou Beethoven, ce qui les a faits géniaux, ce n’est pas leur prop (...)

40La lecture de Souriau croisée avec celle de Latour et Stengers, qui situe le virtuel à l’extérieur6, hors du creuset des possibles, nous autorise une avancée qui concerne directement le visage. Ecartée a priori dans notre discussion, cette modalité existentielle pourrait constituer une réponse à une chose extérieure, à une sorte de flèche. Le virtuel ainsi conçu se distinguerait du potentiel correspondant aux possibles du visage. Il atteindrait alors le visage en relevant de l’accident heureux ou malheureux, bonheur, grande douleur ou rencontre enchanteresse. Bien qu’hasardeux, il témoignerait d’une « extrême pureté, d’une extrême spiritualité » (Souriau [1943], p. 138) susceptible d’affecter profondément le visage, de le transfigurer. N’avons-nous pas observé cette réponse indépendante du jeu des émotions sur certains visages ?

7. Conclusion

41Ce parcours a souligné la complexité modale du visage à mi-chemin entre absence et présence, entre le potentiel et l’actuel. L’exploration des cadres théoriques des modalités a permis de comprendre ce qui en fait un événement et d’en saisir quelques conditions. La patuité fondamentale du visage tient à la fois à son éclat qui rejoint le charisme de la personne, au jeu fascinant des instaurations réciproques qui engagent aséité et abaléité, à la « reprise » par une instance judicative qui constate la coïncidence du visage et du sujet. Elle tient aussi à la conditionnalité de l’apparaître et au détachement qui lui confèrent sa fulgurance et sa singularité, à une aspectualité inaccomplie qui inscrit son instauration toujours à refaire dans une instauration au long cours.

42Si l’étymologie du visage (visum) semble corroborer son hyperprésence symbolique et médiatique, son statut privilégié dans la définition de l’identité, toutes sortes d’hypothèques en font un objet privilégié pour l’étude des modalités : le visage est pour ainsi dire l’objet modal par excellence. Le problème tient en quelque sorte à la cohabitation d’une hyperprésence (symbolique, médiatique…) et d’une présence modalisée négativement du point de vue de la perception : une hyperprésence au niveau de l’existence confrontée à une impossibilité dans l’expérience. Pour terminer ce parcours, filer la métaphore du papillon de Belting permet d’imager cet empêchement en plaçant l’événement du visage à la croisée d’une double transformation. On croit pouvoir voir le papillon alors qu’on s’en souvient, on l’imagine plutôt, et surtout, on le voit passer sans parvenir à saisir non plus, tandis qu’il passe, la métamorphose silencieuse qui transforme une chenille en papillon puis en une petite chose éteinte.

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Notes

1 Le court-métrage intitulé Film écrit par Samuel Beckett et réalisé par Alan Schneider en 1965 conservé au Centre Pompidou (Musée national d’art moderne) résume parfaitement cette conditionnalité du visage. Un homme enfermé dans une chambre s’efforce d’éliminer tout regard porté sur lui, celui de la fenêtre, du miroir, du chien et du chat qu’il enferme successivement dans le placard. En se privant de vis-à-vis, il élimine toute possibilité de visage. Jusqu’à la fin du film, le spectateur accompagne son parcours par une image semi-subjective qui, de fait, dérobe ce visage.

2 Jullien a souligné.

3 On pense ici à l’« image-mouvement » (Deleuze 1983).

4 Le film de Beckett déjà mentionné souligne ce devoir.

5 Dans cette interaction, les mains peuvent alors révéler l’être dissimulé sous le paraître du visage.

6 « Ce qui a fait grands Michel-Ange ou Beethoven, ce qui les a faits géniaux, ce n’est pas leur propre génie, c’est leur attention à la génialité, non en eux-mêmes, mais en l’œuvre » (Souriau [1943] 2009, p. 190).

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Titre Figure 1
Légende Transformations existentielles
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Pour citer cet article

Référence électronique

Anne Beyaert-Geslin, « « Danser le visage » : une exploration des modalités »Signata [En ligne], 13 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2022, consulté le 14 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/signata/3503 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/signata.3503

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Auteur

Anne Beyaert-Geslin

Anne Beyaert-Geslin est professeur de sémiotique (sciences de l’information et de la communication) à l’université Bordeaux Montaigne, responsable de l’axe IDEM (Images, design, espaces, médiations : l’expérience du contemporain) du laboratoire MICA (EA4426), vice-présidente de l’Association française de sémiotique et vice-présidente de l’Association internationale de sémiotique visuelle. Elle a dirigé le CeReS à l’université de Limoges puis le MICA à l’université Bordeaux Montaigne. Elle a publié environ 160 articles et chapitres d’ouvrages en sémiotique visuelle et sémiotique du design, 20 textes de catalogues d’art et textes critiques, coordonné 21 dossiers de revue et ouvrages collectifs et rédigé 5 ouvrages personnels : L’Image préoccupée, Hermès-Lavoisier, 2009 ; Sémiotique du design, PUF, 2012 (Semiotica del design, ETS, 2017) ; Sémiotique des objets. La matière du temps, Presses de l’université de Liège, 2015 ; Sémiotique du portrait. De Dibutade au selfie, De Boeck, 2017, L’Invention de l’Autre. Le Juif, le Noir, le paysan, l’Alien, Garnier, 2021.
Courriel : anne.geslin-beyaert[at]u-bordeaux-montaigne.fr

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